La Défense économique de l’Angleterre

LA
DÉFENSE ÉCONOMIQUE DE L’ANGLETERRE

Les Anglais sont des financiers et des négocians de premier ordre. Ils viennent de le prouver une fois de plus par les mesures qu’ils ont prises, avec une décision et une promptitude remarquables, en vue d’assurer le fonctionnement du gigantesque mécanisme qui fait de Londres l’un des centres principaux des affaires internationales. L’explosion soudaine de la guerre continentale a surpris la Cité ; l’entrée en scène du gouvernement anglais a achevé de lui montrer la grandeur de la lutte et l’énormité des risques encourus. La Bourse a été fermée ; quatre jours ont été déclarés fériés, de façon à laisser aux esprits le temps de se calmer et aux autorités responsables le loisir de préparer l’ensemble du programme destiné à remettre en mouvement la machine économique brusquement arrêtée. Nous examinerons successivement ce qui a été fait pour la banque, le commerce, la Bourse et le budget.


I

il est naturel de commencer par la banque. C’est elle en effet qui forme la charpente de l’édifice. C’est par son intermédiaire que se règlent non seulement les transactions entre Anglais, entre Anglais et coloniaux sujets britanniques, entre Anglais et étrangers, mais encore, dans des cas nombreux, entre étrangers, qui prennent Londres comme centre de liquidation. Ils ont des comptes ouverts dans la Cité et soldent leurs opérations par des transferts enregistrés sur les livres des banques de dépôt (Joint Stockbanks). La raison principale de cette situation exceptionnelle est que l’Angleterre est restée invariablement fidèle à l’étalon d’or ; elle n’a permis à aucun moment, depuis la fin des grandes guerres du début du XIXe siècle, qu’un doute s’élevât sur la valeur de son unité monétaire. Jamais la livre sterling n’a cessé de représenter un poids d’or certain ; toujours le billet de la Banque d’Angleterre a été remboursable en or, et cela d’autant plus aisément qu’une loi d’émission très rigoureuse (Bank Act de 1844) ne permet de créer des billets, au delà d’une somme de 18 millions de livres (450 millions de francs), représentée par une dette du Gouvernement ou des rentes immobilisées, que proportionnellement aux rentrées de métal dans les caisses de la Banque. Londres est le grand marché international de l’or. De tous les points du monde, les mines lui expédient leur produit : une fraction en est retenue en Angleterre, la majeure partie se distribue parmi les autres pays, selon les cours des changes, selon les positions internationales de débiteurs et de créanciers, selon la politique des grands instituts d’émission, toujours désireux d’accroitre leur encaisse. En ce moment même, les arrivages de métal jaune n’ont pas cessé ; mais l’or reste à Londres, au lieu de se répandre, comme en temps normal, dans un grand nombre de directions.

Ce n’est pas pour l’or seulement que la Cité est le marché régulateur. Grâce au régime du libre échange, dont, malgré les efforts de feu Chamberlain, la Grande-Bretagne n’a pas voulu se départir, une foule de matières premières, objets d’alimentation, métaux, laines, cuirs, cotons, arrivent à Londres et à Liverpool, et s’y vendent aux enchères à des époques régulières, ou bien au comptant au fur et à mesure des arrivages, ou encore à terme, en des bourses organisées à cet effet. C’est ainsi que le cours de l’once d’argent, de la balle de laine, de la tonne de cuivre, de la livre de coton, coté en Angleterre, sert de baromètre universel pour ces matières. Il arrive que des Américains achètent en Angleterre des marchandises produites dans leur propre pays et qui leur sont réexpédiées par des navires anglais. Car, de même que les Anglais ont su créer chez eux un vaste marché pour tant d’objets divers, ils ont, grâce à leur marine, réussi à monopoliser en partie les transports, non seulement ceux de leurs importations et de leurs exportations, mais aussi ceux de marchandises expédiées d’un pays ou d’un continent à l’autre : ils interviennent pour fournir les vaisseaux destinés à amener à l’acheteur étranger l’objet vendu par un autre étranger. C’est à des centaines de millions de francs que s’élèvent les frets ainsi perçus annuellement. Ces sommes, jointes à celles que les Anglais touchent du chef des coupons des titres coloniaux et étrangers qu’ils possèdent, leur permettent de solder l’écart normal qui sépare leurs importations de leurs exportations de marchandises ; ils en achètent en effet chaque année plus qu’ils n’en vendent. Pour que cet immense mouvement d’affaires se poursuive, il est indispensable que les paiemens soient effectués sans le moindre retard. Ils s’opèrent presque exclusivement par l’intermédiaire des banques dépositaires des fonds de leur clientèle : elles ne cessent de virer d’un compte à l’autre les montans des transactions quotidiennes. Les règlemens, à la seule chambre de compensation de Londres, dépassent 1 milliard de francs par jour.

