Le Siècle (p. 111-113).


CHAPITRE XXXIX.

COMMENT IL EST PROUVÉ QU’ÉCOUTER EST LE MEILLEUR MOYEN POUR ENTENDRE.


Le duc d’Anjou avait rejoint son hôte, le duc de Guise, dans cette chambre de la reine de Navarre, où autrefois le Béarnais et de Mouy avaient, à voix basse et la bouche contre l’oreille, arrêté leurs projets d’évasion ; c’est que le prudent Henri savait bien qu’il existait peu de chambres au Louvre qui ne fussent ménagées de manière à laisser arriver les paroles même dites à demi-voix à l’oreille de celui qui avait intérêt à les entendre. Le duc d’Anjou n’ignorait pas non plus ce détail si important ; mais, complètement séduit par la bonhomie de son frère, il l’oublia ou n’y attacha aucune importance.

Henri III, comme nous venons de le dire, entra dans son observatoire au moment où, de son côté, son frère entrait dans la chambre, de sorte qu’aucune des paroles des deux interlocuteurs n’échappa au roi.

— Eh bien ! monseigneur, demanda vivement le duc de Guise.

— Eh bien ! duc, la séance est levée.

— Vous étiez bien pâle, monseigneur.

— Visiblement ? demanda le duc avec inquiétude.

— Pour moi, oui, monseigneur !

— Le roi n’a rien vu ?

— Rien, du moins à ce que je crois, et Sa Majesté a retenu Votre Altesse ?

— Vous l’avez vu, duc.

— Sans doute pour lui parler de la proposition que j’étais venu lui faire ?

— Oui, monsieur.

Il y eut en ce moment un silence assez embarrassant dont Henri III, placé de manière à ne pas perdre une parole de leur entretien, comprit le sens.

— Et que dit Sa Majesté, monseigneur ? demanda le duc de Guise.

— Le roi approuve l’idée ; mais plus l’idée est gigantesque, plus un homme tel que vous, mis à la tête de cette idée, lui semble dangereux.

— Alors, nous sommes près d’échouer.

— J’en ai peur, mon cher duc, et la Ligue me paraît supprimée.

— Diable ! fit le duc, ce serait mourir avant de naître, finir avant d’avoir commencé.

— Ils ont autant d’esprit l’un que l’autre, dit une voix basse et mordante, retentissant à l’oreille de Henri penché sur son observatoire.

Henri se retourna vivement et vit le grand corps de Chicot, courbé pour écouter à son trou comme lui écoutait au sien.

— Tu m’as suivi, coquin ! s’écria le roi.

— Tais-toi, dis Chicot en faisant un geste de la main ; tais-toi, mon fils, tu m’empêches d’entendre.

Le roi haussa les épaules ; mais, comme Chicot était, à tout prendre, le seul être humain auquel il eût entière confiance, il se remit à écouter.

Le duc de Guise venait de reprendre la parole.

— Monseigneur, disait-il, il me semble que, dans ce cas, le roi eût tout de suite annoncé son refus ; il m’a fait assez mauvais accueil pour m’oser dire toute sa pensée. Veut-il m’évincer par hasard ?

— Je le crois, dit le prince avec hésitation.

— Il ruinerait l’entreprise alors ?

— Assurément, reprit le duc d’Anjou, et comme vous avez engagé l’action, j’ai dû vous seconder de toutes mes ressources, et je l’ai fait.

— En quoi, monseigneur ?

— En ceci : que le roi m’a laissé à peu près maître de vivifier ou de tuer à jamais la Ligue.

— Et comment cela ? dit le duc lorrain, dont le regard étincela malgré lui.

— Écoutez, cela est toujours soumis à l’approbation des principaux meneurs, vous le comprenez bien. Si, au lieu de vous expulser et de dissoudre la Ligue, il nommait un chef favorable à l’entreprise, si, au lieu d’élever le duc de Guise à ce poste, il y plaçait le duc d’Anjou ?

— Ah ! fit le duc de Guise, qui ne put ni retenir l’exclamation ni comprimer le sang qui lui montait au visage.

— Bon ! dit Chicot, les deux dogues vont se battre sur leur os.

Mais à la grande surprise de Chicot, et surtout du roi, qui, sur cette matière, en savait moins que Chicot, le duc de Guise cessa tout à coup de s’étonner et de s’irriter, et reprenant d’une voix calme et presque joyeuse :

— Vous êtes un adroit politique, monseigneur, dit-il, si vous avez fait cela.

— Je l’ai fait, répondit le duc.

— Bien rapidement !

— Oui ; mais, il faut le dire, la circonstance m’aidait, et j’en ai profité ; toutefois, mon cher duc, ajouta le prince, rien n’est arrêté, et je n’ai pas voulu conclure avant de vous avoir vu.

