La Dévastation, épisodes et souvenirs de la guerre d’Orient/02

La Dévastation, épisodes et souvenirs de la guerre d’Orient
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 13 (p. 737-774).
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LA DEVASTATION
ÉPISODES ET SOUVENIRS DE LA GUERRE D’ORIENT

II.
LES BATTERIES FLOTTANTES DEVANT KINBURN ET DANS LE DNIEPER.



I. — L’APPAREILLAGE. — ODESSA. — UNE ESCARMOUCHE.

Les batteries flottantes avaient reçu l’ordre de quitter la baie de Streleska pour rejoindre les escadres alliées dans la rade de Kamiésh. L’exécution de cet ordre devint l’occasion d’une véritable joute nautique, où chacun des trois bâtimens rivalisa d’empressement et de bon vouloir, sinon d’agilité. Si j’avais un conseil à donner aux organisateurs de certaines régates parisiennes, ce serait d’ajouter à leur programme une course de batteries flottantes. Quelques incidens de notre navigation de Streleska à Kamiésh feront juger de l’intérêt que pourrait offrir un pareil spectacle.

Voici d’abord la Tonnante. Elle a dépassé la pointe la plus avancée à l’ouverture de la baie de Streleska. Une roche, la tête hors de l’eau, lui a crié, comme un factionnaire vigilant : « Au large ! » et la Tonnante a bien voulu porter un peu plus loin sa formidable muraille de fonte, qui semble de taille cependant à faire reculer les rochers mêmes. Elle avance lentement, et n’en fait pas moins ce qu’elle peut pour dévorer l’espace. Chaque mouvement de l’hélice soulève un tourbillon d’écume, chaque coup de piston lance au ciel une svelte colonne de fumée qui s’échappe à intervalles réguliers des flancs du navire, haletant comme un attelage de bœufs, à la fin d’une chaude journée de travail. Maintenant la Tonnante est assez loin de terre, elle va mettre le cap sur Kamiesh.

La Lave paraît. Elle a franchi la passe plus hardiment que la Tonnante et s’élance à toute vapeur pour la rejoindre. La lutte est engagée : gagnera-t-elle quelques mètres sur sa rivale ? — Allons, chauffeurs, à l’œuvre ! Remplissez vos fourneaux : du cardiff[1] tant qu’ils en pourront contenir ! La haute pression est exigeante ; il faut lui prodiguer la vapeur ! Tourmentez la houille, attisez, attisez toujours ! Aujourd’hui la ration de vin sera double. — Ainsi parle-t-on a bord de la Lave, qui se rapproche visiblement de la Tonnante. Ce n’est plus une batterie flottante, c’est une sylphide… Mais place à la Dévastation ! Ambitieux lutteurs, tenez-vous bien ; voici un redoutable adversaire. Cette batterie n’a pas perdu comme vous les bons principes ; elle ne va pas en serpentant, le sillon qu’elle trace est rigoureusement droit, et fait honneur à la vaillante main de ses timoniers. Elle vous devancera, quoi que vous fassiez. Résignez-vous à la défaite.

De la terre, on suit avec curiosité la marche de nos trois bâtimens. La galerie est attentive. Je ne serais pas étonné que des paris fussent proposés et tenus. Au milieu des émotions de cette lutte, où notre batterie tient si bravement sa place, je pense à l’intérêt que pourrait offrir aux sportsmen fatigués de voir courir des chevaux anglais montés par des jockeys sveltes comme des ombres une course d’énormes chevaux normands portant en selle quelques vigoureux cavaliers de même encolure. Pendant que je rêve ainsi, les trois monstres marins continuent à s’agiter. La Lave a enfin gagné sa devancière ;… oui, mais la Dévastation la suit de bien près, et dès à présent le résultat de notre steeple-chase n’est plus douteux. Partie la dernière de Streleska, la Dévastation entre la première en rade de Kamiesh, où l’attend, pour lui donner ses remorques, un vaisseau mixte de quatre-vingt-dix canons. Puis arrivent la Lave et enfin la Tonnante, qui vont également prendre place derrière leur remorqueur On n’attend plus que le signal du départ. Toute une escadre est réunie sur rade, prête à lever l’ancre ; La côte disparaît sous les nuages de fumée que lance une forêt de cheminées de tôle. Les canots vont d’un bâtiment à l’autre, les pavillons télégraphiques échangent des questions et des réponses, les canonnières sillonnent la route du mouillage à la baie, les chalands de débarquement font, crier les poulies qui les hissent à bord des vaisseaux. Partout règnent un bruit, un mouvement, une animation inaccoutumés, attrayant prélude de quelque grand événement maritime. Le soleil éclaire d’une lumière vaporeuse le pont des frégates, chargées de dix mille hommes de troupes anglaises et françaises que commandent les généraux Bazaine et Spencer. Enfin l’ordre de se mettre en marche est donné ; un bruit unique succédé aux mille bruits divers qui se croisaient il n’y a qu’un instant. C’est un immense grincement répercuté d’écho en écho, de grève en grève, et produit par les chaînés massives des ancres qui éraillent les écubiers au puissant appel des cabestans. On dirait le hennissement d’impatience que pousse un coursier fougueux au moment du départ. L’escadre française a bientôt dérapé[2] ; elle déploie sa longue ligne de bâtimens qui mesurent leur vitesse et règlent leur marche sur les mouvemens du vaisseau amiral, pendant que la flotte anglaise, opérant la même manœuvre, dessine tribord à elle[3] une parallèle si régulière qu’on la dirait tracée par le pinceau de Gudin ou d’Isabey. Trente-huit bâtimens arborent le pavillon français, et un nombre à peu près égal les couleurs britanniques. Le Royal-Albert porte à son grand mât le guidon de l’amiral Lyons[4]. Nous marchons vers Odessa.

Le ciel ne tarde pas à se couvrir de brume, et la mer se fait houleuse. Pendant plusieurs heures, nous filons sept nœuds ; mais à la tombée de la nuit l’amiral ordonne de ralentir. L’escadre anglaise s’éloigne de nous insensiblement, elle prend le large pour contourner un banc ; nous continuons à suivre la côte, sur laquelle nous apercevons de temps en temps de bizarres silhouettes de cosaques montés sur de très petits chevaux et armés de grandes lances. Les télégraphes russes fonctionnent constamment ; ils se dressent de distance en distance comme des fantômes gigantesques, lèvent au ciel leurs maigres bras, et semblent, dans leurs poses étranges, faire des signes de détresse, des gestes de désespoir. Notre départ de Kamiesh est déjà connu de l’ennemi : quoique moins prompts que l’électricité, les télégraphes russes auront parlé assez tôt pour que la garnison d’Odessa passe la nuit du 7 au 8 octobre l’arme au bras au milieu d’une population livrée aux plus cruelles angoisses.

La Dévastation, traînée par son puissant remorqueur, avance sans se presser. L’équipage fait connaissance avec le détachement du 3e régiment d’infanterie de marine, embarqué le matin même et placé sous les ordres d’un jeune lieutenant, M. Aubein. Ceux des officiers de l’état-major qu’aucun service ne retient sur le pont vont se coucher, espérant se réveiller le lendemain devant le port de commerce le plus riche de la Russie dans la Mer-Noire. La nuit s’écoule très belle, rafraîchie par le souffle d’une faible brise de sud-ouest ; mais au lever du jour le vent s’élève avec plus de force, et lorsque nous arrivons en vue d’Odessa, il souffle violemment. Nous mouillons devant ce port vers trois heures de l’après-midi, rejoints peu de temps après par l’escadre anglaise.

L’inquiétude était grande à Odessa. La présence des flottes y causait une frayeur telle que, d’après une correspondance russe publiée à cette époque, « le désarroi était devenu général malgré les airs d’assurance qu’affectaient de prendre publiquement les commandans et les officiers de la garnison ; — femmes, vieillards et enfans se sauvèrent éplorés, se rappelant avec terreur le premier bombardement. » De la rade même, on pouvait se faire une idée de l’extrême agitation qui régnait dans la ville : les artilleurs couraient à leurs pièces sur le rivage ; — on amenait de l’artillerie de campagne toute prête à se porter sur les points où un débarquement était à craindre ; — on faisait rougir des boulets ; — des troupes défilaient à chaque instant sur les hauteurs. Qu’eût pu faire Odessa cependant une fois à la portée de nos pièces ? — La garnison se serait battue avec courage comme les Russes savent se battre ; mais elle n’eût pu empêcher notre artillerie de réduire la ville en cendres, de tuer pour toujours, en quelques heures, son commerce, si prospère, si florissant avant la guerre, et cela en dépit des six obusiers élevés par les ingénieurs devant le palais Voronzof, — malgré les deux batteries garnies, l’une de trente-six pièces, l’autre de douze, qui dominaient la rade et défendaient l’entrée du port. La population commerçante le comprit bien, et, cédant à ses sollicitations, le corps consulaire adressa aux amiraux Bruat et Lyons cette note rédigée à la hâte : « La présence des flottes alliées sur la rade d’Odessa fait craindre un bombardement. Les soussignés, consuls-généraux et consuls à Odessa, croient de leur devoir d’appeler l’attention de MM. les amiraux sur les dangers auxquels la vie et la propriété de leurs nationaux seraient exposées par suite d’un bombardement. Les soussignés se permettent de rappeler à leurs excellences que la ville d’Odessa renferme une foule de familles étrangères sujettes de leurs souverains, et que c’est à elles qu’appartient la plus grande partie des biens mobiliers et immobiliers de cette ville. Ils osent donc espérer que leurs excellences épargneront à la ville les tristes conséquences d’un bombardement. »

Malgré la déclaration des consuls, Odessa n’eût pas échappé à ces tristes conséquences, si la guerre avait nécessité un nouveau bombardement ; mais la cité marchande devait en être quitte pour une panique, ou, d’après l’expression des matelots, pour un « petit coup de baisse à la bourse. » Ce n’était point pour elle que nous étions venus, et, sans les vents qui régnaient, nous serions allés directement au but réel de l’expédition. Pendant plusieurs jours, ces vents nous firent rouler et tanguer alternativement. Sitôt qu’ils cessaient, la brume tombait si serrée, que c’est à peine si les bâtimens se distinguaient entre eux. Enfin le 14 octobre, le temps paraissant s’améliorer, l’escadre leva l’ancre de nouveau pour aller la jeter, menaçante cette fois, devant Kinburn.

Ai-je bien nommé cette forteresse ? Faut-il dire Kinburn, ou Kilbourn, ou bien encore Kil-Bouroun ? Kil-Bouroun est la désignation turque donnée à la presqu’île où s’élève ce fort jusqu’à l’époque (1774) où elle cessa de faire partie, avec Otchakof, de l’empire ottoman. Depuis, ses conquérans l’appelèrent Kilbourn, et les Anglais, changeant l’orthographe de ce nom, n’écrivirent plus sur leurs cartes que Kinburn. Cette dernière désignation ayant prévalu, nous l’adopterons.

Il ne faudrait pas trop s’étonner devoir deux escadres considérables se réunir devant une forteresse d’apparence assez chétive, et qui ne semblait guère mériter l’honneur d’une attaque aussi sérieuse. En réalité, le fort et la forteresse de Kinburn étaient non-seulement importans et bien armés, mais encore ils avaient la certitude de rester hors des atteintes des vaisseaux et des frégates, que leur tirant d’eau obligeait de mouiller trop loin pour que leur feu pût produire quelque effet. Quant aux dix mille hommes de troupes, ils ne pouvaient être à craindre pour l’ennemi qu’autant qu’une brèche praticable faite par les flottes leur eût permis de donner l’assaut. Puis il était nécessaire de détacher des bâtimens pour garder le liman du Dniéper et empêcher la place assiégée de recevoir des secours.

Mouillées à environ deux mille cinq cents mètres de la presqu’île, les trois batteries flottantes, ayant seules parcouru la route d’Odessa à Kinburn, achèvent leur branle-bas de combat : les panneaux des bastingages sont mis à la mer, attachés sur des corps-morts, avec les canots dont on peut se passer ; l’artillerie est portée à tribord ; toutes les dispositions prescrites par le plan de combat développé la veille à leurs commandans par l’amiral sont prises dès le matin. Les troupes débarquent sans accident, et dans le plus grand ordre, à trois milles de la forteresse ; les chalands, remorqués par les canonnières, peuvent toucher une plage magnifique, recouverte d’un sable fin, sans qu’il soit utile de recourir aux embarcations. Aussitôt débarquée, l’armée établit des retranchemens pour empêcher que des secours arrivent aux commandans des forts. C’est le lendemain 15 octobre que commenceront les hostilités. L’ennemi n’a pas fait un mouvement depuis notre arrivée ; le pavillon russe flotte sur les casernes, et les sentinelles restent immobiles. On dirait que ces murailles sont abandonnées, et cependant derrière elles quinze cents hommes sont activement occupés à des travaux de défense : les projectiles s’élèvent en pyramides autour des pièces ; les poudrières sont prudemment garnies de roues, d’affûts de rechange en fer qu’on fait sortir en toute hâte des magasins. Sur ces roues, on ajoute un blindage entièrement composé de sacs de farine !