L’immense édifice repose sur une base qui a paru quelquefois étroite ; mais l’organisation de la Banque d’Angleterre, au cours des 70 ans qui nous séparent de la date à laquelle elle reçut sa charte nouvelle, a, malgré tout, fait ses preuves. La Cité a connu des jours sombres, notamment en 1857, 1867 et 1890 : chaque fois la panique a été de courte durée. Les adversaires du système lui adressent le reproche suivant : à trois reprises, disent-ils, il a fallu suspendre la loi qui limite l’émission des billets et autoriser la Banque à dépasser le maximum légal. Nous répondrons que deux fois l’annonce de cette mesure législative a suffi pour ramener le calme sur le marché ; la troisième fois, le chiffre des billets créés en excès a été insignifiant, et, dès la semaine suivante, il était revenu au chiffre normal : il n’existe aux archives de l’établissement qu’un seul bilan, celui du 18 novembre 1857, dans lequel il se soit écarté des prescriptions originaires. Il est vrai que chaque fois la Banque a dû élever son taux d’escompte à une hauteur insolite : mais, au bout de peu de temps, elle revenait à un niveau modéré.

C’est ce qui vient de se produire encore au moment de la déclaration de guerre. Le jeudi 30 juillet, l’escompte, qui était à 3 depuis le 29 janvier, a été élevé à 4 ; le lendemain il était à 8, et le surlendemain, 1er août, à 10. Mais, dès le 6 août, il était ramené à 6, et le 8 août à 5 pour 100. Ces fluctuations violentes indiquent qu’à la première minute, la Banque a dû se protéger contre des demandes d’escompte qui eussent dépassé ses forces et aussi contre les retraits d’or qui en eussent été la conséquence. Grâce à une série de mesures habiles, elle a pu, en huit jours, abaisser de moitié le taux maintenu pendant cinq jours seulement à 10, et le ramener à 5 pour 100, c’est-à-dire 1 pour 100 seulement au-dessus de ce qu’il était à la veille de la guerre. Le gouvernement a émis des billets de 10 shillings (12 fr. 50) et d’une livre sterling (25 fr.), destinés à faciliter les transactions quotidiennes. Il a garanti la Banque d’Angleterre contre toute perte pouvant résulter de l’escompte de traites acceptées, soit dans le royaume, soit à l’étranger, antérieurement au 4 août. La Banque s’est aussitôt déclarée prête à escompter des effets de la catégorie indiquée, en renonçant à exercer aucun recours contre le cédant et en promettant à l’accepteur de lui donner délai pour le paiement, moyennant un intérêt supérieur de 2 pour 100 au taux courant de la Banque. C’est la première fois dans l’histoire qu’on voit la Banque travailler avec la garantie du Trésor. Dans des crises antérieures, elle avait été couverte contre les risques par des syndicats de banquiers, mais jamais encore les circonstances n’avaient été assez graves pour nécessiter et justifier l’intervention de l’Etat.

Voici le texte de l’avis publié à cet égard par la Trésorerie : « Le Chancelier de l’Echiquier a, depuis plusieurs jours, été en communication constante avec le Gouverneur de la Banque d’Angleterre, les banquiers, les accepteurs et les principaux négocians : il a recherché avec eux les moyens de fournir au pays les facilités bancaires dont il a besoin en ce moment. Les arrangemens définitifs ont maintenant été pris, de façon à mettre un terme à l’arrêt qui s’était produit sur le marché monétaire et à permettre au commerce de reprendre son cours normal. La plus grande difficulté provenait de ce que Londres avait cessé de recevoir des remises de la province et de l’étranger. De là une chute dans le cours des changes et un refus absolu des banques d’escompter le papier comme à l’ordinaire. »

Les banques pouvant, grâce à la garantie gouvernementale, céder une partie importante de leur portefeuille à la Banque d’Angleterre, sont en mesure de consentir de nouvelles avances à leur clientèle. Il s’agira maintenant de déterminer les maisons faisant métier d’accepter des traites, à mettre leur signature sur de nouveaux engagemens. Il se passera quelque temps avant que les conditions normales soient rétablies sous ce rapport.

