chez l’auteur, 7, impasse Hélène (p. 89-114).


CHAPITRE VII


Œuvre de l’ignorance. — Cartomancie. — Les réussites. — Oblitérations du cerveau féminin. — Appel de notre hérétique. — L’école aux Chantiers. — Un ordre tardif — Ranvier fils : dialogue où M. le capitaine se fâche qu’on l’appelle citoyen. — La phase édifiante. — Une mission et sa mère. — La parole d’un enfant : pendant au petit fusillé de Victor Hugo. — Politique de prêtre. — Les petits barricadiers. — C’est la faute à Voltaire.


L’activité des premiers jours avait disparu des Chantiers. Tant qu’avait duré chez elles l’espoir d’être bientôt libérées, les femmes s’étaient montrées relativement courageuses. Si le bonheur était loin, hélas ! bien loin, au moins le bon sens ne les avait-il point quittées. Mais la détention se prolongeait, et le doute entrait chaque jour plus avant dans l’esprit des pauvres détenues. Maintenant, si l’on considère que, de nature essentiellement impressionnable, rien ne prédispose davantage la femme à croire aux horoscopes comme les situations anormales, on ne s’étonnera pas que les pauvres prisonnières, en face de réalités trop pénibles, aient eu recours au mirage des fictions.

Chez des malheureuses rongées d’inquiétude et privées du correctif souverain, le travail, quoi de plus commun que la croyance aux données les plus absurdes, pour peu que ces dernières répondent à leurs désirs, à leurs craintes, voire à leurs préjugés ?

Marchandes à la crédulité, il se rencontre toujours quelques sibylles de hasard dans toute agglomération féminine. De par la force des choses elles trouvèrent au Grenier un terrain des plus favorables, car je ne crois pas que jamais la cartomancie ait réuni plus d’adeptes à la fois que dans ce triste milieu.

Un jeu de cartes à la main, on ne voyait plus que groupes avides occupés de réussites. Incessamment on invoquait la destinée, dont les oracles, cependant peu variés, allaient toujours — comme on le pense — contre les plus simples notions du bon sens, ou n’étaient qu’une figuration grossière des faits acquis et journaliers. Ainsi les figures des cartes revêtaient au gré des tireuses, et d’après un ordre de sortie convenu, un caractère, un rôle plus ou moins fantaisiste, mais toujours de circonstance. Ces mômeries, desquelles un enfant n’aurait pu s’empêcher de rire, trouvaient cependant crédit chez les pauvres affolées. Que les oracles se démentissent à cinq minutes d’intervalle, qu’ils fussent en contradiction parfois flagrante avec les faits, il importait peu ; l’essentiel était de les voir annoncer ou promettre quelque chose. Or comme il est reconnu que tout est dans tout, tel événement heureux ou non devait fatalement arriver, qui, un jour ou l’autre, leur donnerait raison.

Naturellement la réussite qui réussissait le mieux était celle à treize, nombre dont le caractère incontestablement fatidique avait déjà par lui-même toute la puissance divinatoire convenable ! Elle différait des autres opérations cabalistiques en ce sens, qu’après avoir coupé les cartes de la main gauche, toujours il fallait obtenir à la cinquième ou septième carte (division impaire) une figure ayant valeur et signification allégorique. Exemple : On retourne les cartes : — 1, — 2, — 3, — 4, — 5, valet de pique : un mouchard ! Un mouchard, c’est-à-dire. ad libitum : dénonciation, se tenir en garde, retenir sa langue ; bref, rien de bon. — 1, — 2, 3, — 4, — 5, as de pique (?) passons ; — 6, 7 ! roi de cœur ! homme tout puissant, qui protège et s’occupe de vous, enfin comme il faut. 1, — 2, — 3, — 4, — 5 ! roi de pique, homme de loi, juge, interrogatoire ! Plusieurs rois successifs ; conseils de guerre, etc., etc. Ainsi de suite au gré des Circés populaires.

Les Lenormands du Grenier croyaient ou non à leurs jongleries : mais les clientes, elles, y avaient énergiquement foi.