Pendant que la cavalerie pousse une reconnaissance dans la direction de Nicolaïef, l’armée, protégée au besoin par les canonnières, continue ses travaux. Des tranchées s’ouvrent de tous côtés. Le sol est moins dur qu’à Sébastopol : point de roc à miner, point de cailloux à remuer, partout du sable fin mêlé de coquillages ; c’est à peine si ce sable voit croître quelques rares touffes d’herbes. L’endroit choisi pour notre campement fut plus tard désigné par nous sous le nom de dunes, et devint pendant l’hiver un point l’observation pour les Cosaques. En partant des dunes, avant d’arriver à la forteresse, il faut traverser un village assez pauvre. Sauf deux ou trois maisons blanchies à la chaux et, couvertes de tuiles, les autres, petites et mal assises, étaient construites en galandage, comme la plupart des granges de nos campagnes. Le village comptait une soixantaine de maisons.

Vers trois heures de l’après-midi, les bombardes ; ayant reçu l’ordre d’essayer leur tir contre les fortifications, vinrent prendre poste le long de la presqu’île, à 2,000 mètres du fort principal ; mais à la première détonation des mortiers, et comme si ce fait eût été donné pour signal par le commandant russe à ses soldats, une fumée épaisse enveloppa le village, les flammes se firent jour de toutes parts, et un incendie violent, allumé avec l’adresse et la dextérité qui distinguent les Russes, éclaira durant toute une nuit les forts, les camps et la rade. La place tira quelques coups de canon inutiles : les boulets ne touchèrent pas nos bâtimens. Nos bombes au contraire firent voler plus d’une fois la terre des parapets. L’amiral mit fin ai ces essais, qui devaient bientôt porter leurs fruits.

Le 16, jour fixé pour le bombardement, il y eut contre-ordre, le vent et l’état de la mer ne permettant pas à l’escadre de prendre une position convenable. Les bombardes continuèrent l’exercice de la veille ; à leur feu se joignit celui des canonnières anglaises, qui allaient et venaient devant les forts. Ces canonnières, portant pour toute artillerie deux canons rayés lançaient leurs boulets cylindro-coniques à une distance prodigieuse. L’équipage des batteries flottantes resta spectateur de ce tir intéressant. Rien n’était plus curieux, à contempler que les courbes décrites par les bombes dans le demi-jour du crépuscule. Ces traînées lumineuses qui se croisaient en tous sens (car la place usa de ses mortiers) se brisaient parfois dans le ciel et vomissaient soudain une langue de flamme, immédiatement suivie d’une détonation. On eût dit un splendide feu d’artifice. L’amiral fit bientôt suspendre ce jeu, en réalité peu redoutable. Le commandant ennemi pensa que cet exercice avait pour but de l’intimider et de le forcer à demander une capitulation sans combat sérieux, capitulation à laquelle l’attitude de ses soldats ne lui eût pas permis de consentir, eût-elle été dans ses intentions. Il avait sans doute l’intime conviction qu’il nous tiendrait en échec assez longtemps pour nous lasser et nous faire reprendre le chemin de Kamiesh. Il ne croyait pas du reste que même nos bâtimens légers pussent venir s’embosser de manière à faire brèche dans des fortifications qu’il considérait comme très solides, et qui l’étaient en effet, quoique bien anciennes. Les précautions qu’il prenait, disait-il, en doublant d’épaisseur le revêtement des poudrières, lui étaient dictées par la plus simple prudence et non par la crainte des effets destructeurs de notre artillerie. Cette confiance devait être cruellement déçue.

Le vent étant complètement tombé, l’amiral Bruat rassembla à bord du Montebello les commandans des navires de flottille, et fixa irrévocablement pour le lendemain 17 octobre l’attaque de Kinburn. La dernière nuit qui nous séparait encore du moment de l’action ne se passa pas calme pour tout le monde : elle favorisa de ses ombres une excursion qui n’était pas sans périls et qui mérite d’être racontée.

J’avais vu préparer abord, dans la journée du 16, des bouées surmontées d’un guidon en étoffe rouge, mais je ne m’étais pas préoccupé de la destination qui leur était donnée, lorsque, le soir, le commandant de la Dévastation fit appeler un de ses officiers, M. de Raffin, enseigne de vaisseau. Il lui confia la mission d’aller, à la faveur de la nuit, poser ces bouées aussi près que possible des forts, et de prendre des sondages sur sa route. M. de Montaignac de Chauvance, étant le plus ancien de grade des capitaines de frégate commandant les batteries flottantes, avait été chargé par l’amiral Bruat de guider la Tonnante et la Lave dans leur embossage. La mission qu’il donnait à M. de Raffin l’ordre d’accomplir était donc fort importante, puisqu’à l’aide des sondages exécutés il pouvait se rendre exactement compte de la distance à laquelle il était permis à ces bâtimens de prendre position.

Cette excursion me souriait ; elle m’apparaissait pleine d’émotions de toute sorte. Je jouissais par avance de l’étonnement de l’ennemi voyant au point du jour un long chapelet de bouées se balancer jusqu’au pied de ses murailles. Je ne résistai pas à la tentation d’accompagner M. de Raffin, et, sous le prétexte d’être son bras droit en prenant note des sondages qu’il ferait exécuter, je demandai à le suivre, ce qui me fut aussitôt accordé.

À minuit, le canot s’éloigna de la Dévastation La nuit était sombre, pas autant qu’il l’eût fallu cependant pour agir en toute sécurité. La hier ondulait légèrement, encore émue par les vents qui l’avaient agitée durant plusieurs jours. Le canot était monté par dix hommes, ayant pour patron Questel, matelot de première classe, aujourd’hui capitaine au long cours. M. de Raffin et moi, nous étions dans la chambre, retenant le compas de route entre nos jambes. Les bouées trouvaient place à l’avant et à l’arrière, et les fusils de l’équipage en travers sur les bancs.

Les premières sondes donnèrent trois fois plus de fond qu’il n’en fallait aux batteries flottantes ; mais plus nous approchions du rivage, plus la profondeur diminuait. Les hommes maniaient les rames avec une grande précaution, atténuant de leur mieux le bruit que produit la pelle des avirons en touchant l’eau. Les lueurs qui s’échappait du village incendié la veille éclairaient la côte, et notre patron pouvait ainsi gouverner plus directement. Au bout de vingt minutes à peu près, le murmure des lames roulant sur le sable nous avertit que nous n’étions pas éloignés. Nous vîmes se dresser devant nous les fortifications, qui se détachaient imperceptiblement du fond, aussi noir qu’elles, d’un ciel chargé de nuages. La première bouée fut posée par 10 pieds d’eau à l’extrémité nord de la forteresse. Jusqu’alors rien ne paraissait devoir nous inquiéter. Le canot vira de bord, et nous avançâmes vers le sud, parallèlement au fort. Après quelques coups d’aviron, M. de Raffin ordonna de s’arrêter, et une seconde bouée flotta derrière nous. À ce moment, nous remarquâmes une lumière qui s’agitait sur les parapets ; elle se promenait comme si elle eût suivi une ronde d’officier. Cette apparition n’avait rien de bien rassurant ; nous étions sans doute observés. Le canot continua néanmoins de glisser plus silencieusement que jamais. Lorsqu’il parvint devant la partie centrale de la façade du fort, la lumière disparut, et on entendit très clairement un son de voix semblable à un commandement. Une détonation inattendue, qui nous fit tous bondir sur notre banc, servit d’accompagnement au posage de la troisième bouée ; une flamme soudaine éclaira, comme en plein jour, notre embarcation, et un obus passa au-dessus de nos têtes avec un ronflement si fort qu’il dut presque nous effleurer. Les hommes se couchèrent instinctivement sur leurs avirons ; il fallut l’injonction réitérée de l’officier pour les faire revenir de leur surprise. Une vive fusillade succéda à ce coup de canon, et par un hasard providentiel pas une balle ne nous atteignit. Elles tombaient autour de nous avec un bruit pareil à celui que ferait une pierre lancée à l’eau d’une grande hauteur.

Nous pouvions, à notre estime, être à moins de cent mètres de la forteresse. S’éloigner en toute hâte était le conseil que dictait la prudence, car continuer les sondages, c’eût été, sans nécessité absolue, vouloir exposer la vie des hommes ; l’ennemi, nous voyant de nouveau rôder aux environs, n’eût pas manqué d’allumer un feu pour éclairer la rade et nous punir de notre obstination. Que serait-il arrivé si ses pièces nous avaient accueillis avec de la mitraille ? Pas un seul de nous n’en serait revenu, et il est plus que probable que si l’on se fût attendu à notre visite, les canons n’eussent pas été chargés avec des projectiles pleins. Pendant que nous battions en retraite, les tirailleurs français s’étaient avancés jusqu’au village incendié, s’abritant derrière les pans d’une muraille que l’incendie avait laissés debout ; là, se faisant un point de mire de la fusillade russe, ils commencèrent un feu nourri qui détourna utilement l’attention de l’ennemi.

La brume, qui couvre si fréquemment la Mer-Noire, vint nous gêner dans la dernière partie de notre course nocturne. Ne pouvant plus voir les fanaux allumés à bord de la Dévastation, et sur lesquels nous devions régler notre marche, nous éclairâmes le compas, qui pouvait seul nous servir de guide ; mais le vent éteignit la lumière, et le fer des fusils empêcha l’aiguille de marquer. Il fallut marcher au hasard et se décider à demander au premier bâtiment de l’escadre que nous abordâmes de nous indiquer le mouillage des batteries flottantes.

Ainsi se termina cette expédition, dont les résultats étaient suffisans pour permettre au commandant de Montaignac de Chauvance de déterminer le point probable de son embossage. Lorsque le matin l’ennemi vit les trois bouées de la Dévastation, il dut se dire que si la réception qu’il nous fit était justement méritée, elle n’en avait pas moins été bien tardive.


III — LE COMBAT.

Sept heures après l’excursion dont je viens de parler, un grand mouvement se produisait parmi les équipages des divers bâtimens de l’escadre. Chefs de pièces, servans, pourvoyeurs, soutiers, tous se préoccupaient du rôle glorieux qu’ils allaient jouer la plupart pour la première fois de leur vie.

Les instans qui précèdent un combat font naître dans l’âme de celui qui doit compter au nombre des acteurs mille impressions différentes — impressions qui passent rapides comme l’éclair sans qu’aucune d’elles ait le pouvoir de l’occuper plus particulièrement. L’idée de la mort ne lui vient même pas à l’esprit. Il y a songé quelques jours auparavant : un dernier adieu est préparé pour sa famille ; c’est la Providence qui marquera le jour où il devra lui parvenir. Le sentiment du devoir et l’enthousiasme prennent la place des tristes retours, et c’est un bonheur car plus d’un courage pourrait faiblir, plus d’une main pourrait trembler. On a vraiment bien autre chose à faire : on observe ses adversaires, on regarde si l’heure qui doit amener le signal de la lutte est encore éloignée, on s’encourage mutuellement à marcher avec ensemble et précision, et l’on tient de gais propos sur la défaite probable de l’ennemi, qui de son côté, a bien le droit d’en faire autant. Puis on interroge le ciel et les vents ; le baromètre est l’objet d’attentions tout à fait inusitées, et l’œil ne quitté l’aiguille indicatrice que pour se porter satisfait sur les préparatifs menaçans qui se poursuivent de tous côtés.

À sept heures du matin, on active les fourneaux, que depuis leur arrivée devant Kinburn les bâtimens ont maintenus allumés. Plusieurs canonnières portent les derniers ordres. Le ciel est uniformément gris, l’horizon est voilé ; la mer, d’un vert sombre, agite bruyamment des lames courtes et pointues. L’atmosphère est chargée d’une épaisse fumée de charbon que la brise assez faible dissipe lentement. L’effet général du tableau est morne et sévère. Nos batteries flottantes ressemblent à ces chalands qui stationnent toute l’année sur le canal Saint-Martin. Il n’y a plus rien sur le pont ; la barre du gouvernail a également disparu ; c’est des profondeurs du navire que les timoniers feront leur service. Les tuyaux ont été démontés ; aussi la fumée que les batteries paissent échapper et qui les entoure leur donne-t-elle l’aspect de bâtimens incendiés. La Dévastation, par un reste de coquetterie, a seule conservé ses cheminées.

L’équipage, rassemblé dans l’entre-pont, écoute attentivement les dernières instructions de notre officier de batterie, M. de Saint-Phalle, lieutenant de vaisseau. Instruits avant et depuis le départ de France par cet officier, habitués à lui obéir, ayant pour M. de Saint-Phalle un respect que la discipline ne commande pas seule, les servans et chefs de pièces ne perdent pas une de ses paroles. Ils sont tous suspendus à ses lèvres : jamais école de canon n’eut d’élèves plus ambitieux de bien faire. Le caractère du matelot est des plus curieux à observer : c’est presque toujours un grand enfant qui a besoin de rencontrer chez ceux qui sont appelés à le diriger tantôt la fermeté la plus sévère, tantôt la plus extrême douceur. Il lui faut un langage rude, énergique, quand les circonstances sont impérieuses et réclament le concours de tout ce qu’il a de force et d’intelligence ; il lui faut aussi de la douceur et de la bonté pour l’aider à supporter la monotonie de la vie ordinaire. À bord il est le plus discipliné des soldats, à terre il est le plus indépendant des hommes ; il se livre à mille folies, se grise sans vergogne, et se querelle alors avec tout adversaire qui veut bien relever son défi. En mer, il est d’une sagesse exemplaire ; il travaille sans relâche, et s’il a quelques punitions à subir, — la suppression de son quart de vin ou une heure de peloton par exemple, — ce n’est que pour des fautes légères comme celles-ci : avoir parlé dans les rangs, — peut-être bien à un camarade qui lui écrasait les talons, — ou avoir laissé son linge épars dans la batterie. Le matelot est plus ordinairement insouciant que préoccupé. Il pleure volontiers en quittant sa femme et ses enfans, mais le lendemain il y songe à peine : la délégation du tiers de sa solde qu’il leur fait calme son chagrin et met sa conscience en repos.

