Le Siècle (p. 134-136).


CHAPITRE XLIX.

COMMENT LE ROI NOMMA UN CHEF QUI N’ÉTAIT NI SON ALTESSE LE DUC D’ANJOU NI MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE.


Messieurs, dit le roi au milieu du plus profond silence, et après s’être assuré que d’Épernon, Schomberg, Maugiron et Quélus, remplacés dans leur garde par un poste de dix Suisses, étaient venus le rejoindre et se tenaient derrière lui ; Messieurs, un roi entend également, placé qu’il est, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre, les voix qui viennent d’en haut et les voix qui viennent d’en bas, c’est-à-dire ce que commande Dieu et ce que demande son peuple. C’est une garantie pour tous mes sujets, et je comprends aussi parfaitement cela, que l’association de tous les pouvoirs réunis en un seul faisceau pour défendre la foi catholique. Aussi ai-je pour agréable le conseil que nous a donné mon cousin de Guise. Je déclare donc la sainte Ligue bien et dûment autorisée et instituée, et, comme il faut qu’un si grand corps ait une bonne et puissante tête, comme il importe que le chef appelé à soutenir l’Église soit un des fils les plus zélés de l’Église, et que ce zèle lui soit imposé par sa nature même et sa charge, je prends un prince chrétien pour le mettre à la tête de la Ligue, et je déclare que désormais ce chef s’appellera…

Henri fit à dessein une pause.

Le vol d’un moucheron eût fait événement au milieu de l’immobilité générale.

Henri répéta.

— Et je déclare que ce chef s’appellera Henri de Valois, roi de France et de Pologne.

Henri, en prononçant ces paroles, avait haussé la voix avec une sorte d’affectation, en signe de triomphe et pour échauffer l’enthousiasme de ses amis prêts à éclater, comme aussi pour achever d’écraser les ligueurs dont les sourds murmures décelaient le mécontentement, la surprise et l’épouvante.

Quant au duc de Guise, il était demeuré anéanti : de larges gouttes de sueur coulaient de son front ; il échangea un regard avec le duc de Mayenne et le cardinal son frère, qui se tenaient au milieu des deux groupes de chefs, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

Monsoreau, plus étonné que jamais de l’absence du duc d’Anjou, commença à se rassurer en se rappelant les paroles de Henri III.

En effet, le duc pouvait être disparu sans être parti.

Le cardinal quitta sans affectation le groupe dans lequel il se trouvait et se glissa jusqu’à son frère.

— François, lui dit-il à l’oreille, ou je me trompe fort, ou nous ne sommes plus en sûreté ici. Hâtons-nous de prendre congé, car la populace est étrange, et le roi qu’elle exécrait hier va devenir son idole pour quelques jours.

— Soit, dit Mayenne, partons. Attendez notre frère ici ; moi, je vais préparer la retraite.

— Allez.

Pendant ce temps, le roi avait signé l’acte préparé sur la table et dressé d’avance par M. de Morvilliers, la seule personne qui fût, avec la reine-mère, dans la connaissance du secret ; puis il avait, de ce ton goguenard qu’il savait si bien prendre dans l’occasion, dit en nasillant à M. de Guise :

— Signez donc, mon beau cousin.

Et il lui avait passé la plume.

Puis, lui désignant la place du bout du doigt.

— Là, là, avait-il dit, au-dessous de moi. Maintenant passez à M. le cardinal et à M. le duc de Mayenne.

Mais le duc de Mayenne était déjà au bas des degrés et le cardinal dans l’autre chambre.

Le roi remarqua leur absence.

— Alors, passez à M. le grand-veneur, dit-il.

Le duc signa, passa la plume au grand-veneur, et fit un mouvement pour se retirer.

— Attendez, dit le roi.

Et pendant que Quélus reprenait d’un air narquois la plume des mains de M. de Monsoreau, et que non seulement toute la noblesse présente, mais encore tous les chefs de corporations convoqués pour ce grand événement s’apprêtaient à signer au-dessous du roi, et sur des feuilles volantes auxquelles devaient faire suite les différents registres où, la veille, chacun avait pu, qu’il fût petit ou grand, noble ou vilain, inscrire son nom en toutes lettres, pendant ce temps, le roi disait au duc de Guise :

— Mon cousin, c’était votre avis, je crois : faire, pour garde de notre capitale, une bonne armée avec toutes les forces de la Ligue ? L’armée est faite et convenablement faite, puisque le général naturel des Parisiens, c’est le roi.

— Assurément, sire, répondit le duc sans trop savoir ce qu’il disait.

— Mais je n’oublie pas, continua le roi, que j’ai une autre armée à commander, et que ce commandement appartient de droit au premier homme de guerre du royaume. Tandis que moi je commanderai à la Ligue, allez donc commander l’armée, mon cousin.

— Et quand dois-je partir ? demanda le duc.

— Sur-le-champ, répondit le roi.

