La Défense de la Légation de France à Pékin

LA DÉFENSE
DE LA
LÉGATION DE FRANCE
À PÉKIN[1]



29 mai 1900. — Le d’Entrecastaux et le Descartes sont mouillés à Tché-Fou.

Au reçu d’une dépêche de M. le ministre de France à Pékin, l’amiral Courrejolles, commandant en chef la division d’Extrême-Orient, donne l’ordre au Descartes d’appareiller de suite pour Ta-Kou où il débarquera un détachement de 100 marins (50 du d’Entrecasteaux et 50 du Descartes).

L’amiral, en me remettant ses instructions écrites, me recommande de me mettre en rapport avec les chefs des détachemens étrangers que je rencontrerai à Ta-Kou, et de faire route avec eux jusqu’à Tien-Sin, où j’aurai à me mettre à la disposition de notre consul général, M. du Chaylard.

Trois officiers nous sont adjoints : M. l’enseigne de vaisseau Henry du d’Entrecasteaux, M. l’enseigne de vaisseau Douguet, et M. l’aspirant Herber du Descartes.

Les hommes emportent leurs sacs, leur hamac, et chacun 316 cartouches. Nous avons, en outre, des vivres pour trois jours.

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30 mai. — À deux heures de l’après-midi, 100 Russes, 100 Français et 40 Italiens réunis sous le commandement supérieur du colonel russe de Vogack embarquent avec armes et bagages sur un chaland ponté mouillé à 7 milles de l’embouchure du Peï-Ho. Trente Cosaques et autant de chevaux occupent depuis le matin le pont avant de ce chaland. Les vivres, les armes, les munitions et les hamacs sont déposés dans la cale.

À trois heures trente, remorqués par un vapeur, nous mettons le cap sur l’entrée de la rivière. Le Koreetz, canonnière russe, nous escorte. Le colonel de Vogack, un enseigne de vaisseau russe, des mécaniciens et des chauffeurs russes, prêts à remplacer en cas de besoin l’équipage chinois, ont pris passage sur le remorqueur.

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31 mai. — À deux heures du matin, nous appareillons. Le ciel est couvert et la nuit très obscure. Une grande jonque chinoise, toutes voiles dehors, sans feux, passe à contre-bord et tellement près, que les chevaux, effrayés à la vue de ces immenses ailes plus noires encore que la nuit, qui semblent vouloir fondre sur eux, poussent des hennissemens, se cabrent, et menacent de rompre leurs liens. Les Cosaques ont grand’peine à les rassurer et à les calmer. Les Chinois, non moins effrayés que les chevaux, poussent d’ailleurs, de leur côté, des cris assourdissans.

Un peu plus tard, nous apercevons sur notre droite, et assez loin, un sampan mouillé dans lequel un Chinois agite un fanal. Il ne peut plus craindre d’être abordé ; échangerait-il alors des signaux avec la terre ? Cependant, aucun éclat lumineux ne vient briser la régularité de la ligne noire que nous avons devant nous.

Bientôt le jour paraît et nous permet de distinguer une côte basse, uniforme, ébréchée par le Peï-Ho ; c’est la ligne des forts de Takou.

Un silence complet règne à bord. Les hommes sont dans la cale et se tiennent prêts à aveugler une voie d’eau avec des couvertures ou des hamacs. Les officiers sont sur le pont arrière, à côté de l’homme de barre, un vieux Chinois qui ne paraît pas se rendre compte du rôle qu’on lui fait jouer. Lui seul pourrait dire, en passant entre les forts, ce que contient l’embarcation qu’il gouverne ; mais Rahden se penche vers lui, lui fait signe de se taire, et lui montre en même temps la crosse d’un revolver qui sort de sa poche. Ces deux éloquens gestes sont compris.

Nous approchons. Soudain, une sonnerie de clairon retentit, puis une seconde, et une troisième. Les instrumens s’appellent, se répondent ; leurs notes assourdies, ouatées de brume, sautent d’un fort à l’autre. Mais le remorqueur vole, et notre émotion dure peu ; nous voici à l’embouchure même de la rivière, entre les deux forts qui la défendent et qu’une petite encablure sépare l’un de l’autre. Nous passons ; les canons sont derrière nous ; encore quelques secondes et nous serons à l’abri de leurs coups. C’est fait ! Et maintenant, en haut tout le monde, et en route pour Tien-tsin !

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Sur les quais, nous trouvons notre consul général, M. du Chaylard, dont la première pensée est de nous emmener déjeuner. Nous laissons donc le matériel dans le chaland, et la colonne gagne le quartier des consulats dans l’ordre suivant :

Le colonel de Vogack et son escorte de cosaques ;
Une musique chinoise ;
Les Français ;
Les Russes ;
Les Italiens.

Les enfans qui se jettent dans nos jambes pour mieux nous voir, et dans celles des musiciens pour mieux les entendre, les jeunes filles qui nous escortent à bicyclette, les toilettes fraîches, claires, gaies, que nous croisons ou qui nous suivent, tout a un tel air de fête, que nous commençons à nous demander ce qu’il y a de vrai dans cette histoire de « Boxeurs. » Nous pouvons croire que nous allons à une revue ; mais il est difficile de nous faire admettre que nous courons au secours de personnes menacées d’être égorgées.

Au consulat général, tout est prêt pour nous recevoir, et les matelots en particulier ne manquent de rien. Je ne saurais trop, à ce sujet, insister sur le zèle, l’inépuisable bonté, le dévouement et l’amabilité de M. du Chaylard.

Cependant, une dépêche de M. le ministre de France à Pékin arrive au moment même où nous allions nous mettre à table. Les renforts sont attendus là-bas avec impatience. Après entente entre les consuls d’Angleterre, de France et de Russie, il est décidé que nous partirons le soir même, à quatre heures, par train spécial.

Je laisse à Tien-tsin, pour garder le consulat général, 25 hommes du Descartes sous les ordres de M. l’enseigne de vaisseau Douguet, et à trois heures et demie je conduis le reste du détachement à la gare.

Le train qui nous emmène contient :

75 Français,
75 Russes,
75 Anglais,
60 Américains,
40 Italiens,
30 Japonais.

Je fais prendre aux matelots tout ce qu’ils peuvent porter de cartouches sans être gênés, et il est convenu que M. du Chaylard nous enverra demain le matériel laissé dans le chaland : vivres, hamacs, sacs et munitions. — Il est d’ailleurs impossible de faire autrement si nous voulons partir de suite.

Pendant les trois heures que dure le voyage, nous n’avons à lutter que contre la chaleur et la poussière ; heureusement, Herber, que sa jeunesse appelle de droit aux fonctions de chef de gamelle, a eu soin de glisser sous les banquettes quelques bouteilles de bière. Heureusement aussi, les officiers russes, non moins prévoyans, sont venus nous rejoindre avec des paniers de champagne et d’eau gazeuse.

La conversation assez animée a pour sujet les Boxeurs et leurs exploits.

Une question se pose : les portes de Pékin sont généralement fermées à sept heures du soir ; le gouvernement chinois donnera-t-il l’ordre de les laisser ouvertes pour nous ? Si l’entrée nous est refusée, que ferons-nous sous ces murailles hautes de 17 mètres et épaisses d’autant, sans artillerie, sans échelles ? Et puis, la seule idée de vouloir entrer de force dans Pékin avec notre poignée d’hommes n’est-elle pas une folie ? Beaucoup pensent que si ; mais le colonel de Vogack paraît tellement peu douter du succès qu’il finit par nous persuader que cette idée est toute simple et toute naturelle. Avec un tel chef on peut, en effet, j’en suis persuadé, aller très loin, et faire de grandes choses.

À quelques kilomètres de la capitale, nous apercevons enfin des preuves de l’existence des Boxeurs : la gare de Feng-taï brûlée ou démolie. Heureusement la voie n’est pas détruite ; nous franchissons ces ruines et atteignons sans encombre la dernière station, Ma-Kia-Pou, située à une heure de marche de Pékin.

M. Chamot, propriétaire de l’ « Hôtel de Pékin, » vient tout de suite se mettre à la disposition du colonel de Vogack et offrir ses services de guide et d’interprète. Mme Chamot est là également : c’est la première Européenne que nous voyons ; tous deux sont à cheval et armés chacun d’une carabine.

Nous apprenons que les portes resteront ouvertes pour nous ; mais que l’on nous attendait avec impatience, le danger devenant de plus en plus certain et inquiétant.

Une quinzaine de membres des légations, tous à cheval, arrivent pendant que les hommes descendent et se rangent sur les quais de la gare.

Bientôt la colonne se met en marche à travers une quadruple ou quintuple haie de faces jaunes. Mais sur tout le parcours, en dehors des murs comme en ville, pas un seul cri, pas la moindre manifestation ; et cependant la foule accourue pour nous voir passer est énorme. On a dit que les Chinois étaient de 50 à 60 000 : ce chiffre ne me parait pas exagéré. Nous aurions pu être étouffés entre ces deux haies, avant d’avoir eu le temps de charger nos fusils.

Enfin, à huit heures et demie, les matelots trouvaient à la Légation de France un repos mérité. Le matériel, je l’ai dit, était resté à Tien-tsin, et ils durent se contenter pour dormir de quelques bottes de paille, ce qui ne parut nullement les gêner.

Quant à moi, dès que le ministre de France et Mme Pichon, qui dînaient ce soir-là hors de la légation, furent de retour, j’allai leur présenter mes respects, et leur demandai ensuite l’autorisation de prendre congé d’eux pour aller, à mon tour, m’étendre sur un matelas.

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7 juin. — Les Boxeurs pénètrent en ville par groupes de cent environ, et se réunissent dans des pagodes. À l’extérieur, ils continuent leurs tristes exploits, et le nombre des chrétiens qui viennent chercher aide et protection au Pé-t’ang ou dans les légations augmente d’heure en heure.

Le directeur des chemins de fer a déclaré, dit-on, à M. du Chaylard que, par ordre du Tsung-Li-Yamen, aucun train ne serait mis à la disposition des troupes étrangères qui tenteraient de se rendre à Pékin.

La conférence des chefs de détachement a eu lieu aujourd’hui à trois heures. Tous les officiers étaient à peu près d’accord sur deux points :

1o Réunir toutes les femmes et tous les enfans à la légation d’Angleterre dès que les hostilités seront commencées ;

2o Établir un poste très solide à chacun des sommets du quadrilatère qui renferme toutes les légations.

Malheureusement, les détails ne furent pas arrêtés. Les conditions dans lesquelles ces postes seront établis, — les emplacemens exacts qu’ils devront occuper, — les itinéraires des patrouilles, — les emplacemens des soutiens et des réserves, — les lignes de retraite à garder, etc., — rien de tout cela ne fut décidé, en dépit des efforts du capitaine anglais Strouts, dont la courtoisie est parfaite, et de ceux de M. de Below, qui, parlant admirablement quatre langues, essaya de ramener tout le monde à un sujet unique de discussion.

En somme, les officiers se sont séparés, étant, comme avant la réunion, à peu près décidés à ne faire que ce qu’ils croiraient devoir faire pour la défense de leur propre légation.

L’absence d’un chef, d’un supérieur dont l’autorité eût été reconnue et acceptée de tous, s’est fait trop sentir. Espérons qu’il n’en résultera pas de conséquences trop graves.

En ce qui me concerne, je compte participer à la défense des deux postes qui me paraissent tout naturellement relever de nous : celui qui protégera l’Autriche, et celui qui protégera l’Italie.

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10 juin. — Le ministre de France reçoit de Tien-tsin un télégramme lui annonçant le départ pour Pékin des détachemens suivans :

Allemands 
 100
Russes 
 100
Français 
 100
Anglais 
 500
Américains 
 100
Italiens 
 40
Autrichiens 
 25
Japonais 
 30

À ces troupes attendues il faut ajouter 50 Allemands et 30 Autrichiens qui sont arrivés ici 24 heures après nous. 1 450 militaires (officiers non compris) seront donc réunis ce soir dans le quartier des Légations.