Je disais tout à l’heure que l’idée de la mort venait rarement attrister le marin prêt à combattre. Si je n’en étais convaincu, il me suffirait de parcourir l’entre-pont de la Dévastation. L’amiral ordonné aux batteries flottantes de s’avancer vers Kinburn, le tambour abattu, et le clairon, tant bien que mal, sonne encore le rappel au poste de combat. Les hommes sont tous là, rangés autour de leurs chefs de pièces, fixes, immobiles, comme doivent l’être des soldats sous les armes. Leur figure est aussi impassible qu’en un jour d’exercice ; on ne croirait pas assurément qu’ils vont braver de formidables dangers, que chaque instant qui s’écoule les rapproche de l’ennemi sous le feu duquel ils vont rester pendant plus de quatre heures. J’ai beau examiner leurs traits, je n’y vois nulle trace d’émotion ; je remarque tout au plus de légers mouvemens d’impatience qui ont pour cause la lenteur de notre marche.

Un silence solennel régnait dans les rangs et n’était interrompu que par la voix de M. de Montaignac de Chauvance, qui du pont, où il était seul devant les canons russes, transmettait ses ordres aux officiers. La Dévastation gouvernait directement sur le fort ; ses sabords étaient à demi fermés. En apercevant ce bâtiment ras sur l’eau comme un ponton, n’offrant à l’œil rien de menaçant, avançant lentement, insouciant des boulets qui commençaient à pleuvoir autour de lui et au-devant desquels il se dirigeait avec sa nonchalance habituelle, le commandant russe dut se perdre en conjectures. S’exagérant la témérité du caractère français, il crut voir un chaland de débarquement destiné à jeter au pied même des murailles des troupes assez nombreuses pour pénétrer dans la place et obtenir une reddition sans le secours de l’artillerie.

Dix minutes de marche nous ont sensiblement rapprochés. Le tir de l’ennemi est plus précipité. Les boulets sillonnent l’atmosphère ; mais tous passent au-dessus du pont. Nous sommes à 1,500 mètres, et cependant le commandant ne donne aucun ordre de stopper. La Dévastation présente toujours son avant. Une ceinture de fumée inonde les parapets des forts. Seuls, nous nous trouvons le point de mire de toutes les pièces. Les bombardes anglaises et françaises, embossées le long de la presqu’île, commencent leur feu, mais elles ne peuvent réussir à opérer une diversion à notre avantage. Enfin la Dévastation jette l’ancre à une portée de 800 mètres ; — huit cents mètres, lorsque ses canons atteignent sûrement à une distance de deux mille cinq cents ! — A peine mouillée, elle se présente tribord à l’ennemi, ses sabords s’abaissent, ses canons de 50 avancent au dehors leurs bouches menaçantes. Au commandement de feu ! une détonation assourdissante fait frémir toutes les parties du navire, et quinze boulets ricochent en même temps sur les terrassemens russes. M. de Montaignac de Chauvance a quitté le pont pour se placer au centre de la batterie ; il vient de s’arrêter sous le grand panneau, lorsqu’un obus, se faisant jour au travers d’un double blindage, tombe à ses pieds et projette sur les hommes qui l’entourent des éclats de bois qui blessent, heureusement sans gravité, quelques-uns d’entre eux. La mèche de l’obus n’est pas éteinte, elle fume, et le projectile peut éclater. Une baille pleine d’eau le reçoit à temps.

L’ennemi s’est aperçu qu’il tirait trop haut ; il a rectifié son tir. L’action s’engage avec acharnement. Le temps sombre et les panneaux fermés laissent peu de jour pénétrer dans l’entre-pont. Cette demi-obscurité s’accroît encore de la fumée chassée par le vent ; elle devient tellement épaisse, que les hommes semblent se mouvoir comme des ombres. Pendant que l’équipage charge et décharge sans cesse ses énormes canons, les tirailleurs du 3e régiment d’infanterie de marine, placés à l’avant et à l’arrière, font un feu nourri sur les servans et chefs de pièces de l’ennemi. La galerie extérieure établie à bâbord, qui, d’après les calculs, était destinée à les recevoir, reste inoccupée, le commandant de Montaignac jugeant prudent de ne point exposer ces hommes sans bénéfice aux coups des Russes ; il eut raison, car les projectiles qui labouraient le pont rendaient cette position intenable.

Un roulement des tambours arrête tout à coup l’élan de nos marins. La fonte cesse de tonner, et chacun reprend son posté et son immobilité. De nouveaux ordres sont donnés, l’officier de batterie les répète : il s’agit de remplacer la charge au tiers par la charge au quart, de changer le pointage et de faire mettre à la disposition des meilleurs chefs de pièces des projectiles creux remplis de matières incendiaires, — projectiles dits boulets spéciaux. Ces dispositions sont prises en moins de temps que je n’en mets à les décrire, et le combat recommence. Si court qu’ait été ce moment de repos, il semble que l’équipage l’ait trouvé trop long et qu’il veuille regagner le temps perdu en déployant une activité nouvelle : les canons roulent bruyamment sur leurs chariots, mus par des bras robustes ; les chargeurs enlèvent les boulets de 50 sans efforts, et comme si le poids de ces énormes projectiles n’était rien pour eux ; — le refouloir va et vient sans relâche, faisant rendre au parois de la pièce un tintement sonore ; — les pourvoyeurs, le gargoussier sous le bras, accomplissent en courant le trajet de leur pièce à la soute. Toute cette agitation, se produisant au bruit de l’artillerie dans cette batterie basse, offre un tableau étrange. Chaque fois que la poudre étreint d’une langue de feu les flancs du navire, une lueur ardente se reflète sur l’équipage, illumine tous ces visages noircis pur le salpêtre, embrase toutes les murailles : le bâtiment entier ressemble à une vaste fournaise.

La scène change bientôt : l’ennemi tire depuis quelques instans avec une justesse extraordinaire. Les boulets atteignent les plaques de fonte, dans lesquelles ils font une dépression de deux à quatre centimètres. Le son qu’ils rendent en touchant notre armure est sec, et le choc n’a aucun autre effet sur la coque ; mais, soit que les artilleurs russes lancent en même temps des obus, soit qu’ils se servent de boulets rouges, il en est qui, sans faire de dépression, mâchent légèrement le fer et s’éparpillent en éclats dangereux qui pénètrent par les sabords. Plusieurs hommes tombent grièvement atteints. Leurs cris de douleur sont couverts par des hurrahs prolongés : le mât qui arborait le pavillon russe vient d’être emporté par un boulet, et les casernes du fort sont en feu. Quoique les batteries flottantes la Lave et la Tonnante aient pris leur embossage vingt minutes après nous, l’ennemi ne parait pas vouloir partager sa besogne en leur accordant une part dans sa défense, car d’autres hommes sont frappés à bord de la Dévastation et viennent se coucher sur le cadre. Si cela continue, le chirurgien ne restera pas oisif. Il y a cinquante minutes que nous combattons, et sept hommes déjà sont entre ses mains.

À onze heures, le feu est aussi vif de notre côté qu’au moment de l’embossage. Il n’en est pas de même de la forteresse : plusieurs de ses pièces sont démontées, les parapets sont minés par nos boulets, et la maçonnerie est gravement endommagée. L’ennemi tire toujours, mais plus lentement ; on voit qu’il a perdu une partie de ses moyens d’action. Cependant les artilleurs russes conservent dans leur pointage la même précision. De nombreux boulets ricochent presque à l’ouverture des sabords ; l’un des chargeurs demande un quatrième écouvillon : trois ont été cassés entre ses mains par les éclats du fer sans qu’il ait été touché ! Au tir à volonté la Dévastation fait succéder le tir par bordées, qui, joint au feu soutenu des deux autres batteries, ne tarde pas à faire dans une partie de la muraille une brèche immense. La clé de voûte de la porte sud-est est enlevée ; le cintre s’écroule avec fracas, entraînant dans sa chute les épaulemens, déjà rongés en plusieurs endroits.

Soudain, de notre côté, un craquement affreux couvre les bruits de la batterie, et deux hommes tombent pour ne plus se relever. Un boulet vient de pénétrer par un sabord du centre : après avoir tracé dans la pièce un sillon d’un centimètre de profondeur, il a décapité l’un des servans de gauche, broyé une épontille de 33 centimètres d’épaisseur, brisé en mille éclats le compas qui la surmontait, touché en plein bas-ventre un sergent d’infanterie de marine occupé au passage des projectiles, et s’est enfin réfugié dans la muraille en chêne du bâtiment, où il ne s’est arrêté qu’au blindage. Cette muraille a en cet endroit 60 centimètres d’épaisseur.

Le poste des blessés reçoit les deux cadavres mutilés : l’un, celui du servant de gauche, est dans un horrible état ; son corps sans tête, n’est plus qu’un amas de sang coagulé, l’épine dorsale est dépouillée, l’os du bras gauche est complètement à nu ; l’autre, celui du malheureux sergent, forme trois morceaux, retenus seulement par le pantalon d’uniforme ; les deux jambes ont été détachées. La mort a dû être prompte comme là foudre, car la figure est restée souriante.

Ce triste événement marque la fin du combat. La forteresse ne peut résister aux effets de notre artillerie ; à demi écroulée, n’ayant plus que quelques pièces en état de servir, elle arbore le pavillon blanc. Devant ce signal pacifique, si souvent déployé par les nations belligérantes, le canon cesse de gronder. Un calme étrange succède brusquement à un fracas épouvantable, et produit sur les sens une espèce d’engourdissement qui ne se dissipe qu’avec peine. Il semble qu’on sorte d’un pénible rêve. Deux embarcations se détachent simultanément des vaisseaux-amiraux et s’avancent vers la forteresse. Pendant que les officiers qui les montent parlementent avec le commandant misse, les équipages, rappelés sur le pont, prennent à la hâte leur, repas, s’entretenant avec entrain des faits accomplis, bien désireux de continuer une partie qu’ils viennent d’abandonner si belle.

Jetons un coup d’œil sur le tableau qui s’offre à nous. Au moment de. lever l’ancre pour venir s’embosser, et même aux débuts du combat, le ciel était sombre, le vent soufflait frais, et la mer clapotait ; maintenant le ciel est plus pur que jamais, la mer est droite et tranquille comme nous la trouvâmes au détroit de Gibraltar. Étrange contraste, le soleil resplendit sur les ruines désolées de la place ennemie ! Il semblé vouloir couvrir d’un éclatant linceul les victimes glorieuses de ce mémorable fait d’armes. Nos plaques portent les traces de trente et un boulets, et je puis en compter quarante-quatre sur le pont. Le chêne est couvert de longues déchirures : les boulets en passant creusaient leur lit, et ricochaient à quelques centaines de mètres plus loin. La mer est parsemée de détritus provenant de ces cicatrices et des éclats des jambettes. Toutes ces marques ineffaçables sont recouvertes d’une poussière blanchâtre. Les couleurs nationales sont traversées par un obus. Une ancre de 700 kilogrammes, couchée à l’avant sur le pont, est brisée en plusieurs morceaux ; la partie directement atteinte a suivi le projectile à la mer. Les autres batteries portent moins de traces sur leur pont. La Lave a reçu en totalité une soixantaine de boulets. J’ai peu parlé du reste de l’escadre, parce que je me suis promis de m’écarter le moins possible de la Dévastation, et surtout parce que les vaisseaux ne sont venus prendre part au combat que fort tard et à une grande distance. Les trois batteries flottantes peuvent être considérées comme ayant seules, avec les bombardes, réduit les forts de Kinburn au silence et essuyé entièrement leur feu meurtrier. Quelques lignes, extraites de l’ordre du jour de l’amiral Bruat, viennent à l’appui de notre opinion : « Le feu écrasant des batteries flottantes et des bombardes a tellement précipité le dénoûment de l’action, que les autres bâtimens de l’escadre n’ont pu prendre à ce glorieux combat toute la part qui leur avait été promise ; mais, par la précision de leurs manœuvres, par leur ardeur à se porter au feu, les Canonnières, les vaisseaux, les frégates, les corvettes et les avisos à vapeur ont montré ce que l’amiral était en droit d’attendre d’eux, si la lutte s’était prolongée davantage. »

