La Dame de Monsoreau/64
CHAPITRE LXIV.
LE PROJET DE M. DE SAINT-LUC.
Le repas fini, Monsoreau prit son nouvel ami par le bras, et l’emmenant hors du château :
— Savez-vous, lui dit-il, que je suis on ne peut plus heureux de vous avoir trouvé ici, moi que la solitude de Méridor effrayait d’avance !
— Bon ! dit Saint-Luc, n’avez-vous pas votre femme ? Quant à moi, avec une pareille compagne, il me semble que je trouverais un désert trop peuplé.
— Je ne dis pas non, répondit Monsoreau en se mordant les lèvres. Cependant…
— Cependant quoi ?
— Cependant je suis fort aise de vous avoir rencontré ici.
— Monsieur, dit Saint-Luc en se nettoyant les dents avec une petite épée d’or, vous êtes, en vérité, fort poli ; car je ne croirai jamais que vous ayez un seul instant pu craindre l’ennui avec une pareille femme et en face d’une si riche nature.
— Bah ! dit Monsoreau, j’ai passé la moitié de ma vie dans les bois.
— Raison de plus pour ne pas vous y ennuyer, dit Saint-Luc ; il me semble que plus on habite les bois, plus on les aime ; voyez donc quel admirable parc. Je sais bien, moi, que je serai désespéré lorsqu’il me faudra le quitter. Malheureusement, j’ai peur que ce ne soit bientôt.
— Pourquoi le quitteriez-vous ?
— Eh ! monsieur, l’homme est-il maître de sa destinée ? C’est la feuille de l’arbre que le vent détache et promène par la plaine et par les vallons, sans qu’il sache lui-même où il va. Vous êtes heureux, vous.
— Heureux, de quoi ?
— De demeurer sous ces magnifiques ombrages.
— Oh ! dit Monsoreau, je n’y demeurerai probablement pas longtemps non plus.
— Bah ! qui peut dire cela ? Je crois que vous vous trompez, moi.
— Non, fit Monsoreau ; non, oh ! je ne suis pas si fanatique que vous de la belle nature, et je me défie, moi, de ce parc que vous trouvez si beau.
— Plaît-il ? fit Saint-Luc.
— Oui, répéta Monsoreau.
— Vous vous défiez de ce parc, avez-vous dit ; et à quel propos ?
— Parce qu’il ne me paraît pas sûr.
— Pas sûr ! en vérité ! dit Saint-Luc étonné. Ah ! je comprends : à cause de l’isolement, voulez-vous dire ?
— Non. Ce n’est point précisément à cause de cela ; car je présume que vous voyez du monde à Méridor ?
— Ma foi non ! dit Saint-Luc avec une naïveté parfaite, pas une âme.
— Ah ! vraiment ?
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.
— Comment, de temps en temps vous ne recevez pas quelque visite ?
— Pas depuis que j’y suis, du moins.
— De cette belle cour qui est à Angers, pas un gentilhomme ne se détache de temps en temps ?
— Pas un.
— C’est impossible !
— C’est comme cela cependant.
— Ah ! fi donc, vous calomniez les gentilshommes angevins.
— Je ne sais pas si je les calomnie ; mais le diable m’emporte si j’ai aperçu la plume d’un seul.
— Alors, j’ai tort sur ce point.
— Oui, parfaitement tort. Revenons donc à ce que vous disiez d’abord, que le parc n’était pas sûr. Est-ce qu’il y a des ours ?
— Oh ! non pas.
— Des loups ?
— Non plus.
— Des voleurs ?
— Peut-être. Dites-moi, mon cher monsieur, madame de Saint-Luc est fort jolie, à ce qu’il m’a paru.
— Mais oui.
— Est-ce qu’elle se promène souvent dans le parc ?
— Souvent : elle est comme moi, elle adore la campagne ; mais pourquoi me faites-vous cette question ?
— Pour rien ; et, lorsqu’elle se promène, vous l’accompagnez ?
— Toujours, dit Saint-Luc.
— Presque toujours ? continua le comte.
— Mais où diable voulez-vous en venir ?
— Eh mon Dieu ! à rien, cher monsieur de Saint-Luc, ou presque à rien du moins.
— J’écoute.
— C’est qu’on me disait…
— Que vous disait-on ? Parlez.