— Comment cela, monseigneur ?

— Parce que je ne sais encore à quoi cela nous mènera.

— Je le sais bien, moi, dit Chicot.

— C’est un petit complot, dit Henri en souriant.

— Et dont M. de Morvilliers, qui est toujours si bien informé, à ce que tu prétends, ne te parlait cependant pas ; mais laisse-nous écouter, cela devient intéressant.

— Eh bien, je vais vous dire, moi, monseigneur, non pas à quoi cela nous mènera, car Dieu seul le sait, mais à quoi cela peut nous servir, reprit le duc de Guise ; la Ligue est une seconde armée ; or, comme je tiens la première, comme mon frère le cardinal tient l’Église, rien ne pourra nous résister tant que nous resterons unis.

— Sans compter, dit le duc d’Anjou, que je suis l’héritier présomptif de la couronne.

— Ah ! ah ! fit Henri.

— Il a raison, dit Chicot ; c’est ta faute, mon fils ; tu sépares toujours les deux chemises de Notre-Dame de Chartres.

— Puis, monseigneur, tout héritier présomptif de la couronne que vous êtes, calculez les mauvaises chances.

— Duc, croyez-vous que ce ne soit point fait déjà, et que je ne les aie pas cent fois pesées toutes ?

— Il y a d’abord le roi de Navarre.

— Oh ! il ne m’inquiète pas, celui-là ; il est tout occupé de ses amours avec la Fosseuse.

— Celui-là, monseigneur, celui-là vous disputera jusqu’aux cordons de votre bourse ; il est râpé, il est maigre, il est affamé, il ressemble à ces chats de gouttière à qui la simple odeur d’une souris fait passer des nuits tout entières sur une lucarne, tandis que le chat engraissé, fourré, emmitouflé, ne peut, tant sa patte est lourde, tirer sa griffe de son fourreau de velours ; le roi de Navarre vous guette ; il est à l’affût, il ne perd de vue ni vous ni votre frère ; il a faim de votre trône. Attendez qu’il arrive un accident à celui qui est assis dessus, vous verrez si le chat maigre a des muscles élastiques, et si d’un seul bond il ne sautera pas, pour vous faire sentir sa griffe, de Pau à Paris ; vous verrez, monseigneur, vous verrez.

— Un accident à celui qui est assis sur le trône ? répéta lentement François en fixant ses yeux interrogateurs sur le duc de Guise.

— Eh ! eh ! fit Chicot, écoute Henri : ce Guise dit ou plutôt va dire des choses fort instructives et dont je te conseille de faire ton profit.

— Oui, monseigneur, répéta le duc de Guise. Un accident ! Les accidents ne sont pas rares dans votre famille, vous le savez comme moi, et peut-être même mieux que moi. Tel prince est en bonne santé, qui tout à coup tombe en langueur ; tel autre compte encore sur de longues années, qui n’a déjà plus que des heures à vivre.

— Entends-tu, Henri ? entends-tu ? dit Chicot en prenant la main du roi qui, frissonnante, se couvrait d’une sueur froide.

— Oui, c’est vrai, dit le duc d’Anjou d’une voix si sourde, que, pour l’entendre, le roi et Chicot furent forcés de redoubler d’attention, c’est vrai, les princes de ma maison naissent sous des influences fatales ; mais mon frère Henri III est, Dieu merci ! valide et sain : il a supporté autrefois les fatigues de la guerre, et il y a résisté : à plus forte raison résistera-t-il maintenant que sa vie n’est plus qu’une suite de récréations, récréations qu’il supporte aussi bien qu’il supporta autrefois la guerre.

— Oui, mais, monseigneur, souvenez-vous d’une chose, reprit le duc : c’est que les récréations auxquelles se livrent les rois en France ne sont pas toujours sans danger : comment est mort votre père, le roi Henri II par exemple, lui qui aussi avait échappé heureusement aux dangers de la guerre, dans une de ces récréations dont vous parlez ? Le fer de la lance de Montgommery était une arme courtoise, c’est vrai, mais pour une cuirasse, et non pas pour un œil ; aussi le roi Henri II est mort, et c’est là un accident, que je pense. Vous me direz que, quinze ans après cet accident, la reine mère a fait prendre M. de Montgommery, qui se croyait en plein bénéfice de prescription, et l’a fait décapiter. Cela est vrai, mais le roi n’en est pas moins mort. Quant à votre frère, le feu roi François, voyez comme sa faiblesse d’esprit lui a fait tort dans l’esprit des peuples ; il est mort bien malheureusement aussi, ce digne prince. Vous l’avouerez, monseigneur, un mal d’oreille, qui diable prendrait cela pour un accident ? C’en était un cependant, et des plus graves. Aussi ai-je plus d’une fois entendu dire au camp, par la ville et à la cour même, que cette maladie mortelle avait été versée dans l’oreille du roi François II par quelqu’un qu’on avait grand tort d’appeler le hasard, attendu qu’il portait un autre nom très connu.