L’oracle n’avait-il pas été défavorable, une surexcitation singulière s’emparait de la croyante ; elle se croyait déjà libre, n’attendait plus qu’un arrêt de non-lieu, et communiquait à qui voulait l’entendre sa conviction aussi profonde qu’éphèmère. L’augure avait-il prononcé inversement, la pauvre déçue, morne, accablée, s’en allait, veuve d’illusions, gémir sur sa couche où tout repos lui devenait impossible jusqu’au lendemain. Alors on consultait de nouveau la sibylle, et si l’oracle cette fois avait tourné, c’était, au lieu du sombre découragement, l’espoir lumineux qui rentrait en elle, et vice-versa tous les jours, au point que les tireuses en titre voyant la crédulité croître en raison du nombre des contradictions, en vinrent à faire commerce de leurs idioties. À la fin, ce qu’elles tiraient de plus clair en fait d’horoscopes, c’étaient de petits profits, qui multipliés ne laissaient pas que de former certaines sommes.

On se rend aisément compte de l’action funeste exercée sur des cerveaux affaiblis par ce genre d’incantations arbitraires et décevantes. Cependant, tout grossiers que soient ces procédés de la magie réduite à l’absurde, et peut-être à cause de cela, le nombre des fidèles est encore assez nombreux parmi le peuple féminin. Ignorance ! nous l’accordons, mais peut-être aussi penchant invincible vers le mystique et l’abstrait. Il se pourrait que ce qu’on regarde généralement comme un produit du fanatisme ou de la superstition ne soit au fond que le résultat d’une lacune cérébrale, d’un phénomène de physiologie spécial au tempérament de la femme. Cette idée, que nous avançons sous réserve, a pour elle l’appui de nombreux faits biologiques. Le respect ostensible ou latent d’ailleurs de la femme pour les choses dites extra-physiques n’a peut-être pas d’autre source, et pourrait expliquer, dans une certaine mesure, pourquoi, malgré les progrès de la libre-pensée, depuis vingt-cinq ans, le nombre des croyants aux miracles en France est encore si considérable.

Nous avons dit que le nombre des enfants détenus aux Chantiers pouvait s’élever à cent cinquante environ ; qu’au début et durant assez longtemps, ils avaient comme nous, les femmes, habité le Grenier, vécu de notre vie, respire le même air vicié.

Devant l’oisiveté pernicieuse à laquelle ces enfants étaient réduits, j’eus l’idée d’employer à l’instruction des plus jeunes tout le temps qu’on leur laissait perdre et le peu de savoir que je possède. Pour commencer, je crus devoir m’assurer des dispositions de ceux-ci et de leur degré d’instruction. La plupart ne savaient ou savaient peu lire ; quelques-uns étaient relativement avancés. Je fis un choix des moins lettrés et leur annonçai mon intention. Ils en parurent très-contents. M’adressant alors au directeur des Chantiers à qui j’exposai mes vues, je lui demandai l’appoint d’un concours au moins moral. Il approuva la pensée du projet et m’en félicita même ; il sentait, il appréciait, disait-il, les bons résultats qu’on en pourrait obtenir et pour son compte n’y voyait aucun inconvénient sérieux ; seulement, il m’objecta que n’ayant pas qualité pour autoriser la création d’une école au Grenier, force lui était d’en référer à ses supérieurs. Cela me parut juste, et j’attendis qu’il en eût référé. Plusieurs jours, s’étant écoulés sans amener de réponse, je réitérai ma demande. Les raisons qu’il invoqua cette fois durent me prouver qu’on ne se souciait pas du tout que je fisse cours ou classe aux petits hères. Entre autres raisons, on alléguait la difficulté d’établir un matériel scolaire convenable ; on dit aussi que le Grenier n’étant qu’une prison volante où nous devions du reste peu séjourner ( ?), il n’y avait pas lieu de l’ériger en pensionnat. Bref, sous des motifs spécieux, on répondait par une fin de non-recevoir.

Cependant, je ne me décourageai point : ne pouvant l’obtenir de bon gré, je me passai de l’exequatur officiel. Le fait d’instruire les enfants est trop conforme à mes goûts comme à ma profession, j’y trouvais une diversion trop salutaire, un attrait trop cordial, trop vif, pour y renoncer de bonne grâce. D’ailleurs il me semble que ma conduite n’avait rien que de louable ; qu’à défaut du devoir, l’humanité m’en faisait une loi, et qu’en tout état de cause, la discipline elle-même — grand cheval de bataille du directeur — n’ayant rien à redouter de l’instruction des jeunes gens, celui-ci se garderait d’y mettre opposition. De fait, il n’intervint que peu, et je commençai les cours. Ils furent de peu de durée. Pour une raison qu’on ne dit pas, mais qu’on pourrait dire hautement, ordre fut donné de séparer totalement les enfants des femmes. Irréprochable en lui, cet ordre n’avait qu’un tort, c’était de venir tard, et de plus il était entaché de considérations où la morale entrait à faible dose, si tant est qu’elle y entrât ; en revanche la politique y avait une large part, comme on le verra dans ce qui suit :