— Vous ne vous fâcherez pas ?
— Jamais je ne me fâche.
— D’ailleurs, entre maris, ces confidences-là se font ; c’est qu’on me disait que l’on avait vu rôder un homme dans le parc.
— Un homme ?
— Oui.
— Qui venait pour ma femme ?
— Oh ! je ne dis point cela.
— Vous auriez parfaitement tort de ne pas le dire, cher monsieur de Monsoreau ; c’est on ne peut plus intéressant ; et qui donc a vu cela ? je vous prie.
— À quoi bon ?
— Dites toujours. Nous causons, n’est-ce pas ; eh bien ! autant causer de cela que d’autre chose. Vous dites donc que cet homme venait pour madame de Saint-Luc. Tiens ! tiens ! tiens !
— Écoutez, s’il faut tout vous avouer ; eh bien ! non, je ne crois pas que ce soit pour madame de Saint-Luc.
— Et pour qui donc ?
— Je crains, au contraire, que ce ne soit pour Diane.
— Ah bah ! fit Saint-Luc, j’aimerais mieux cela.
— Comment ! vous aimeriez mieux cela ?
— Sans doute. Vous le savez, il n’y a pas de race plus égoïste que les maris. Chacun pour soi, Dieu pour tous !
— Le diable plutôt ! ajouta Saint-Luc.
— Ainsi donc, vous croyez qu’un homme est entré ?
— Je fais mieux que de le croire, j’ai vu.
— Vous avez vu un homme dans le parc ?
— Oui, dit Saint-Luc.
— Seul ?
— Avec madame de Monsoreau.
— Quand cela ? demanda le comte.
— Hier.
— Où donc ?
— Mais ici, à gauche : tenez.
Et comme Monsoreau avait dirigé sa promenade et celle de Saint-Luc du côté du vieux taillis, il put, d’où il était, montrer la place à son compagnon.
— Ah ! dit Saint-Luc, en effet, voici un mur en bien mauvais état ; il faudra que je prévienne le baron qu’on lui dégrade ses clôtures.
— Et qui soupçonnez-vous ?
— Moi ! qui je soupçonne ?
— Oui, dit le comte.
— De quoi ?
— De franchir la muraille pour venir dans le parc causer avec ma femme.
Saint-Luc parut se plonger dans une méditation profonde dont M. de Monsoreau attendit avec anxiété le résultat.
— Eh bien ! dit-il.
— Dame ! fit Saint-Luc, je ne vois guère que…
— Que… qui ?… demanda vivement le comte.
— Que… vous… dit Saint-Luc en se découvrant le visage.
— Plaisantez-vous, mon cher monsieur de Saint-Luc ? dit le comte pétrifié.
— Ma foi ! non. Moi, dans le commencement de mon mariage, je faisais de ces choses-là ; pourquoi n’en feriez-vous pas, vous ?
— Allons, vous ne voulez pas me répondre ; avouez cela, cher ami ; mais ne craignez rien… Voyons, aidez-moi, cherchez, c’est un énorme service que j’attends de vous.
Saint-Luc se gratta l’oreille.
— Je ne vois toujours que vous, dit-il.
— Trêve de railleries ; prenez la chose gravement, monsieur, car, je vous en préviens, elle est de conséquence.
— Vous croyez ?
— Mais je vous dis que j’en suis sûr.
— C’est autre chose alors ; et comment vient cet homme ? le savez-vous ?
— Il vient à la dérobée, parbleu.
— Souvent ?
— Je le crois bien : ses pieds sont imprimés dans la pierre molle du mur, regardez plutôt.
— En effet.
— Ne vous êtes-vous donc jamais aperçu de ce que je viens de vous dire ?
— Oh ! fit Saint-Luc, je m’en doutais bien un peu.
— Ah ! voyez-vous, fit le comte haletant ; après ?
— Après, je ne m’en suis pas inquiété ; j’ai cru que c’était vous.
— Mais quand je vous dis que non.
— Je vous crois, mon cher monsieur.
— Vous me croyez ?
— Oui.
— Eh bien ! alors…
— Alors c’est quelque autre.
Le grand-veneur regarda d’un œil presque menaçant Saint-Luc, qui déployait sa plus coquette et sa plus suave nonchalance.
— Ah ! fit-il d’un air si courroucé, que le jeune homme leva la tête.