La nouvelle est accueillie avec une joie d’autant plus grande que le prince Tuan, père de l’héritier présomptif et chef avéré des Boxeurs, vient d’être nommé vice-président du Tsung-Li-Yamen.

Quelques heures après l’arrivée de la dépêche de Tien-Tsin, le fil est coupé.

Le gouvernement chinois prévient les représentans des puissances qu’il dégage sa responsabilité pour l’avenir, en présence de ce fait, que de nouveaux détachemens ont été appelés sans son autorisation. Le train qui doit amener les renforts est attendu à trois heures ; des voitures vont à la gare pour le transport des bagages et des munitions ; elles attendent en vain jusqu’à la nuit, et plusieurs d’entre elles sont bousculées par les Boxeurs. Mais ce retard ne nous étonne point ; nous savons que le train ne peut s’avancer qu’en réparant la voie devant lui. Si les dégâts ne sont pas trop considérables, il arrivera demain matin, ou, au plus tard, demain soir.

Une grande animation règne dans la ville chinoise. Il est de plus en plus dangereux de circuler seul et sans armes. Les postes, doublés partout, reçoivent l’ordre d’exercer la plus grande surveillance.

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12 juin. — Rien !

Nous espérons que lord Seymour abandonnera la réparation de la voie s’il rencontre de trop grandes difficultés, et que les troupes viendront à pied. Cependant, si nos ennemis sont bien décidés à nous attaquer, ils le feront, sans aucun doute, avant l’arrivée de ces renforts ; aussi nous tenons-nous prêts à toute heure du jour et de la nuit.

13 juin. — Ce matin, deux Boxeurs revêtus de leurs insignes (ceinture et jarretières rouges) et armés de grands couteaux ont eu l’audace de traverser le quartier des Légations ; ils ont été arrêtés et conduits près de M. de Ketteler, ministre d’Allemagne.

À propos des secours que nous attendons, la même question est sur toutes les lèvres : Que deviennent-ils ? L’impatience augmente.

À cinq heures du soir, des boys nous préviennent qu’une bande de rebelles se dirige sur le quartier des Légations, venant de l’est. J’envoie une demi-section avec Herber à la légation d’Autriche, et je me porte avec une autre demi-section à la légation d’Italie. La deuxième section reste mi-partie à l’angle nord-est, mi-partie à l’angle sud-est de la légation de France.

En outre, de nombreux volontaires armés de carabines ou de fusils de chasse, et ayant à leur tête M. et Mme Chamot, franchissent les lignes italiennes et françaises dans la rue des Légations, et vont à la rencontre des Boxeurs. À cinq heures, et demie ces derniers entrent par la porte Hata-Men, et suivent la rue du même nom, après avoir mis le feu à la mission protestante. Une dizaine de coups de fusil, tirés par les volontaires, met en fuite ceux qui s’aventurent dans la rue des Légations ; cinq sont tués, parmi lesquels un gamin de quinze ou seize ans, qui présentait sa poitrine aux balles.

Nos ennemis s’éloignent et se dispersent sans insister davantage. Pendant que Mme Chamot tient en respect sept ou huit Chinois avec sa carabine, son mari ferme la porte de Hata-Men et prend la clef.

Ce premier succès, dans lequel nos troupes ne sont pour rien, a, en somme, une portée assez grande : il a prouvé aux Boxeurs qu’ils ne sont pas invulnérables, comme ils se plaisent à le croire ; et qu’il ne suffit pas, pour le devenir, de prononcer quelques paroles magiques ou de faire certaines incantations. Il nous a permis de constater, en outre, que nous n’avons à craindre que des torches, des sabres et des couteaux, mais pas une arme à feu.

À six heures, j’envoie quatre hommes prendre Mme Piry et ses enfans, ainsi que Mme et Mlle Bredon. M. Bredon, député inspecteur des douanes, et M. Piry restent à la douane.

À huit heures, l’église du Toung-T’ang, au nord de la légation d’Autriche, et la chapelle protestante du Toung-Tche-Queou, sont en feu. Les incendiaires, torche en main, descendent sur le quartier des Légations par la rue qui prolonge la rue de la Douane.

La mitrailleuse autrichienne balaie cette foule en moins de trois minutes. Nous envoyons une patrouille pour constater l’effet produit, mais, à son grand étonnement, elle ne trouve, dans cette rue naguère envahie, que le cadavre, à demi carbonisé et fumant encore, d’une vieille femme, une chrétienne sans doute. Les Boxeurs ont-ils déjà enlevé morts et blessés, ou ont-ils tous échappé aux balles autrichiennes ? Les torches, en assez grand nombre, paraissent avoir été plantées en terre ; il suffit alors de deux ou trois personnes descendant la rue et les allumant toutes, successivement, pour nous donner de loin, et dans la nuit, l’illusion d’une foule s’avançant sur nous. Si telle est la clef de l’énigme, la ruse est bonne et a merveilleusement réussi.

Quoi qu’il en soit, nos ennemis sont véritablement peu dangereux, et, depuis qu’ils ont constaté, à leurs dépens, leur parfaite vulnérabilité, ils ont un profond respect pour les fusils européens, auxquels ils tournent les talons à la première injonction. Espérons qu’il en sera toujours ainsi, du moins jusqu’à l’arrivée de nos troupes.

La soirée s’achève sans incident. Montés sur le toit plat des écuries et de la cave, à l’angle nord-ouest de la Légation, nous regardons brûler autour de nous les temples, les églises, toutes les maisons dont le seul crime est d’avoir abrité des Européens. La nuit est belle, la température paraît agréable après la grosse chaleur du jour, et nous sommes forcés de reconnaître que le spectacle ne manque pas d’attraits. Au ciel paré comme pour un jour de fête, les rieuses étoiles elles-mêmes semblent s’en amuser. Cependant notre pensée s’élance jusqu’au Toung-T’ang pour y chercher, au milieu des flammes, les restes du Père Doré : il n’a pas voulu quitter son église ! Quel aura été son sort ? Nous pensons aussi que ces pyramides de feu diront aux renforts que le nombre des victimes est assez grand, et qu’ils doivent se hâter.

Nous restons toute la nuit sur notre toit. Le Toung-T’ang brûle jusqu’au matin.

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14 juin. — Dans la ville chinoise, les clameurs, les vociférations augmentent et deviennent véritablement impressionnantes. Une foule énorme, massée au pied de la muraille, c’est-à-dire à moins de 100 mètres de nous, hurle des cris de vengeance : Châchâ ! (tue ! tue !) Chô-chô ! (brûle ! brûle !) Par momens, il semble que cette horde de forcenés escalade les cinquante pieds de granit qui nous abritent. Si la muraille s’ouvrait pour livrer passage à ce flot furieux, nous serions perdus ! Ce vacarme épouvantable ne cesse que vers deux heures du matin.

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17 juin. — Cette nuit, les Boxeurs ont tenté de surprendre le quartier des Légations, et l’ont attaqué presque en même temps au nord-est, au sud-est et au sud-ouest. Quelques coups de fusil ont suffi à les disperser.

Vers trois heures de l’après-midi, une patrouille, composée d’Allemands, d’Anglais et d’Autrichiens, part pour fouiller le quartier situé au nord du Sou-Wang-Fou, quartier qui renferme l’usine à gaz appartenant à des Allemands. Cette patrouille se heurte à des soldats de Tong-Fou-Siang, dont la présence dans ces parages n’était pas même soupçonnée, et se replie vivement en arrière. Mais des coups de fusil sont échangés, sans que l’on puisse savoir, naturellement, de quel côté sont partis les premiers. Cinq Chinois, dit-on, sont hors de combat ; du côté des Européens, aucun blessé.

C’est la première fois que nous nous trouvons en présence de soldats réguliers. Quelles seront les conséquences de cette rencontre ? Nous sommes toujours sans nouvelles des troupes.

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20 juin. — Les ministres se réunissent à huit heures à la légation de France. Le Tsung-Li-Yamen n’ayant rien répondu à la lettre de la veille, le corps diplomatique décide (autant du moins que nous pouvons le savoir par des indiscrétions) : 1o De demander au gouvernement chinois de permettre aux renforts attendus de venir jusqu’au pied des murailles. Quand ils seront là, nous sortirons pour aller les rejoindre ;

2o De lui faire remarquer qu’il nous est impossible de partir le soir même, aucune disposition n’ayant encore été arrêtée.

Le ministre d’Allemagne offre à ses collègues d’aller seul s’entendre, à ce sujet, avec les membres du Tsung-Li-Yamen. En vain lui fait-on remarquer qu’il s’expose à un grand danger ; il persiste dans sa décision et part avec M. Cordès, interprète de la légation d’Allemagne. On veut leur donner une escorte ; ils la renvoient, et ne conservent que deux Mâ-Fou (boys à cheval) qui accompagnent les deux chaises à porteurs. — Quelques instans après, ces Mâ-Fou reviennent, rapportant la nouvelle que M. de Ketteler a été assassiné par des soldats de Tong-Fou-Siang, et que M. Cordès est grièvement blessé.

M. de Soden, chef du détachement allemand, part tout de suite avec 20 hommes à la recherche des deux victimes ; il revient une demi-heure après, n’ayant rien trouvé.

À onze heures, des missionnaires américains rapportent M. Cordès à la légation ; son état est très grave. Il peut néanmoins raconter que le ministre d’Allemagne a reçu une balle derrière la tête, et que lui-même, s’étant levé pour arrêter les porteurs et le protéger, a été atteint d’une balle au bas-ventre. Malgré sa blessure, M. Cordès put échapper aux Chinois qui entouraient les chaises, et s’enfuir, poursuivi par deux soldats. À bout de forces, et décidé à en finir, il s’arrêta et fit face à ses lâches adversaires, quand, à son grand étonnement, ceux-ci firent demi-tour et se sauvèrent à toutes jambes. Le blessé perdit ensuite connaissance, et fut heureusement recueilli par des missionnaires.

Les chefs de détachement réunis décident d’envoyer tout de suite à la légation d’Angleterre les femmes et les enfans. Cette légation est plus grande et moins exposée que toutes les autres. Ordre est donné d’y entasser immédiatement les vivres, les munitions, et tout ce que les magasins européens renferment de conserves, de vins, de bière, d’eaux minérales et de liqueurs. Les caves de l’hôtel de Pékin sont également vidées dans celles de la légation d’Angleterre, qui prend l’aspect d’un vaste entrepôt[2].

À deux heures de l’après-midi, les Autrichiens quittent leur légation et se replient sur la nôtre. Convaincus que le départ pour Tien-tsin ne saurait tarder, ils n’emportent que leurs armes et leurs munitions. Le personnel civil de cette légation ne comprend que M. de Rosthorn, premier secrétaire, ministre par intérim, et Mme de Rosthorn. Les officiers sont, au contraire, très nombreux ; deux d’entre eux, le capitaine de frégate Édouard Thomann von Montalmar, commandant la Zenta, et le lieutenant de vaisseau Théodore de Winterhalder, du même bâtiment, se trouvent prisonniers dans Pékin, qu’ils étaient venus visiter. Les autres, le lieutenant de vaisseau Kollar et les aspirans Mayer et Boyneburg-Lengsfeld, font partie du détachement envoyé au secours de la légation.

La retraite de l’Autriche entraîne celle du personnel de la douane, qui ne peut logiquement et matériellement pas supporter le premier choc d’une attaque. Ce personnel se réfugie à la légation d’Angleterre.

La mitrailleuse autrichienne est placée au milieu de la barricade ; sur son masque blanc plusieurs projectiles s’aplatissent.