— Henri ! Henri ! fit Chicot que l’étiquette empêcha de courir sus au roi pour l’arrêter en pleine harangue, comme il en avait bonne envie.

Mais comme le roi ne l’avait pas entendu, ou, s’il l’avait entendu, ne l’avait pas compris, il s’avança révérencieusement, tenant à la main une énorme plume, et se faisant jour jusqu’à ce qu’il fût près du roi :

— Tu te tairas, j’espère, double niais, lui dit-il tout bas.

Mais il était déjà trop tard. Le roi, comme nous l’avons vu, avait déjà annoncé au duc de Guise sa nomination, et lui remettait son brevet signé à l’avance, et cela malgré tous les gestes et toutes les grimaces du Gascon.

Le duc de Guise prit son brevet et sortit.

Le cardinal l’attendait à la porte de la salle, et le duc de Mayenne les attendait tous deux à la porte du Louvre.

Ils montèrent à cheval à l’instant même, et dix minutes ne s’étaient pas écoulées que tous trois étaient hors de Paris.

Le reste de l’assemblée se retira peu à peu. Les uns criaient vive le roi ! les autres vive la Ligue !

— Au moins, dit Henri en riant, j’ai résolu un grand problème.

— Oh ! oui, murmura Chicot, tu es un fier mathématicien, va !

— Sans doute, reprit le roi, en faisant pousser à tous ces coquins les deux cris opposés, je suis parvenu à leur faire crier la même chose.

Sta benè ! dit la reine mère à Henri en lui serrant la main.

— Crois cela et bois du lait, dit le Gascon ; elle enrage : ses Guises sont presque aplatis du coup.

— Oh ! sire, sire, s’écrièrent les favoris en s’approchant tumultueusement du roi, la sublime imagination que vous avez eue là !

— Ils croient que l’argent va leur pleuvoir comme manne, dit Chicot à l’autre oreille du roi.

Henri fut reconduit en triomphe à son appartement ; au milieu du cortège qui accompagnait et suivait le roi, Chicot jouait le rôle du détracteur antique en poursuivant son maître de ses lamentations.

Cette persistance de Chicot à rappeler au demi-dieu du jour qu’il n’était qu’un homme frappa le roi au point qu’il congédia tout le monde et demeura seul avec Chicot.

— Ah çà, dit Henri en se retournant vers le Gascon, savez-vous que vous n’êtes jamais content, maître Chicot, et que cela devient assommant ! Que diable ! ce n’est pas de la complaisance que je vous demande, c’est du bon sens.

— Tu as raison, Henri, dit Chicot, car c’est ce dont tu as le plus besoin.

— Conviens, au moins, que le coup est bien joué ?

— C’est justement de cela que je ne veux pas convenir.

— Ah ! tu es jaloux, monsieur le roi de France !

— Moi, Dieu m’en garde ! je choisirais mieux mes sujets de jalousie.

— Corbleu ! monsieur l’épilogueur !…

— Oh ! quel amour-propre féroce !

— Voyons, suis-je, ou non, roi de la Ligue ?

— Certainement, et c’est incontestable, tu l’es. Mais…

— Mais quoi ?

— Mais tu n’es plus roi de France.

— Et qui donc est roi de France ?

— Tout le monde, excepté toi, Henri ; ton frère d’abord.

— Mon frère ! de qui veux-tu parler ?

— De M. d’Anjou, parbleu !

— Que je tiens prisonnier ?

— Oui, car, tout prisonnier qu’il est, il est sacré et toi tu ne l’es pas.

— Par qui est-il sacré ?

— Par le cardinal de Guise ; en vérité, Henri, je te conseille de parler encore de ta police ; on sacre un roi à Paris devant trente-trois personnes, en pleine église Sainte-Geneviève, et tu ne le sais pas.

— Ouais ; et tu le sais, toi ?

— Certainement que je le sais.

— Et comment peux-tu savoir ce que je ne sais pas ?

— Ah ! parce que tu fais faire ta police par M. de Morvilliers, et que moi je fais ma police moi-même.

Le roi fronça le sourcil.

— Nous avons donc déjà, comme roi de France, sans compter Henri de Valois, nous avons François d’Anjou, puis nous avons encore, voyons, dit Chicot en ayant l’air de chercher, nous avons encore le duc de Guise.

— Le duc de Guise ?

— Le duc de Guise, Henri de Guise, Henri le Balafré. Je répète donc : nous avons encore le duc de Guise.

— Beau roi, en vérité, que j’exile, que j’envoie à l’armée !