Le général russe Kokonovich vient d’accepter cependant la sommation qu’on lui a faite de capituler. La garnison sort de la place avec les honneurs de la guerre ; elle défile sur les glacis, où elle dépose ses armes, emportant avec un pieux respect tous les ornemens religieux. Le commandant russe est reçu par les généraux Bazaine et Spencer, qui se sont avancés avec leurs troupes jusqu’en dehors du village incendié. La valeureuse défense des forts de Kinburn fait le plus grand honneur au courage héroïque des vaincus. L’ennemi n’a en effet consenti à se rendre que lorsque les pièces, démontées de leur affût, n’ont plus permis de brûler une seule amorce, et parce qu’il ne pouvait songer à soutenir avec avantage un assaut contre des troupes de beaucoup supérieures en nombre, auxquelles d’ailleurs de larges brèches offraient un chemin facile pour parvenir aux remparts. Ces brèches, c’est le feu des batteries flottantes qui les a ouvertes[5]. Évidemment les fortifications les mieux assises ont tout à redouter de pareils engins. L’amiral Lyons, visitant plus tard la Dévastation, resta saisi d’étonnement, et ne put s’empêcher de s’écrier : « Non, non, plus de vaisseaux ! » Le résultat obtenu a dépassé l’attente de l’amiral Bruat lui-même, plus familier avec la nouvelle invention dont l’empereur Napoléon III a doté la stratégie maritime. Dans son rapport, où il rend hommage à l’habileté de MM. les commandans de Montaignac de Chauvance, de Cornulier Lucinière et Dupré, il s’exprime ainsi : « J’attribue ce prompt succès en premier lieu à l’investissement complet de la place par terre et par mer, en second lieu au feu des batteries flottantes, qui avaient déjà ouvert dans les remparts plusieurs brèches praticables, et dont le tir, dirigé avec une remarquable précision, eût suffi pour renverser de plus solides murailles. On peut tout attendre de l’emploi de ces formidables machines de guerre, quand elles seront conduites au feu par des officiers aussi distingués que ceux auxquels l’empereur avait confié le commandement de la Dévastation, de la Lave et de la Tonnante. »

Une heure après la prise de possession de la presqu’île de Kinburn, je descendis à terre. Nos canonniers, auxquels le commandant avait accordé la permission de visiter la place, arrivaient en même temps. J’entrai par la poterne qui s’avance sur le liman du Dniéper[6], la porte du front sud-est n’existant plus. Quel douloureux spectacle ! On se croisait à chaque pas avec des convois de blessés ou de morts. La terre était couverte de boulets et de débris. Des huit corps de bâtiment que renfermait la forteresse, pas un n’a échappé à nos coups : les toitures sont à jour, et les murs, écroulés çà et là, laissent voir des salles dévastées. Le plus vaste de ces bâtimens, qui renfermait les cuisines, a été anéanti par l’incendie ; le parc, à projectiles est criblé : un seul obus cependant y est entré, et, chose extraordinaire, a éclaté sans mettre le feu aux boulets chargés que contenait l’édifice ; les logemens des officiers et de la garnison, le magasin des vivres et les ambulances sont à reconstruire. Il est difficile de se frayer un chemin à travers ces amas de décombres. Mais voulez-vous avoir une idée plus nette des terribles coups que nos bâtimens ont portés à l’ennemi, gravissez jusqu’aux terrassemens. Ici c’est une pièce qu’un boulet a frappée à la volée et jetée à bas de son affût ; là c’est un affût broyé de telle sorte que la culasse du canon s’est affaissée, laissant les artilleurs sans moyens d’action ; — plus loin, d’autres canons ébréchés, d’autres affûts paralysés, et partout des terres enlevées des talus et entassées comme à main d’homme sur cette artillerie à jamais inutile. Dès deux heures, au rapport du commandant russe, la place n’était plus tenable. Ce qui survivait d’hommes valides s’était réfugié dans les casemates et à l’abri des fossés qui regardent le Dniéper.

Visitons maintenant les deux forts qui s’élèvent entre la place principale et la pointe extrême de la presqu’île. Reliés par un chemin couvert, ces deux ouvrages pouvaient être d’un grand secours à l’ennemi, s’il avait eu affaire à de moins habiles tireurs que les nôtres ; mais le feu des batteries françaises s’étant concentré sur un même point, le général Kokonovich les fit abandonner pour porter toutes ses forces du côté attaqué, après avoir toutefois inutilement tenté de s’opposer au passage des canonnières dans le liman du Dniéper. Ces ouvrages quadrangulaires sont construits, l’un, celui de la pointe, dont le pied est baigné par la mer, en bois de sapin blanc revêtu de sabïe fin ; l’autre, désigné par nous sous le nom de fort intermédiaire, en épaisses couches de gazon superposées, formant talus extérieurement et soutenues intérieurement par des fascines. Le travail de ce dernier est remarquable. Il compte environ une vingtaine d’embrasures ; toutes ne sont pas armées. Au centre s’élèvent le traditionnel four à boulets rouges, une poudrière et une espèce de corps de garde ou réduit fortement blindé, construit, aussi en bois blanc. Ces deux forts n’existeraient plus sans doute, si les Russes ne les avaient promptement abandonnés.

En définitive, cette journée du 17 octobre, célébrée par les ordres du jour de l’amiral Bruat et du maréchal Pélissier, avait coûté aux Russes quarante-cinq hommes tués et cent trente blessés. Les alliés n’avaient eu à regretter que la perte des deux marins de la Dévastation, et environ vingt-cinq hommes blessés plus ou moins grièvement, tant à bord de ce dernier bâtiment qu’à bord des autres batteries flottantes.

Le 19 octobre, les prisonniers russes étaient dirigés sur Kamiesh. Par un rapprochement bizarre, quarante-cinq ans plus tôt, — le 19 octobre 1813, lendemain de la néfaste bataille de Leipzig, — le général Kokonovich, notre prisonnier d’aujourd’hui, entrait en vainqueur sur le territoire français !


III. — L’OCCUPATION. — LA PRESQU’ILE DE KINBURN. — UNE DEBACLE.

Le lendemain du combat de Kinburn, vers six heures du matin, l’ennemi faisait sauter la forteresse d’Otchakof, exposée sans utilité (d’après les termes d’une dépêche russe) à une destruction inévitable si nos bâtimens se décidaient à la bombarder. À la même heure, tous les bâtimens de l’escadre mettaient leur pavillon en berne. Aux cris d’enthousiasme, aux chants de victoire allaient succéder les prières des morts. Le moment était venu de procéder à l’enterrement des deux marins de la Dévastation. L’arrière de notre batterie avait été transformé en chapelle. Un catafalque d’une imposante simplicité recouvrait les deux corps. Il n’y avait là ni drap noir étoilé d’argent, ni panaches blancs, ni flambeaux ciselés, ni croix funèbre brodée sur velours. Des pavillons aux couleurs nationales recouvraient seuls les restes mortels de nos braves camarades, et les parois de la chapelle improvisée étaient modestement décorées par les drapeaux de toutes les nations alliées.

Vers onze heures, l’aumônier du Montebello arriva revêtu de ses habits sacerdotaux. Le commandant de la Dévastation et ses officiers se rangèrent à droite et à gauche des cercueils : les états-majors, des divers bâtimens leur faisaient face. L’équipage sur deux rangs avait pris place à tribord et à bâbord. L’office des morts fut récité au milieu du recueillement général. Il n’est personne qui puisse assister sans une émotion profonde à une cérémonie funèbre célébrée ainsi entre le ciel et l’eau, sur le glorieux théâtre où sont tombées les victimes ; il n’est personne qui n’éprouve le besoin de proclamer hautement son respect pour tous ceux qui, loin de leur famille, sacrifient si noblement leur existence à la grandeur de la patrie.

La prière et l’aspersion terminées, les corps furent déposés dans le grand canot, suivi d’un long convoi d’embarcations. Arrivés à la plage, les hommes du canot portèrent les cercueils à bras jusqu’à la fosse creusée dans les talus des fossés extérieurs de la forteresse. Après une courte et dernière prière, la terre se referma, et une humble croix de bois blanc fut plantée sur la sépulture des deux courageux marins.

Les batteries flottantes anglaises entrèrent sur rade dans la matinée du 19 octobre, remorquées par deux frégates. Arriver quarante-huit heures trop tard, c’était jouer de malheur ; elles repartirent immédiatement, sans même se donner la peine de jeter l’ancre, et se promettant bien sans doute d’avoir un jour leur revanche.

Avant d’entrer dans le liman du Dniéper, la Dévastation reçut l’ordre de remettre ses blessés aux divers vaisseaux de l’escadre qui lui furent désignés. Cette évacuation se fit avec une certaine solennité : couchés dans leurs cadres, les blessés, hissés par le grand panneau, passaient devant la garde assemblée, qui leur partait les armes pendant que le tambour battait aux champs. Les officiers se découvraient à leur passage, et le commandant de Montaignac de Chauvance adressait à chacun de ces braves marins quelques bonnes paroles d’encouragement. On les transportait ensuite dans les canots, qui partaient aussitôt pour leur destination. Les batteries flottantes la Lave et la Tonnante, devant lesquelles les blessés étaient obligés de passer, avaient également rassemblé sur leur pont la garde et les tambours.

Le 25 octobre, nous faisions notre entrée dans le Dniéper. Le mouillage assigné à chacune des batteries préservait d’une attaque des Russes la forteresse de Kinburn, où il importait de pouvoir s’établir avec sécurité, puisque les amiraux avaient décidé, de concert avec le général Bazaine, qu’on hivernerait dans la presqu’île. Un seul régiment, le 95e de ligne, qui sut se faire une si belle page dans la guerre d’Orient par le combat du pont de Traktir, devait rester préposé à la garde de notre conquête. Pour faciliter la défense de la place, les vaisseaux mirent à terre plusieurs canons de 30, et les batteries flottantes complétèrent cet armement avec six pièces de 50. Quant aux Anglais, ils ne laissèrent derrière eux que leur pavillon, flottant sur le bastion, de la pointe extrême : l’armée anglaise n’était pas assez forte pour se démembrer, et la division maritime organisée par les soins de l’amiral Bruat pouvait seule défendre nos nouvelles positions.

Les troupes de terre et de mer partirent donc après avoir fait plusieurs reconnaissances : la troupe de terre avec la cavalerie à quelques ligues de la forteresse, la division de mer avec les canonnières dans le Bug et le Dniéper, sous la conduite du contre-amiral Pellion. L’une revint chargée de légumes, de bois, de fourrage et de harengs salés, pris dans les deux villages de Paksofka et de Skadofka ; l’autre, remorquant un radeau de bois de construction d’une grande valeur, mais non sans avoir échangé quelques coups de canon avec les batteries en terre dont les rives du fleuve sont bordées, tandis que nos cavaliers n’avaient rencontré dans leurs excursions que des masures abandonnées et environ deux cent cinquante Cosaques, qui s’étaient bornés à les regarder de loin.

Le commandement maritime de la division de Kinburn[7] fut confié à M. le capitaine de vaisseau Paris, qui abandonna le Fleurus pour porter son guidon sur l’aviso à vapeur le Vautour. Le colonel Muller, du 95e de ligne, eut de son côté le commandement supérieur des troupes de terre, composées du régiment à la tête duquel il avait perdu deux chevaux au pont de Traktir, et de trois détachemens d’infanterie de marine, qui, débarqués des batteries flottantes, furent chargés de garder les forts avancés de la presqu’île.

Pour arriver à se mettre sur un pied de défense respectable, les vainqueurs de Kinburn avaient fort à faire, il faut bien le dire. Avec un peu d’efforts, ils réussirent cependant à se débrouiller (qu’on nous permette ce terme si usité dans la langue du marin). La division du commandant Paris avait prêté le concours de ses équipages à l’armée de terre, et l’on s’était mis à l’œuvre avec courage. Une attaque sérieuse pouvait être à craindre par le front sud-est de la forteresse, et c’était précisément de ce côté que les batteries flottantes avaient ouvert ces larges brèches dont parlait l’amiral Bruat. Pour faire disparaître ces brèches, il ne fallait rien moins que maçonner de nouvelles murailles. On fit à l’intelligence du troupier français un de ces appels qui sont toujours écoutés, et les fortifications écroulées se relevèrent bientôt sous la direction des officiers du génie. La prise du radeau de bois de construction opérée par la division du contre-amiral Pellion était pour nous un événement des plus heureux, et les nombreux madriers qui se trouvèrent si à propos sous notre main servirent à élever des palissades de clôture que l’ennemi eût difficilement escaladées.

Je trouve dans les notes manuscrites d’un touriste qui visita Kinburn en 1853 quelques indications sur la presqu’île dont le sort des armes venait de livrer les abords à la France. À l’entrée du liman, ce voyageur remarqua Kinburn à sa droite, et un peu plus loin à sa gauche Otchakof. Il évalue à quatre cents hommes la garnison qui occupait Kinburn en 1853, et parle des travaux de la forteresse comme peu importans[8]. La fondation de Kinburn remonte à la domination turque : c’est le traité de Kutchuk-Kaïnardji qui l’a donné aux Russes (1774). Défendue par le célèbre Souvarof, cette forteresse résista en 1786 à tous les efforts, des Ottomans, lesquels furent repoussés après trois assauts malheureux. Otchakof est dans une position très différente de celle de Kinburn. Du haut de l’éminence où le château est comme perché, le regard se promène à gauche sur toute l’étendue du liman, à droite et en face sur la Mer-Noire. La ville a été détruite, et Otchakof n’est plus qu’une position militaire. C’est le 17 décembre 1788 qu’elle fut emportée d’assaut par les Russes, à la faveur d’un hiver très rude qui avait gelé le liman. Leur triomphe fut souillé par d’horribles massacres. Non-seulement la garnison fut passée au fil de l’épée, mais les soldats russes égorgèrent pendant trois jours des vieillards, des femmes, des enfans. Les noms de Potemkin et de Souvarof se lient tristement au souvenir de cette affreuse boucherie.