À huit heures, les Chinois essaient d’incendier la légation d’Autriche ; ils sont chassés par les feux croisés des Français et des Autrichiens, des Anglais et des Japonais. La fusillade dure toute la nuit ; plusieurs balles venant du nord-ouest et du sud-ouest passent très haut au-dessus de nos têtes. Le quart à la barricade est fait alternativement par les Français et les Autrichiens, à partir de neuf heures. M. Kollar est chargé de régler le service.

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22 juin. — À cinq heures, les Français quittent le quart et le remettent aux Autrichiens. Notre repos ne devait pas être de longue durée : à six heures, une attaque violente est dirigée à la fois sur la barricade et sur celle de l’Italie ; cette dernière surtout est fortement menacée. Les Chinois se sont brusquement jetés en avant et ont pris position dans les maisons de la rue de la Douane et de la rue des Légations. Les Autrichiens craignent avec raison de laisser leur mitrailleuse entre les mains de l’ennemi si l’Italie, en cédant, leur coupe la retraite ; en conséquence, ils abandonnent la barricade et se replient dans la rue des Légations. Ce mouvement est mis à profit par les Chinois qui envahissent toute la rue et mettent le feu aux bâtimens de la Douane.

L’attaque paraît être générale, car dans toutes les directions on entend une assez forte fusillade.

Un incendie se déclare tellement près de la barricade italienne, que nous croyons que c’est elle qui brûle. (Elle est faite avec de très grosses poutres.)

Au même instant, un Américain vient nous prévenir que les Américains ne peuvent plus tenir, et qu’ils vont abandonner leur position. Abandonner leur position, c’est laisser les Chinois envahir la muraille, c’est leur permettre de pénétrer dans la rue des Légations par l’autre extrémité, et, par suite, de prendre entre deux feux le Japon, l’Allemagne, la France, l’Autriche et l’Italie ; c’est empêcher la jonction de toutes ces légations avec la légation d’Angleterre.

Il se produit un moment de panique facile à comprendre, surtout si l’on songe que tous ces événemens se déroulent en moins de temps qu’il n’en faut pour les relater.

Le matelot autrichien Joseph Bernardis est blessé.

Il est bon d’ajouter, pour achever d’esquisser cette scène, les hurlemens des sauvages qui nous poursuivent, et, tout autour de nous, les colonnes de flammes et de fumée qui accomplissent, elles aussi, mais avec moins de bruit, leur œuvre sinistre.

Le commandant Thomann attend en vain la confirmation de cette nouvelle apportée par l’Américain. Cependant, s’il a dit vrai, le temps presse, et il faut prendre une décision d’autant plus rapide que tous les Européens se trouvent momentanément massés dans la rue des Légations, c’est-à-dire dans une situation très dangereuse.

Enfin, le commandant donne aux troupes autrichiennes, françaises, italiennes, allemandes et japonaises, l’ordre de se replier sur la légation d’Angleterre.

À peine y sont-elles arrivées, que sir Claude Macdonald leur donne l’ordre de repartir pour occuper et défendre le palais du prince Sou. Les hommes n’ont pas même le temps de se décharger de leur musette pleine de munitions.

Les détachemens se reforment, tandis que le ministre d’Angleterre fait appeler le colonel Shiba et le commandant Thomann pour leur donner ses instructions. Nous franchissons au pas de course le lit de la rivière de Jade, échappant heureusement aux balles qui passent trop haut, et nous prenons position dans le Sou-Wang-Fou, où sont réfugiés près de 3 000 chrétiens chinois. Le colonel Shiba indique à chaque chef de détachement la partie qu’il aura à occuper et à défendre ; nous commençons, à cet effet, à prendre les dispositions nécessaires, quand chacun de nous reçoit, de son ministre, l’ordre de réoccuper sa légation. Les troupes se reforment aussitôt et partent pour exécuter ce nouvel ordre qui, sans doute, doit être le seul bon.

À onze heures et demie, les légations sont reprises, sauf celle d’Italie, qui est en feu ; son personnel retourne au Sou-Wang-Fou et se met à la disposition du colonel Shiba. Quels merveilleux incendiaires que ces Chinois !

Je reçois un mot de M. Pichon m’informant que tous les ministres, agissant d’accord, ont décidé que sir Claude Macdonald aurait la direction générale de la défense. Nous avons laissé à la légation d’Angleterre la mitrailleuse autrichienne, son chef de pièce et un servant.

On emploie des coolies à réunir des caisses et à les remplir de terre pour élever pendant la nuit deux barricades.

Dans la journée, le Dr Matignon a reçu sur la cuisse une balle morte qui n’amène qu’une légère contusion.

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26 juin. — La matinée est assez calme. Les troupes chinoises paraissent avoir abandonné leurs positions ; on ne voit et on n’entend plus rien. Un grand nombre de soldats remontent dans le nord, chargés de colis provenant des ruines de la Douane et de la légation d’Autriche. Ordre est donné de ne pas faire feu ; nous sommes, au fond, trop heureux de les voir se retirer. Quand cet exode paraît terminé, M. de Rosthorn, M. Winterhalder et quelques matelots autrichiens vont jusqu’aux ruines de leur légation ; ils ne rencontrent aucun fusil ennemi, et reviennent après avoir constaté que tout était pillé et brûlé.

Dans la rue de la Douane, près de notre barricade, une maison assez importante n’a pas été entièrement détruite par les flammes ; j’y fais mettre le feu.

Pas un coup de fusil ! Pas un cri de « Châ-châ ! » Quel contraste avec le vacarme des jours derniers ! Nos ennemis renoncent décidément à nous occire, et nous nous reprenons plus que jamais à espérer. Néanmoins nous sommes étonnés de ne recevoir aucune communication officielle du Tsung-Li-Yamen, ni aucune nouvelle de la colonne Seymour. Pas un des nombreux courriers chinois (chrétiens) qui ont été expédiés n’est revenu, malgré les promesses faites à ceux qui nous rapporteraient le moindre renseignement ! Chamot a fait descendre dans la ville chinoise, au moyen d’une corde, un garçon d’écurie auquel il promet 5 000 taëls[3] s’il revient porteur d’une lettre de sa sœur, qui habite Tien-tsin.

Les coups de canon dans le sud, entendus encore la nuit dernière, donnent lieu à mille conjectures, qui toutes n’aboutissent qu’à augmenter notre énervement. Si ce sont les Chinois qui se battent entre eux, il faut espérer que leurs dissensions nous sauveront. Plus généralement on croit à une grande bataille entre les Célestes et les Européens, aux environs de Tong-Tcheou.

En attendant une solution qui ne saurait tarder, les matelots autrichiens et français prennent un peu de repos. Ils ont été jusqu’alors admirables de courage et d’entrain ; mais, si cette lutte se prolongeait, il serait à craindre qu’une trop grande tension d’esprit n’amenât chez eux une lassitude physique et morale. Il est heureux que la saison leur permette de dormir n’importe où, mais le plus souvent dehors. Ils sont aussi bien nourris que possible, étant donné les circonstances, grâce à M. Chamot qui a pour eux autant de sollicitude qu’il en aurait pour ses enfans. Pour eux, il trouve toujours, comme par hasard, une barrique de vin que l’on a oublié de transporter à l’Angleterre, et un sac de riz laissé dans ses greniers. Cependant il devient bien rare partout, le riz ; on se plaint un peu dans toutes les légations de ne pas en avoir. Plus rares encore les légumes ! et j’en connais qui vendraient bien autre chose que leur droit d’aînesse pour un plat de pommes de terre. Les liquides font moins défaut ; outre les réserves de Chamot, nous disposons de la cave entière de M. Pichon qui, en partant, nous a laissé, avec mission de ne pas les abandonner aux Chinois, des centaines de bouteilles d’excellens vins. En dépit de la surveillance faite autour de cette cave, je soupçonne mes chapardeurs de matelots d’avoir déjà mis à l’abri de l’attouchement profane des mains ennemies bon nombre de ces bouteilles. Quant aux officiers et aux volontaires, ils ont eu soin de faire porter au delà de la deuxième ligne de retraite deux ou trois cents bouteilles de champagne, comme ils n’en ont pas en Angleterre, c’est le cas de le dire.

Mme Pichon nous a abandonné ses provisions de conserves avec la même générosité ; mais ceci tente moins nos marins ; ils n’ont que faire des boîtes de truffes et de champignons. Oh ! ces truffes ! Sous le prétexte de ne pas les laisser aux Chinois, nous en mettons partout : avec du cheval comme entrée, avec de la mule comme rôti, avec du beurre comme dessert !

Nous mangeons tous, officiers et volontaires, dans la salle à manger de M. d’Anthouard, premier secrétaire de la légation, qui, bien avant qu’il fût question d’une attaque des Boxeurs, était allé passer une permission au Japon. Tous ceux qui le connaissent disent combien il doit regretter de ne pas être près de nous en ce moment, et sont certains qu’il doit faire tout ce qui est possible pour regagner Pékin[4]. Nous sommes servis par ses boys, et nos mets sont préparés par son cuisinier. Je dois ajouter que, dans sa cave, qui ne manqua pas d’être fouillée, nous trouvâmes des richesses non moins considérables que dans celle de M. Pichon.

Je profite du calme pour aller jusqu’à la légation d’Angleterre ; le ministre de France me demande s’il n’est pas possible d’y envoyer 10 hommes. Je lui expose qu’il y a déjà 10 Français sur la muraille et 5 au Fou, et qu’il ne resterait alors que 17 marins à la légation de France. Je m’étonne que ces renforts soient demandés à nous, alors que les Russes, par exemple, beaucoup plus nombreux, ne sont certainement pas plus attaqués que les Français. À peine suis-je de retour, que je reçois l’ordre écrit d’envoyer les 10 hommes. Je réponds que cela m’est absolument impossible.

La canonnade recommence l’après-midi ; une vingtaine d’obus passent au-dessus de notre légation, rasant les toits.

À deux heures, nous enterrons Quémeneur : M. Pichon et M. Berteaux assistent à la cérémonie. Nous n’avons pas de cercueil et le temps nous manque pour en faire ; les cadavres sont recouverts de chaux. Notre cimetière est dans un coin du parc, près d’une grotte artificielle faite de blocs de pierre jetés les uns sur les autres ; là dorment déjà quatre de nos camarades, dont deux dans la même fosse. Ceux-ci resteront unis après leur mort comme ils l’ont été pendant ce siège : Autrichiens et Français s’entendent en effet admirablement, et rivalisent de courage et de zèle.

La deuxième barricade, parallèle à la première, et destinée à nous abriter des coups venant de l’ouest, n’est pas achevée ; c’est très regrettable.

L’attaque est de plus en plus sérieuse, surtout du côté de l’Italie ; ce qui est surtout énervant, c’est de rester perpétuellement en face de ce gigantesque point d’interrogation : l’ennemi va-t-il se décider enfin à s’avancer sur nous ? Nos adversaires sont extrêmement nombreux, et à cinquante mètres à peine ; s’ils voulaient enlever notre misérable barrière de caisses et de sacs de terre, la lutte serait terminée tout de suite, à leur avantage. Comment peuvent-ils hésiter ?

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2 juillet. — La pluie continue, aussi les coups sont-ils rares. La religion défend, dit-on, à ces fils du Ciel d’assister à un phénomène qu’ils considèrent comme un accouplement de leur père et de la Terre. Cette raison, jointe à la peur d’être mouillés, fait que nous jouissons d’un peu de repos dont nos matelots ne se plaignent pas. Quelques balles arrivent encore sur les sacs qui garnissent nos fenêtres ; Geffroy est légèrement blessé.

Toute la journée, en revanche, les canons ne cessent de lancer leurs obus un peu dans toutes les directions. L’Hôtel de Pékin est particulièrement éprouvé.

Sur la muraille, les Chinois de Tsien-Men s’avancent contre les Américains et construisent une barricade assez près de la leur. M. Chamot construit dans la rue des Légations une double barricade pour relier la porte de son hôtel à celle de la légation d’Allemagne qui est en face.