— J’ai encore une idée, dit Saint-Luc.
— Allons donc !
— Si c’était…
— Si c’était ?
— Non.
— Non ?
— Mais si.
— Parlez.
— Si c’était M. le duc d’Anjou.
— J’y avais bien pensé, reprit Monsoreau ; mais j’ai pris des renseignements ; ce ne pouvait être lui.
— Eh ! eh ! le duc est bien fin.
— Oui, mais ce n’est pas lui.
— Vous me dites toujours que cela n’est pas, dit Saint-Luc, et vous voulez que je vous dise, moi, que cela est.
— Sans doute ; vous qui habitez le château, vous devez savoir…
— Attendez, s’écria Saint-Luc.
— Y êtes-vous ?
— J’ai encore une idée. Si ce n’était ni vous ni le duc, c’était sans doute moi.
— Vous, Saint-Luc ?
— Pourquoi pas ?
— Vous, qui venez à cheval par le dehors du parc, quand vous pouvez venir par le dedans ?
— Eh ! mon Dieu ! je suis un être si capricieux, dit Saint-Luc.
— Vous, qui eussiez pris la fuite en me voyant apparaître au haut du mur ?
— Dame ! on la prendrait à moins.
— Vous faisiez donc mal alors ? dit le comte qui commençait à n’être plus maître de son irritation.
— Je ne dis pas non.
— Mais vous vous moquez de moi, à la fin ! s’écria le comte pâlissant, et voilà un quart d’heure de cela.
— Vous vous trompez, monsieur, dit Saint-Luc en tirant sa montre et en regardant Monsoreau avec une fixité qui fit frissonner celui-ci malgré son courage féroce, il y a vingt minutes.
— Mais vous m’insultez, monsieur, dit le comte.
— Est-ce que vous croyez que vous ne m’insultez pas, vous, monsieur, avec toutes vos questions de sbire ?
— Ah ! j’y vois clair maintenant.
— Le beau miracle ! à dix heures du matin. Et que voyez-vous ? dites.
— Je vois que vous vous entendez avec le traître, avec le lâche que j’ai failli tuer hier.
— Pardieu ! fit Saint-Luc, c’est mon ami.
— Alors, s’il en est ainsi, je vous tuerai à sa place.
— Bah ! dans votre maison ! comme cela, tout à coup ! sans dire gare !
— Croyez-vous donc que je me gênerai pour punir un misérable ? s’écria le comte exaspéré.
— Ah ! monsieur de Monsoreau, répliqua Saint-Luc, que vous êtes donc mal élevé ! et que la fréquentation des bêtes fauves a détérioré vos mœurs ! Fi !…
— Mais vous ne voyez donc pas que je suis furieux ! hurla le comte en se plaçant devant Saint-Luc, les bras croisés et le visage bouleversé par l’expression effrayante du désespoir qui le mordait au cœur.
— Si, mordieu ! je le vois ; et, vrai, la fureur ne vous va pas le moins du monde ; vous êtes affreux à voir comme cela, mon cher monsieur de Monsoreau.
Le comte, hors de lui, mit la main à son épée.
— Ah ! faites attention, dit Saint-Luc, c’est vous qui me provoquez… Je vous prends vous-même à témoin que je suis parfaitement calme.
— Oui, muguet, dit Monsoreau, oui, mignon de couchette, je te provoque.
— Donnez-vous donc la peine de pauser de l’autre côté du mur, monsieur de Monsoreau ; de l’autre côté du mur, nous serons sur un terrain neutre.
— Que m’importe ! s’écria le comte.
— Il m’importe à moi, dit Saint-Luc ; je ne veux pas vous tuer chez vous.
— À la bonne heure ! dit Monsoreau en se hâtant de franchir la brèche.
— Prenez garde ! allez doucement, comte ! Il y a une pierre qui ne tient pas bien ; il faut qu’elle ait été fort ébranlée. N’allez pas vous blesser, au moins ; en vérité, je ne m’en consolerais pas.
Et Saint-Luc se mit à franchir la muraille à son tour.
— Allons ! allons ! hâte-toi, dit le comte en dégainant.
— Et moi qui viens à la campagne pour mon agrément ! dit Saint-Luc se parlant à lui-même ; ma foi, je me serai bien amusé.
Et il sauta de l’autre côté du mur.