Texte établi par Jules JaninLévy (p. 235-247).

XVIII


Vous donner des détails sur notre nouvelle vie serait chose difficile. Elle se composait d’une série d’enfantillages charmants pour nous, mais insignifiants pour ceux à qui je les raconterais. Vous savez ce que c’est que d’aimer une femme, vous savez comment s’abrègent les journées, et avec quelle amoureuse paresse on se laisse porter au lendemain. Vous n’ignorez pas cet oubli de toutes choses, qui naît d’un amour violent, confiant et partagé. Tout être qui n’est pas la femme aimée semble un être inutile dans la création. On regrette d’avoir déjà jeté des parcelles de son cœur à d’autres femmes, et l’on n’entrevoit pas la possibilité de presser jamais une autre main que celle que l’on tient dans les siennes. Le cerveau n’admet ni travail ni souvenir, rien enfin de ce qui pourrait le distraire de l’unique pensée qu’on lui offre sans cesse. Chaque jour on découvre dans sa maîtresse un charme nouveau, une volupté inconnue.

L’existence n’est plus que l’accomplissement réitéré d’un désir continu, l’âme n’est que la vestale chargée d’entretenir le feu sacré de l’amour.

Souvent nous allions, la nuit venue, nous asseoir sous le petit bois qui dominait la maison. Là nous écoutions les gaies harmonies du soir, en songeant tous deux à l’heure prochaine qui allait nous laisser jusqu’au lendemain dans les bras l’un de l’autre. D’autres fois nous restions couchés toute la journée, sans laisser même le soleil pénétrer dans notre chambre. Les rideaux étaient hermétiquement fermés, et le monde extérieur s’arrêtait un moment pour nous. Nanine seule avait le droit d’ouvrir notre porte, mais seulement pour apporter nos repas ; encore les prenions-nous sans nous lever, et en les interrompant sans cesse de rires et de folies. A cela succédait un sommeil de quelques instants, car disparaissant dans notre amour, nous étions comme deux plongeurs obstinés qui ne reviennent à la surface que pour reprendre haleine.

Cependant je surprenais des moments de tristesse et quelquefois même des larmes chez Marguerite ; je lui demandais d’où venait ce chagrin subit, et elle me répondait :

— Notre amour n’est pas un amour ordinaire, mon cher Armand. Tu m’aimes comme si je n’avais jamais appartenu à personne, et je tremble que plus tard, te repentant de ton amour et me faisant un crime de mon passé, tu ne me forces à me rejeter dans l’existence au milieu de laquelle tu m’as prise. Songe que maintenant que j’ai goûté d’une nouvelle vie, je mourrais en reprenant l’autre. Dis-moi donc que tu ne me quitteras jamais.

— Je te le jure !

A ce mot, elle me regardait comme pour lire dans mes yeux si mon serment était sincère, puis elle se jetait dans mes bras, et cachant sa tête dans ma poitrine, elle me disait :

— C’est que tu ne sais pas combien je t’aime !

Un soir, nous étions accoudés sur le balcon de la fenêtre, nous regardions la lune qui semblait sortir difficilement de son lit de nuages, et nous écoutions le vent agitant bruyamment les arbres ; nous nous tenions la main, et depuis un grand quart d’heure nous ne parlions pas, quand Marguerite me dit :

— Voici l’hiver, veux-tu que nous partions ?

— Et pour quel endroit ?

— Pour l’Italie.

— Tu t’ennuies donc ?

— Je crains l’hiver, je crains surtout notre retour à Paris.

— Pourquoi ?

— Pour bien des choses.

Et elle reprit brusquement, sans me donner les raisons de ses craintes :

— Veux-tu partir ? je vendrai tout ce que j’ai, nous nous en irons vivre là-bas, il ne me restera rien de ce que j’étais, personne ne saura qui je suis. Le veux-tu ?

— Partons, si cela te fait plaisir, Marguerite ; allons faire un voyage, lui disais-je ; mais où est la nécessité de vendre des choses que tu seras heureuse de trouver au retour ? Je n’ai pas une assez grande fortune pour accepter un pareil sacrifice, mais j’en ai assez pour que nous puissions voyager grandement pendant cinq ou six mois, si cela t’amuse le moins du monde.

— Au fait, non, continua-t-elle en quittant la fenêtre et en allant s’asseoir sur le canapé dans l’ombre de la chambre ; à quoi bon aller dépenser de l’argent là-bas ? je t’en coûte déjà bien assez ici.

— Tu me le reproches, Marguerite, ce n’est pas généreux.

— Pardon, ami, fit-elle en me tendant la main, ce temps d’orage me fait mal aux nerfs ; je ne dis pas ce que je veux dire.

Et, après m’avoir embrassé, elle tomba dans une longue rêverie.

Plusieurs fois des scènes semblables eurent lieu, et si j’ignorais ce qui les faisait naître, je ne surprenais pas moins chez Marguerite un sentiment d’inquiétude pour l’avenir. Elle ne pouvait douter de mon amour, car chaque jour il augmentait, et cependant je la voyais souvent triste sans qu’elle m’expliquât jamais le sujet de ses tristesses, autrement que par une cause physique.