Une autre mesure qui facilitera les échanges est celle en vertu de laquelle les Américains qui auraient de l’or à envoyer en Europe sont autorisés à le déposer au crédit de la Banque d’Angleterre, entre les mains du Ministre des finances canadien à Ottawa. Il en sera de même dans l’Afrique du Sud, où les banques locales recevront l’or pour compte de la même Banque. Ceci permettra de prompts règlemens et évitera les dangers et les frais de transport à travers l’Océan.

La marche des principaux chapitres du bilan de la Banque d’Angleterre depuis la fin du mois de juillet résume d’une façon saisissante l’histoire du marché monétaire de Londres au cours de cette période dramatique :


Actif. « « « (Millions de livres sterling) Passif. « « «
29 juillet août 19 août 26 août 29 juillet 5 août 19 août 26 août
38 28 38 44 Encaisse or
47 65 95 110 Portefeuille et avances.
Billets en circulation 30 36 35 36
Compte du Trésor 13 11 14 24
Dépôts particuliers 54 55 108 124


Le mouvement qui s’est produit témoigne de l’efficacité des mesures prises par la Banque. Elle a porté, en un mois, son encaisse à un total supérieur au niveau antérieur à la guerre. Sa circulation effective, c’est-à-dire celle des billets qui sont aux mains du public, n’a augmenté que d’une quantité insignifiante. Le compte créancier du Trésor, après avoir fléchi au moment de l’ouverture des hostilités, est presque double de ce qu’il était en juillet. Les deux changemens essentiels sont ceux du porte- feuille et des avances d’une part, des dépôts particuliers de l’autre. Les banques et établissemens de crédit ont apporté en masse leurs ressources à la Banque d’Angleterre, qui a vu, en vingt jours, ce chapitre passer de 55 à 124 millions de livres sterling, soit 3 100 millions de francs. La Banque ainsi renforcée a pu intervenir largement sur le marché et y augmenter dans la même proportion ses escomptes de papier et ses avances, qui ont passé de 47 à 110 millions de livres, soit 2 750 millions de francs.

On est d’accord pour considérer cette intervention de la Banque d’Angleterre, qui a escompté en moyenne pour 125 millions de francs de lettres de change par jour, comme des plus heureuses. On demande maintenant aux banques et aux courtiers d’ouvrir à leur tour les écluses du crédit et de faciliter à leurs cliens la reprise d’activité qu’amènera la possibilité pour eux de négocier leur papier. Ce sont les banques particulières qui ont reçu la majeure partie des sommes distribuées par la Banque d’Angleterre. On attend d’elles qu’elles les rendent à la circulation.

A la fin de 1913, l’ensemble des dépôts aux banques du Royaume-Uni atteignait 1 077 millions de livres sterling, soit 27 milliards de francs. L’actif de ces établissemens dépassait ce passif de 200 millions de livres, soit 5 milliards de francs ; il était constitué par les élémens ci-après :


Encaisse 172 millions de livres.
Avances remboursables à vue 129 — —
Placemens en titres 205 — —
Portefeuille de lettres de change. 151 — —
Prêts. 539 — —
Couvertures d’acceptation 65 — —
Immeubles 11 — —
Total, 32 milliards de francs = 1 272 — —


En outre, le capital non versé par les actionnaires et que ceux-ci peuvent être appelés à fournir à tout moment représentait pour les créanciers une garantie supplémentaire de 211 millions de livres, 5 300 millions de francs. L’ensemble de l’or qui se trouve dans les banques et entre les mains du public est évalué à 5 milliards de francs : on considère que l’émission de petits billets par le Gouvernement va faire rentrer dans les caisses des banques des quantités d’or importantes. La position de celles-ci sera fortifiée d’autant.

La Banque de France ayant cessé de publier ses bilans, nous ne pouvons donner aucun chiffre précis en ce qui la concerne. Il semble probable que, parmi les élémens de son actif, l’encaisse n’a pas dû varier sensiblement, tandis que le portefeuille s’est accru parallèlement à la circulation. D’après certaines dépêches, la Banque impériale d’Allemagne aurait émis à ce jour 4 milliards de reichs mark, soit 5 milliards de francs, elle aurait une encaisse de 1 500 millions et un portefeuille de 2 500 millions ; il lui resterait, d’après ses statuts, une marge d’émission de 500 millions de reichs mark.