Sir Claude Macdonald a observé la nuit dernière des signaux électriques qu’il considère comme incontestablement faits par les troupes européennes. Il n’a aucun doute à ce sujet, et se montre très catégorique. Ce sont les signaux qui avaient été transportés dans le Sud-Afrique par le Terrible, aujourd’hui en rade de Takou, et qui auraient servi pour Ladysmith. Sir Claude, sachant que le transport de ces signaux représente à peu près les mêmes difficultés que celui d’un canon, en conclut, comme de ses autres informations, que c’est un gros corps d’armée qui avance. Il était hier, à dix heures et demie du soir, d’après ses évaluations, à quarante-huit heures au maximum de Pékin, dans la direction du sud-est, et peut être attendu, au plus tard, dans la journée d’après-demain.

Naturellement nous rapprochons ces faits d’autres auxquels nous n’avions prêté tout d’abord aucune attention : les mouvemens de nos ennemis, le calme de la journée, les coups de canon tirés au loin, etc., etc. Et puis, le ministre d’Angleterre est réellement trop affirmatif pour qu’il nous soit permis de douter. D’ailleurs, il faut bien que ces troupes finissent par arriver ! Nous ne pouvons pas admettre que l’Europe, l’Amérique et le Japon nous laissent massacrer sans faire un pas pour nous sauver ! Il ne faut pas un mois pour amener un corps d’armée des rives du Japon ou des frontières de la Mandchourie ! etc., etc. Ce serait folie que de chercher à répéter toutes les excellentes raisons que l’on trouve subitement pour se convaincre que sir Claude Macdonald a dit vrai.

Nous apprenons néanmoins avec plaisir que les Américains ont enlevé à la baïonnette la barricade que les Chinois avaient eu l’audace d’élever en face de la leur. Les Russes ont pris part à cette opération dans laquelle, malheureusement, deux marins ont été tués, et le capitaine blessé.

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5 juillet. — À midi, les Chinois commencent à bombarder la salle à manger du ministre de France avec des obus de 75 millimètres. Leurs canons sont installés dans l’est du coin du nord-est de notre Légation, et à 150 ou 200 mètres à peine. Quand les brèches des toits leur paraissent suffisamment grandes, et qu’ils jugent les bois assez hachés, ils essayent d’incendier en lançant des fusées, et même des flèches dont l’extrémité est garnie d’allumettes enflammées.

Tous les marins et tous les volontaires restent à l’abri.

M. de Below, ministre d’Allemagne par intérim, et M. de Soden, chef du détachement allemand, viennent passer un instant près de nous. Ce bombardement est en effet assez intéressant, Nous y assistons du salon, qui n’est séparé de la salle à manger que par un vestibule. Sur la prière de Mme de Rosthorn, M. de Below se met au piano et cueille dans les cahiers de musique qui sont près de lui les morceaux les plus beaux. Si les Chinois pouvaient assister à cette scène, ils seraient sans doute assez stupéfaits. Cependant, il faut nous entasser dans un des coins ; un ricochet qui a traversé les deux portes de communication est venu mourir sur le tapis.

Ce bombardement ne cesse que vers cinq heures ; à ce moment, un autre canon envoie deux projectiles dans la petite écurie située à droite du portique en entrant.

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6 juillet. — Très forte canonnade du côté du Fou ; à la légation de France, quelques rares coups de fusil. Vers deux heures de l’après-midi, le silence est tel, autour de nous, que je suppose nos adversaires partis. Je forme alors le projet d’aller reprendre, avec le quartier-maître Pesqueur et cinq matelots, les deux barricades de la rue de la Douane et de la rue des Légations. M. Winterhalder veut m’empêcher de mettre ce projet à exécution ; mais je pars en lui recommandant de dire aux Autrichiens du blockhaus d’être prêts à nous aider, au besoin, de leurs fusils. « Je serai là moi-même, » me répond-il.

En nous glissant par la brèche « Pelliot, » nous arrivons sans incident à la barricade de la rue de la Douane. Par les meurtrières, nous étudions pendant quelques minutes les environs, mais rien ! Je laisse deux hommes à ce poste et nous gagnons en rampant la barricade de la rue des Légations. Pesqueur va surveiller l’autre partie de la rue de la Douane, sur notre droite. Là il peut, en restant couché, être abrité par quelques planches et quelques poutres jetées au hasard en travers de la rue par les Chinois eux-mêmes. Mais l’éveil est donné. Les premiers coups de fusil partent de notre gauche, suivis aussitôt par d’autres, tirés de toutes les ruines qui nous entourent. Il faut nous effacer le plus possible, tout en conservant la faculté de pouvoir, le cas échéant, décharger utilement notre fusil. C’est à ce moment que nous nous apercevons que toutes les positions du tireur ne sont pas décrites dans la théorie. Pesqueur nous avertit tout bas que la barricade ennemie qui est à 15 mètres devant lui est garnie de Chinois : en même temps il nous fait signe de rentrer. Les coups de fusil deviennent de plus en plus nombreux ; il est évident que nos adversaires tirent sur la barricade, et non sur nous ; peut-être ne savent-ils pas que, derrière nos 50 centimètres de terre, nous sommes à l’abri de leurs projectiles. Ils restent d’ailleurs eux-mêmes très bien abrités ; à peine pouvons-nous brûler sept ou huit cartouches sur les rares paires d’yeux que nous apercevons. Le feu devient surtout nourri dans la partie sud de la rue de la Douane. Pesqueur, qui voit les Chinois rallier en grand nombre, nous dit une seconde fois de nous en aller ; son geste devient même impératif. Puisqu’il a pris le commandement, il ne nous reste plus qu’à obéir ; il est d’ailleurs inutile d’insister : je donne à mes voisins l’ordre de rentrer. Je me chamaille ensuite quelques secondes avec Pesqueur, qui entend protéger la retraite et passer le dernier ; je suis même forcé de lui retirer son commandement. Successivement, tous les hommes sautent de la barricade de la rue de la Douane à la brèche Pelliot ; c’est là le point dangereux, car nous sommes forcés de nous découvrir. Un chasseur habitué à tirer le lapin aurait eu sept occasions excellentes de prouver son adresse ; mais, quand je passe enfin à mon tour, j’ai la satisfaction de retrouver tous mes marins sains et saufs. C’est certainement une chance miraculeuse qu’aucun de nous n’ait été touché. M. Winterhalder nous dit combien il était inquiet, et quelle est sa joie de nous voir à l’abri. De mon côté, si je suis tout honteux d’avoir été obligé de montrer mes talons à ces sauvages, j’ai du moins la grande consolation de n’avoir perdu personne.

À quatre heures, nos ennemis ouvrent le feu avec un canon de 57 millimètres sur le portique et sur le blockhaus. Par le plus grand des hasards le premier coup n’a blessé personne, et nous pouvons mettre tout de suite les hommes à l’abri. Six obus viennent frapper le même point avec une précision remarquable : une grande brèche est faite dans le portique.

Au même moment, les Japonais et les Italiens font une seconde sortie pour prendre un canon. Ils échouent. Le capitaine Tatsugoro-Ando est tué, et deux hommes sont blessés.

La canonnade cesse ; les coups de fusil diminuent également, pour devenir très rares pendant la nuit. Nous n’avons jamais cependant le calme complet qu’il nous faudrait pour pouvoir faire reposer un peu nos courageux soldats.

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8 juillet. — La maison Saussine et la petite cour située au sud de cette maison sont occupées par 12 matelots ; MM. Picard-Destelan et Bartholin y ont aussi leur poste de combat, près de moi. À onze heures, un premier coup de canon est dirigé sur cette maison ; le toit est effleuré. Le commandant Thomann vient au même moment me rejoindre dans la petite cour ; nous nous réfugions à l’intérieur, près des hommes. Je donne l’ordre à six d’entre eux d’aller se réfugier dans le Salon bleu (aile est des appartemens du ministre), et nous restons avec cinq marins et le quartier-maître Pesqueur devant les meurtrières.

Un deuxième obus enlève la partie supérieure du pignon sud et blesse légèrement Saliou ; un troisième, tiré par un autre canon, fait une brèche dans le pignon nord, et blesse le canonnier auxiliaire Le Gat. Je considère alors comme une imprudence de rester plus longtemps, d’autant plus que l’ennemi est parfaitement invisible, et que nous ne pouvons rien faire contre cette canonnade. Je fais partir tout le monde. En sortant, nous rencontrons le capitaine Labrousse, qui surveille la partie nord de notre ligne, et qui vient m’annoncer que les Chinois ont pénétré dans la cave de M. Pichon, où ils élèvent une barricade. Le commandant s’avance d’un pas ou de deux pour regarder par-dessus le mur de la petite cour, quand un quatrième obus éclate sur le pignon du Hall, et lui broie la poitrine ; il tombe dans nos bras en poussant deux cris sourds. Nous le remettons à deux matelots, qui l’emportent dans le salon de M. Pichon où il meurt en arrivant. Un deuxième éclat lui avait cassé en même temps le bras droit.

Les Chinois, massés dans l’est, nous attaquent une fois de plus, mais en restant cachés, comme toujours. Il est à craindre, bien qu’ils ne visent pas, qu’un des innombrables projectiles qu’ils jettent sur nous blesse l’imprudent qui se découvrira. Je parcours la ligne en recommandant pour la millième fois d’observer, tout en restant bien abrité. Notre but n’est pas de vaincre les Chinois, la lutte serait trop inégale, mais de ne pas nous faire tuer par eux ; il nous faut surtout, à tout prix, gagner du temps ; car nous ne voulons pas croire encore que l’Europe nous a définitivement abandonnés. Laissons donc nos adversaires jeter leurs munitions, et gardons les nôtres pour d’excellentes occasions.

J’ai d’ailleurs, pour faire observer ces recommandations, des auxiliaires précieux dans quelques-uns des volontaires qui sont venus si courageusement nous offrir leurs services. Je ne saurais trop insister, en particulier, sur le remarquable sang-froid, le calme extraordinaire que savent conserver, en toutes circonstances, Picard-Destelan, Bartholin et Véroudart. Mais, que l’on me comprenne bien : je serais désolé que l’on donnât à la distinction que je fais en faveur de ces trois volontaires une portée que je n’ai point voulu lui donner ; les autres ne sont ni moins braves, ni moins utiles qu’eux, mais plus entreprenans, plus emballés (ils me pardonneront le mot) ; je crains toujours de les voir aller trop « de l’avant. »

Jusqu’à présent, nous n’avions eu devant nous que des troupes de Tong-Fou-Siang ; mais aujourd’hui nous avons reconnu parmi nos ennemis les casaques des soldats de Jong-Lou, de ceux que l’on voulait nous donner pour nous servir d’escorte jusqu’à Tien-tsin.

L’enterrement du commandant Thomann a lieu à deux heures, à peu près dans les mêmes conditions que celui de notre pauvre ami Herber ; c’est-à-dire en profitant d’un calme qui ne laisse pas que de nous inquiéter. Nous sommes même tellement persuadés que les Chinois préparent une nouvelle attaque que nous avançons l’heure de la cérémonie primitivement fixée à trois heures. Tous ceux qui ne sont pas absolument indispensables aux meurtrières ou aux barricades viennent dire un dernier adieu à celui qu’ils adoraient, autant pour sa grande bonté, sa douceur, son amabilité, que pour son courage et son héroïque conduite. Lui, qui parlait admirablement le français, il avait toujours un mot affectueux pour nos matelots ; aussi avait-il gagné tout de suite les sympathies de ces grands enfans.

Comme le calme continue, et que nous nous attendons à une nouvelle attaque, nous faisons, d’accord avec M. Winterhalder, quelques nouveaux travaux de défense :

1o Une brèche faisant communiquer l’appartement du concierge avec l’écurie située à l’est du portique ; dans les murs de cette écurie, nous perçons ensuite des meurtrières qui commandent les brèches sud du mur de la rue de la Douane ;

2o Ouverture d’une porte dans le mur nord de la légation, porte qui avait été barricadée dès le début des hostilités et par laquelle on communiquera directement, maintenant, à la barricade de la ruelle nord.