— Duc ! murmura François en rougissant.

— Oui, monseigneur, oui, continua le duc, le nom de roi porte malheur depuis quelque temps ; qui dit roi dit aventuré. Voyez Antoine de Bourbon, c’est bien certainement ce nom de roi qui lui a valu dans l’épaule ce coup d’arquebuse, accident qui, pour tout autre qu’un roi, n’eût été nullement mortel, et à la suite duquel il est cependant mort. L’œil, l’oreille et l’épaule ont causé bien du deuil en France, et cela me rappelle même que votre M. de Bussy a fait de jolis vers à cette occasion.

— Quels vers ? demanda Henri.

— Allons donc ! fit Chicot ; est-ce que tu ne les connais pas ?

— Non.

— Mais tu serais donc décidément un vrai roi, que l’on te cache ces choses-là ! Je vais te les dire, moi ; écoute :

Par l’oreille, l’épaule et l’œil,
La France eut trois rois au cercueil.
Par l’oreille, l’œil et l’épaule,
Il mourut trois rois dans la Gaule…

Mais chut ! chut ! J’ai dans l’idée que ton frère va dire quelque chose de plus intéressant encore.

— Mais le dernier vers ?

— Je te le dirai plus tard, quand M. de Bussy de son sixain aura fait un dizain.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire qu’il manque deux personnages au tableau de famille ; mais écoute, M. de Guise va parler, et il ne les oubliera point, lui.

En effet, en ce moment le dialogue recommença.

— Sans compter, Monseigneur, reprit le duc de Guise, que l’histoire de vos parents et de vos alliés n’est pas tout entière dans les vers de Bussy.

— Quand je te le disais, fit Chicot en poussant Henri du coude.

— Vous oubliez Jeanne d’Albret, la mère du Béarnais, qui est morte par le nez pour avoir respiré une paire de gants parfumés qu’elle achetait au pont Saint-Michel, chez le Florentin ; accident bien inattendu, et qui surprit d’autant plus tout le monde, que l’on connaissait des gens qui, en ce moment-là, avaient bien besoin de cette mort. Nierez-vous, monseigneur, que cette mort vous ait fort surpris ?

Le duc ne fit d’autre réponse qu’un mouvement de sourcil qui donna à son regard enfoncé une expression plus sombre encore.

— Et l’accident du roi Charles IX, que Votre Altesse oublie, dit le duc ; en voilà un cependant qui mérite d’être relaté. Lui, ce n’est ni par l’œil, ni par l’oreille, ni par l’épaule, ni par le nez, que l’accident l’a saisi, c’est par la bouche.

— Plaît-il ? s’écria François.

Et Henri III entendit retentir sur le parquet sonore le pas de son frère qui reculait d’épouvante.

— Oui, monseigneur, par la bouche, répéta Guise ; c’est dangereux les livres de chasse dont les pages sont collées les unes aux autres, et qu’on ne peut feuilleter qu’en portant son doigt à sa bouche à chaque instant ; cela corrompt la salive les vieux bouquins, et un homme, fût-ce un roi, ne va pas loin quand il a la salive corrompue.

— Duc ! duc ! répéta deux fois le prince, je crois qu’à plaisir vous forgez des crimes.

— Des crimes ! demanda Guise ; eh ! qui donc vous parle de crimes ? Monseigneur, je relate des accidents, voilà tout ; des accidents, entendez-vous bien ? Il n’a jamais été question d’autre chose que d’accidents. N’est-ce pas aussi un accident que cette aventure arrivée au roi Charles IX à la chasse ?

— Tiens, dit Chicot, voilà du nouveau pour toi, qui es chasseur, Henri ; écoute, écoute, ce doit être curieux.

— Je sais ce que c’est, dit Henri.

— Oui, mais je ne le sais pas, moi ; je n’étais pas encore présenté à la cour ; laisse-moi donc écouter, mon fils.

— Vous savez, monseigneur, de quelle chasse je veux parler ? continua le prince lorrain ; je veux parler de cette chasse où, dans la généreuse intention de tuer le sanglier qui revenait sur votre frère, vous fîtes feu avec une telle précipitation, qu’au lieu d’atteindre l’animal que vous visiez, vous atteignîtes celui que vous ne visiez pas. Ce coup d’arquebuse, monseigneur, prouve mieux que toute autre chose combien il faut se défier des accidents. À la cour, en effet, tout le monde connaît votre adresse, monseigneur. Jamais Votre Altesse ne manque son coup, et vous avez dû être bien étonné d’avoir manqué le vôtre, surtout lorsque la malveillance a propagé que cette chute du roi sous son cheval pouvait causer sa mort, si le roi de Navarre n’avait si heureusement mis à mort le sanglier que Votre Altesse avait manqué, elle.