La situation des succursales londoniennes de certaines banques allemandes a préoccupé à juste titre le Gouvernement anglais : la Deutsche bank, la Disconto gesellschaft, la Dresdner bank, c’est-à-dire trois des plus importans établissemens berlinois, sont dans ce cas. Le secrétaire d’Etat a autorisé ces banques à rester provisoirement ouvertes, aux conditions suivantes : la permission ne s’étend qu’au règlement d’affaires engagées avant le 5 août ; il leur est défendu d’en traiter de nouvelles. Les opérations ne pourront avoir d’autre objet que de mobiliser les élémens d’actif devant servir à acquitter les obligations contractées. Rien ne se fera que sous la surveillance d’un délégué de la Trésorerie. Celui-ci a le droit de s’opposer à tout paiement qu’il jugerait contraire à l’intérêt public et, en général, à une transaction quelconque. L’excédent d’actif qui pourrait exister après règlement de tous les engagemens sera déposé à la Banque d’Angleterre pour compte de la Trésorerie.


II

Au point de vue commercial, l’intervention du Gouvernement anglais a été remarquable en ce qui concerne les assurances maritimes. Si la certitude de paiement des lettres de change et des chèques est indispensable pour que les marchés se concluent, ils ne peuvent se régler qu’après que les marchandises qui en font l’objet auront été effectivement livrées aux acheteurs. En d’autres termes, il faut que les armateurs puissent faire voguer leurs navires des ports étrangers aux ports anglais, ou vice versa. Aucun d’eux n’aventurera un bâtiment sans l’avoir assuré. En temps ordinaire, le taux de cette assurance ne représente qu’une fraction minime de la valeur de la coque et de la cargaison. En temps de guerre, la prime s’élève à des hauteurs parfois excessives, et il arrive que, même à un prix énorme, il ne se trouve personne pour prendre le risque. Le trafic maritime est vital pour la Grande-Bretagne, puisqu’il représente la totalité de son commerce extérieur. S’il venait à être arrêté, c’est toute une partie, et non la moindre, de la vie économique du pays qui serait suspendue. Le Gouvernement a jugé que cette raison de salut public justifiait son intervention. Il a déclaré qu’il assurait les quatre cinquièmes de la coque et de la cargaison des navires, moyennant une prime de 5 p. 100.

L’amirauté anglaise se considérant comme certaine de conserver la maîtrise des mers et d’assurer la libre circulation de ses navires marchands, de ceux de ses alliés et des neutres, il est possible que l’activité continue à régner et que le mouvement des transactions se maintienne. La Grande-Bretagne profitera de l’arrêt complet du commerce ennemi ; une partie des navires marchands allemands a été capturée ; la majorité en est enfermée dans des ports d’où ils ne peuvent sortir. Il est vrai que, d’autre part, un certain nombre de navires anglais se trouvaient, au moment de la déclaration de la guerre, dans des ports allemands, où ils ont évidemment été saisis. Mais » la route des mers est libre pour les armateurs anglais. Aussi le Gouvernement britannique a-t-il pu réduire le taux de son assurance, qui était primitivement de 5 pour 100, d’abord à 4, puis à 3 pour 100 [1]. Il est à remarquer que ces taux sont supérieurs à ceux du marché libre, où les navires peuvent être assurés à environ 1 pour 100 de moins qu’auprès du Gouvernement. Celui-ci d’ailleurs a atteint son but, qui était de fixer une limite maximum, en deçà de laquelle la majorité des contrats se concluraient. Certains armateurs ont préféré payer plus cher pour avoir la garantie du Trésor : mais ce fut l’exception ; ceux qui y ont recours soumettent à l’approbation de l’Amirauté le plan de voyage de leurs navires. Le résultat obtenu est que le marché des assurances maritimes, qui joue un rôle si important dans la vie économique anglaise, a retrouvé son équilibre.

Le commerce extérieur de la Grande-Bretagne, qui, en 1913, a dépassé 34 milliards de francs, se répartissait comme suit : avec les Puissances européennes actuellement engagées dans la guerre, il s’élevait à 9 milliards de francs, tandis qu’avec les autres pays, y compris les colonies des belligérantes, il dépassait 25 milliards. Pour l’Allemagne, la proportion du commerce avec les belligérans était beaucoup plus forte : elle faisait avec eux, avant la guerre, plus de 10 milliards d’affaires, et 14 milliards avec les autres nations. Le pays qui expédie la plus grande quantité de marchandises à l’Europe est l’Amérique du Nord : les belligérans ont reçu d’elle, en 1912, pour 5 milliards de francs de plus qu’ils ne lui ont vendu.

