Texte établi par Jules JaninLévy (p. 47-59).

V


Un assez long temps s’écoula sans que j’entendisse parler d’Armand, mais en revanche il avait souvent été question de Marguerite.

Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, il suffit que le nom d’une personne qui paraissait devoir vous rester inconnue ou tout au moins indifférente soit prononcé une fois devant vous, pour que des détails viennent peu à peu se grouper autour de ce nom, et pour que vous entendiez alors tous vos amis vous parler d’une chose dont ils ne vous avaient jamais entretenu auparavant. Vous découvrez alors que cette personne vous touchait presque, vous vous apercevez qu’elle a passé bien des fois dans votre vie sans être remarquée ; vous trouvez dans les événements que l’on vous raconte une coïncidence, une affinité réelles avec certains événements de votre propre existence. Je n’en étais pas positivement là avec Marguerite, puisque je l’avais vue, rencontrée, et que je la connaissais de visage et d’habitudes ; cependant, depuis cette vente, son nom était revenu fréquemment à mes oreilles, et dans la circonstance que j’ai dite au dernier chapitre, ce nom s’était trouvé mêlé à un chagrin si profond, que mon étonnement en avait grandi, en augmentant ma curiosité.

Il en était résulté que je n’abordais plus mes amis auxquels je n’avais jamais parlé de Marguerite, qu’en disant :

— Avez-vous connu une nommée Marguerite Gautier ?

— La Dame aux Camélias ?

— Justement.

— Beaucoup ! Ces Beaucoup ! étaient quelquefois accompagnés de sourires incapables de laisser aucun doute sur leur signification.

— Eh bien, qu’est-ce que c’était que cette fille-là ? continuais-je.

— Une bonne fille.

— Voilà tout ?

— Mon Dieu ! oui, plus d’esprit et peut-être un peu plus de cœur que les autres.

— Et vous ne savez rien de particulier sur elle ?

— Elle a ruiné le baron de G…

— Seulement ?

— Elle a été la maîtresse du vieux duc de…

— Était-elle bien sa maîtresse ?

— On le dit : en tout cas, il lui donnait beaucoup d’argent. ” Toujours les mêmes détails généraux.

Cependant j’aurais été curieux d’apprendre quelque chose sur la liaison de Marguerite et d’Armand.

Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent continuellement dans l’intimité des femmes connues. Je le questionnai.

— Avez-vous connu Marguerite Gautier ?

Le même beaucoup me fut répondu.

— Quelle fille était-ce ?

— Belle et bonne fille. Sa mort m’a fait une grande peine.

— N’a-t-elle pas eu un amant nommé Armand Duval ?

— Un grand blond.

— Oui.

— C’est vrai.

— Qu’est-ce que c’était que cet Armand ?

— Un garçon qui a mangé avec elle le peu qu’il avait, je crois, et qui a été forcé de la quitter. On dit qu’il en a été fou.

— Et elle ?

— Elle l’aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme ces filles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu’elles ne peuvent donner.

— Qu’est devenu Armand ?

— Je l’ignore. Nous l’avons très peu connu. Il est resté cinq ou six mois avec Marguerite, mais à la campagne. Quand elle est revenue, il est parti.

— Et vous ne l’avez pas revu depuis ?

— Jamais.

Moi non plus je n’avais pas revu Armand. J’en étais arrivé à me demander si, lorsqu’il s’était présenté chez moi, la nouvelle récente de la mort de Marguerite n’avait pas exagéré son amour d’autrefois et par conséquent sa douleur, et je me disais que peut-être il avait déjà oublié avec la morte la promesse faite de revenir me voir.

Cette supposition eût été assez vraisemblable à l’égard d’un autre, mais il y avait eu dans le désespoir d’Armand des accents sincères, et passant d’un extrême à l’autre, je me figurai que le chagrin s’était changé en maladie, et que si je n’avais pas de ses nouvelles, c’est qu’il était malade et peut-être bien mort.

Je m’intéressais malgré moi à ce jeune homme. Peut-être dans cet intérêt y avait-il de l’égoïsme ; peut-être avais-je entrevu sous cette douleur une touchante histoire de cœur, peut-être enfin mon désir de la connaître était-il pour beaucoup dans le souci que je prenais du silence d’Armand.

Puisque M. Duval ne revenait pas chez moi, je résolus d’aller chez lui. Le prétexte n’était pas difficile à trouver ; malheureusement je ne savais pas son adresse, et parmi tous ceux que j’avais questionnés, personne n’avait pu me la dire.