Parmi les jeunes garçons auxquels s’adressaient mes leçons, s’en trouvait un particulièrement surveillé… à cause des opinions de son père ; c’était le petit Ranvier, fils du membre de la Commune. Le capitaine instructeur, l’ayant fait venir, lui demanda entre autres choses s’il n’avait pas connu madame Hardouin à Paris, et finalement l’interrogea sur la manière dont je faisais mes leçons et sur ce que je leur disais. Mais, pour me servir du terme original de l’enfant, le capitaine en fut pour son voyage, il ne lui apprit rien : il ne pouvait d’ailleurs rien lui dire où son zèle et sa finasserie pussent contre moi trouver matière à de nouvelles notes à charge.

Mais donnons l’interrogatoire, il en vaut la peine.

Le Capitaine. — Voyons, gamin, dis-moi la vérité : ton père et toi connaissiez-vous madame Hardouin pendant la Commune ?

Ranvier fils. — Citoyen capitaine, je…

Le Capitaine. — Ne m’appelle pas ainsi : dis monsieur.

Ranvier. — Mais, je ne puis pourtant pas vous insulter, citoyen, c’est-à-dire Monsieur, puisque vous ne m’avez pas fait de sottise ! (sic)

Le Capitaine. — Je vais te f… au cachot si tu continues…

Réponds, la connaissais-tu ?

— Non !

Le capitaine-juge, sentant l’inanité de ses questions, les cessa, non toutefois sans lancer en guise de flèche du Parthe cette apostrophe à l’enfant : « Pourquoi gardes-tu ce haillon rouge autour de tes reins ?

Ranvier calme :

« Parce que cette écharpe est le drapeau de mon père.

Le Capitaine n’en voulut pas davantage ; il fit sortir le petit de son cabinet.

Mais réservons à Ranvier fils le récit de sa détention, dont nous ne savons rien de plus du reste, et continuons. Ici va commencer la phase édifiante des événements.

Un jour nous eûmes aux Chantiers deux visites tout à fait providentielles. Comme, Protée, la Providence aime les métamorphoses : cette fois elle apparut sous les traits d’un jeune abbé et l’image d’une religieuse qu’il appelait : « ma mère. »

Ma mère, vêtue de gros bleu, cachait son visage ascétique sous un voile noir. Mon fils, lui, n’était ni plus ni moins qu’un enfant de noble souche, et se faisait appeler concurremment M. l’abbé et M. le vicomte.

Au fait, de R… étant le nom de son père, prendre la particule était naturel au fils : certainement, grâce à l’Empire, l’emploi du De nobiliaire a beaucoup perdu de son antique éclat, mais cela ne peut empêcher le de R… d’avoir compté des aïeux à la reddition de Damiette sous les croisades.

Maintenant qu’il soit ou non orthodoxe qu’un abbé n’ait pas craint de se faire appeler vicomte, il importe peu, c’est affaire au droit canon. Pour nous, il sera indistinctement l’un ou l’autre au gré de sa vanité.

Donc l’abbé ne cachait point qu’étant riche et noble, son père l’avait mis en possession de 50, 000 livres ( ?) avec mission de les manger en bonnes œuvres.

Avec de l’argent, il est aisé de faire le bien, mais en tirer parti du même coup pour la sainte cause ne l’est pas toujours ; et pourtant, que d’âmes à ramener au Seigneur, que de cœurs à s’attacher par la gratitude aux Chantiers ! Mais chut ! puisque à part ce moyen tout impersonnel, M. de R… n’avait rien absolument qui lui permit de se les attacher autrement. Il est long, très-long, maigre et boiteux ; M. l’abbé est d’ailleurs complétement étranger à l’éloquence de la chaire…

À cause de tout cela, je pensai qu’il pourrait efficacement aider à la réalisation de mon projet. Il visitait le Grenier, je m’approchai de lui. Sa famille et la mienne, tourangelles, sont voisines et se connaissent. Lui rappeler cette circonstance pouvait me le rendre favorable ; je la lui rappelai. Il fut affable et m’offrit incontinent sa protection. « Pardon, lui-je, moi, je ne réclame que des juges. C’est pour ces jeunes détenus qu’il me faut votre appui. Ils perdent ici des heures qu’on pourrait employer utilement à les instruire. Un matériel modeste, un peu de liberté suffiraient pour cela.