En Angleterre, ni l’industrie, ni le commerce ne sont arrêtés. Toute la population valide n’est pas sous les armes. Elle continue à fabriquer et à vendre. La question est de savoir dans quelle mesure la demande de produits manufacturés va se maintenir. Après la guerre, les nations victorieuses auront de gros besoins et achèteront largement, tandis que les vaincus, obligés sans doute d’acquitter de lourdes indemnités, verront pour longtemps leur force économique affaiblie. C’est ce que l’ancien président, M. Taft, exprime dans un message qu’il adresse au peuple des Etats-Unis : « Le commerce du monde, dit-il, contribue beaucoup à la prospérité des nations ; son interruption implique de grandes souffrances pour elles, pour les neutres aussi bien que pour les belligérans. Les capitaux que les Européens ont placés par milliards aux États-Unis, au Canada, en Australie, dans l’Amérique du Sud, en Orient, doivent être retirés pour remplir les caisses des États engagés dans une lutte à mort. Les entreprises fondées à l’aide de ces capitaux seront atteintes et doivent renoncer à tout espoir de développement. »

Les Anglais se sont préoccupés de réglementer le commerce avec les belligérans. Tout trafic avec les ennemis est naturellement interdit. Mais on se plaint que les proclamations royales ne soient pas claires à cet égard. Celle du 12 août défend à toute personne ou société résidant ou commerçant sur les territoires soumis au Roi de fournir des marchandises à des ennemis, à des résidens ou négocians en territoire ennemi ou d’en recevoir d’eux ; d’envoyer aucun navire anglais aux ports ennemis ou de communiquer avec les dits ports ; de conclure aucun nouveau contrat d’assurance avec aucune des personnes ou sociétés ci-dessus désignées, de leur payer aucune somme du chef de dommages qui auraient pu leur être causés par les armées de la Grande-Bretagne ou de ses alliées. La proclamation autorise les transactions autres que celles qu’elle interdit expressément, à la condition qu’elles n’aient pas le caractère d’une « trahison. » L’Economist, dans son commentaire sur ces décisions, conclut qu’il est permis d’envoyer de la monnaie, de payer des chèques tirés avant l’ouverture des hostilités, de remplir les obligations dérivant de contrats d’assurance antérieurs à la guerre, à l’exception de ceux qui garantissaient les assurés contre les risques de capture par navires anglais ou alliés.

Ces diverses opérations semblent cependant défendues par ce que les Anglais appellent le Common Law, c’est-à-dire la coutume, et il n’apparaît pas qu’aucune transaction de ce genre ait eu lieu. Les négocians anglais demandent à ce que les obligations qui leur sont imposées et qu’ils sont désireux de remplir strictement soient définies avec clarté.

Parmi les mesures prises par le Gouvernement britannique, on doit signaler l’annulation des brevets allemands pris sur le territoire du Royaume-Uni.


III

La Bourse de Londres a été fermée le 31 juillet. A ce moment, l’Angleterre n’était pas encore directement engagée dans la guerre, et les capitalistes du continent essayaient de se créer des ressources en vendant des titres sur le seul marché européen qui paraissait capable d’en absorber. Devant l’énormité des offres, le comité du Stock Exchange crut sage de clore ses portes. La liquidation de mi-août a été reportée d’abord à fin août, ensuite à mi-septembre. Entre temps, beaucoup de courtiers (brokers) et de négocians en valeurs (Jobbers) réclament la réouverture du marché : ils disent recevoir certains ordres au comptant de leur clientèle, désireuse de profiter des bas cours pour faire des placemens. D’autre part, des affaires considérables sont engagées pour des cliens étrangers, particulièrement des Allemands, qui, dans les circonstances actuelles, ne paieront pas ce qu’ils doivent aux courtiers qui ont opéré pour leur compte. Ceux-ci sont donc dans une situation difficile, et on comprend que le comité hésite à fixer une date pour des liquidations qui ne pourraient sans doute pas s’achever sans que de nombreux courtiers fissent faillite. C’est, de tout l’organisme économique, la partie qui a le plus souffert et qu’il est le plus difficile de remettre en mouvement. D’un autre côté, en prévision de l’émission prochaine d’un grand emprunt national, on voudrait voirie marché des fonds publics ouvert. La solution consistera peut-être à rétablir les opérations au comptant seulement, en laissant le marché à terme provisoirement fermé.