Je me rendis rue d’Antin. Le portier de Marguerite savait peut-être où demeurait Armand. C’était un nouveau portier. Il l’ignorait comme moi. Je m’informai alors du cimetière où avait été enterrée mademoiselle Gautier. C’était le cimetière Montmartre.

Avril avait reparu, le temps était beau, les tombes ne devaient plus avoir cet aspect douloureux et désolé que leur donne l’hiver ; enfin, il faisait déjà assez chaud pour que les vivants se souvinssent des morts et les visitassent. Je me rendis au cimetière, en me disant : A la seule inspection de la tombe de Marguerite, je verrai bien si la douleur d’Armand existe encore, et j’apprendrai peut-être ce qu’il est devenu.

J’entrai dans la loge du gardien, et je lui demandai si le 22 du mois de février une femme nommée Marguerite Gautier n’avait pas été enterrée au cimetière Montmartre.

Cet homme feuilleta un gros livre où sont inscrits et numérotés tous ceux qui entrent dans ce dernier asile, et me répondit qu’en effet le 22 février, à midi, une femme de ce nom avait été inhumée.

Je le priai de me faire conduire à la tombe, car il n’y a pas moyen de se reconnaître, sans cicérone, dans cette ville des morts qui a ses rues comme la ville des vivants. Le gardien appela un jardinier à qui il donna les indications nécessaires et qui l’interrompit en disant :“ Je sais, je sais…

— Oh ! la tombe est bien facile à reconnaître, continua-t-il en se tournant vers moi.

— Pourquoi ? lui dis-je.

— Parce qu’elle a des fleurs bien différentes des autres.

— C’est vous qui en prenez soin ?

— Oui, monsieur, et je voudrais que tous les parents eussent soin des décédés comme le jeune homme qui m’a recommandé celle-là.

Après quelques détours, le jardinier s’arrêta et me dit :

— Nous y voici.

En effet, j’avais sous les yeux un carré de fleurs qu’on n’eût jamais pris pour une tombe, si un marbre blanc portant un nom ne l’eût constaté.

Ce marbre était posé droit, un treillage de fer limitait le terrain acheté, et ce terrain était couvert de camélias blancs.

— Que dites-vous de cela ? me dit le jardinier.

— C’est très beau.

— Et chaque fois qu’un camélia se fane, j’ai ordre de le renouveler.

— Et qui vous a donné cet ordre ?

— Un jeune homme qui a bien pleuré, la première fois qu’il est venu ; un ancien à la morte, sans doute, car il paraît que c’était une gaillarde, celle-là. On dit qu’elle était très jolie. Monsieur l’a-t-il connue ?

— Oui.

— Comme l’autre, me dit le jardinier avec un sourire malin.

— Non, je ne lui ai jamais parlé.

— Et vous venez la voir ici ; c’est bien gentil de votre part, car ceux qui viennent voir la pauvre fille n’encombrent pas le cimetière.

— Personne ne vient donc ?

— Personne, excepté ce jeune monsieur qui est venu une fois.

— Une seule fois ?

— Oui, monsieur.

— Et il n’est pas revenu depuis ?

— Non, mais il reviendra à son retour.

— Il est donc en voyage ?

— Oui.

— Et vous savez où il est ?

— Il est, je crois, chez la sœur de mademoiselle Gautier.

— Et que fait-il là ?

— Il va lui demander l’autorisation de faire exhumer la morte, pour la faire mettre autre part.

— Pourquoi ne la laisserait-il pas ici ?

— Vous savez, monsieur, que pour les morts on a des idées. Nous voyons cela tous les jours, nous autres. Ce terrain n’est acheté que pour cinq ans, et ce jeune homme veut une concession à perpétuité et un terrain plus grand ; dans le quartier neuf ce sera mieux.

— Qu’appelez-vous le quartier neuf ?

— Les terrains nouveaux que l’on vend maintenant à gauche. Si le cimetière avait toujours été tenu comme maintenant, il n’y en aurait pas un pareil au monde ; mais il y a encore bien à faire avant que ce soit tout à fait comme ce doit être. Et puis les gens sont si drôles.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’il y a des gens qui sont fiers jusqu’ici.

Ainsi, cette demoiselle Gautier, il paraît qu’elle a fait un peu la vie, passez-moi l’expression. Maintenant, la pauvre demoiselle, elle est morte ; et il en reste autant que de celles dont on n’a rien à dire et que nous arrosons tous les jours ; eh bien, quand les parents des personnes qui sont enterrées à côté d’elle ont appris qui elle était, ne se sont-ils pas imaginé de dire qu’ils s’opposeraient à ce qu’on la mît ici, et qu’il devrait y avoir des terrains à part pour ces sortes de femmes comme pour les pauvres. A-t-on jamais vu cela ?