Le pays où nous venions de nous établir avait, on le voit, de tragiques et sanglantes annales. Peu d’entre nous toutefois se préoccupaient du passé de la presqu’île ; marins et soldats étaient tout entiers aux émotions du présent. Depuis plus d’un mois, le pavillon des alliés flottait sur Kinburn. Les travaux, poussés avec activité, avaient doté notre nouvelle conquête d’une défense formidable. On aurait en vain cherché sur les murailles rebâties du côté du sud-est d’autres traces de la victoire du 17 que les empreintes toutes fraîches du mortier. Les parapets se dressaient de nouveau, plus solides que jamais, épaulés par des gabions bien enterrés et pressés les uns contre les autres. Les embrasures, où s’étalaient fièrement les pièces de 30 des vaisseaux et les monstrueux canons des batteries flottantes, étaient reconstruites avec le même soin. Les fossés étaient entourés de barrières colossales. « Lorsque les Russes rentreront en possession du fort, disait-on autour de moi, ils verront qu’on peut nous confier quelque chose. »

On ne s’était pas contenté de fortifier Kinburn ; on avait creusé à l’extrémité du village qu’abritait le château une tranchée armée de plusieurs pièces de campagne. Un chef de bataillon, préposé à la défense de cette position avancée, en avait fait l’objet de sa plus tendre sollicitude Le fossé était tellement large en cet endroit, que les eaux du liman et de la Mer-Noire venaient s’y confondre. Trois rangs de trous-de-loup le précédaient ; des filets abandonnés par les pêcheurs sur le rivage étaient un peu plus loin attachés sur des pieux. Ce rideau, invisible au tomber du jour, devait gêner singulièrement les assaillans qui auraient choisi ce moment pour nous visiter. Des cercles en fer, provenant de démolitions de barriques, se dressaient traîtreusement sous les pieds ; à demi enterrés, ils formaient des espèces de traquenards qui invitaient le passant le plus inoffensif à donner la tête la première dans la gueule béante des trous-de-loup. C’était une invention ingénieuse qui n’attendait qu’une occasion de se produire avec succès ; car le novateur lui-même se prit à son propre piège. Tous ces riens, tous ces gracieux colifichets de l’art militaire s’étalaient à l’envi aux abords de notre première ligne. Un jour, le colonel Muller se dit que, par un temps de brume aussi fréquent, il ne serait pas mauvais d’avoir en plus, à quelques centaines de mètres au-delà, un poste avancé, composé de quatre hommes seulement, pour interroger les alentours et prévenir au besoin toute velléité de surprise de la part des Cosaques. Il demanda parmi ses troupiers des hommes de bonne volonté, — le régiment tout entier sollicita cette faveur. Les élus furent donc immédiatement installés dans une petite masure qui s’élevait le long du liman, et formèrent, à partir de cet instant, un poste d’observation qui présenta une nouvelle garantie pour la tranquillité de chacun. Le fort du Nord n’était pas moins bien partagé que Kinburn même. Le fort intermédiaire avait reçu un détachement de marins ; le fort de la pointe était occupé par l’infanterie de marine, sous le commandement des lieutenans Aubein, Gastaldi et Dastugue.

Voilà pour la défense de terre ; mais la division du commandant Paris avait aussi sa tâche à remplir. La Dévastation, la Lave et la Tonnante étaient mouillées de telle façon que leur artillerie pût balayer la presqu’île sur tout l’espace qui s’étend du front sud de la forteresse à l’entrée du village. Des essais de tir avaient eu lieu et les projectiles atteignaient non-seulement la langue de sable, mais ils la traversaient dans une largeur évaluée à 800 métrés, et tombaient en ricochant encore dans la Mer-Noire. Elle eût été à plaindre, l’armée qui se fût aventurée sous la volée de nos canons.

La canonnière la Bourrasque commandait les ouvrages avancés ; elle n’était mouillée qu’à 200 mètres de ce point. Les autres bâtimens de la division, au milieu desquels le Vautour faisait flotter son pavillon de commandement, avaient jeté l’ancre entre le fort intermédiaire et la forteresse.

Ainsi installés sur un pied de défense très respectable nous pouvons écouter sans crainte les bruits qui nous viennent de toutes parts. Ce sont d’abord les journaux qui, reproduisant les dépêches russes, nous apprennent que nos ennemis ne sont pas disposés à nous laisser jouir tranquillement de notre possession. L’empereur Alexandre, resté malade à Nicolaïef, a donné des ordres pour que son armée ne soit pas inactive, et il a prévu l’hivernage à Kinburn de nos bâtimens, « puisque, disent les dépêches, des barques plates en grande quantité sont années en guerre dans le Bug, et qu’une flottille attend dans le Dniéper un moment favorable pour s’y joindre. » Ensuite ce sont deux déserteurs qui affirment à l’interprète qu’un mouvement considérable de troupes se fait à Cherson, et qu’on parle d’une attaque prochaine et inévitable. Puis encore c’est l’armement d’Otchakof : le fort n’existe plus, mais les hauteurs se couvrent, assure-t-on, de batteries en terre. Nous pouvons d’ailleurs nous-mêmes, à l’aide de longues-vues, suivre l’exécution de ces ouvrages. Les troupes travaillent avec toute la patriotique ardeur que le knout est capable d’exciter ; des exercices fréquens sont commandés pour distraire la jeune milice, nouvellement recrutée. La journée du 3 novembre survint au milieu de ces préparatifs de l’ennemi qui nous tenaient en éveil. Une brume des plus intenses étendait depuis le matin son voile épais sur le liman. Les bâtimens s’étaient perdus de vue, et leurs équipages reposaient paisiblement. Soudain des coups de fusil précipités retentissent, le canon gronde, et les cris « aux armes ! » nous arrivent distinctement. Chaque commandant, à défaut d’ordres qu’il était impossible de transmettre, se met aussitôt en branle-bas de combat. La Dévastation reprend en un instant son terrible aspect : les canonniers sont tous à leurs pièces, les affûts grincent, les pourvoyeurs attendent. Au bout d’un silence de quelques minutes, le cri de « qui vive ! » poussé par les factionnaires annonce l’arrivée d’un canot. Quatre officiers français, qui s’étaient aventurés à plusieurs mètres du poste avancé, venaient d’être enlevés par les Cosaques, qui, peut-être sans cette rencontre, eussent tenté un coup de main sur nos ouvrages[9].

Pendant que nous poursuivions activement nos travaux de défense, la garnison russe d’Otchakof menait une vie assez triste, à en juger par le récit d’un jeune milicien qui, pour fuir un châtiment, s’était sauvé, le 10 décembre, à l’aide de l’une de ces embarcations nommées plates, confiant, sans hésiter, sa vie aux caprices des courans, qui eussent pu, si le vent avait changé, l’entraîner à plusieurs lieues dans la Mer-Noire. Ce malheureux n’avait ni rames ni voiles, et ne pouvait espérer aucun secours, surtout la nuit ; heureusement le sort voulut qu’il vînt précisément échouer sur la pointe de sable où un soldat d’infanterie de marine en sentinelle le remit entre les mains de ses supérieurs. Son interrogatoire confirma ce que nous savions déjà sur l’armement d’Otchakof, et ne nous apprit rien autre chose que la délivrance à l’armée russe de chaussures d’hiver ferrées à glace.

Cette précaution était fort sage après tout, car l’hiver commençait à se faire vivement sentir. Nous avions la nuit des froids de 5 degrés, et le courant du Dniéper et du Bug charriait des glaces. Ces glaces, de 2 centimètres d’épaisseur, devaient venir de très loin ; elles descendaient en tournoyant sur elles-mêmes, se minaient par le frottement, et formaient des assiettes d’une circonférence très régulière et toutes de la même grandeur. Vers la fin de novembre, il en vint tant que l’entrée du liman en fut complètement obstruée ; elles glissèrent les unes sur les autres, couvrirent peu à peu la surface de la baie, étreignirent les bâtimens, et s’étendirent enfin sur les eaux à perte de vue. Le thermomètre marquait alors 15 degrés au-dessous de zéro. Ce ne fut qu’avec la plus grande prudence que les marins de la division se risquèrent sur cette immense nappe blanche. Moi-même, quand j’y posai les pieds, je m’arrêtai au premier pas ; je voulais avancer, mes jambes s’y refusaient ; mon esprit se préoccupait sans cesse de l’idée que ces faibles glaces, étroitement liées entre elles, étaient venues séparément, et qu’une seconde suffirait pour les désunir sous mes pieds. Je songeais que je marchais sur une tombe qui pouvait s’ouvrir et se refermer sur moi. Je fis comme les autres pourtant, je m’enhardis, et pendant plusieurs jours j’allai d’un bâtiment à l’autre, et même jusqu’à terre.

Dans la nuit du 11 au 12 décembre, la température s’étant subitement radoucie, une débâcle imprévue vint troubler le sommeil de la division. Les glaces, en se rompant sous les efforts du courant, faisaient un bruit vague, indéfini, comparable au mugissement lointain de la mer sur une plage inégale. Elles venaient se briser sur les chaînes de mouillage, et de là, rencontrant une résistance sur l’avant de chaque bâtiment, particulièrement sur celui des batteries flottantes, elles formaient une effrayante montagne, qui, poussée par la base, montait lentement jusqu’à la hauteur des bastingages, et dont la crête retombait pour se reformer aussitôt.

L’avant de la Dévastation, après avoir vu cet amas de glaçons disparaître et se renouveler plusieurs fois, se trouva enfin pressé par une masse si considérable, que l’ancre déchira le fond. Alors commença une retraite lente, presque insensible, mais que la pesanteur d’une ancre de vaisseau traînante rendait dure et saccadée comme le cahot fatigant d’une voiture mal suspendue[10]. Chose incroyable, cette pression effrayante ne parvenait à imprimer au bâtiment que de violentes trépidations. Cette retraite dura plusieurs heures. Nous avions parcouru ainsi un espace de 1,600 mètres, et, comme si la Dévastation en avait donné le signal, la flottille tout entière recula devant l’irrésistible élan de la débâcle.

La Lave, ne pouvant, à notre exemple, traîner son ancre de vaisseau, trop solidement mouillée, rompit sa chaîne. Qu’on se figure ces énormes maillons cédant tout à coup à une tension extraordinaire, et l’on aura une idée du frottement qui dut se produire dans ses écubiers. Il en jaillit des milliers d’étincelles qui projetèrent une lueur ardente comme celle d’un brasier qui s’écroule. Ne pouvant espérer rester dans le liman, parce que les ancres qu’elle possédait étaient trop faibles, elle chauffa, puis, aidée par les glaces qui activaient sa marche, elle gagna heureusement le chenal balisé, et se rendit dans la Mer-Noire, où elle prit, perpendiculairement aux ouvrages avancés, un mouillage très propre à la défense, la Tonnante, plus rapprochée de terre, fut des trois batteries flottantes celle qui eut le choc le moins dur à supporter ; elle ne dériva que de 800 mètres. Tous les bâtimens, sans exception, suivirent le mouvement des glaces. À onze heures du matin, ils avaient repris leur immobilité, et aucun événement malheureux, aucun abordage n’était à regretter. Cette scène, assurément des plus curieuses et des plus saisissantes qu’il soit donné à un navigateur d’admirer, devait nous apparaître une seconde fois, plus magnifique encore, et nous faire sentir aussi plus vivement peut-être l’impuissance des hommes devant les élémens déchaînés.

Le 13 décembre, la glace avait repris ; le lendemain, elle entourait notre carcasse de fer. À partir de ce moment allait se dérouler une suite de spectacles nouveaux pour des hommes aussi peu habitués que nous aux curieux effets de l’hiver dans ces froides régions. Je vois encore le Milan revenant de Varna, porteur du courrier et des provisions, par une température de 20 degrés et une mer assez grosse. Sa coque n’est plus visible ; les lamés l’ont revêtue d’un riche manteau de pendeloques, plus brillant et plus pur que le cristal. Les tambours ressemblent à une cascade à demi congelée, lançant ses flots d’écume au milieu d’innombrables fuseaux de verre filé ; les rayons blanchâtres du soleil miroitent à travers cet édifice de glaçons transparens, vrai palais de cristal des contes de fées.

D’Otchakof à Kinburn, on peut traverser à pied sec. Ce fut ce que voulut un jour nous prouver un soldat russe que nos factionnaires épiaient depuis longtemps. Parti avec quatre de ses compatriotes, il fit avec ceux-ci une bonne portion du chemin, dirigeant ses pas bien au-delà de nos avant-postes. Ses compagnons le quittèrent bientôt pour retourner sur leurs pas, le laissant seul continuer sa route. La Dévastation signala sa présence par le télégraphe. Les matelots de la Tonnante furent autorisés à se mettre à la poursuite de ce militaire, qui pouvait être un envoyé porteur d’ordres pour le commandant des troupes russes, qu’on supposait campées très près de nous. Plus alertes que le chamois, plus légers que la gazelle, les matelots, le fusil sur l’épaule, commencèrent une course que le chemin glissant et inégal ne ralentissait pas. Le soldat russe ne se pressa pas beaucoup d’abord ; mais, jugeant au bout de quelques minutes qu’il perdait du terrain, il se mit à courir. Comme il portait des souliers ferrés à glace qui lui assuraient l’équilibre, il eût pu, sinon échapper, du moins donner le temps aux Cosaques vers lesquels il s’avançait de l’apercevoir et de venir à son secours. Un coup de fusil tiré par le moins éloigné de nos marins l’avertit qu’il y avait danger à prolonger sa fuite ; soit que la balle eût sifflé à ses oreilles, soit qu’elle eût ricoché à ses pieds, il s’arrêta subitement et fit signe qu’il se rendait. Fière d’avoir rempli sa tâche avec tant de succès, l’escorte du conscrit russe, — car c’était un jeune homme de seize ans, — regagna le Vautour, où elle livra le prisonnier aux interrogatoires de l’interprète. On ne trouva sur lui aucuns papiers, mais ses déclarations tendirent à nous faire croire à des préparatifs hostiles. Quant à la résolution qui l’avait porté à traverser le liman, elle ne venait, disait-il, que de lui seul. Sa fuite devant nos hommes démentait cette assertion : il était fort présumable qu’il s’était débarrassé de papiers compromettans. Le même jour, un autre soldat russe fut pris aux abords des ouvrages avancés : même interrogatoire, même réponse.

