CHAPITRE LII.

COMMENT CHICOT ET LA REINE-MÈRE SE TROUVANT ÊTRE DU MÊME AVIS, LE ROI SE RANGEA À L’AVIS DE CHICOT ET DE LA REINE-MÈRE.


Henri s’assura que c’était bien le Gascon, qui, non moins attentif qu’Archimède, ne paraissait pas décidé à se retourner, Paris fût-il pris d’assaut.

— Ah ! malheureux, s’écria-t-il d’une voix tonnante, voilà donc comme tu défends ton roi ?

— Je le défends à ma manière, et je crois que c’est la bonne.

— La bonne ! s’écria le roi, la bonne, paresseux !

— Je le maintiens, et je le prouve.

— Je suis curieux de voir cette preuve.

— C’est facile : d’abord, nous avons fait une grande bêtise, mon roi, nous avons fait une immense bêtise.

— En quoi faisant ?

— En faisant ce que nous avons fait.

— Ah ! ah ! fit Henri frappé de la corrélation de ces deux esprits éminemment subtils, et qui n’avaient pu se concerter pour en venir au même résultat.

— Oui, répondit Chicot, tes amis, en criant par la ville : Mort aux Angevins ! et, maintenant que j’y réfléchis, il ne m’est pas bien prouvé que ce soient les Angevins qui aient fait le coup ; tes amis, dis-je, en criant par la ville : Mort aux Angevins ! font tout simplement cette petite guerre civile que MM. de Guise n’ont pas pu faire, et dont ils ont si grand besoin ; et, vois-tu, à l’heure qu’il est, Henri, ou tes amis sont parfaitement morts, ce qui ne me déplairait pas, je l’avoue, mais ce qui t’affligerait, toi ; ou ils ont chassé les Angevins de la ville, ce qui te déplairait fort, à toi, mais ce qui, en échange, réjouirait énormément ce cher M. d’Anjou.

— Mordieu ! s’écria le roi, crois-tu donc que les choses sont déjà si avancées que tu dis là ?

— Si elles ne le sont pas davantage.

— Mais tout cela ne m’explique pas ce que tu fais assis sur cette pierre.

— Je fais une besogne excessivement pressée, mon fils.

— Laquelle ?

— Je trace la configuration des provinces que ton frère va faire révolter contre nous, et je suppute le nombre d’hommes que chacune d’elles pourra fournir à la révolte.

— Chicot ! Chicot ! s’écria le roi, je n’ai donc autour de moi que des oiseaux de mauvais augure !

— Le hibou chante pendant la nuit, mon fils, répondit Chicot, car il chante à son heure. Or le temps est sombre, Henriquet, si sombre, en vérité, qu’on peut prendre le jour pour la nuit, et je te chante ce que tu dois entendre. Regarde !

— Quoi !

— Regarde ma carte géographique, et juge. Voici d’abord l’Anjou, qui ressemble assez à une tartelette ; tu vois ? c’est là que ton frère s’est réfugié ; aussi je lui ai donné la première place, hum ! L’Anjou, bien mené, bien conduit, comme vont le mener et le conduire ton grand veneur Monsoreau et ton ami Bussy, l’Anjou, à lui seul, peut nous fournir, quand je dis nous, c’est à ton frère, l’Anjou peut fournir à ton frère dix mille combattants.

— Tu crois ?

— C’est le minimum ; passons à la Guyenne. La Guyenne, tu la vois, n’est-ce pas ? la voici : c’est cette figure qui ressemble à un veau marchant sur une patte. Ah ! dame ! la Guyenne, il ne faut pas t’étonner de trouver là quelques mécontents ; c’est un vieux foyer de révolte, et à peine les Anglais en sont-ils partis. La Guyenne sera donc enchantée de se soulever, non pas contre toi, mais contre la France. Il faut compter sur la Guyenne pour huit mille soldats. C’est peu ! mais ils seront bien aguerris, bien éprouvés, sois tranquille. Puis, à gauche de la Guyenne, nous avons le Béarn et la Navarre, tu vois ? ces deux compartiments qui ressemblent à un singe sur le dos d’un éléphant. On a fort rogné la Navarre, sans doute ; mais, avec le Béarn, il lui reste encore une population de trois ou quatre cent mille hommes. Suppose que le Béarn et la Navarre, très pressés, bien poussés, bien pressurés par Henriot, fournissent à la Ligue cinq du cent de la population, c’est seize mille hommes. Récapitulons donc : dix mille pour l’Anjou.