Le soir, à six heures, nous réoccupons la maison Saussine, et nous reprenons nos postes au mur de la petite cour. Vers dix heures, nous entendons une assez vive fusillade du côté du Fou, où il paraît y avoir un engagement sérieux. À onze heures, nous sommes, à notre tour, fortement attaqués, mais cette alerte dure peu.

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9 juillet. — À neuf heures, M. Véroudart m’amène trois prisonniers faits dans les maisons chinoises situées aux environs de la barricade de la ruelle nord. Les chrétiens qui les conduisent les attachent par la natte à des arbustes, devant le pavillon des étrangers. Il nous faut d’abord empêcher le cuisinier de Chamot de leur ouvrir le ventre avec le couteau qui vient de lui servir à abattre un cheval. Je prie ensuite Véroudart de les interroger séparément. Ils avouent être envoyés par les soldats de Tong-Fou-Siang pour espionner et incendier ; en échange des services rendus, il leur est permis de piller les maisons avant d’y mettre le feu, et le butin leur reste. Les renseignemens, vrais ou faux, qu’ils nous donnent sont à peu près les mêmes :

1o L’Impératrice est toujours à Pékin ;

2o Il y a 8 500 Chinois environ autour du Fou et de la légation de France ;

3o Des disputes se sont élevées entre Boxeurs et soldats, ces derniers reprochant aux invulnérables de ne jamais oser s’avancer et de n’être bons, finalement, qu’à piller ;

4o Les troupes internationales, arrêtées par les Chinois, ne peuvent sortir de Tien-tsin.

À dix heures et demie, l’attaque reprend ; deux canons ouvrent le feu sur le Hall, sur la maison de M. Pichon, et sur celle de M. Morisse. Le mur de la rue de la Douane prend, de plus, l’aspect d’une scie ébréchée. Les Chinois essaient encore d’incendier, mais sans résultat. Le quartier-maître fourrier Lohézic est atteint à la poitrine par un éclat d’obus qui, sans force, n’amène heureusement qu’une contusion insignifiante.

À midi, le canon se tait ; mais le coin nord-est est plus particulièrement attaqué à coups de fusil.

À 5 mètres à peine du poste de la maison Saussine, les Chinois travaillent à une galerie souterraine qui a dû être commencée dans la rue de la Douane ; ils sont maintenant dans l’écurie qui se trouve en face de ce poste. Cette galerie doit avoir plus de 2 mètres de profondeur, étant donné que nous n’apercevons que l’extrémité de la pelle de celui qui rejette la terre. Sur quel bâtiment est-elle dirigée ? Est-ce sur la maison de Saussine ? Est-ce sur le Salon bleu ? Ce dernier bâtiment, moins ébranlé, moins détruit par le canon, résistera mieux à une explosion ; cette considération m’amène à retirer de la maison Saussine les hommes qui s’y trouvent, et à en mettre les deux tiers dans le Salon bleu. Je laisse sous le Hall des Abeilles deux postes de deux hommes, commandés l’un par Pesqueur, l’autre par Saliou. Ces deux postes ont pour mission de surveiller les passages compris entre le Hall, la maison Morisse au sud et le Salon bleu au nord. Pesqueur et Saliou ont en outre l’ordre de faire toutes les heures, jour et nuit, une ronde dans la maison Saussine ; enfin il est entendu que, pendant les attaques, les quatre hommes réoccuperont cette maison, qu’il importe de ne pas abandonner.

Dans le Salon bleu, où sont placés les autres marins, les dispositions suivantes sont prises :

1o Percement de meurtrières dans le mur parallèle à celui de la Douane ;

2o Démolition des murs de la cuisine Saussine pour dégager le champ de tir de ces meurtrières

Ces travaux sont exécutés sous la direction de M. Bartholin, qui organise ainsi ce qui sera son nouveau poste de combat. M. Picard-Destelan conserve le sien, près de moi, dans la maison Saussine. D’autre part, la ligne de défense reste la même : l’aile gauche gardée par le reste du détachement français sous les ordres de Labrousse, de Pelliot, de Cholet et de Gruintgens ; l’aile droite, le blockhaus, défendue par les Autrichiens.

Le soir, M. Winterhalder me demande si je vois quelque inconvénient à faire venir le canon italien pour essayer d’abattre les pans de mur derrière lesquels s’abritent les Chinois, en face du blockhaus, au sud de la rue des Légations. Nous demandons le canon, en même temps que nous perçons une ouverture dans le mur de notre légation, entre le portique et la chapelle. Par cette ouverture, sept coups de canon sont tirés ; mais les projectiles passent, sans produire grand effet, à travers ces ruines trop peu résistantes, et n’amènent pas d’autre résultat apparent que celui d’exciter nos ennemis, qui, furieux, commencent une fusillade qui dure jusqu’à minuit. Peu à peu, leur colère tombe et le calme renaît ; nous renvoyons à la légation d’Angleterre le canon italien.

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11 juillet. — Dix-huit pillards viennent encore se faire prendre à la barricade de la ruelle ; on les fusille. Deux seulement sont interrogés et ne font que confirmer les renseignemens fournis par les premiers prisonniers. Ils ne peuvent ou ne veulent nous donner aucune indication précise sur les troupes européennes ou japonaises.

Un obus a fait un trou dans le toit du Salon bleu ; en perçant le plafond de ce salon, je parviens sur le faux grenier, d’où je peux voir les Chinois et observer leurs mouvemens. Ils sont très fortement retranchés dans les ruines, et entourés comme nous de barricades garnies de meurtrières. Il semble qu’ils craignent d’être attaqués ; à voir et à étudier les précautions qu’ils ont prises, on croirait que ce sont eux les assiégés. Je me rends compte, mieux que jamais, que vouloir les chasser de leurs positions serait folie pure et je m’explique les insuccès de tous ceux qui, jusqu’à ce jour, ont tenté de sortir et de les attaquer. MM. Merghelinck et Pelliot montent pour regarder ; ils sont très nombreux ; on ne voit guère que les têtes ; les plus éloignés sont à 150 ou 200 mètres. Bientôt, sans signal, tous s’agitent, déposent leur pipe ou leur tasse de thé, prennent les armes et les chargent. Il n’est pas douteux qu’une attaque se prépare. Nous descendons en toute hâte pour prévenir partout, et recommander aux matelots d’être prêts.

Je me rends avec Pesqueur et les factionnaires du Hall dans la maison Saussine. L’attaque a lieu en effet, mais toujours dans les mêmes conditions, c’est-à-dire sans tentative d’assaut. De notre côté, les meilleurs tireurs abattent les têtes des imprudens qui regardent par les brèches ou par-dessus les barricades.

Dans l’après-midi, les Chinois ralentissent assez leur feu pour nous permettre de diminuer les postes. Nous ne manquons pas de supposer, une fois de plus, que ce calme relatif est dû à la présence de nos amis dans les environs de Pékin. Nous désirons tellement le croire ! Pas de nouvelle de la colonne Seymour depuis son arrivée à Lang-Fang, c’est-à-dire depuis un mois ! Cette poignée de braves, qui s’était si courageusement lancée à notre secours, serait-elle tombée sur des forces trop supérieures, et aurait-elle été détruite ? Hélas ! tout nous le fait supposer. Mais c’est une raison de plus pour croire à l’exactitude des calculs du colonel Shiba. Nous nous raccrochons follement à cet espoir, et la gaieté revient quand même.

Mme de Rosthorn promène toujours au milieu de nous sa figure si fine, si douce et si rieuse. Si elle se rend compte du danger, elle dissimule tellement bien ses impressions, qu’il est impossible de lire sur son visage la moindre trace d’ennui ou d’inquiétude, excepté quand son mari s’expose plus qu’il ne devrait le faire, ce qui lui arrive trop souvent. Elle a un mot aimable, une attention, une prévenance pour tous, volontaires, officiers et matelots ; on est toujours sûr de la trouver partout où l’on a besoin d’elle. Mais Mme de Rosthorn veille surtout sur nos malades ; elle sait trouver du lait condensé pour préparer elle-même les bouillies ou les boissons ordonnées par le docteur Matignon aux dysentériques. Merveilleuse maîtresse de maison, elle empêche le gaspillage de nos dernières boîtes de conserves, réservées aux blessés. Enfin elle semble être la fée qui nous protégera jusqu’à la fin de la lutte.

Nous trouvons aussi chez nos camarades allemands des compagnons pleins d’entrain, toujours prêts à rire, à s’amuser et à nous persuader que tout cela finira bientôt par notre délivrance et par la ruine de la Chine. Pleins de tact et de délicatesse, aimables autant qu’il est possible de l’être, c’est une joie pour nous de les posséder quelques instans quand les circonstances le permettent.

M. Pichon vient voir sa maison qu’il a peine à reconnaître. La salle à manger surtout a été très éprouvée ; le toit est tombé, brisant dans sa chute des meubles admirables ; sur les murs, ouverts en plusieurs endroits, on peut voir encore des fragmens de porcelaines rares suspendus à des fils de fer. Dans le Salon Bleu, notre ministre me montre une armoire remplie de merveilleuses broderies de soie ; il y en a là pour plusieurs milliers de francs. Ces richesses seront-elles bientôt entre les mains des pillards ? Un nouveau volontaire nous arrive de l’Angleterre, M. Feit.

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13 juillet. — L’après-midi, calme parfait. À trois heures, nous enterrons Lerme. Pesqueur a découvert un long bambou, et fabriqué deux petites poulies ; il s’occupe maintenant à passer les drisses ; il veut arborer, demain, 14 juillet, notre grand pavillon à côté du pavillon autrichien, la seule chose que Mme de Rosthorn ait songé à sauver de l’incendie de sa légation.

À 6 heures, une très grosse fusillade éclate brusquement rue de la Douane. Nous n’avons plus besoin d’autre signal pour courir à nos postes. M. Picard-Destelan et M. de Rosthorn viennent aussitôt me rejoindre dans la maison Saussine. Jamais les balles ne sont tombées si nombreuses sur les murs et les fenêtres de cette pauvre maison. À peine sommes-nous là depuis cinq ou six minutes qu’une explosion se produit, soulevant toute la maison. Mon fusil est arraché de mes mains ; le sol se dérobe sous moi. Instinctivement je place les bras au-dessus de ma tête pour me protéger des débris de toutes sortes qui retombent. Enseveli jusqu’à la ceinture, je fais tous mes efforts pour me dégager, quand une deuxième explosion se produit, me soulève de nouveau et me délivre. La poussière et la fumée sont tellement épaisses qu’il m’est impossible de distinguer les objets à un pas devant moi. Je ne m’oriente que grâce aux cris poussés par les Chinois, qui, cette fois, semblent s’avancer ; je sais que, pour sortir de la maison, il faut leur tourner le dos, et je le fais sans la moindre hésitation. Pendant quelques secondes qui me paraissent un siècle, je recherche à tâtons des ouvertures cependant bien connues, mais sensiblement déformées et déplacées. Je ne vois, ne rencontre et n’entends aucun de mes camarades ; des paroles ou des plaintes seraient d’ailleurs étouffées par les hurlemens de joie de ces sauvages, qui poussent plus que jamais leurs impressionnans « Châ-cha-châ ! » à une distance de nous qui n’est certainement pas supérieure à 10 mètres. Je sors enfin de ces décombres et retrouve, sous le Hall des Abeilles, M. de Rosthorn sain et sauf, mais couvert de poussière ; puis Picard-Destelan qui, enseveli jusqu’aux épaules, a été dégagé par le matelot Saliou. Une plaie légère que j’ai à la tête et qui saigne abondamment fait croire que je suis grièvement blessé ; j’ai surtout les bras et les épaules fortement contusionnés. Un homme, en passant, nous dit qu’une explosion a eu lieu également sous le blockhaus ; nous y courons, mais c’était une erreur. Les Chinois ont seulement tiré quatre coups de canon qui ont écrêté la barricade du portique. Cependant, les Chinois, qui s’avançaient bien effectivement, ont mis le feu aux ruines de la maison Saussine aussitôt après l’explosion. Le poste du Salon bleu s’est replié en arrière dans le bureau de M. Pichon. L’incendie se propage avec une rapidité incroyable, à la maison Morisse et aux cuisines, qui ne sont bientôt qu’une gerbe de flammes. Les hommes qui occupent les meurtrières du nord (maison des boys et parc à cochons) viennent se mettre à l’abri, derrière l’angle nord-ouest des appartemens du ministre.