Peu de temps auparavant, les timoniers nous annonçaient l’arrivée de plusieurs hommes partis d’Otchakof en parlementaires. Le commandant de Montaignac de Chauvance, se trouvant par le mouillage de la Dévastation le plus rapproché d’eux, ordonna à M. de Saint-Phalle ; lieutenant de vaisseau, d’aller, suivi de quatre marins, à la rencontre des Russes. Après une marche de vingt-cinq minutes par un froid de 22 degrés, M. de Saint-Phalle les rejoignit. Un officier russe, le saluant courtoisement, lui remit de la part de nos compatriotes, alors retenus prisonniers à Odessa, une lettre par laquelle ceux-ci faisaient connaître leur position et leurs besoins ; puis, sans plus de paroles, il salua de nouveau et se retira. Cet officier, d’une taille ordinaire, aux manières distinguées, parlait le français avec peu de facilité, cherchant ses expressions, bien qu’il n’eût que quelques mots à dire. Il était vêtu de la fameuse capote, qui ne diffère de celle du soldat par aucun signe bien visible, précaution prudente dictée à la Russie par une triste et longue expérience. Les soldats étaient de très beaux hommes au teint basané, à la moustache sévère, véritables types du grognard ; ils paraissaient avoir défié le sort des combats, tant ils étaient robustes et bien portans, et appartenir aux vaillans restes de la vieille armée qui avait si longtemps défendu Sébastopol.

L’hiver se décida enfin à user de toutes ses rigueurs ; le thermomètre baissa toujours : vers la fin de décembre, il était stationnaire à vingt-cinq degrés, et les blocs de glaces, sciés autour de la Dévastation pour dégager sa coque, avaient une épaisseur de 50 à 70 centimètres.


IV. — LES DISTRACTIONS DE L’HIVERNAGE.

Au milieu des épreuves sans nombre qu’avaient à supporter la division navale et la petite armée de Kinburn, le caractère français ne pouvait perdre ses privilèges. Notre i vieille gaieté ne s’est jamais effrayée au bruit des canons. Un théâtre avait été construit dans la forteresse. Les vaudevilles les plus gais et même les plus égrillards étaient représentés devant un public nombreux. La rampe et les lustres avaient un éclat timide qui laissait dans un demi-jour vaporeux les contours rembourrés des conscrits chargés d’interpréter les rôles de femmes. Le théâtre marchait sans obstacle deux fois par semaine, n’ayant à craindre ni la critique, ni les embarras financiers de la direction, ni les cabales, ni les rivalités de talent, ni aucun des incidens enfin qui assiègent une semblable entreprise. Théâtre modèle, sa chute ne devait avoir lieu qu’au jour de la cessation des hostilités. Il eût été très curieux de voir les Russes attaquer nos avant-postes en pleine représentation : je me figure l’ingénue surprise au moment le plus pathétique d’un couplet, franchissant la rampe sans quitter son costume, et culbutant les spectateurs pour courir à son fusil. Le conscrit eût aisément passé aux yeux des ennemis pour une nouvelle Jeanne d’Arc.

D’autres distractions s’offrirent à nous pendant notre séjour à Kinburn. À l’époque où les glaces n’avaient pas encore envahi le liman, la pêche fit bon nombre de prosélytes ; les eaux de la baie sont poissonneuses, et je sais plus d’un pêcheur de Bercy qui tiendrait ces parages en haute estime. La pêche se faisait plus habituellement au filet. La table des officiers, assez tristement servie alors, lui dut bien souvent d’excellentes matelotes. Le poisson le plus commun était une espèce de limande ; ce poisson plat, dont je ne saurais préciser le nom, attendu que nos pêcheurs lui en attribuaient plusieurs, se promenait en bandes nombreuses le long du rivage, et encombrait si bien les filets, que plus d’une fois il en rompit les mailles. Il est une autre pêche très activement pratiquée dans le liman, même en plein hiver. Il faut ouvrir dans la glace des trous de deux à trois mètres, et rester immobile auprès des engins tendus dans ces trous. Le poisson, attiré vers ces ouvertures, se laisse prendre facilement. On conçoit que cette pêche ne pouvait être un plaisir par une température aussi froide, et qu’un bon feu était préférable à cet exercice.

Nos autres ressources contre la nostalgie étaient la chasse, le patinage, les réunions de bâtiment à bâtiment. La chasse ! quelle bonne chose en pays étranger ! quelle bonne chose surtout à Kinburn, où le gibier abonde ! Lièvres, sarcelles, canards, bécassines, oies sauvages et toute espèce de gibier de marais se trouvaient réunis sur cette presqu’île. Et puis aux charmes de cet exercice se mêlaient les jouissances qui s’attachent au fruit défendu : les Cosaques, les hideux Cosaques se montraient de temps à autre à l’horizon, et de jour en jour ces gardes-champêtres de la Russie se rapprochaient, limitant à notre très grand regret l’espace accessible à nos battues. Plusieurs chasseurs indiscrets ayant raconté qu’ils avaient été serrés de près par eux, un ordre du colonel nous défendit de franchir les tranchées. Heureusement pendant un bon mois j’avais eu le loisir de parcourir les meilleurs endroits. Quant aux Cosaques, je n’en avais rencontré qu’un : — il faisait paître fort tranquillement son cheval. Lorsqu’il nous aperçut, il enfourcha sa monture et s’éloigna en toute hâte. Si ce gros gibier se fût laissé prendre, nous en eussions fait hommage au commandant des forts.

Si la cavalerie débarquée avec le général Bazaine était restée à Kinburn, nous aurions sans danger chassé durant tout l’hiver dans des marécages délicieux, entourés de joncs épais ou se réfugiaient canards et bécassines. La présence de ces troupes eût suffi pour rendre les Cosaques moins hardis. La chasse à terre nous étant interdite, il ne nous resta plus que le liman. Des nuées d’oiseaux venaient s’abattre dans les lézardes des glaces ; mais, n’ayant aucun abri, il nous était impossible d’en approcher. On en tua quelques-uns, espèces de canards bâtardes, désignés en France sous le nom de vignons. Leur chair est noire et peu agréable au goût. Nous les mangeâmes néanmoins sans pitié : nos estomacs n’étaient pas plus scrupuleux que ceux des officiers de la ligne, qui tuaient des goélands tant que durait le jour et s’en faisaient un succulent régal.

Les beaux jours de la chasse ne devaient revenir que pendant l’armistice. Une expédition s’organisa aussitôt pour faire une battue sur une petite île située à l’entrée du Dniéper. Chaque état-major envoya son délégué, et une canonnière les déposa tous au lieu du rendez-vous. Dix-huit lièvres tombèrent en quelques instans sous nos balles. Les chasseurs avaient à peine le temps de charger leur fusil ; les matelots eux-mêmes en tuèrent avec des bâtons… On était tellement occupé qu’on dédaignait de tirer sur le gibier à plume.

Patiner fut aussi un de nos meilleurs passe-temps. On n’apprend par malheur à conserver l’équilibre sur les fers des patins qu’en se résignant à de dures ecchymoses. Ceux que la crainte ne paralysait pas sont devenus d’habiles patineurs, et peuvent aujourd’hui faire bonne figure même sur le bassin des Tuileries, ou sur le lac du bois de Boulogne.

Les réunions de bâtiment à bâtiment contribuèrent enfin à nous faire paraître un peu moins longues ces tristes journées d’hiver. Les états-majors s’invitaient réciproquement pour se traiter ou plutôt se maltraiter, car, en dépit des efforts des chefs de gamelle (officiers de bouche), les festins étaient bien maigres. Offrir un mauvais dîner à un invité, cela s’appelle, en style de marin, lui tirer un coup de fusil. Que de coups de fusil nous échangions à cette époque ! Tout le charme de ces réunions ne résidait pas cependant dans la conversation ; quelquefois on chantait des vers de Béranger, ou des couplets inspirés par ses plus célèbres refrains, tels que ceux-ci :

Dans un carré[11] qu’on est bien à vingt ans !

imitation très libre d’une chanson bien connue. Un autre de ces petits poèmes qui célébrait l’indolence et la rêverie, sans doute comme contraste aux émotions et aux travaux de notre vie journalière, avait pour titre et pour refrain : Sous ma tonnelle. L’auteur, qui chantait en vers assez médiocres l’ivresse d’un beau jour d’été, oubliait qu’il avait eu le matin même de la neige jusqu’aux genoux. Il y eut toutefois des essais lyriques d’un genre plus sérieux. Parmi les œuvres de nos guerriers-poètes dont j’ai gardé quelques pages comme souvenir de l’hivernage de Kinburn, je citerai des stances intitulées Mourir, écrites au moment où le typhus sévissait dans l’armée d’Orient. Voici les deux premières :

Mourir quand le bonheur est venu nous sourire,
Mourir à peine à son printemps !
Ne plus pouvoir aimer, ne plus pouvoir lui dire :
Pour vous j’avais encor des chants !

Mourir, c’est ne plus voir ceux qu’ici-bas l’on aime ;
La mort sait rompre tous les nœuds.
Mourir et puis songer, à ce moment suprême,
Que par elle on était heureux !

Que prouvent ces improvisations plus ou moins élégiaques ? Une seule chose, c’est que l’imagination ne subit pas l’influence du thermomètre. Nos poètes de Kinburn me rappelaient des officiers que je rencontrai, venant de Brest à Landernau, par une pluie torrentielle, et qui chantaient gaiement, malgré ce déluge :

Et puis de ma Bretagne
Le soleil est si beau !

Cependant décembre s’était passé au milieu des travaux de toute sorte effectués dans les glaces et d’espérances d’attaque toujours déçues. Les blocs de glace enlevés autour des bâtimens, et dont nous avons signalé l’incroyable épaisseur, s’amoncelaient de toutes parts, et formaient, superposés, des murailles difficiles à franchir. Le liman ressemblait à une immense carrière de marbre blanc en exploitation. La scie marchait constamment, soit pour le service des batteries flottantes, soit pour celui des autres navires de la division, et permettait d’élever de tous côtés des obstacles insurmontables, Les fossés pratiqués dans la glace avaient une largeur de 2 mètres, et plusieurs bâtimens, à l’imitation des ouvrages construits à terre, firent des trous-de-loup de 1m50 de circonférence, trous-de-loup bien autrement terribles que ne l’étaient ceux des avant-postes, car pour le malheureux qui y serait tombé il ne restait aucune chance de salut. Un jour que nous nous étions dirigés du côté d’Otchakof, c’est-à-dire sur le point le plus large du liman, poursuivant des canards sauvages, notre chien, qui nous précédait, fit rompre la glace sous le poids de son corps dans un endroit vers lequel nous marchions sans défiance. La pauvre bête fit des efforts affreux pour sortir de cette espèce de bassin qui s’agrandissait sous ses pattes. Nous fûmes obligés de rester les témoins impassibles de ses souffrances, ne pouvant nous approcher de la victime sans risquer de partager son sort. Ses griffes ne trouvant aucun point d’appui sur les bords, elle retombait essoufflée, haletante, à demi paralysée par le froid, et faisant entendre des hurlemens plaintifs. Enfin au bout de dix minutes de lutte et par un hasard extraordinaire, car nous la croyions perdue, elle revint vers nous. Cet incident nous démontra combien nos remparts étaient dangereux. Un homme ayant à se préoccuper de ces obstacles ne pouvait être un assiégeant bien redoutable. La canonnière la Meurtrière seule eût pu soutenir le choc de toute une armée. Ses fortifications étaient un chef-d’œuvre du genre. Elle s’était creusé un fossé large de 4 mètres, entouré de chevaux de frise et de chaînes tendues sur des pieux ; au-delà de ce fossé s’élevait, lui formant une double ceinture, un parapet de glace d’un mètre de hauteur ; plus loin encore et en dernière ligne, on apercevait d’énormes trous-de-loup à peine reliés entre eux. Sur l’avant, l’endroit le plus accessible de la canonnière à cause de la forme particulière donnée à ces bâtimens, se dressaient quatre rangs de chevaux de frise protégeant un nouveau fossé triangulaire, puis à quelques pas des trous-de-loup des cercles de barriques scellés debout dans les glaces. Tous ces traîtres pièges ne laissaient point de place entre eux pour poser le pied ; cinq mille cinq cents piquets’ en bois de 0m35 de hauteur, plantés à 0m20 de distance, avaient complété ce barrage formidable. Je ne parle pas des filets d’abordage toujours tendus, ni des lingots de fer retenus dans les manœuvres, qui eussent rempli l’office de tuiles jetées sur l’ennemi, en admettant qu’il eût pu arriver jusque-là.