Et Chicot continua de tracer des figures sur le sable avec sa baguette.

Ci. 10,000
Huit mille pour la Guyenne, ci. 8,000
Seize mille pour le Béarn et la Navarre, ci. 16,000
Total 34,000

— Tu crois donc, dit Henri, que le roi de Navarre fera alliance avec mon frère ?

— Pardieu !

— Tu crois donc qu’il est pour quelque chose dans sa fuite ?

Chicot regarda Henri fixement.

— Henriquet, dit-il, voilà une idée qui n’est pas de toi.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’elle est trop forte, mon fils.

— N’importe de qui elle est ; je t’interroge, réponds. Crois-tu que Henri de Navarre soit pour quelque chose dans la fuite de mon frère ?

— Eh ! fit Chicot, j’ai entendu du côté de la rue de la Ferronnerie un Ventre-saint-gris ! qui, aujourd’hui que j’y pense, me paraît assez concluant.

— Tu as entendu un Ventre-saint-gris ! s’écria le roi.

— Ma foi, oui, répondit Chicot, je m’en souviens aujourd’hui seulement.

— Il était donc à Paris ?

— Je le crois.

— Et qui peut te le faire croire !

— Mes yeux.

— Tu as vu Henri de Navarre ?

— Oui.

— Et tu n’es pas venu me dire que mon ennemi était venu me braver jusque dans ma capitale !

— On est gentilhomme ou on ne l’est pas, fit Chicot.

— Après ?

— Eh bien ! si l’on est gentilhomme, on n’est pas espion, voilà tout.

Henri demeura pensif.

— Ainsi, dit-il, l’Anjou et le Béarn ! mon frère François et mon cousin Henri !

— Sans compter les trois Guise, bien entendu.

— Comment ! tu crois qu’ils feront alliance ensemble ?

— Trente-quatre mille hommes d’une part, dit Chicot en comptant sur ses doigts : dix mille pour l’Anjou, huit mille pour la Guyenne, seize mille pour le Béarn ; plus vingt ou vingt-cinq mille sous les ordres de M. de Guise, comme lieutenant général de les armées ; total, cinquante-neuf mille hommes ; réduisons-les à cinquante mille, à cause des gouttes, des rhumatismes, des sciatiques et autres maladies. C’est encore, comme tu le vois, mon fils, un assez joli total.

— Mais Henri de Navarre et le duc de Guise sont ennemis.

— Ce qui ne les empêchera pas de se réunir contre toi, quitte à s’exterminer entre eux quand ils t’auront exterminé toi-même.

— Tu as raison, Chicot, ma mère a raison, vous avez raison tous deux ; il faut empêcher un esclandre ; aide-moi à réunir les Suisses.

— Ah bien oui, les Suisses ! Quélus les a emmenés.

— Mes gardes.

— Schomberg les a pris.

— Les gens de mon service au moins.

— Ils sont partis avec Maugiron.

— Comment !… s’écria Henri, et sans mon ordre !

— Et depuis quand donnes-tu des ordres, Henri ? Ah ! s’il s’agissait de processions ou de flagellations, je ne dis pas ; on te laisse sur ta peau, et même sur la peau des autres, puissance entière. Mais quand il s’agit de guerre, quand il s’agit de gouvernement ! mais ceci regarde M. de Schomberg, M. de Quélus et M. de Maugiron. Quant à d’Épernon, je n’en dis rien, puisqu’il se cache.

— Mordieu ! s’écria Henri, est-ce donc ainsi que cela se passe ?

— Permets-moi de te dire, mon fils, reprit Chicot, que tu t’aperçois bien tard que tu n’es que le septième ou huitième roi de ton royaume.