— Bon ! comme si on ne t’avait pas exilé en Pologne, toi ; comme s’il n’y avait pas plus près de La Charité au Louvre que de Cracovie à Paris ! Ah ! il est vrai que tu l’envoies à l’armée ; voilà où est la finesse du coup, l’habileté de la botte ; tu l’envoies à l’armée, c’est-à-dire que tu mets trente mille hommes sous ses ordres ; ventre de biche, et quelle armée ! une vraie armée… ce n’est pas comme ton armée de la Ligue… Non… non… une armée de bourgeois, c’est bon pour Henri de Valois, roi des mignons ; à Henri de Guise, il faut une armée de soldats, et de quels soldats ! durs, aguerris, roussis par le canon, capables de dévorer vingt armées de la Ligue ; de sorte que si, étant roi de fait, Henri de Guise avait un jour la sotte fantaisie de le devenir de nom, il n’aurait qu’à tourner ses trompettes du côté de la capitale, et dire : « En avant ! avalons Paris d’une bouchée, et Henri de Valois et le Louvre avec. » Ils le feraient, les drôles, je les connais.

— Vous oubliez une chose seulement dans votre argumentation, illustre politique que vous êtes, dit Henri.

— Ah ! dame, cela c’est possible, surtout si ce que j’oublie est un quatrième roi.

— Non ; vous oubliez, dit Henri avec un suprême dédain, que, pour songer à régner sur la France, quand c’est un Valois qui porte la couronne, il faut un peu regarder en arrière et compter ses ancêtres. Que pareille idée vienne à M. d’Anjou, passe encore ; il est de race à y prétendre, lui, ses aïeux sont les miens ; il peut y avoir lutte et balance entre nous, car, entre nous, c’est une question de primogéniture, et voilà tout. Mais M. de Guise… allons donc, maître Chicot, allez étudier le blason, notre ami, et dites-nous si les fleurs de lys de France ne sont pas de meilleure maison que les merlettes de Lorraine.

— Eh ! eh ! fit Chicot, voilà justement où est l’erreur, Henri.

— Comment, où est l’erreur ?

— Sans doute. M. de Guise est de bien meilleure maison que tu ne crois, va.

— De meilleure maison que moi peut-être ? dit Henri en souriant.

— Il n’y a pas de peut-être, mon petit Henriquet.

— Vous êtes fou, monsieur Chicot.

— Dame ! c’est mon titre.

— Mais je dis véritablement fou, mais je dis fou à lier. Allez apprendre à lire, mon ami.

— Eh bien, Henri, dit Chicot, toi qui sais lire, toi qui n’as pas besoin de retourner comme moi à l’école, lis un peu ceci.

Et Chicot tira de sa poitrine le parchemin sur lequel Nicolas David avait écrit la généalogie que nous connaissons, celle-là même qui était revenue d’Avignon, approuvée par le pape, et qui faisait descendre Henri de Guise de Charlemagne.

Henri pâlit dès qu’il eut jeté les yeux sur le parchemin, et reconnut, près de la signature du légat, le sceau de saint Pierre.

— Qu’en dis-tu, Henri ? demanda Chicot, les fleurs de lys sont un peu distancées, hein ? Ventre de biche, les merlettes me paraissent vouloir voler aussi haut que l’aigle de César ; prends-y garde, mon fils !

— Mais par quels moyens t’es-tu procuré cette généalogie ?

— Moi, est-ce que je m’occupe de ces choses-là ? elle est venue me trouver toute seule.

— Mais où était-elle avant de venir te trouver ?

— Sous le traversin d’un avocat ?

— Et comment s’appelait cet avocat ?

— Maître Nicolas David.

— Où était-il ?

— À Lyon.

— Et qui l’a été prendre à Lyon, sous le traversin de cet avocat ?

— Un de mes bons amis.

— Que fait cet ami ?

— Il prêche.

— C’est donc un moine ?

— Juste.

— Et qui se nomme ?

— Gorenflot.

— Comment ! s’écria Henri ; cet abominable ligueur qui a fait ce discours incendiaire à Sainte-Geneviève, et qui, hier, dans les rues de Paris, m’insultait ?

— Te rappelles-tu l’histoire de Brutus qui faisait le fou…

— Mais c’est donc un profond politique que ton génovéfain ?

— Avez-vous entendu parler de M. Machiavelli, secrétaire de la république de Florence ? votre grand’mère est son élève.

— Alors il a soustrait cette pièce à l’avocat.

— Ah ! bien oui, soustrait, il la lui a prise de force.

— À Nicolas David, à ce spadassin ?

— À Nicolas David, à ce spadassin.

— Mais il est donc brave, ton moine ?

— Comme Bayard !

— Et, ayant fait ce beau coup, il ne s’est pas encore présenté devant moi pour recevoir sa récompense ?

— Il est rentré humblement dans son couvent, et il ne demande qu’une chose, c’est qu’on oublie qu’il en est sorti.

— Mais il est donc modeste !

— Comme saint Crépin.

— Chicot, foi de gentilhomme, ton ami aura la première abbaye vacante, dit le roi.

— Merci pour lui, Henri.

Puis à lui-même :

— Ma foi, se dit Chicot, le voilà entre Mayenne et Valois, entre une corde et une prébende ; sera-t-il pendu ? sera-t-il abbé ? Bien fin qui pourrait le dire. En tous cas, s’il dort encore, il doit faire en ce moment-ci de drôles de rêves.