Et songer que tant de travaux ont été exécutés en pure perte ! Les équipages eurent beau interroger du regard les côtes ennemies, rien ne parut. Cependant la glace était solide ; elle le devint si bien, qu’il fallut un moment cesser de travailler aux fossés. À peine les avait-on dégagés des glaces formées durant la nuit, qu’il en venait de nouvelles presque instantanément, les matelots ne pouvaient supporter la température pendant plus d’un quart d’heure. Le jour de Noël, on crut à quelque événement, et toutes les dispositions furent prises ; mais la nuit se passa calme, comme d’habitude, quoique les timoniers eussent cru voir plusieurs bataillons s’avancer en silence. Hélas ! ces bataillons n’étaient que des nuages qui, passant sur la lune, projetaient sur la nappe blanche du liman leurs ombres errantes. Si les désirs et les impatiences de chacun avaient pu enfanter des ennemis, quelle bataille sanglante se serait livrée cette nuit-là, et combien de cadavres eussent été engloutis sous les flots du Dniéper ! Le soldat est comme l’artisan : il cherche de l’ouvrage ; l’ouvrage pour lui, c’est la bataille. Les reconnaissances russes devinrent néanmoins de jour en jour plus audacieuses. L’ennemi vint nous observer jusque sur les dunes de sable situées à quelques centaines de mètres du poste avancé, rebroussant chemin sous la conduite des carabines à tige de nos troupiers. La neige et le froid ne ralentirent pas son zèle.

J’allais souvent à terre pour admirer les immenses plateaux de glaces amoncelés sur la presqu’île lors de la première débâcle. Tableau imposant et majestueux à la fois ! ces plateaux montés les uns sur les autres, dans des positions différentes (obliques et verticales), semblaient garder un équilibre menaçant. Quelques-uns, longs de 180 pieds et entraînés par un élan irrésistible, avaient envahi le chemin couvert qui relie les forts.

Vers le 15 janvier 1856, le dégel commença. Une brume intense fit fondre la neige, et rendit le liman aussi brillant, aussi poli qu’un miroir : il réfléchissait une deuxième escadre. L’eau se traça un cours entre nous et Otchakof. Profitant de cette circonstance, M. le commandant Paris ordonna de reprendre la scie pour dégager, avec la Dévastation, le Mercator et le Zouave, bâtimens du commerce frétés par l’intendance, qui avaient eu à souffrir cruellement de l’hivernage, et qu’une débâcle, inévitable du reste, pouvait faire sombrer. Ce travail présentait de sérieuses difficultés : il s’agissait de faire deux traits de scie partant de l’avant et de l’arrière du Zouave et devant se prolonger jusqu’au cours du liman, c’est-à-dire faire un triangle ayant pour base le courant du Dniéper et pour sommet le Zouave. Les côtés de ce triangle n’avaient pas moins de onze cents mètres. Deux jours suffirent pour terminer cette opération laborieuse, et on allait donner le dernier coup de scie, lorsque, cédant au courant, le vaste plateau se détacha de lui-même, et dégagea en même temps les trois bâtimens, qui le lendemain sortaient du liman et mouillaient dans la Mer-Noire. La surface enlevée était de 270,000 mètres carrés…

Les autres bâtimens de la division, emprisonnés et ne pouvant mener à bien une opération semblable, durent attendre qu’une débâcle se chargeât de les délivrer. Ils n’attendirent pas longtemps. Le 28 janvier, vers dix heures du soir, la glace fit entendre de longs craquemens ; des secousses répétées avertirent les commandans qu’il fallait au plus vite prendre toutes les mesures de prudence, non pour résister, cela était impossible, mais au moins pour conjurer les dangers. Comme la nuit était des plus noires, on arbora des feux dans les mâtures pour que chacun pût se rendre compte de la position de son voisin. La nuit entière s’écoula pour les équipages dans une grande anxiété et sans un moment de repos. La débâcle agissait lentement et avec cette force prodigieuse dont j’ai déjà parlé. Le jour nous trouva tout inquiets, tout agités, impatiens de connaître les phases et les résultats de ce tremblement de mer. Par un bonheur providentiel, pas un seul de nos bâtimens n’eut une avarie grave à signaler. Traînant, comme l’avait fait la Dévastation, leurs ancres sur le fond, ils reculèrent ensemble sous la même impulsion, conservant entre eux une distance qui les préservait de tout abordage. Après avoir supporté tant bien que mal le frottement des glaçons qui se pressaient sur leurs flancs et les déchiraient, tous reprirent leur mouillage dans la Mer-Noire sans autre incident remarquable.

Simple spectatrice d’abord de ce tableau mouvant, admirable comme toutes les œuvres dont la grandeur dépasse les calculs de notre imagination, l’armée de terre eut enfin sa part de vicissitudes. Le fort de la pointe se trouva lentement envahi ; l’infanterie de marine dut l’évacuer à la hâte pour ne pas être engloutie. Les glaçons, refoulés par le courant, s’amoncelèrent sur le rivage, montant les uns au-dessus des autres. Pendant plus de quatre heures, ce travail se continua, et nous vîmes ainsi un monument gigantesque s’élever doucement, sans autre bruit qu’un léger frémissement, et offrir sa cime étincelante aux rayons encore pâles du soleil, tandis que d’autres dunes de glaces se formaient à droite et à gauche[12].

En relisant les dates inscrites sur mon journal, il en est une qui me frappe plus particulièrement, et à laquelle je m’arrête : c’est celle du 4 février 1856. Puissent les réflexions qu’elle me suggère tomber un jour sous les yeux de qui de droit, et être acceptées comme un gage de reconnaissant souvenir ! Le 4 février, M. de Montaignac de Chauvance, nommé capitaine de vaisseau, remit le commandement de cette batterie flottante à M. le capitaine de frégate d’Harcourt, et s’embarqua sur le Phlégéton, en partance pour Kamiesh. De là, M. de Montaignac devait prendre un bâtiment qui le ramènerait en France, où il était rappelé. Si jamais commandant sut conquérir l’estime et le dévouement de son état-major, certes ce fut M. de Montaignac de Chauvance. Possédant au suprême degré l’art de se faire aimer des équipages, il eût d’un mot obtenu même l’impossible. C’était de la vénération qu’on éprouvait pour lui. La confiance, quand elle est inspirée par une capacité notoire, est un levier des plus puissans. L’état-major sentit très vivement la perte qu’il allait faire, et tout en manifestant la joie qu’il éprouvait de voir son digne chef rentrer dans ses foyers après avoir largement payé son tribut à la guerre, il regrettait que cette juste compensation ne fût pas plus tardive. Rassemblé sur le pont, l’équipage, la tête découverte, forma la haie sur le passage du commandant qui allait s’en séparer. M. de Montaignac, adressa ses adieux à tous avec l’expression d’un sincère contentement pour les services rendus. La baleinière du capitaine était loin déjà, que les hourras de l’équipage vibraient encore. Un jeune officier, M. de Raffin, nous quittait en même temps que M. de Montaignac. Hélas ! il ne devait plus mettre le pied sur la terre de France. Il avait échappé aux chances malheureuses d’un combat, à tous les périls auxquels l’avait exposé sa mission sous la forteresse pendant la nuit qui avait précédé la reddition de la place, et c’était pour mourir en mer, tué par les suites de l’hivernage de Kinburn ! Les regrets unanimes que fit éclater parmi nous la triste nouvelle de cette mort prématurée disaient assez de quelle haute et affectueuse estime nous entourions tous ce jeune officier, en qui je perdais un brave et cher camarade.

Quelques jours plus tard, une dépêche, datée du vaisseau le Napoléon le 28 février, venait nous apprendre que le maréchal Pélissier était invité à conclure un armistice dont l’effet devrait cesser le 31 mars. Les batteries flottantes, d’après les ordres du commandant Paris, profitèrent de cette trêve pour se diriger sur la petite baie de Tendra, située dans une position plus salubre que celle où nous étions mouillés. Le but de cette excursion était de procurer aux équipages atteints du scorbut des distractions devenues nécessaires, comme aussi de les placer sous l’influence bienfaisante d’un air plus pur. La Dévastation partit la première. Pendant son séjour, qui, du 12 au 27 mars, fut marqué par une température assez douce, je visitai les deux îles de cette baie, Orlov et Dolghi. Comme la plupart des points du territoire moscovite dans la Mer-Noire, le terrain est composé de sables et de coquillages qui ne laissent croître que d’épais roseaux. Ces terrains sont coupés de marécages très abondans en gibier et aussi en vipères. Il eût été très imprudent de s’asseoir sur ces plages voisines de la mer sans avoir commencé par mettre le feu aux herbes sèches.

Le commandant profita de notre séjour pour faire construire une carte des sondages de la baie. Ce travail, qui n’avait pas été fait depuis 1836, ainsi que nous l’indiquait une carte russe, a démontré que Tendra pouvait au besoin servir de refuge à des vaisseaux de premier rang. Des mouvemens de terrains se produisent très fréquemment dans ces îles : les sables s’accumulent dans certains endroits et se retirent dans d’autres ; aussi la carte dressée par les officiers de la Dévastation, bien qu’exécutée avec le plus grand soin, aura-t-elle perdu de sa valeur dans quelques années d’ici.

Le 28 et le 29 mars, le temps était redevenu excessivement froid, et la Dévastation regagna la rade de Kinburn parée d’une éclatante couronne de glace. Elle arriva juste à temps pour prendre part aux réjouissances de la division, qui célébrait la naissance du prince impérial. Quelques jours après, nous reçûmes la nouvelle de la signature de la paix. Le 12 avril, après avoir repris les deux pièces de canon qu’elle avait cédées au fort et remis à bord la partie de son matériel déposée à terre sous une tente, la Dévastation dit adieu au théâtre de ses premiers exploits et partit pour Streleska. Le trajet s’effectua rapidement : le Phlégéton, pressé de retourner prendre la Lave et la Tonnante, nous fît constamment filer sept nœuds.


V. — LE RETOUR.

Nous voilà donc revenus à Sébastopol, et n’attendant plus qu’un ordre pour fuir à tout jamais, il faut l’espérer, un pays désolé par la plus terrible des guerres. Depuis la conclusion de la paix, l’aspect de la Crimée est moins triste cependant. Le canon ne fait plus entendre son tonnerre, Russes et Français fraternisent, et de plaisans épisodes se succèdent. Les soldats des deux nations boivent à la prospérité réciproque de la France et de la Russie : ils chantent à faire frémir les échos ; ils se racontent, chacun dans sa langue, — et, chose curieuse, ils se comprennent, — les scènes dramatiques qui se sont passées de part et d’autre, et ne se quittent que pour revenir échanger de nouveaux toast le lendemain. Les officiers russes font à Kamiesh de nombreux achats ; ils manifestent l’étonnement profond où les plonge la vue d’une ville florissante, élevée comme par enchantement autour d’un port magnifique, pendant qu’eux avaient eu à subir des privations de toute sorte derrière leurs retranchemens. Ils visitent la baie de Kasatch, le chemin de fer anglais et nos navires. Les batteries flottantes surtout attirent leur attention.

Chaque jour, je me plaisais à visiter les points de la presqu’île que des noms célèbres signalaient à ma curiosité ; mais, pour entreprendre ces longues courses, il fallait avoir le soin d’emporter des vivres ou courir la chance de se faire empoisonner à un prix très élevé. Un jour qu’aux environs de Traktir la faim m’invitait à faire une sieste, j’entrai à l’Hôtel des Braves, sorte de bicoque en bois et en moellon qui menaçait à chaque instant d’écraser le consommateur. Je fis un dîner de prince ; qu’on en juge par ce menu textuellement copié : pain, 1 fr. 20 c ; vin (détestable), une bouteille, 2 fr. ; quatre œufs, 3 fr. ; une tranche de jambon, 4 fr. ; pommes de terre sautées, 3 fr. ; dessert, fruits secs, 2 fr. ; café et cognac, 1 fr. 50 c. ; total, 16 fr. 70 c. — Si jamais vous allez en Crimée, je vous recommande, dussiez-vous passer pour un poltron, de ne point vous arrêter à l’Hôtel des Braves . À partir du jour de notre entrée dans la baie de Streleska, l’équipage s’occupa de mettre la Dévastation dans une tenue décente. Les apparaux emmagasinés sur la rive de la baie rentrèrent à bord, et la mâture reprit sa place. Cette toilette coquette nous ôta bien vite notre air sévère. Le transport la Marne fut chargé d’enlever aux batteries flottantes leur artillerie, afin de les aider à supporter plus aisément les mauvais temps, si la traversée de retour leur en réservait. L’état-major vit avec les plus grands regrets ces magnifiques pièces de 50, dont l’une portait une honorable blessure, disparaître dans ce gouffre béant qu’on appelle le « panneau d’un transport. » Les affûts suivirent la même route. Pendant l’embarquement, qui dura toute une journée, le maître canonnier et les chefs de pièces n’ouvrirent la bouche que pour laisser échapper quelques mots d’éloge et de regret à l’endroit des monstrueux canons. Tous les visages exprimaient la résignation douloureuse du prisonnier forcé de remettre ses armes après s’en être bravement servi. Le lendemain, tout était dit ; l’entre-pont de la Dévastation offrait un vide d’une tristesse désespérante. Quelques jours plus tard, le 5 mai, elle se rendait à Kamiesh, où l’attendait son remorqueur, la frégate à vapeur le Descartes.