Craignant qu’elle ne se fatiguât d’une vie trop monotone, je lui proposais de retourner à Paris, mais elle rejetait toujours cette proposition, et m’assurait ne pouvoir être heureuse nulle part comme elle l’était à la campagne.

Prudence ne venait plus que rarement, mais, en revanche, elle écrivait des lettres que je n’avais jamais jamais demandé à voir, quoique, chaque fois, elles jetassent Marguerite dans une préoccupation profonde. Je ne savais qu’imaginer.

Un jour Marguerite resta dans sa chambre. J’entrai. Elle écrivait.

— A qui écris-tu ? lui demandai-je.

— A Prudence : veux-tu que je te lise ce que j’écris ?

J’avais horreur de tout ce qui pouvait paraître soupçon, je répondis donc à Marguerite que je n’avais pas besoin de savoir ce qu’elle écrivait, et cependant, j’en avais la certitude, cette lettre m’eût appris la véritable cause de ses tristesses.

Le lendemain, il faisait un temps superbe. Marguerite me proposa d’aller faire une promenade en bateau, et de visiter l’île de Croissy. Elle semblait fort gaie ; il était cinq heures quand nous rentrâmes.

— Madame Duvernoy est venue, dit Nanine en nous voyant entrer.

— Elle est repartie ? demanda Marguerite.

— Oui, dans la voiture de Madame ; elle a dit que c’était convenu.

— Très bien, dit vivement Marguerite ; qu’on nous serve.

Deux jours après arriva une lettre de Prudence, et pendant quinze jours Marguerite parut avoir rompu avec ses mystérieuses mélancolies, dont elle ne cessait de me demander pardon depuis qu’elles n’existaient plus.

Cependant la voiture ne revenait pas.

— D’où vient que Prudence ne te renvoie pas ton coupé ? demandai-je un jour.

— Un des deux chevaux est malade, et il y a des réparations à la voiture. Il vaut mieux que tout cela se fasse pendant que nous sommes encore ici, où nous n’avons pas besoin de voiture, que d’attendre notre retour à Paris.

Prudence vint nous voir quelques jours après, et me confirma ce que Marguerite m’avait dit.

Les deux femmes se promenèrent seules dans le jardin, et quand je vins les rejoindre, elles changèrent de conversation.

Le soir, en s’en allant, Prudence se plaignit du froid et pria Marguerite de lui prêter un cachemire.

Un mois se passa ainsi, pendant lequel Marguerite fut plus joyeuse et plus aimante qu’elle ne l’avait jamais été.

Cependant la voiture n’était pas revenue, le cachemire n’avait pas été renvoyé, tout cela m’intriguait malgré moi, et comme je savais dans quel tiroir Marguerite mettait les lettres de Prudence, je profitai d’un moment où elle était au fond du jardin, je courus à ce tiroir et j’essayai de l’ouvrir ; mais ce fut en vain, il était fermé au double tour.

Alors je fouillai ceux où se trouvaient d’ordinaire les bijoux et les diamants. Ceux-là s’ouvrirent sans résistance, mais les écrins avaient disparu, avec ce qu’ils contenaient, bien entendu.

Une crainte poignante me serra le cœur.

J’allais réclamer de Marguerite la vérité sur ces disparitions, mais certainement elle ne me l’avouerait pas.

— Ma bonne Marguerite, lui dis-je alors, je viens te demander la permission d’aller à Paris. On ne sait pas chez moi où je suis, et l’on doit avoir reçu des lettres de mon père ; il est inquiet, sans doute ; il faut que je lui réponde.

— Va, mon ami, me dit-elle, mais sois ici de bonne heure.

Je partis.

Je courus tout de suite chez Prudence.

— Voyons, lui dis-je sans préliminaires, répondez-moi franchement, où sont les chevaux de Marguerite ?

— Vendus.

— Le cachemire ?

— Vendu.

— Les diamants ?

— Engagés.

— Et qui a vendu et engagé ?

— Moi.

— Pourquoi ne m’ en avez-vous pas averti ?

— Parce que Marguerite me l’avait défendu.

— Et pourquoi ne m’avez-vous pas demandé d’argent ?

— Parce qu’elle ne voulait pas.

— Et à quoi a passé cet argent ?

— A payer.

— Elle doit donc beaucoup ?