Mais le feu se communique au Salon bleu, puis aux cuisines, à la salle à manger et au salon de M. Pichon. La chaleur rend bientôt toutes nos positions intenables. J’éprouve en outre une grande gêne à ne plus savoir où est exactement mon personnel, et surtout à le savoir réparti en tant de points différens. Enfin, d’où nous sommes, aveuglés par l’incendie, nous ne pouvons absolument rien faire et il nous est impossible de tirer un coup de fusil. Je donne en conséquence à tous les hommes l’ordre d’aller se réfugier dans la tranchée « Bartholin, » qui a été terminée le matin même. Là seulement je peux faire un appel et acquérir la douloureuse certitude que Pesqueur et Bougeard sont restés sous les décombres.

Le docteur Matignon panse mes plaies qui n’ont rien d’inquiétant, dans la tranchée même. De l’autre côté de l’immense brasier, les Chinois hurlent toujours et tirent à travers les flammes ; leurs balles sillonnent le parc.

Je décide de faire mettre nous-mêmes le feu à la maison Filipini qui, debout et intacte, serait plus nuisible qu’utile.

La nouvelle ligne de défense comprendra donc désormais : la tranchée occupée par les Français au nord, la chapelle et le pavillon des Étrangers occupés par les Autrichiens au sud. Notre droite est toujours gardée par l’Allemagne, et notre gauche par la barricade de la ruelle nord.

Tous ces événemens se sont déroulés en moins de deux heures. Pendant ce temps, les Allemands ont été assez vigoureusement attaqués aussi, mais n’ont perdu personne.

Peu à peu le silence retombe sur nos ruines fumantes et, à neuf heures, je peux aller à la légation d’Allemagne m’excuser auprès de M. de Below et de ses amis qui m’avaient précisément prié de dîner avec eux ce soir. Je retrouve là le milieu gai qu’il me fallait, pour chasser de ma pensée les images de mes pauvres matelots tués par l’explosion. On me plaisante sur la vilaine farce qu’ont voulu me jouer les Chinois un vendredi 13, et le jour de ma fête.

Nous avons dû abandonner les appartemens de M. d’Anthouard aux matelots français, qui y prendront leurs repas et qui y dormiront. Les officiers et les volontaires iront manger à l’Hôtel Chamot et se reposeront soit dans la maison de M. Berteaux, soit dans celle du docteur Matignon, qui offre l’hospitalité à tous ceux que peut abriter son petit appartement.

M. Labrousse et moi, nous n’avons pas cessé, depuis le commencement des hostilités, de coucher soit derrière les barricades, soit à côté des meurtrières, près des hommes de veille.

Ce soir, je fais suspendre une toile de hamac entre deux arbres du parc, derrière la tranchée. M. de Rosthorn s’installe une couchette semblable à la mienne et près de moi.

À onze heures, la fusillade recommence et dure toute la nuit.

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15 juillet. — Journée presque calme ; çà et là quelques coups de fusil, mais aucune attaque bien nette, bien décidée.

Au nom des ministres étrangers, sir Claude Macdonald répond au prince King que les Chinois ont fait feu les premiers ; mais que, s’ils veulent cesser de tirer, nous ne demandons pas mieux que d’en faire autant. Il ajoute que si les Chinois veulent réellement entamer des négociations en vue de la paix, ils doivent envoyer un délégué choisi parmi les membres du Tsung-Li-Yamen ou parmi les princes de la cour, lequel se présentera en parlementaire. Le corps diplomatique refuse, — avec raison, — d’accepter l’offre du prince King et de quitter les troupes qui les protègent.

Un chrétien a pu aller se promener dans Pékin ; il rapporte que la ville est calme, mais qu’il n’est nullement question des troupes étrangères. Il a pu trouver quelques numéros de la Gazette de Pékin ; dans l’un d’eux, nous cueillons cette perle :

Décret impérial du 21 juin. — « Depuis la création de la dynastie, les Européens venus en Chine ont toujours été traités avec bonté. Sous les règnes de Tao-Koang et de Sien-Foung, il leur fut permis de faire du commerce ; ils demandèrent même de propager leur religion, requête que le Trône leur accorda « volontiers. » Tout d’abord, ils se soumettaient facilement au « contrôle » chinois ; mais, pendant ces vingt dernières années, ils ont profité de notre tolérance pour empiéter sur notre territoire, pour oppresser le peuple chinois et exploiter les richesses de la Chine.

« Chaque concession, faite par nous, a augmenté la violence de leur cupidité ; ils ont oppressé les citoyens paisibles, ils ont insulté les dieux et les saints, excitant parmi le peuple la plus brûlante indignation ; de là, les incendies des chapelles et le massacre des chrétiens par les braves patriotes.

« Le Trône, soucieux d’éviter la guerre, ordonna de protéger les Légations et d’avoir pitié des chrétiens. Il déclara que les chrétiens et les Boxeurs étaient également enfans de l’État, dans l’espoir de faire disparaître les anciennes antipathies entre le peuple et les convertis, et une extrême bonté leur a toujours été montrée de notre part. Mais ces peuples n’ont fait preuve d’aucune gratitude. Une dépêche nous fut envoyée hier par M. du Chaylard, nous demandant de remettre les forts de Takou entre leurs mains, ou qu’autrement ils les prendraient par la force. Ceci ne montre-t-il pas leurs intentions oppressives ? Dans toutes les matières relatives aux rapports internationaux, nous n’avons jamais manqué de courtoisie envers eux, et, tout en se donnant le titre d’États civilisés, sans égard au droit, ils s’appuient entièrement sur leurs forces militaires. Aussi, avec larmes, nous avons annoncé la guerre sur l’autel des ancêtres ; mieux vaut faire notre possible et entrer dans la lutte que de chercher des moyens de nous en préserver en attirant sur nous une éternelle disgrâce. Tous nos officiers sont animés du même esprit, et tous ont assemblé, sans même en avoir été avertis, des centaines de milliers de soldats patriotes (Yi-Ping) (Boxeurs), et même des enfans portant des lances pour le service du pays. Les étrangers s’appuient sur des moyens perfides ; notre espoir à nous est dans la justice céleste. Ils usent de violence et nous d’humanité. »

Le décret conclut en promettant de fortes récompenses à ceux qui se distingueront dans les combats. Nous sommes forcés de reconnaître que, dans ce document dont je me suis efforcé de respecter la traduction donnée par un missionnaire, il y a beaucoup de grandes vérités à côté de quelques exagérations.

Il est bon de citer en même temps un Édit Impérial publié dans la même Gazette, quatre jours avant, cest-à-dire le 17 juin :

« Dernièrement le peuple et les chrétiens ont trouvé moyen de se quereller, et, des deux côtés, ont eu lieu des échanges de mauvaises paroles. Des vagabonds ont pris, de là, occasion de piller et d’incendier les maisons. Tous les ministres étrangers doivent être efficacement protégés. Nous ordonnons à Jong-Lou d’envoyer ses propres soldats une fois pour toutes, et d’user énergiquement de son autorité et de son pouvoir pour protéger ces ministres. Qu’en cela on ne manque nullement d’attention. Si les ministres étrangers et leur famille désirent aller pour quelque temps à Tien-tsin, il faut leur assurer protection ; mais, actuellement, le chemin de fer ne marche plus, et, s’ils sont en voiture, le voyage sera pénible et il est à craindre qu’on ne soit pas à même de leur assurer une protection parfaite. Ils feraient mieux donc de rester encore ici quelque temps en paix et d’attendre que la voie soit réparée ; alors ils agiraient selon qu’ils trouveraient expédient.

« Respect à ceci. »

17 juillet. — L’ordre de cesser le feu est donné aux troupes chinoises !

Immédiatement, nous donnons le même ordre aux marins et aux volontaires.

Calme.

Les ennemis quittent leurs retranchemens, et viennent causer aux barricades avec nos interprètes. Nous recommandons de ne laisser approcher les Chinois que par petits groupes, et de s’assurer qu’ils ne portent aucune arme. Ils tendent la main à ceux qui veulent bien la prendre, et nous racontent qu’ils ne savent pas du tout pourquoi ils nous font la guerre, et que cela ne les amuse pas du tout, de tirer sur nous. Ils avouent qu’on leur a donné 5 taëls le 12 juin pour un mois de solde ; mais que, depuis, ils n’ont rien reçu. Cette absence du nerf de la guerre explique suffisamment leurs intentions pacifiques.

Winterhalder, Pelliot et moi, nous nous avançons dans le parc, jusqu’auprès des appartemens de M. Pichon, ou plutôt des ruines de ces appartemens transformées en barricades. Tous les Chinois se montrent au-dessus de leurs retranchemens et nous font des signes d’amitié. Pelliot engage avec eux une conversation et prend les mains qui lui sont tendues. Finalement, il saute par-dessus la barricade et disparaît dans le camp chinois. Winterhalder et moi, nous le rappelons en vain ; Pelliot nous a affirmé depuis qu’il n’avait rien entendu, ce qui n’a rien d’étonnant, étant donné le bruit que devaient faire autour de lui les Chinois se pressant pour le voir. On l’emmène.

Après un quart d’heure d’attente, nous rentrons au pavillon des Étrangers assez inquiets ; un Chinois du même camp vient bientôt nous rejoindre, et, sans plus de cérémonie, s’installe dans un de nos fauteuils. M. de Rosthorn, furieux, lui arrache le siège, en lui demandant depuis quand des coolies osaient s’asseoir devant des mandarins debout. En même temps sa main levée est plus que menaçante ; mais Winterhalder et moi lui faisons remarquer, avec empressement, que, tant que Pelliot ne sera pas revenu parmi nous, il sera peut-être prudent de traiter ce coolie en mandarin de première classe. Je prie poliment le Chinois d’être assez bon pour vouloir bien porter à l’Européen qui est parti un morceau de papier sur lequel j’ai écrit ces simples mots : « Vous donne l’ordre de revenir immédiatement. » C’est bien la première fois que j’emploie de pareils termes avec un volontaire, ou même avec un matelot ; mais, en réalité, nous sommes mortellement inquiets.

Deux heures après, un autre soldat revient porteur d’une lettre de Pelliot, écrite en chinois. Il est auprès de Jong-Lou ; — il boit du thé et mange des fruits ; — on est bienveillant pour lui ; il ne court aucun danger, et fera tout son possible pour être de retour dans une heure.

Cependant, les Chinois commencent une tranchée en avant de leurs barricades, Nous assistons à l’exécution de ce travail, rien moins que rassurant pour l’avenir ; il nous serait facile de l’empêcher, mais nous craignons de tuer Pelliot en tuant le terrassier.

Je renvoie ce deuxième soldat avec un autre ordre écrit, à peu près semblable au premier. Enfin, quatre heures après son départ, c’est-à-dire au moment où nous le considérions comme perdu, Pelliot revient par la rue des Légations. Du blockhaus que Chamot a élevé devant la porte de son hôtel, on l’aperçoit, debout sur notre vieille barricade abandonnée, serrant les mains de tous ses nouveaux amis.