IV

L’Angleterre est dans une meilleure situation budgétaire qu’aucune des grandes Puissances engagées dans le conflit actuel. Elle a toujours suivi une politique financière énergique ; elle n’a jamais permis au déficit de s’installer dans ses budgets ; non seulement elle a couvert ses dépenses, sans cesse accrues, par l’impôt ; mais elle a su réaliser des excédens et les employer à amortir sa dette. En douze ans, elle a remboursé ce qu’elle avait emprunté pour la campagne du Transvaal. Elle est la seule nation dont la dette soit aujourd’hui plus faible qu’il y a un siècle. En 1815, elle dépassait 20 milliards de francs ; aujourd’hui elle n’atteint pas 17 milliards. Elle va augmenter au cours de la présente guerre. Évidemment la Grande-Bretagne devra consentir à ses prêteurs un intérêt supérieur à celui de 2 1/2 pour 100 qui est actuellement le taux nominal de sa rente. Le dernier cours coté 70 correspondrait à un revenu effectif de 3,55 pour 100, s’il n’y avait pas lieu de déduire l’income-tax (impôt sur le revenu), qui, variable suivant les cas, ramène le rendement net, en moyenne, aux environs de 3 1/4 pour 100.

Un premier crédit de 2 milliards et demi de francs (100 millions de livres sterling) a été voté par le Parlement. Le Gouvernement a emprunté à la Banque et a procédé à des émissions de Bons du Trésor. Le 19 août, il a placé 15 millions de livres (375 millions de francs) en Bons à 6 mois au taux très modéré de 3 21/32. Le 26 août, il a fait une nouvelle émission d’un montant égal qui a été souscrit à 3 3/4, c’est-à-dire légèrement au-dessus du prix de la semaine précédente.

La Dette flottante britannique comprend, à l’heure actuelle, les engagemens suivans :


8 millions de bons du Trésor à échéances variables
1 1/2 — — — au 29 novembre 1914
1 — — — au 20 décembre 1914
2 — — — au 14 janvier 1915
15 — — — au 22 février 1915
15 — — — au 28 février 1915
Total : 42 1/2 millions de livres, soit 1 065 millions de francs.

Sur cette somme, ont été prélevés les 10 millions de livres (250 millions de francs) que l’Angleterre a avancés à la Belgique pour aider ce vaillant pays à supporter une partie des frais de la guerre. Le gouvernement français, dit-on, a agi de même.

Dès maintenant, le Chancelier de l’Echiquier, M. Lloyd George, étudie l’émission d’un premier emprunt qui ne tardera sans doute pas à être offert en souscription publique. Même après cette création de dette, la charge en capital de la nation sera inférieure à ce qu’elle était en 1815, et la charge en intérêt ne dépassera pas de beaucoup la moitié du chiffre d’alors. C’est la récompense de la belle politique financière à laquelle tous les cabinets qui se sont succédé au pouvoir depuis la fin des guerres napoléoniennes, sont restés fidèles.

Le budget anglais a suivi, depuis le début du XXe siècle, une marche semblable à celle de la plupart des budgets européens. Peut-être même l’accélération des dépenses y a-t-elle été plus rapide qu’ailleurs. Depuis la guerre du Transvaal, le chiffre en a été plus que doublé. Les prévisions pour l’année financière s’étendant du 1er avril 1914 au 31 mars 1915, soumises au Parlement le 4 mai dernier, atteignaient 200 millions de livres sterling, c’est-à-dire 5 milliards de francs. Et il faut remarquer qu’en dehors des postes, télégraphes et téléphones, la Grande-Bretagne n’a aucune de ces exploitations d’Etat, dont les besoins, chez d’autres nations, grossissent singulièrement les budgets. Le chapitre principal est celui de la marine, qui a toujours été maintenu, avec une énergie que nous apprécions aujourd’hui, à une hauteur telle que la suprématie navale de la Grande-Bretagne ne peut être mise en question. Les recettes se partagent à peu près également entre les impôts directs d’une part, les taxes de consommation et les droits de douane de l’autre. Ces derniers frappent un très petit nombre d’objets, tels que les spiritueux, le thé, le sucre, le tabac ; ils ne touchent aucune matière première, aucun objet fabriqué, aucune denrée d’alimentation essentielle, telle que le blé et la viande ; ils rapportent néanmoins près d’un milliard de francs. Les droits intérieurs sur l’alcool et la bière fournissent une somme à peu près égale.