Henri se mordit les lèvres en frappant du pied.

— Eh ! fit Chicot en cherchant à distinguer dans l’obscurité.

— Qu’y a-t-il ? demanda le roi.

— Ventre-de-biche ! ce sont eux ; tiens, Henri, voilà tes hommes.

Et il montra effectivement au roi trois ou quatre cavaliers qui accouraient, suivis à distance de quelques autres hommes à cheval et de beaucoup d’hommes à pied.

Les cavaliers allaient rentrer au Louvre, n’apercevant pas ces deux hommes debout près des fossés et à demi perdus dans l’obscurité.

— Schomberg ! cria le roi, Schomberg, par ici !

— Holà, dit Schomberg, qui m’appelle ?

— Viens toujours, mon enfant, viens !

Schomberg crut reconnaître la voix et s’approcha.

— Eh ! dit-il, Dieu me damne, c’est le roi.

— Moi-même, qui courais après vous, et qui, ne sachant où vous rejoindre, vous attendais avec impatience ; qu’avez-vous fait ?

— Ce que nous avons fait ? dit un second cavalier en s’approchant.

— Ah ! viens, Quélus, viens aussi, dit le roi, et surtout ne pars plus ainsi sans ma permission.

— Il n’en est plus besoin, dit un troisième que le roi reconnut pour Maugiron, puisque tout est fini.

— Tout est fini ? répéta le roi.

— Dieu soit loué, dit d’Épernon, apparaissant tout à coup sans que l’on sût d’où il sortait.

— Hosanna ! cria Chicot en levant les deux mains au ciel.

— Alors vous les avez tués ? dit le roi.

Mais il ajouta tout bas :

— Au bout du compte, les morts ne reviennent pas.

— Vous les avez tués ? dit Chicot ; ah ! si vous les avez tués, il n’y a rien à dire.

— Nous n’avons pas eu cette peine, répondit Schomberg, les lâches se sont enfuis comme une volée de pigeons ; à peine si nous avons pu croiser le fer avec eux.

Henri pâlit.

— Et avec lequel avez-vous croisé le fer ? demanda-t-il.

— Avec Antraguet.

— Au moins celui-là est demeuré sur le carreau ?

— Tout au contraire, il a tué un laquais de Quélus.

— Ils étaient donc sur leur garde ? demanda le roi.

— Parbleu ! je le crois bien, s’écria Chicot, qu’ils y étaient ; vous hurlez : Mort aux Angevins ! vous remuez les canons, vous sonnez les cloches, vous faites trembler toute la ferraille de Paris, et vous voulez que ces honnêtes gens soient plus sourds que vous n’êtes bêtes.

— Enfin, enfin, murmura sourdement le roi, voilà une guerre civile allumée.

Ces mots firent tressaillir Quélus.

— Diable ! fit-il, c’est vrai.

— Ah ! vous commencez à vous en apercevoir, dit Chicot : c’est heureux ! Voici MM. de Schomberg et de Maugiron qui ne s’en doutent pas encore.

— Nous nous réservons, répondit Schomberg, pour défendre la personne et la couronne de Sa Majesté.

— Eh ! pardieu, dit Chicot, pour cela nous avons M. de Crillon, qui crie moins haut que vous et qui vaut bien autant.

— Mais enfin, dit Quélus, vous qui nous gourmandez à tort et à travers, monsieur Chicot, vous pensiez comme nous, il y a deux heures ; ou tout au moins, si vous ne pensiez pas comme nous, vous criiez comme nous.

— Moi ! dit Chicot.

— Certainement, et même vous vous escrimiez contre les murailles en criant : Mort aux Angevins !

— Mais moi, dit Chicot, c’est bien autre chose ; moi, je suis fou, chacun le sait ; mais vous qui êtes tous des gens d’esprit…

— Allons, messieurs, dit Henri, la paix ; tout à l’heure nous aurons bien assez la guerre.

— Qu’ordonne Votre Majesté ? dit Quélus.