Comme il paraissait m’écouter avec intérêt, j’eus un moment d’espoir. Avec un dixième seulement de la somme dont-il disait pouvoir disposer, ne pouvait-il pas beaucoup en effet pour les enfants ? Sa double qualité de noble et prêtre lui donnait près des autorités une influence qu’il pouvait également employer au soulagement des prisonnières. On verra comment on entendait mettre en œuvres ces moyens.

« — Je m’intéresse infiniment à ces petits barricadiers, me dit-il ; » et pour en donner une preuve, il fit d’abord construire un certain nombre de tables et de bancs… qui n’eurent jamais aux Chantiers emploi de mobilier scolaire : quant aux leçons que sur sa recommandation on devait m’autoriser à donner, elles eurent en effet lieu… jusqu’à trois fois, et l’on se ravisa, car il n’entrait pas plus dans les plans du prêtre que du soldat d’inculquer aux petits détenus d’autre enseignement que celui du bienheureux catéchisme. N’étaient-ils pas, ces enfants, trop émancipés déjà par les événements ? Comment ai-je pu croire un instant qu’un membre du clergé fût assez malhabile, assez désintéressé de l’existence de sa mère l’Église, pour me laisser en main l’éducation des jeunes gens mis sous sa coupe ; je m’en accuse, le cœur est si peu logicien.

Les enfants me furent donc retirés. C’est à la dérobée, et pour ainsi dire en fraude, qu’il me fut possible de faire lire les moins âgés. — Ces petits m’avaient chargée de leur correspondance ; je ne les vis plus que pour cela.

Leurs lettres ? oui, c’est en grande partie à des achats de papier, de plumes et d’encre qu’ils employaient les quelques sous dont on payait leurs commissions dans Versailles. Car si, comme nous l’avons dit, quelques-uns en avaient profité pour reprendre leur libre essor, la plupart accomplissaient fidèlement la promesse qu’ils faisaient de revenir ; ayant donné leur parole, ils la tenaient. Pourtant, ces Chantiers, c’était pour eux pis que la prison, le bagne. On les y traitait moins comme des enfants que comme des chiens, auxquels on accorde de la paille sèche et qu’on baigne de temps en temps.

Le fait rapporté par Victor Hugo, dans l’Année terrible, d’un enfant qui, l’ayant promis à l’officier, vint se replacer au bout des fusils, trouve ici son admirable pendant.

L’authenticité pourrait en être attestée par le directeur de la prison lui-même.

Un matin, l’un des enfants qu’on envoyait d’ordinaire aux provisions disparut. Le fait s’étant déjà plusieurs fois produit, le directeur n’y prit point garde. Or le petit déserteur s’était acheminé vers Paris pour aller embrasser sa mère, restée sans nouvelles de lui depuis trois mois. On se figure le bonheur de la pauvre femme qui croyait son enfant perdu, quand elle le revit sain et sauf. S’il fut embrassé, choyé, caressé, nous le laissons à penser aux mères. Le revoir, n’était-ce point pour elle, en même temps qu’un grand bonheur, la fin de ses inquiétudes ? Ne l’avait-elle point tout entier, libre à présent, près d’elle, dans ses bras ?… Cher petit ! on le lui briserait plutôt qu’elle se le laissât prendre !

Interrogé, l’enfant raconta comment on l’avait arrêté avec ses camarades, puis conduit aux Chantiers. Cher enfant, il n’en devenait que plus attaché au cœur maternel. « Heureusement, tout est fini, n’est-ce pas, maintenant, mon mignon, bien fini ? »

« — Maman, fit l’enfant, sérieux, je m’ai ensauvé de la prison parce que je savais bien que t’avais du chagrin de ne plus me voir ; mais à présent que tu m’as vu, n’est-ce pas, tu seras raisonnable. Tu comprends, on ne m’a pas encore jugé, j’ai pas ma liberté. Seulement, tu vas venir me reconduire à Versailles ; comme ça, on se verra un peu plus longtemps, pas vrai ?… « Eh bien ! cette mère, navrée au fond de l’âme, ne voulut point retenir malgré lui cet enfant : il avait promis. Elle le prit par la main, et tous deux, à pied, revinrent aux Chantiers.