Au premier rang des contributions directes, figure l’impôt sur le revenu, remanié à plusieurs reprises, au cours des dernières années ; une distinction a été établie au point de vue de l’origine des revenus ; certaines exemptions ont été supprimées ; une supertaxe a été établie sur les revenus dépassant la limite fixée pour l’application du taux normal. Les taxes sur les successions, assises d’après les principes nouveaux posés par sir William Harcourt en 1893, ont également été l’objet de remaniemens durant les dernières législatures ; elles paraissent avoir atteint un niveau qu’il est difficile de dépasser. L’income-taxe sera sans doute élevé ; mais il faudra simultanément avoir recours à des augmentations des impôts indirects, sans lesquels l’Angleterre ne pourrait faire face à l’énorme effort que la guerre contre l’Allemagne va exiger d’elle. Elle ne demandera à l’emprunt qu’une partie des ressources nécessaires. Dès maintenant, le Chancelier de l’Échiquier recherche le mode le meilleur : on a parlé d’un type s’éloignant de celui des consolidés 2 1/2 qui constituent la majeure partie de la Dette anglaise et dont le cours actuel, inférieur à 70, ne permettrait guère de créer des quantités nouvelles. Peut-être choisira-t-on une rente amortissable, rapportant un taux d’intérêt plus élevé, et remboursable dans un délai relativement rapproché. Le jour où la souscription sera ouverte, le public apportera avec empressement son argent au Trésor : une bonne partie des énormes dépôts accumulés dans les banques sera versée à l’Echiquier.


V

L’impression qui se dégage de la rapide revue que nous venons de faire de la situation économique du Royaume-Uni, est tout à l’honneur de nos alliés. Sur aucun terrain ils n’ont perdu leur sang-froid. En matière de banque, les traditions enracinées, en vertu desquelles le billet de la Banque d’Angleterre ne doit jamais perdre son caractère d’équivalence avec le métal, ont, cette fois encore, maintenu l’émission à un niveau très bas ; la circulation n’en a pas augmenté. C’est au moyen de petites coupures créées par le Gouvernement que les besoins de monnaie du public ont été satisfaits. Du côté du marché des changes et des valeurs, la machine est plus lente à se remettre en mouvement : toutefois les négociations de papier tiré sur un certain nombre de places étrangères ont repris à Londres. La Bourse des fonds d’Etat, actions et obligations, n’est pas encore réouverte ; mais les courtiers s’en préoccupent et cherchent à rétablir tout au moins les transactions au comptant.

C’est dans le domaine commercial que les efforts des Anglais sont le plus intéressans à observer. Grâce à leur flotte de guerre, ils ont maintenu la liberté des mers, c’est-à-dire celle de leurs échanges pour eux, leurs alliés et les neutres. Cette sécurité a été affirmée par le Gouvernement, lorsqu’il offrit d’assurer les navires et leurs cargaisons. La question budgétaire sera plus facilement résolue par la Grande-Bretagne que par ses adversaires, grâce à la persévérante ténacité que ses hommes d’Etat ont apportée à la réduction de la dette. D’une façon générale, la vie économique est moins atteinte chez elle que sur le continent, par la double raison qu’elle est à l’abri de l’invasion et que, le service militaire universel obligatoire n’existant pas, la partie de sa population valide qui est enlevée aux travaux de l’agriculture et de l’industrie est bien moins considérable que chez les autres belligérans.

L’ensemble de cette situation justifie les mâles paroles adressées à la Chambre des Lords par l’illustre général Kitchener, ministre de la guerre depuis le 5 août dernier : « L’Angleterre ira jusqu’au bout. » Nous aussi, les Belges, les Serbes, les Monténégrins, les Japonais et les Russes avec nous.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.

  1. Les taux ne sont pas exactement de S, 4 ou 3 pour 100, mais de 5, 4 ou 3 guinées pour 100 livres sterling. La guinée est une vieille monnaie, qui ne sert plus qu’à établir des comptes : elle vaut uu vingtième de plus que la livre (21 shillings au lieu de 20). Par conséquent un taux de 5 guinées par 100 livres représente exactement 5,25 pour 100.