— Trente mille francs encore ou à peu près. Ah ! mon cher, je vous l’avais bien dit ? vous n’avez pas voulu me croire ; eh bien, maintenant, vous voilà convaincu. Le tapissier vis-à-vis duquel le duc avait répondu a été mis à la porte quand il s’est présenté chez le duc, qui lui a écrit le lendemain qu’il ne ferait rien pour mademoiselle Gautier. Cet homme a voulu de l’argent, on lui a donné des acomptes, qui sont les quelque mille francs que je vous ai demandés ; puis, des âmes charitables l’ont averti que sa débitrice, abandonnée par le duc, vivait avec un garçon sans fortune ; les autres créanciers ont été prévenus de même, ils ont demandé de l’argent et ont fait des saisies. Marguerite a voulu tout vendre, mais il n’était plus temps, et d’ailleurs je m’y serais opposée. Il fallait bien payer, et pour ne pas vous demander d’argent, elle a vendu ses chevaux, ses cachemires et engagé ses bijoux. Voulez-vous les reçus des acheteurs et les reconnaissances du mont-de-piété ?

Et Prudence, ouvrant un tiroir, me montrait ces papiers.

— Ah ! vous croyez, continua-t-elle avec cette persistance de la femme qui a le droit de dire : J’avais raison ! Ah ! vous croyez qu’il suffit de s’aimer et d’aller vivre à la campagne d’une vie pastorale et vaporeuse ? Non, mon ami, non. A côté de la vie idéale, il y a la vie matérielle, et les résolutions les plus chastes sont retenues à terre par des fils ridicules, mais de fer, et que l’on ne brise pas facilement. Si Marguerite ne vous a pas trompé vingt fois, c’est qu’elle est d’une nature exceptionnelle. Ce n’est pas faute que je le lui aie conseillé, car cela me faisait peine de voir la pauvre fille se dépouiller de tout. Elle n’a pas voulu ! elle m’a répondu qu’elle vous aimait et ne vous tromperait pour rien au monde. Tout cela est fort joli, fort poétique, mais ce n’est pas avec cette monnaie qu’on paye les créanciers, et aujourd’hui elle ne peut plus s’en tirer, à moins d’une trentaine de mille francs, je vous le répète.

— C’est bien, je donnerai cette somme.

— Vous allez l’emprunter ?

— Mon Dieu, oui.

— Vous allez faire là une belle chose ; vous brouiller avec votre père, entraver vos ressources, et l’on ne trouve pas ainsi trente mille francs du jour au lendemain. Croyez-moi, mon cher Armand, je connais mieux les femmes que vous ; ne faites pas cette folie, dont vous vous repentiriez un jour. Soyez raisonnable. Je ne vous dis pas de quitter Marguerite, mais vivez avec elle comme vous viviez au commencement de l’été. Laissez-lui trouver les moyens de sortir d’embarras. Le duc reviendra peu à peu à elle. Le comte de N…, si elle le prend, il me le disait encore hier, lui payera toutes ses dettes, et lui donnera quatre ou cinq mille francs par mois. Il a deux cent mille livres de rente. Ce sera une position pour elle, tandis que vous, il faudra toujours que vous la quittiez ; n’attendez pas pour cela que vous soyez ruiné, d’autant plus que ce comte de N... est un imbécile, et que rien ne vous empêchera d’être l’amant de Marguerite. Elle pleurera un peu au commencement, mais elle finira par s’y habituer, et vous remerciera un jour de ce que vous aurez fait. Supposez que Marguerite est mariée, et trompez le mari, voilà tout.

Je vous ai déjà dit tout cela une fois ; seulement, à cette époque, ce n’était encore qu’un conseil, et aujourd’hui, c’est presque une nécessité.

Prudence avait cruellement raison.

— Voilà ce que c’est, continua-t-elle en renfermant les papiers qu’elle venait de montrer, les femmes entretenues prévoient toujours qu’on les aimera, jamais qu’elles aimeront, sans quoi elles mettraient de l’argent de côté, et à trente ans elles pourraient se payer le luxe d’avoir un amant pour rien. Si j’avais su ce que je sais, moi ! Enfin, ne dites rien à Marguerite et ramenez-la à Paris. Vous avez vécu quatre ou cinq mois seul avec elle, c’est bien raisonnable ; fermez les yeux, c’est tout ce qu’on vous demande. Au bout de quinze jours elle prendra le comte de N…, elle fera des économies cet hiver, et l’été prochain vous recommencerez. Voilà comme on fait, mon cher ! Et Prudence paraissait enchantée de son conseil que je rejetai avec indignation.

Non seulement mon amour et ma dignité ne me permettaient pas d’agir ainsi, mais encore j’étais bien convaincu qu’au point où elle en était arrivée, Marguerite mourrait plutôt que d’accepter ce partage.

— C’est assez plaisanter, dis-je à Prudence ; combien faut-il définitivement à Marguerite ?

— Je vous l’ai dit, une trentaine de mille francs.

— Et quand faut-il cette somme ?

— Avant deux mois.

— Elle l’aura.

Prudence haussa les épaules.

— Je vous la remettrai, continuai-je, mais vous me jurez que vous ne direz pas à Marguerite que je vous l’ai remise.

— Soyez tranquille.

— Et si elle vous envoie autre chose à vendre ou à engager, prévenez-moi.

— Il n’y a pas de danger, elle n’a plus rien.

Je passai d’abord chez moi pour voir s’il y avait des lettres de mon père.

Il y en avait quatre.