On n’eut point honte de reprendre le petit transfuge, et c’est à peine si la pauvre mère, avant de s’en retourner à Paris, obtint un mot d’espoir du capitaine-juge.

Pour moi, je ne sais qu’admirer le plus, de la naïve loyauté de l’enfant ou de l’héroïque résignation de la mère.

Ce qu’il advint du petit prisonnier et de ses camarades, je l’ignore, ayant quitté les Chantiers avant qu’on eût prononcé sur eux.

Mais revenons à l’abbé.

Maître absolu du terrain, et de concert avec sa mère, il s’est mis en mesure d’introduire aux Chantiers les modifications qu’il juge devoir le conduire plus sûrement au but.

Et d’abord, c’est par l’estomac qu’il entend s’attacher les cœurs. D’autres procédent inversement, mais ceux-là n’ont pas idée des séductions d’un bœuf orthodoxe à point servi. Si peu sincère que soit l’abbé de R…, il l’est assez pour comprendre qu’en fait de prosélytisme le meilleur est celui qui celui qui s’adresse à la matière, nous ne voulons pas dire aux sens. Aussi commencera-t-il par s’entourer de chaudrons, et sans oublier les écuelles en terre dispensées en nombre bien compris, il étendra sa munificence à 150 cuillers en fer brut, mais n’ayant jamais servi.

Sur ses ordres et de sa bourse, une cantine s’établira dans un coin retiré de la cour.

Abritant les saints fourneaux des averses païennes, une vaste toile (velum), va se dérouler au vent, et, sous cette tente, l’abbé daignera présider lui-même aux agapes de l’enfant pauvre.

Pour ma mère, aidée des sœurs qu’elle s’est adjointes, elle aura l’adjudication des panacées culinaires.

Le mérite ne se mesure pas seulement aux œuvres ; il faut aussi mettre en balance l’intention. L’œuvre de l’abbé serait d’autant plus méritoire qu’elle ferait pour sûr des ingrats. Et pourtant y eut-il jamais dans l’Église à blason humilité plus grande ! M. de R… servait lui même de sa dextre aristocratique la soupe et le ragoût aux gamins.

Assis et rangés à terre en plein soleil, c’est de lui seul que tous indistinctement recevaient la pâture bénie. Cependant, le dirons-nous, malgré tant de bienfaits les petits gueux restaient froids. Tant de chaleur apostolique et solaire se dépensaient en pure perte et n’allumaient pas leur zèle ; ils ne voyaient dans l’apostolat de l’abbé qu’une simple et pure mission de gastrophile.

Ce n’est pas tout, pour la plupart compatriotes de Voltaire, les vauriens semblaient avoir hérité de son rire sceptique. Ainsi quand M. l’abbé tapissé d’un long tablier bleu qui, le prenant à la gorge, étreignait sa taille de guêpe et retombait jusqu’à ses chevilles, quand M. l’abbé, dis-je, en boîtant, s’avançait vers eux sa cuiller à pot à la main, c’est au prix de mille efforts que les moins polissons étouffaient des rires insurgés. Quant aux autres… ah dam ! écoutez, tout le monde n’a pas la force de se contenir… C’est qu’aussi, cet abbé, ce long abbé, qui laissait voir par les poches de sa soutane un bout de sa chemise effrontée… il était rien drôle ! (pardon, ce sont eux qui parlent) ; et les plus petits s’étonnaient fort que les curés n’eussent point de pantalon !…

Les repas, disons-nous, avaient lieu dans la cour au soleil. Mais, soyons justes, l’abbé avait mis ses pensionnaires en état d’en braver les rayons : de larges chapeaux en paille, qui sont au fin panama ce qu’un robinson rustique est à l’ombrelle de soie, préservaient leur chef des insolations.

Le repas n’était jamais pris — cela va de soi — qu’au préalable M. l’abbé sur un grand signe de croix n’eût fait dire le Benedicite. Croirait-on qu’ici encore les gavroches irréligieux s’égayaient à ses dépens… Au moins si les sournois avaient eu le courage de leur insolence ! mais non, c’était à l’ombre complice des larges bords du sombrero qu’ils masquaient leur hilarité. Certains ne la cachaient si bien pourtant qu’il fût impossible de les surprendre. Alors, quelque peu vexé, l’abbé se remettait à genoux et faisait impitoyablement recommencer la prière. Bast ! il l’eût répétée dix fois, qu’il n’aurait pas obtenu dix minutes de recueillement. C’est si mal éduqué, des barricadiers !