Avec quelle joie nous recevons la nouvelle de son retour ! Pelliot, le plus jeune des volontaires, est adoré de tous, et nous lui pardonnons ses emballemens en raison de sa jeunesse et de sa bravoure. Mais, c’est égal, je l’aurais volontiers privé de dessert ce soir, si nous en avions eu nous-mêmes. Il ne nous est même pas possible d’immoler autre chose qu’une vieille mule, pour fêter le retour de cet enfant prodigue, — prodigue de courage et d’insouciance.

Il a été, un peu malgré lui, dit-il, conduit près du général Jong-Lou, qui la longuement interrogé sur nos moyens de défense, nos ressources, nos vivres, nos munitions, etc. ; après quoi, on lui a donné une escorte chargée de le ramener au camp français, et de le… protéger contre les Boxeurs.

À la suite de cet incident, je recommande aux hommes de ne pas se fier aux amabilités des Chinois, et de me prévenir de tous leurs mouvemens, afin d’éviter les surprises ou les trahisons.

La chaleur est insupportable ; mais nous sommes surtout incommodés par les mouches, les moustiques et les puces ; le parc encore vert est un paradis pour toutes ces petites bêtes que les flammes ont chassées de partout. La nuit, quand nous pouvons nous reposer, nous étouffons si nous dormons la figure couverte, nous sommes dévorés si nous nous découvrons. L’odeur des cadavres en putréfaction est bien gênante aussi ; heureusement les chiens, fort nombreux, se chargent de la voirie. Nous sommes obligés d’empêcher les chrétiens de les tuer, car les Chinois sont très friands de la viande du chien. J’ai vu, — sinon je ne l’écrirais pas, — nos coolies abattre un de ces animaux pendant qu’il était en train de déjeuner d’un morceau de Chinois pourri, le dépecer, et le manger à leur tour.

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20 juillet. — Le calme continue. Cependant nous entendons toujours, dans la direction de Pé-t’ang, le bruit d’une canonnade. Nos camarades se défendent encore ; d’ailleurs, tous les soldats que nous avons interrogés nous ont affirmé que l’évêché n’était pas détruit. Aucun d’eux n’a voulu se charger de porter une lettre à M. Henry ou à Mgr Favier ; ils répondent que le Pé-t’ang est entouré de troupes et qu’on ne peut pas y aller.

Le Chinois envoyé hier auprès de Mà pour demander les corps de nos matelots n’est pas encore revenu ; sa femme, en larmes, ne nous quitte plus.

L’Impératrice envoie aux ministres deux charrettes de melons, de concombres et d’aubergines, qui sont heureusement forcées de passer devant l’Hôtel Chamot ; c’est dire quelles n’arrivent pas à la légation d’Angleterre avec leur chargement complet.

Le ministre de France envoie une dépêche chiffrée ; le gouvernement chinois la transmettra-t-il ?

Ce soir, vers neuf heures, je venais de m’étendre dans mon hamac, et je commençais à sommeiller, quand j’entends M. de Rosthorn qui m’appelle. Assez anxieux, et sans être retardé par ma toilette, je cours à la brèche du mur de l’hôtel, d’où était partie la voix, me demandant quelle fâcheuse nouvelle m’attend encore. « C’est, me dit le ministre d’Autriche, une nouvelle boisson que nous venons d’inventer, il faut que vous veniez la goûter ! » Effectivement, je retrouve, réunis dans la grande salle de l’hôtel, tous les officiers et tous les membres de la légation d’Allemagne. Mme de Rosthorn et M. de Soden remplissent des flûtes à champagne d’un liquide qu’ils puisent dans un des melons de l’Impératrice. Ce melon a été ouvert à l’une de ses extrémités ; les pépins ont été retirés avec soin, et on a ajouté au jus du fruit, du sucre, du vin blanc, du champagne et du rhum. Le mélange est parfait ; nous le buvons à la santé de l’aimable souveraine, de Jong-Lou et de Tong-Fou-Siang, et surtout à l’arrivée de nos troupes attendues avec plus d’impatience que jamais, quelle que soit notre gaîté.

Quand le melon est vide, M. de Soden a l’idée de découper, dans l’écorce, un nez, une bouche et des yeux ; il place ensuite une bougie dans cette lanterne, et la joyeuse bande va la mettre sur la barricade de Chamot, dans la rue des Légations. L’effet se produit bientôt ; plusieurs coups de fusil sont tirés du camp chinois sur le melon de l’Impératrice. L’erreur reconnue, nos ennemis se taisent, se calment et se rendorment.

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28 juillet. — Un courrier est parvenu à franchir les lignes ennemies et apporte de Tien-tsin une dépêche du consul d’Angleterre ; malheureusement, il nous est presque impossible de tirer un renseignement bien précis de cette dépêche. La voici, telle du moins qu’elle fut affichée à la légation d’Angleterre, sur le pavillon où sont placardées toutes les nouvelles.


Tien-Sin, 22th July.

« Your Letter of the 4th. 24 000 troops landed; 19 000 are here, The Russians are at Pei-tsang. Plenty of troops on the way. If you can keep in food. General Gazelee expected Takou tomorrow. Almost of the ladies left Tien-Sin.

« Cables. »

Je crois que jamais dépêche ne fut plus discutée ni interprétée de plus de manières. Le on the way surtout nous laissait perplexes. Sur le chemin de quoi ? de la Chine ? de Tien-tsin ? de Pékin ? — If you can Keep in food… Parfait ! Mais combien de temps ? huit jours ? quinze ? un mois ? — Les Russes qui occupent Peï-tsang (à 6 kilomètres de Tien-tsin !), et les 19 000 hommes qui sont à Tien-tsin sont-ils compris dans les 24 000 landed ? — Autant de points d’interrogation devant les lecteurs de ce document ! Il leur est cependant très agréable de savoir que les ladies ont été se mettre à l’abri ; mais tout cela ne nous dit pas quand nous pourrons faire comme elles.

Un missionnaire danois, M. Noestegaard, quitte les barricades anglaises et va se constituer prisonnier des Chinois. On le croit perdu et on se demande ce qui a pu le pousser à cet acte de folie.

Du côté du Pé-t’ang, la canonnade augmente.

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30 juillet. — L’espion fait arriver la colonne de renfort à Tchang-Kia-Wan. Le colonel Shiba, interrogé sur cette marche des troupes, pense que les renseignemens doivent être exacts. La route suivie est celle que devrait suivre effectivement, d’après les travaux de l’état-major japonais, un corps d’armée en marche sur Pékin. Les étapes annoncées par le soldat de Tong-Fou-Siang sont bien également celles prévues ; enfin les rencontres avec les troupes chinoises, aux points indiqués, sont encore des faits, sinon exacts, du moins très vraisemblables. Comme il est inadmissible qu’un coolie fasse manœuvrer un corps d’armée avec une telle précision, il faut admettre qu’il n’invente rien et qu’il ne nous raconte que la vérité. Il faut en conclure aussi que demain, ou dans quarante-huit heures au maximum, les canons enfonceront les portes de la ville. Les précieux renseignemens qu’il nous fournit lui sont d’ailleurs généreusement payés.

Sir Claude Macdonald répond au Yamen qu’il est impossible d’envisager la question du départ et de la discuter avant d’avoir des explications sur la reprise partielle des hostilités (attaques sur nous, sur le Pé-t’ang, construction de barricades, de tranchées, etc.).

Sir Robert Hart reçoit une dépêche chiffrée et une lettre du Yamen qui lui demande de télégraphier au nom de tous les ministres pour rassurer les gouvernemens. Il est probable que ceux-ci, enfin inquiets sur le sort de leurs nationaux et désirant au moins savoir s’ils sont morts ou vivans, pressent de demandes les Chinois, qui préfèrent alors s’adresser à Sir Robert Hart, grand mandarin, et leur ami, dans l’espoir qu’il voilera un peu la vérité.

1er août. — La fameuse attaque annoncée a dû être remise : car nous n’avons reçu que quelques coups de fusil qui nous ont tenus éveillés toute la nuit

L’espion apporte la nouvelle que nos troupes, attaquées à Tong-Tcheou, ont été refoulées et obligées de battre en retraite jusqu’à Mâ-téou. Cette nouvelle, qui vient brusquement détruire toutes nos espérances et reculer indéfiniment la date de notre délivrance, est accueillie avec un profond scepticisme. Tout le monde commence à se défier de ce rusé Chinois, qui pourrait bien profiter des circonstances et faire manœuvrer nos troupes de façon à accumuler le plus possible de piastres dans son bas de laine. Nous conseillons même au colonel Shiba de le retenir prisonnier le lendemain, et de le garder jusqu’à ce que nous ayons reçu des renseignemens exacts sur la position et les mouvemens de la colonne de secours.

D’après un télégramme de Londres adressé à sir Robert Hart, la dépêche de M. Conger, ministre d’Amérique, est connue maintenant du monde entier, et on s’occupe activement de nous. Allons ! tant mieux !

Les ministres reçoivent une lettre du Tsung-Li-Yamen : « Nous savons que ce sont les chrétiens qui vous retiennent dans Pékin et vous empêchent de partir ; mais nous espérons que vous ne serez pas leurs dupes, et nous vous demandons de nous faire connaître, avant deux ou trois jours, la date de votre départ pour Tien-tsin. »

Enfin, à cinq heures du soir, nous recevons les premières nouvelles importantes, les premiers renseignemens sérieux sur ce qui se passe en dehors de la capitale ! Un courrier, venant de Tien-isin, parvient à pénétrer dans le quartier des Légations ; il apporte trois lettres : une du consul japonais au ministre japonais, une d’un général au colonel Shiba, et enfin une troisième d’un correspondant du Times au docteur Morrisson, correspondant du même journal. Ces trois lettres, datées du 26 juillet, disent à peu près la même chose : « Les troupes de secours partiront de Tien-tsin dans deux ou trois jours. » Ainsi donc ces troupes que nous voulions croire à Tong-Tchoou ne sont même pas encore en route ! C’est à peine si nous osons communiquer cette décourageante nouvelle à nos matelots, dont le courage et la patience ont été si admirables. Mais ce soldat de Tong-Fou-Siang s’est-il assez amusé de nous !

Enfin ! six jours pour venir jusqu’à nous, cela fait encore une grande semaine à attendre ; nous n’en sommes plus à une semaine près.

2 août. — La situation reste la même. Coups de fusil un peu plus nombreux que la veille.

À midi, les ministres réunis décident de répondre à la dernière communication du Yamen, mais sans toucher à la question du départ, toujours pour gagner du temps.

Un autre courrier arrive de Tien-tsin avec plusieurs lettres pour les Japonais, les Américains et les Anglais. Quant à nous, si des courriers ont été envoyés, ils n’ont sans doute pas eu de chance. La plus intéressante de ces lettres est datée du 29 juillet, et adressée aux Anglais, ou aux Américains. Elle nous apprend qu’une colonne de 10 000 hommes s’avancera dans deux jours, et qu’une autre de 40 000 suivra peu de temps après : in a few days. — Ce in a few days n’est pas moins discuté et commenté que le on the way de jadis. Dans quelques jours ; — dans peu de jours. Qu’entend-on exactement par là ? Les estimations oscillent entre quarante-huit heures et deux semaines. Que vont faire ces 10 000 hommes ? Constituent-ils l’avant-garde des 40 000 qui doivent partir in a few days ? Viendront-ils, au contraire, seuls jusqu’à Pékin ?

3 août. — Toujours des coups de fusil un peu partout ; mais l’attaque ne paraît plus, comme autrefois, décidée et conduite par des chefs. Il semble que ces derniers se sont retirés ou n’agissent plus sur leurs soldats, soit que leur autorité soit méconnue, soit que leur volonté soit indécise.

Sir Claude Macdonald reçoit une lettre du gouvernement chinois, qui lui transmet en outre une dépêche de lord Salisbury Le Tsung-Li-Yamen informe les ministres que leurs dépêches seront désormais transmises, et, en même temps, il les presse de partir pour Tien-tsin, en ajoutant que le Grand Conseil a chargé Jong-Lou de prendre toutes les mesures nécessaires à l’effet d’assurer notre protection.