— Eh bien ! mais, dit le duc d’Anjou en essayant de reprendre l’assurance que l’ironie du duc de Guise venait de battre si cruellement en brèche, quel intérêt avais-je donc à la mort du roi mon frère, puisque le successeur de Charles IX devait se nommer Henri III ?

— Un instant, monseigneur, entendons-nous : il y avait déjà un trône vacant, celui de Pologne. La mort du roi Charles IX en laissait un autre, celui de France. Sans doute, je le sais bien, votre frère aîné eût incontestablement choisi le trône de France. Mais c’était encore un pis-aller fort désirable que le trône de Pologne ; il y a bien des gens qui, à ce qu’on m’assure, ont ambitionné le pauvre petit trônelet du roi de Navarre. Puis, d’ailleurs, cela vous rapprochait toujours d’un degré, et c’était alors à vous que profitaient les accidents. Le roi Henri III est bien revenu de Varsovie en dix jours, pourquoi n’eussiez-vous pas fait, en cas d’accident toujours, ce qu’a fait le roi Henri III ?

Henri III regarda Chicot, qui à son tour regarda le roi, non plus avec cette expression de malice et de sarcasme qu’on lisait d’ordinaire dans l’œil du fou, mais avec un intérêt presque tendre qui s’effaça presque aussitôt sur son visage bronzé par le soleil du Midi.

— Que concluez-vous, duc ? demanda alors le duc d’Anjou, mettant ou plutôt essayant de mettre fin à cet entretien dans lequel venait de percer tout le mécontentement du duc de Guise.

— Monseigneur, je conclus que chaque roi a son accident, comme nous l’avons dit tout à l’heure. Or vous, vous êtes l’accident inévitable du roi Henri III, surtout si vous êtes chef de la Ligue, attendu qu’être chef de la Ligue, c’est presque être le roi du roi, sans compter qu’en vous faisant chef de la Ligue vous supprimez l’accident du règne prochain de Votre Altesse, c’est-à-dire le Béarnais.

— Prochain ! l’entends-tu ? s’écria Henri III.

— Ventre de biche ! je le crois bien que j’entends ! dit Chicot.

— Ainsi… dit le duc de Guise.

— Ainsi, répéta le duc d’Anjou, j’accepterai, c’est votre avis, n’est-ce pas ?

— Comment donc ! dit le prince lorrain, je vous en supplie d’accepter, monseigneur.

— Et vous, ce soir ?

— Oh ! soyez tranquille, depuis ce matin mes hommes sont en campagne, et ce soir Paris sera curieux.

— Que fait-on donc ce soir à Paris ? demanda Henri.

— Comment ! tu ne devines pas ?

— Non.

— Oh ! que tu es niais, mon fils ! Ce soir on signe la Ligue, publiquement, s’entend, car il y a longtemps qu’on la signe et qu’on la ressigne en cachette ; on n’attendait que ton aveu ; tu l’as donné ce matin, et l’on signe ce soir, ventre de biche ! Tu le vois, Henri, tes accidents, car tu en as deux, toi… — tes accidents ne perdent pas de temps.

— C’est bien, dit le duc d’Anjou : à ce soir, duc.

— Oui, à ce soir, dit Henri.

— Comment, reprit Chicot, tu t’exposeras à courir les rues de la capitale ce soir, Henri ?

— Sans doute.

— Tu as tort, Henri.

— Pourquoi cela ?

— Gare les accidents !

— Je serai bien accompagné, sois tranquille ; d’ailleurs, viens avec moi.

— Allons donc, tu me prends pour un huguenot, mon fils, non pas. Je suis bon catholique, moi, et je veux signer la Ligue, et cela plutôt dix fois qu’une, plutôt cent fois que dix.

Les voix du duc d’Anjou et du duc de Guise s’éteignirent.

— Encore un mot, dit le roi en arrêtant Chicot, qui tendait à s’éloigner : — Que penses-tu de tout ceci ?

— Je pense que chacun des rois vos prédécesseurs ignorait son accident : Henri II n’avait pas prévu l’œil ; François II n’avait pas prévu l’oreille ; Antoine de Bourbon n’avait pas prévu l’épaule ; Jeanne d’Albret n’avait pas prévu le nez ; Charles IX n’avait pas prévu la bouche. Vous avez donc un grand avantage sur eux, maître Henri, car, ventre de biche ! vous connaissez votre frère, n’est-ce pas, sire ?

— Oui, dit Henri, et par la mordieu ! avant peu on s’en apercevra.