Mais à délit flagrant, châtiment immédiat : les dissipés se voyaient tirer les oreilles, attachés au poteau ou bien mis à genoux dans la cour assez longtemps, et c’était dur. Aussi, malgré l’amélioration réelle de l’ordinaire, les enfants en vinrent-ils à regretter le régime moins substantiel mais plus libre d’auparavant.

Les bouillons gras, s’ils faisaient maints prosélytes parmi les femmes, n’amenaient aucune conversion chez les gamins. Pain sec et liberté, telle eût été volontiers leur devise ; l’abbé dut le reconnaître. Il fallait donc aviser : on avisa.

L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu… ou de ses ministres. Bien que M. de R… ne fût pas venu pour restaurer exclusivement les corps, vile matière, l’âme des prisonniers pâtissait pour le moins autant que son enveloppe, En tenter la guérison eût semblé téméraire à quiconque aurait été sans science. Mais notre abbé avait la foi, et cela dispense du reste. Il se mit donc ardemment à l’œuvre. D’ailleurs le temps passé parmi nous avait dû l’édifier sur la nature du mal, et par suite lui suggérer le remède qu’il fallait administrer.

Le Benedicite, la prière, c’est bien ; mais cela peut-il suffire ? assurément, non. D’autre part, comment songer à des cérémonies plus cossues dans un endroit aussi mal approprié qu’un grenier, et quel grenier ? Bast ! l’abbé se rappela les autels ambulants de la Vendée sous la Révolution, et sauta lestement l’obstacle.

Au troisième étage et tout près du conseil de guerre, un temple fut bientôt érigé par ses soins. Sous l’action combinée des bonnes sœurs et de quelques femmes au zèle pieux, l’autel se para comme par miracle de tous les ornements usités et sans lesquels il n’est point d’autel un peu convenable. Linge blanc, vases de fleurs, guirlandes, chandeliers, rien n’y manquait. Quant aux appareils du culte proprement dit, le vicomte y pourvut : christ, ostensoir, calice, patène, nappe eucharistique, se trouvaient là comme à leur place, prêts au fonctionnement sacré de la sainte-messe et de la très-sainte communion. Seul le confessionnal manquait, mais il ne s’ensuivait nullement qu’un prêtre ne confessât point, au contraire[1].

Un coin du Grenier et l’isolement suffisaient, la matière première du sacrement de pénitence, ici comme ailleurs, du reste, ne faisant point défaut.

À côté, M. le capitaine instructeur, usurpant les fonctions sacerdotales, confessait également maintes pénitentes. Les repenties couraient ainsi la double chance d’un acquittement militaire et d’une absolution du prêtre.

Cependant aucune des femmes n’était tenue d’aller à la messe : y montait qui voulait ; ni même à la prière du soir, désormais obligatoire pour les enfants.

Ici, pour répandre un peu de gaieté, l’abbé R… faisait entonner des cantiques, qu’il accompagnait de la voix et du geste, en véritable directeur d’orphéon.

Entre temps, il fut question d’inculquer aux enfants les beautés du catéchisme, afin de faire la première communion. Les petits parisiens commencèrent alors à voir d’un fort mauvais œil les manigances de l’abbé. Pour eux, cette tutelle apostolique, malgré sa forme anodine et doucereuse, sentait trop la domination. Leur instinct, mis en éveil, ne s’y trompait point. Ils disaient, secouant la tête : « Est-ce qu’on espère nous garder longtemps comme ça ? »

Inquiète aussi de la tournure que prenait sa charité, j’interrogeai le vicomte sur ses vues. Il me répondit avec flamme : « Mon espoir est de fonder avec ces enfants une colonie en Afrique. » La pensée qu’il n’avait pas ce droit me rassura.

En effet, pour qu’il pût disposer des gamins à son gré — en admettant qu’on les lui confiât, encore fallait-il que ceux-ci eussent été condamnés à la correction, et ils ne l’étaient pas heureusement.

L’influence de l’abbé grandissait chaque jour. Grâce à lui quelques femmes, — les fidèles à la messe, — ayant obtenu leur liberté, le nombre des pratiquantes s’accrut soudain, et le chœur des cantiques lui-même se renforça de quelques voix.