Des numéros de la Gazette de Pékin nous apprennent que deux ministres xénophiles du Tsung-Li-Yamen, Hsu, président de l’Université impériale, et Yuan, président du collège des Douanes, ont été décapités par ordre impérial, le 28 juillet.

Les Japonais reçoivent dans leur camp des soldats chinois, qui viennent leur vendre des armes et des munitions.

4 août. — Calme complet toute la nuit.

Un édit du gouvernement chinois annonce que les marchands européens et les missionnaires doivent être protégés dans toute la Chine ; il parle aussi des « tendres sentimens » que la Chine a toujours eus pour les ministres.

Quelques coups de feu dans la journée, surtout du côté de Tsien-Men ; deux Russes sont blessés.

Nous passons la soirée à la légation d’Allemagne, où l’on trouve encore un peu de whisky et d’eau gazeuse, voire une bouteille de bière. Nous allons jusqu’à danser un quadrille avec les officiers autrichiens et allemands, M. et Mme de Rosthorn, et enfin M. Knobel, ministre de Hollande.

5 août. — La situation est toujours la même.

M. Salvago-Raggi, ministre d’Italie, reçoit une lettre du gouvernement chinois lui annonçant la mort de Sa Majesté le roi Humbert Ier.

Dans l’après-midi, les Chinois se montrent franchement au-dessus de leurs barricades, et font à nos matelots des signes d’amitié. Nous donnons l’ordre d’observer la plus grande prudence et de rester derrière nos abris, sans tirer.

6 août. — Très vive fusillade, qui commence à deux heures du matin et ne cesse qu’au lever du soleil. Nous avons entendu toute la nuit des trompettes chinoises dans le nord et dans le nord-est.

Dans la journée, le Tsung-Li-Yamen informe les ministres que leurs dépêches ont été expédiées ; mais qu’il a été douloureusement surpris d’apprendre, au moment de les envoyer, que nous avions fait, la nuit dernière, une attaque sauvage contre leurs troupes. Il ajoute que, si de pareils faits se reproduisent, les Chinois se verront obligés de nous attaquer également, et qu’il peut en résulter les désordres les plus graves.

La vérité est qu’une barricade chinoise s’étant écroulée un peu au nord du Fou, les soldats de Tong-Fou-Siang, brusquement réveillés, ont cru à une attaque ou à une explosion, et se sont mis à décharger leurs armes au hasard dans la direction d’où était parti le bruit. Cet incident a été le signal d’une fusillade générale.

7 août. — Coups de feu dans toutes les directions. — Coups de canon très éloignés.

Le Tsung-Li-Yamen annonce à sir Claude Macdonald la mort du duc d’Édimbourg.

Vers minuit la fusillade devient très vive. Plusieurs obus sont lancés sur l’Allemagne et sur nous. Au même instant, nous entendons des feux de salve dans la ville chinoise : Ceci est par trop fort ! Nos troupes seraient-elles déjà de l’autre côté de la muraille ? — Non, c’est impossible. — Mais alors, par qui et sur qui ces salves ? — Un mystère de plus à ajouter à tant d’autres. Nous finissons par croire que ce sont les réguliers qui chassent de Pékin les Boxeurs, dans lesquels ils n’ont trouvé que de lâches pillards.

8 août. — Les attaques continuent sans ordre, sans suite, sans persévérance. — Plus que jamais nous tenons nos hommes abrités ; comme nous serions heureux de pouvoir ramener à bord du d’Entrecasteaux et du Descartes, ceux qui ont eu la chance d’échapper jusqu’à aujourd’hui aux balles ennemies ! Les renforts, nous ne pouvons en douter maintenant, sont en route ; ce qu’il faut donc, c’est gagner du temps, et cela, à tout prix.

Un coolie nous rapporte qu’autour de nous, le nombre de nos ennemis a diminué.

Le Tsung-Li-Yamen annonce aux ministres que Li-Hung-Tchang a reçu pleins pouvoirs pour négocier avec les cabinets étrangers. Sir Claude Macdonald ayant demandé des explications au sujet de la fusillade de la nuit dernière, « Prince King et autres » répondent que ces coups de fusil ne sont pas plus dangereux que les sons de cloches ou de trompettes, et que tout cela mérite à peine un sourire (sic).

Dans la journée, le matelot Philippe a la poitrine traversée par une balle ; il meurt quelques heures après.

9 août. — Situation inchangée.

Les Chinois arborent au Fou un immense drapeau portant les caractères de Fou-Toung-Tchang. — Les chrétiens chinois se nourrissent d’herbes et de feuilles, plusieurs enfans meurent de faim. Pendant la nuit, fusillade extrêmement violente, qui dure jusqu’au matin.

10 août. — À 3 heures, arrivée d’un courrier japonais, annonçant que les troupes entreront à Pékin le 13 ou le 14.

Sir Claude Macdonald demande au Yamen quels sont les motifs qui ont amené l’attaque de la nuit précédente ; on lui répond que les soldats coupables ont été arrêtés et décapités.

11 août. — Les Chinois tirent toute la journée sur nos retranchemens. Le soir, à 11 heures, attaque sur toute la ligne. Des ruines où sont barricadés nos ennemis, et qui furent le salon et le bureau du ministre de France, les balles pleuvent sur la tranchée, crépitent sur les briques, éventrent les sacs de terre. — Les arbres du parc sont hachés. — Je parcours notre retranchement pour m’assurer que les hommes sont prêts à repousser l’assaut que nous redoutons. — Je demande à l’un d’eux, Gouzien, qui tire constamment par une meurtrière, sur quoi il vise au milieu de cette obscurité. Il me répond : « Là, sur cette lumière que l’on aperçoit. » Nous regardons ensemble, quand une balle, passant par l’ouverture que nos deux têtes bouchaient, l’atteint à la base du nez et le tue. — J’appelle inutilement le docteur Matignon que j’ai laissé à une des extrémités de la tranchée ; à la vue de la blessure, il me dit qu’il n’y a plus rien à faire.

Dans le pavillon des Étrangers, un Autrichien est légèrement blessé à la tête.

Le Yamen a écrit dans la journée aux ministres pour leur proposer d’ouvrir, dans le voisinage de la légation d’Angleterre, un marché où viendront s’approvisionner les Européens.

12 août. — L’attaque continue avec la même violence qu’hier. Nous entendons également une forte canonnade dans la direction du Pé-t’ang. Bravo ! nos amis tiennent encore !

Un coolie nous annonce que des blessés et des troupes débandées rentrent en ville. D’après lui, l’Impératrice serait toujours à Pékin. De la muraille, on voit des groupes très importans de Chinois se diriger vers le sud.

À quatre heures, le Yamen communique aux ministres des dépêches de leur gouvernement, et demande en même temps une entrevue. Le corps diplomatique accorde cette entrevue et la fixe à demain, à onze heures du matin.

À huit heures, nous allons, M. Labrousse et moi, sur le seuil de la porte de la salle à manger (maison d’Anthouard), et nous regardons le parc que les herbes ont envahi depuis que personne ne le foule. Labrousse me fait remarquer que, de l’endroit où nous sommes, un factionnaire verrait très bien l’ennemi s’avancer, et pourrait prévenir tout de suite si cet ennemi tentait un assaut. Sa phrase n’est pas achevée qu’une balle le frappe au front, entre les deux yeux. Il tombe en arrière, sans pousser un seul cri ; la mort a été foudroyante. Je commence à croire que je porte malheur à ceux qui m’approchent.

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13 août. — La fusillade a duré toute la nuit ; mais pas un des Chinois ne s’est avancé dans le parc.

À neuf heures du matin, nous enterrons le capitaine Labrousse, à la légation d’Angleterre.

Le corps diplomatique attend en vain les membres du Tsung-Li-Yamen, qui, finalement, ne viennent pas et font dire que : « tandis que le gouvernement chinois ne désirait que le retour de la paix, les légations avaient ouvert le feu sur les soldats chinois la nuit dernière et tué vingt-six s’entre eux. »

Après-midi à peu près calme. Sir Claude Macdonald, M. de Giers, ministre de Russie, et Mme de Giers viennent voir notre légation, qui est réellement belle à voir. Le tiers, occupé par les Chinois, n’est qu’un amas de décombres ; le tiers que nous occupons est ravagé par les balles et les obus ; enfin le troisième tiers, le parc, n’appartient à personne, et nul n’a le droit d’y mettre les pieds ; mais, jusqu’à présent du moins, aucun ennemi n’a encore foulé la terre où dorment nos camarades, nos morts, qui reposent là-bas, à 20 mètres des barricades chinoises.

Vers huit heures, un orage très violent est le signal d’une attaque plus forte encore que celle de la veille, et qui dure jusqu’à minuit. Il est impossible dévaluer, même approximativement, le nombre de balles qui tombent sur nos retranchemens.

14 août. — De minuit à deux heures, repos.

À deux heures, reprise de la fusillade. Nous entendons, en même temps, des coups de canon dans le sud et dans le sud-est de Pékin ; plus rapprochés que ceux que nous avons entendus jusqu’à ce jour, ils paraissent être tirés sur les murailles de la ville ou sur les portes.

Le matin et l’après-midi, calme absolu ; pas même le moindre bruit chez nos ennemis, dont nous entendons quelquefois les querelles ou les discussions ! Se seraient-ils retirés ?

Brusquement, à quatre heures, un boy apporte à la légation de France une nouvelle à laquelle personne ne croit tout d abord : « Des Européens à face noire (sic) arrivent par le canal impérial et entrent dans la légation d’Angleterre ! » Des volontaires courent jusqu’au pont de la rue des Légations et reviennent aussitôt : le fait est exact ! les sikhs arrivent ! Ils les ont vus ! ils leur ont serré la main !

Je crie aux matelots qu’ils sont sauvés, en leur recommandant de ne pas quitter la tranchée sans ordre.

Puis, des détails nombreux nous arrivent successivement : les Russes et les Japonais, parvenus les premiers sous les murs de Pékin, ont enfoncé les portes à coups de canon, les uns les portes de l’est, les autres celles du sud-est ; — ils ont perdu beaucoup de monde ; un colonel russe a été tué ; — ce sont eux nos véritables sauveurs ; — ils sont maintenant dans la ville chinoise, où ils n’ont plus trouvé de résistance ; puis d’autres troupes sont arrivées, les sikhs les premiers, et ont pu entrer dans Pékin l’arme sur l’épaule ; — enfin ceux-ci, conduits par un guide sûr, ont suivi le lit du canal impérial, et c’est par cette voie qu’ils arrivent en passant sous la muraille.

En laissant les hommes à leur poste de combat, nous nous avançons, M. Winterhalder et moi, jusqu’aux barricades chinoises. Rien ! Avec les crosses de nos fusils nous renversons une pile de pierres qui bouche une fenêtre ; pas un Chinois derrière ! Nous appelons alors les marins, qui réoccupent toutes ces positions abandonnées. Ainsi, quand les Français arriveront, ils nous trouveront sur des ruines, il est vrai, mais dans la légation de France.


Darcy.
  1. Les pages qui suivent sont des fragmens extraits du Journal de M. le lieutenant de vaisseau Darcy, chargé durant les derniers événemens de la défense de la légation de France à Pékin. Nous en devons la communication à l’obligeance de l’éditeur A. Challamel, chez qui ce Journal doit paraître prochainement.
  2. En même temps, et en moins de 24 heures, M. Chamot trouvait le moyen de réunir sous sa main des mules, des chevaux et du blé en quantité suffisante pour nourrir pendant deux mois 1 200 Européens et 3 000 chrétiens chinois. Il découvrait des meules et transformait quatre des chambres de l’hôtel en moulins.
  3. 20 000 francs.
  4. M. d’Anthouard suivit la colonne de secours, et fut un des premiers Français à rentrer dans Pékin.