— Que vous employiez la même ardeur à calmer le peuple que vous avez mise à l’émouvoir ; que vous rameniez au Louvre les Suisses, les gardes, les gens de ma maison, et que l’on ferme les portes, afin que demain les bourgeois prennent ce qui s’est passé pour une échauffourée de gens ivres.

Les jeunes gens s’éloignèrent l’oreille basse, transmettant les ordres du roi aux officiers qui les avaient accompagnés dans leur équipée.

Quant à Henri, il revint chez sa mère, qui, active, mais anxieuse et assombrie, donnait des ordres à ses gens.

— Eh bien ! dit-elle, que s’est-il passé ?

— Eh bien ! ma mère, il s’est passé ce que vous avez prévu.

— Ils sont en fuite ?

— Hélas ! oui.

— Ah ! dit-elle, et après ?

— Après, voilà tout, et il me semble que c’est bien assez.

— La ville ?

— La ville est en rumeur ; mais ce n’est pas ce qui m’inquiète, je la tiens sous ma main.

— Oui, dit Catherine, ce sont les provinces.

— Qui vont se révolter, se soulever, continua Henri.

— Que comptez-vous faire ?

— Je ne vois qu’un moyen.

— Lequel ?

— C’est d’accepter franchement la position.

— De quelle manière ?

— Je donne le mot aux colonels, à mes gardes, je fais armer mes milices, je retire l’armée de devant la Charité, et je marche sur l’Anjou.

— Et M. de Guise ?

— Eh ! M. de Guise ! M. de Guise ! je le fais arrêter, s’il est besoin.

— Ah ! oui, avec cela que les mesures de rigueur vous réussissent.

— Que faire alors ?

Catherine inclina sa tête sur sa poitrine, et réfléchit un instant.

— Tout ce que vous projetez est impossible, mon fils, dit-elle.

— Ah ! s’écria Henri avec un dépit profond, je suis donc bien mal inspiré aujourd’hui !

— Non, mais vous êtes troublé ; remettez-vous d’abord, et ensuite nous verrons.

— Alors, ma mère, ayez des idées pour moi ; faisons quelque chose, remuons-nous.

— Vous le voyez, mon fils, je donnais des ordres.

— Pour quoi faire ?

— Pour le départ d’un ambassadeur.

— Et à qui le députerons-nous ?

— À votre frère.

— Un ambassadeur à ce traître ! Vous m’humiliez, ma mère.

— Ce n’est pas le moment d’être fier, fit sévèrement Catherine.

— Un ambassadeur qui demandera la paix ?

— Qui l’achètera, s’il le faut.

— Pour quels avantages, mon Dieu ?

— Eh ! mon fils, dit la Florentine, quand cela ne serait que pour pouvoir faire prendre en toute sécurité, après la paix faite, ceux qui se sont sauvés pour vous faire la guerre. Ne disiez-vous pas tout à l’heure que vous voudriez les tenir ?

— Oh ! je donnerais quatre provinces de mon royaume pour cela ; une par homme.

— Eh bien ! qui veut la fin veut les moyens, reprit Catherine d’une voix pénétrante qui alla remuer jusqu’au fond du cœur de Henri la haine et la vengeance.

— Je crois que vous avez raison, ma mère, dit-il ; mais qui leur enverrons-nous ?

— Cherchez parmi tous vos amis.

— Ma mère, j’ai beau chercher, je ne vois pas un homme à qui je puisse confier une pareille mission.

— Confiez-la à une femme alors.

— À une femme ! ma mère ! est-ce que vous consentiriez ?

— Mon fils, je suis bien vieille, bien lasse, la mort m’attend peut-être à mon retour ; mais je veux faire ce voyage si rapidement, que j’arriverai à Angers avant que les amis de votre frère lui-même n’aient eu le temps de comprendre toute leur puissance.

— Oh ! ma mère, ma bonne mère, s’écria Henri avec effusion en baisant les mains de Catherine, vous êtes toujours mon soutien, ma bienfaitrice, ma Providence !

— C’est-à-dire que je suis toujours reine de France, murmura Catherine en attachant sur son fils un regard dans lequel entrait pour le moins autant de pitié que de tendresse.