De plus en plus fier de lui, le vicomte n’épargnait plus rien pour entraîner les conversions. Madame la Préfète de Versailles, en dépit des mauvais souvenirs emportés gratis, daigna reparaître plusieurs fois aux Chantiers avec d’autres dames, ses amies. Par leurs soins, les enfants avaient été à peu près requinqués, tant en cotonnade qu’en toile. À leur tour un certain nombre de femmes éprouvèrent, quoiqu’un peu tard, les bienfaits de la réaction charitable, sous forme de chaussures, camisoles, chemises et jupons. Est-il nécessaire d’ajouter que ces dons allaient s’adresser spécialement et comme de droit aux ferventes de la chambrée ? Aussi le Grenier devenait-il de plus en plus une petite église. Toutefois l’action du prosélytisme ne put franchir un certain cercle prédestiné : la clientèle de l’abbé se recrutait surtout de malheureuses, auxquelles il faut beaucoup pardonner.

Légalement, monsieur l’abbé vicomte de R. ne résidait pas aux Chantiers ; il en avait seulement fait un domicile diurne, de sorte qu’on voyait stationner du matin au soir sa voiture à la porte, tandis que le cocher, en fait de mission, lui, dormait ou passait le temps chez le marchand de vin du coin.

Où monsieur l’abbé rayonnait malgré sa modestie, c’est quand du haut d’un petit balcon en planches au 3e  étage, donnant sur la cour, il voyait à sa voix pastorale obéir toute la colonie enfantine.

Quand on prend de l’autorité, on n’en saurait trop prendre : des enfants il en vint aux femmes, auxquelles de sa chaire improvisée, il criait avec humeur : « Les femmes, montez donc à la prière, ma mère vous attend ! » Il est vrai qu’à part les rhabillées et les prétendantes à la protection, peu de personnes répondaient à l’appel. Il fallait voir alors comme il admonestait les indifférentes : « Ames endurcies ! » clamait-il. Ennuyées, quelques femmes lui répondirent légèrement ; il les fit mettre au cachot.

Cependant nous nous plaignîmes au directeur des procédés sommaires de l’abbé ; et le militaire, vexé dans son amour-propre par le moniteur en soutane, fit lever la consigne.

Le commandant des Chantiers, avons-nous dit, était parisien, et par conséquent assez peu dévot. Un jour, je ne sais à quelle occasion, l’abbé reçut de lui une invitation à dîner.

En l’absence de salle à manger, c’est dans une pièce du Grenier contigüe à la chapelle que la table fut dressée. D’ordinaire le commandant prenait sa nourriture au dehors.

Si le réfectoire était pauvre, la vaisselle à peine aisée, la qualité de la chère et le bouquet des vins n’en éprouvèrent aucun dommage. Les cordons bleus de l’établissement, à les croire, s’étaient du reste surpassés.

Le commandant, cela coule de source, versait rasade sur rasade, au point qu’il mit quelque peu, non sans intention, croyons-nous, M. l’abbé dans les vignes de son maître.

Alors, de la cour où nous étions avec les enfants, il nous fut donné d’assister à l’une de ces scènes où le pitoyable le dispute au grotesque. Très-enluminé, d’en haut l’abbé se livrait à une mimique des plus expressives. Évidemment il cherchait et ne savait comment trouver le meilleur moyen d’exprimer toute sa gaieté, quand soudain nous le vîmes porter les mains à ses poches. Au même instant une grêle de menue monnaie vint tomber dans la cour au milieu des gamins qui se précipitèrent à qui mieux mieux. Ce fut pendant quelques minutes une mêlée indescriptible. De son balcon, l’abbé riait à se tordre les côtes ; l’homme de Dieu faisait place au Dieu du rire.

Enfin l’heure de la prière vint mettre fin au scandale.

Rappelé au sentiment de sa situation, l’abbé non sans quelques efforts parvint à réunir ses fidèles. Voulant assister jusqu’au bout aux curieux effets de la jubilation du prêtre, je montai cette fois à la chapelle. Toutefois la prière eut lieu sans incident notable : celle-ci terminée, on entonna les cantiques. J’écoutai, mais à part quelques notes d’un timbre un peu cuivré, à part trois ou quatre éclats de voix étrangers à tous les diapasons connus, rien ne trahit chez l’abbé le trop plein des émotions du dîner.

  1. L’abbé, n’ayant du prêtre que l’habit, ne pouvait ni officier ni confesser. Un autre prêtre vint donc dire la messe et confesser.