Je les ai joliment relevés, moi ; des gros rentiers qui ne viennent pas quatre fois l’an visiter leurs défunts, qui apportent leurs fleurs eux-mêmes, et voyez quelles fleurs ! qui regardent à un entretien pour ceux qu’ils disent pleurer, qui écrivent sur leurs tombes des larmes qu’ils n’ont jamais versées, et qui viennent faire les difficiles pour le voisinage.

Vous me croirez si vous voulez, monsieur, je ne connaissais pas cette demoiselle, je ne sais pas ce qu’elle a fait ; eh bien, je l’aime, cette pauvre petite, et j’ai soin d’elle, et je lui passe les camélias au plus juste prix. C’est ma morte de prédilection. Nous autres, monsieur, nous sommes bien forcés d’aimer les morts, car nous sommes si occupés que nous n’avons presque pas le temps d’aimer autre chose.

Je regardais cet homme, et quelques-uns de mes lecteurs comprendront, sans que j’aie besoin de le leur expliquer, l’émotion que j’éprouvais à l’entendre.

Il s’en aperçut sans doute, car il continua :

— On dit qu’il y avait des gens qui se ruinaient pour cette fille-là, et qu’elle avait des amants qui l’adoraient ; eh bien, quand je pense qu’il n’y en a pas un qui vienne lui acheter une fleur seulement, c’est cela qui est curieux et triste. Et encore, celle-ci n’a pas à se plaindre, car elle a sa tombe, et s’il n’y en a qu’un qui se souvienne d’elle, il fait les choses pour les autres. Mais nous avons ici de pauvres filles du même genre et du même âge qu’on jette dans la fosse commune, et cela me fend le cœur quand j’entends tomber leurs pauvres corps dans la terre. Et pas un être ne s’occupe d’elles, une fois qu’elles sont mortes ! Ce n’est pas toujours gai, le métier que nous faisons, surtout tant qu’il nous reste un peu de cœur. Que voulez-vous ? c’est plus fort que moi. J’ai une belle grande fille de vingt ans et, quand on apporte ici une morte de son âge je pense à elle, et, que ce soit une grande dame ou une vagabonde, je ne peux pas m’empêcher d’être ému.

Mais je vous ennuie sans doute avec mes histoires et ce n’est pas pour les écouter que vous voilà ici. On m’a dit de vous amener à la tombe de Mlle Gautier, vous y voilà, puis-je vous être bon encore à quelque chose ?

— Savez-vous l’adresse de M. Armand Duval, demandai-je à cet homme.

— Oui, il demeure rue de... c’est là du moins que je suis allé toucher le prix de toutes les fleurs que vous voyez.

— Merci, mon ami.

Je jetai un dernier regard sur cette tombe fleurie, dont malgré moi j’eusse voulu sonder les profondeurs pour voir ce que la terre avait fait de la belle créature qu’on lui avait jetée, et je m’éloignai tout triste.

— Est-ce que monsieur veut voir M. Duval ? reprit le jardinier qui marchait à côté de moi.

— Oui.

— C’est que je suis bien sûr qu’il n’est pas encore de retour, sans quoi, je l’aurais déjà vu ici.

— Vous êtes donc convaincu qu’il n’a pas oublié Marguerite ?

— Non seulement j’en suis convaincu, mais je parierais que son désir de la changer de tombe n’est que le désir de la revoir.

— Comment cela ?

— Le premier mot qu’il m’a dit en venant au cimetière a été : Comment faire pour la voir encore ? Cela ne pouvait avoir lieu que par le changement de tombe, et je l’ai renseigné sur toutes les formalités à remplir pour obtenir ce changement, car vous savez que pour transférer les morts d’un tombeau dans un autre, il faut les reconnaître, et la famille seule peut autoriser cette opération à laquelle doit présider un commissaire de police. C’est pour avoir cette autorisation que M. Duval est allé chez la sœur de mademoiselle Gautier et sa première visite sera évidemment pour nous.

Nous étions arrivés à la porte du cimetière ; je remerciai de nouveau le jardinier en lui mettant quelques pièces de monnaie dans la main et je me rendis à l’adresse qu’il m’avait donnée.

Armand n’était pas de retour.

Je laissai un mot chez lui, le priant de me venir voir dès son arrivée, ou de me faire dire où je pourrais le trouver.

Le lendemain, au matin, je reçus une lettre de M. Duval, qui m’informait de son retour, et me priait de passer chez lui, ajoutant qu’épuisé de fatigue, il lui était impossible de sortir.