Rien ne peut donner une idée de l’animation de Kamiesh à ce moment du départ. Ce n’est pas un navire qu’on expédie, ce sont dix, quinze, vingt voiles, qui vont dans quelques heures disparaître à l’horizon. L’évacuation de la Crimée se fait avec une rapidité sans égale, et ce n’est pas seulement à Kamiesh que cette fièvre de déménagement se fait sentir ; on la retrouve dans les baies de Kasatch, de Streleska et de la Quarantaine. Les bâtimens de l’état fournissent chaque jour un certain nombre d’hommes qui, avec l’armée, travaillent à l’enlèvement de tous les matériaux. La Dévastation, mouillée près du vaisseau la Bretagne, jouit cependant du calme le plus parfait. L’équipage se repose de ses fatigues passées, et oublie dans ce far niente les privations et les souffrances de l’hivernage à Kinburn. Ici la température est douce et vivifiante, et il n’est plus besoin de réchauffer ses membres engourdis en allumant les fourneaux de la machine. L’entre-pont peut maintenant se passer de ce poêle que, malgré ses dimensions, on ne trouva pas toujours suffisant. Il est loin déjà, le temps où pour faire de l’eau douce on ramassait de la neige à pleines chaudières, — cuisine que le maître coq n’avait pas encore pratiquée !

En attendant qu’on nous attelle définitivement au vapeur le Descartes, nous suivons les mouvemens du port et de la rade. Les petites chaloupes canonnières, remorquant des bâtimens trois fois plus gros qu’elles, vont et viennent. Grâce à leur activité, l’encombrement de la baie diminue d’heure en heure. Les vaisseaux, les frégates et les transports partent chargés de troupes. Quinze jours encore et de ce nombre considérable de navires que l’on aperçoit au fond de la baie il ne restera presque rien. La ville de Kamiesh voit en même temps ses commerçans l’abandonner, et la plupart d’entre eux emportent une petite fortune. Les magasins se ferment. Quoique vides et construits en planches brutes, ils n’en seront pas moins, — avec les édifices publics, théâtre, église, hôpitaux, — vendus un très bon prix. — Qui sait, se disaient nos soldats, si la France n’a point jeté sur les rives de la baie de Kamiesh les fondemens d’une ville appelée à de hautes destinées commerciales ?

Malgré son empressement à quitter la baie de Streleska, la Dévastation garda son mouillage de Kamiesh pendant plus d’un mois. Ce ne fut que le 14 juin 1856 que le Descartes vint la tirer de son long repos. Elle traversa la Mer-Noire sans fâcheux contretemps, et effectua sa première relâche à Beïcos. Les journaux qui nous étaient parvenus avant notre départ nous apprirent une nouvelle qui n’était pas sans intérêt pour ceux qui avaient été témoins du fait d’armes de Kinburn. Il s’agissait de la comparution du général Kokonovitch, commandant de cette place, devant un conseil de guerre russe, et de son honorable acquittement. « Les membres du conseil d’enquête avaient tous reconnu que l’attaque, en opérant l’investissement de la forteresse par terre et par mer, en employant contre elle une artillerie formidable et des engins d’un nouveau genre appelés batteries flottantes, ne laissait aux défenseurs aucune chance de repousser l’ennemi et de l’obliger à lever le siège, que du reste le général avait poussé la défense aussi loin que possible, qu’il ne s’était rendu que lorsque sa garnison avait été décimée, toutes ses pièces démontées, et que le feu avait été communiqué par les bombes ennemies aux maisons qui entouraient le grand magasin à poudre. Le conseil avait paru vivement frappé de l’opinion de l’amiral Bruat, qui déclarait que la défense du général Kokonovich avait été honorable et bien dirigée. »

Messine fut le second point de relâche de la Dévastation ; de Beïcos à Messine, la traversée ne dura que six jours. Les Siciliens, aussi curieux que les Maltais et les Espagnols, nous rendirent de nombreuses visites, mais ils n’eurent pas la satisfaction de voir notre artillerie. Deux jours après, nous filions à toute vapeur dans le détroit de Messine, nous passions sans encombre entre Charybde et Scylla, et nous courions, par le plus beau temps du monde, vers les îles Lipari. Plus avare de relâches que notre premier remorqueur l’Albatros, le Descartes nous mena toujours bon train ; la mer de Sicile vit tanguer et rouler la Dévastation, mais sans danger pour son équilibre. Elle traversa le détroit de Bonifacio sous un ciel d’une sérénité parfaite, et arriva bientôt en vue des îles d’Hyères. Enfin le 4 juillet 1856 la batterie flottante la Dévastation entrait dans le port de Toulon. Ainsi la nouvelle machine de guerre dont j’ai dit la haute origine avait mis en défaut tous les prophètes de malheur qui l’avaient saluée de si tristes paroles à son départ. Elle avait franchi plus de mille cinq cents lieues et porté, au terme de ce long voyage, la terreur et la mort chez nos ennemis. Un grand problème, à la fois militaire et maritime, était résolu.

Si jamais vous allez à Toulon, après avoir fait le tour du port, après avoir visité les îles d’Hyères et salué avec admiration les belles fontaines de Puget, n’oubliez pas de vous arrêter devant le parc d’artillerie. Là on vous fera voir, amarrée à quelques mètres du quai, la Dévastation toute couverte de glorieuses cicatrices. Le gardien, qui sait aussi bien que moi l’histoire de la batterie flottante, vous montrera la trace des boulets russes qui ont touché sa coque en fonte de fer, les déchirures du pont mal effacées par les pièces de bois qu’y mit le maître charpentier, et le boulet encore fixé dans la muraille intérieure. À ses côtés, vous verrez la Lave, la Tonnante, ses vaillantes sœurs, et vous ne contemplerez pas sans une émotion respectueuse ces trois bâtimens qui ont consacré par une victoire de plus les derniers jours de la guerre d’Orient.


H. LANGLOIS.

  1. Traduction du mot charbon en langue de bord.
  2. Expression maritime qui signifie que l’ancre a cessé de toucher le fond.
  3. A sa droite.
  4. Je crois devoir rappeler ici la composition de notre escadre. On comptait sous pavillon français cinq vaisseaux à hélice (mixtes) : le Montebello (monté par l’amiral Bruat), 1er rang, avec 114 bouches à feu ; le Fleuras, 2e rang, avec 90 b. à f. ; l’Ulm, 3e rang, avec 90 b. à f. ; le Wagram, 3e rang, avec 90 b. à f. ; le Jean-Bart, 3e rang, avec 80 b. à f. ; six frégates a roues : le Vauban avec 20 bouches à feu, le Labrador avec 14 b. à f., l’Asmodée (monté par le contre-amiral Pellion) avec 16 b. à f., Cacique avec 14 b. à f., Descartes avec 20 b. à f., le Sané ; — trois corvettes à hélice : Laplace avec 10 bouches à feu, Primauguet avec 10 b. à f., Roland avec 8 b. à f. ; — deux corvettes à roues : Berthollet, portant 10 bouches à feu ; Tisiphone, en portant 6 ; — trois avisos à roues : Milan avec 4 bouches à feu, Brandon avec 6 b. à f., Dauphin avec 2 b. à f. ; — un aviso à hélice, Lucifer avec 2 bouches à feu ; — cinq canonnières à hélice : Alarme, Flamme, Flèche, Grenade, Mitraille, portant chacune 4 bouches à feu ; — six chaloupes canonnières à hélice : Bourrasque, Meurtrière, Mutine, Rafale, Stridente, Tirailleuse, portant chacune 3 bouches à feu ; — trois batteries flottantes à hélice : Dévastation, Lave, Tonnante, armées chacune de 18 bouches à feu ; — cinq bombardes (avisos à roues) : Cassini avec 2 mortiers, Ténare avec 2 mortiers et 4 canons, Sésostris avec 2 mortiers et 4 canons, Vautour avec 2 mortiers, Palinure avec 2 mortiers.
  5. Deux extraits de journaux anglais, que nous traduisons presque littéralement, donneront une idée de l’impression produite parmi nos voisins par l’affaire de Kinburn. « Les batteries flottantes, lisons-nous dans le Galignani’s Messenger du 8 novembre 1855, ouvrirent leur feu avec un magnifique fracas, et une de ces batteries en particulier se distingua tout le temps par la régularité, la précision, la force de son feu. L’ennemi répondit avec vigueur, et les batteries doivent avoir été soumises à une sévère épreuve, car l’eau était éclaboussée en forme de colonne par les boulets pleuvant autour d’elles. » De son côté, le Morning Post s’exprimait ainsi au sujet des batteries flottantes : « Ces batteries, qui, enfermées dans une impénétrable enceinte de fer, bravant les canons du plus fort calibre, peuvent s’approcher des forts de l’ennemi et porter partout la destruction et l’épouvante, sont le type véritable des ressources et de la puissance de nations comme l’Angleterre et la France, ainsi que des solides élémens de leur richesse et de l’inébranlable fermeté de leur résolution. »
  6. Grande nappe d’eau qui s’étend près de l’embouchure de certains fleuves. Le limon du Dniéper est formé par la réunion de ce fleuve et du Bug.
  7. Elle se composait de quatorze navires de flottille, savoir : trois avisos, le Vautour, le Milan et le Lucifer ; — les trois batteries flottantes ; — sept canonnières : la Flèche, la Grenade, la Flamme, l’Alarme, la Bourrasque, la Meurtrière et la Rafale, — et le transport la Provençale. M. l’abbé Lamarche avait été nommé aumônier de cette division. Les avisos le Milan et le Lucifer devaient faire l’office de courriers entre Varna et Kinburn, même pendant les plus mauvais temps de l’hiver. La Provençale était désignée pour servir tour à tour d’hôpital et de magasin.
  8. Il faut croire que ces travaux avaient été poussés avec une grande activité depuis l’époque de ce voyage. En effet, lorsque nous primes Kinburn, la forteresse était défendue par 1,500 hommes et 174 bouches à feu ; elle renfermait 2,500 projectiles, 120,000 cartouches, 3 poudrières, etc.
  9. La relation de la captivité de nos officiers a été publiée dans les journaux français. Elle constate le bon accueil qu’ils trouvèrent en Russie. Le tsar Alexandre II les reçut à Nicolaïef, et s’informa avec intérêt de leur grade, de leur position. Il leur demanda s’ils étaient bien traités, et, sur leur réponse affirmative, il ajouta : « Ne craignez rien, messieurs, dites-moi bien tout ; je reçois tous les jours tant de bons témoignages de la manière dont mes officiers sont traités en France, que je tiens à vous faire passer le moins désagréablement possible le temps que vous devez rester parmi nous. » Il leur tendit ensuite la main et les congédia en disant : « Espérons, messieurs, que cette poignée de main pourra bientôt être celle d’un ami ! — Sire, lui répondit l’un des officiers, notre captivité sera presque pour nous un heureux souvenir, puisqu’elle nous aura procuré l’honneur de voir votre majesté. » Ils se retirèrent ensuite, et descendirent dans la cour de l’hôtel, où ils se virent bientôt entourés par de hauts personnages avides de les questionner. Chacun d’eux eut son groupe. Parmi ses interlocuteurs, un des prisonniers, qui avait le grade d’enseigne, distingua bien vite un officier portant des lunettes, des épaulettes à grosses torsades, et auquel toutes les personnes présentes témoignaient un profond respect. Toutes ses questions portaient sur la marine. Après avoir longuement répondu, l’enseigne crut à son tour pouvoir se permettre quelques questions, et il lui demanda s’il servait dans la marine. « Oui, répondit-il, je suis marin depuis mon enfance. » L’enseigne français allait continuer ses questions, lorsque le capitaine L…, qui venait de prendre quelques renseignemens, s’approcha de lui en disant : « Vous savez que vous parlez à son altesse impériale le grand-duc Constantin. » Visiblement décontenancé en apprenant quel était son interlocuteur, l’officier français s’excusa ; mais le prince le mit bientôt à son aise. Il le présenta lui-même au général Todtleben, au comte Orlof et à d’autres personnages. Puis, un de ses aides-de-camp étant venu le prévenir qu’il était attendu : « Au revoir, monsieur, dit-il au marin français en lui tendant la main ; j’espère vous revoir avant mon départ pour Odessa. » Effectivement quatre jours après il le fit rappeler. La captivité de nos officiers fut en définitive aussi douce que possible, et ils n’eurent qu’à se louer des soins, des attentions mêmes dont ils furent l’objet jusqu’au 13 décembre, jour où on leur annonça l’arrivée d’une frégate française qui venait les chercher.
  10. En prévision d’un hiver rigoureux, l’amiral Bruat avait fait embarquer une ancre de vaisseau sur chacune des batteries flottantes.
  11. Lieu de réunion des officiers.
  12. Le tableau de cette débâcle a été très habilement dessiné par le commandant de la station, M. le capitaine de vaisseau Paris, qui a réuni dans un curieux album publié par l’éditeur Arthus Bertrand, plusieurs vues de Kinbum.