La Défense économique contre l'Allemagne

La Défense économique contre l'Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 619-640).
LA DÉFENSE ÉCONOMIQUE
CONTRE L’ALLEMAGNE

Aux heures de ses triomphes militaires, la France de la Révolution et du premier Empire affranchit d’abord l’Europe, la domina ensuite quelque peu, mais ne prétendit jamais l’exploiter. Le large souille d’humanité, venu de chez elle, éveilla les nations et propagea ce principe du droit des peuples que le XIXe siècle a vu mûrir. Tout autre est la guerre préparée par l’Allemagne : régression, retour aux convoitises mondiales des conquérans historiques, modernisé par l’étude de la tenue des livres en partie double ; car ces héros germains, tout en risquant leur vie contre la nôtre, ne perdent jamais de vue, dans leurs rêves de gloire, les moyens de gagner ou d’économiser une pièce de monnaie.


I

Il semblait, voici quelques années à peine, que la créature du XXe siècle, économiquement parlant, n’avait plus de patrie parce que la productivité de l’homme et celle de la terre, multipliée par la science, avait élargi la sphère d’action de chaque individu, de chaque pays, et l’avait étendue jusqu’à la totalité du globe. Mais l’Allemagne s’est brusquement démasquée et l’Europe, pour ne pas devenir sa victime, doit se hérisser de barrières et chercher dans le régime particulariste une arme contre l’agression claironnante d’une industrie militarisée.

Tel était le but de la Conférence où les délégués des huit nations alliées, réunis il y a quelques semaines au quai d’Orsay, ont adopté le plan et formulé les règles de leur défense commune sur le terrain des intérêts matériels. Ces intérêts paraissent aujourd’hui de peu de poids, et qui donc y songe dans la tranchée ? Aux heures épiques que nous traversons s’applique la parole de l’Evangile : « Ne vous inquiétez point pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez ; la vie n’est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ? » Quand la nation joue son existence et que ses fils tombent par milliers sous les obus, ce n’est pas pour des traités de commerce qu’ils se font tuer, et la future entente économique ne semble qu’un pâle accessoire de la guerre.

Pourtant elle sera demain peut-être l’un des fruits les plus précieux de la victoire ; et déjà, quoique les traités s’écrivent plutôt sur les champs de bataille que dans les chancelleries, les Alliés, par l’association de leurs ressources et la garantie mutuelle de leurs débouchés, se sont assuré en commun, quelle que soit l’issue de la lutte, des avantages positifs vis-à-vis des Empires centraux.

Partie de ces mesures prises par la Conférence avaient un effet immédiat ; il lui fallait codifier les règles, jusqu’ici diverses, interdisant le commerce avec « l’ennemi. » Le Turc, en France, n’était pas officiellement désigné comme tel et son bazar restait ouvert ; les maisons soumises à l’influence de l’ennemi, ou contrôlées par lui, esquivaient la loi. Tel Suisse, naturalisé Français depuis la guerre, avait racheté, bien que sans fortune, une importante maison allemande et l’avait rouverte ; il est clair qu’il ne travaillait pas pour lui-même. En Italie, l’interdiction qui s’appliquait aux marchandises austro-hongroises et, depuis le 4 février 1916, aux allemandes, vise, non les personnes comme en France, mais les choses.

En Angleterre, cette interdiction n’est pas générale ; l’autorité y publie des « listes noires statutaires » de maisons « contrôlées, » « douteuses » et « ennemies. » Les sujets britanniques peuvent continuer à traiter avec les Allemands qui ne figurent pas sur ces listes. Ces différences ne laissaient pas de préjudicier aux pays où la législation est la plus rude : un Français ne peut acheter des peaux en Argentine, où les détenteurs sont Allemands, tandis que les Anglais le peuvent et nous les revendent avec bénéfice. Ils pouvaient charger dans les ports pour des maisons allemandes de l’Amérique du Sud, mais non pas nous.

Or, les Alliés ont intérêt à empêcher les Allemands établis en pays neutres, au Brésil par exemple, de trafiquer et de gagner de l’argent ; parce que cet argent sert à l’Allemagne pour se créer des moyens de change : chaque jour, dans les radios de Berlin que nous interceptons au passage, se retrouve cette phrase de la Deutsche Bank : « Transportez le crédit de 1, de 2 millions que nous avons à votre banque, dans telle ou telle banque de New-York. » En Russie, il y a défense de faire aucun paiement direct ou indirect aux ennemis sur territoire russe, et aussi défense d’exporter du numéraire ou des titres pour plus de 500 roubles ; n’empêche qu’il y entre, par le détour d’une voie neutre, avec paiement de doubles douanes, nombre de marchandises allemandes.

Il est d’ailleurs des dérogations nécessaires aux prohibitions d’entrée et de sortie ; chaque pays en reste juge et conserve sa liberté à cet égard. Pour les marchandises d’outre-mer, entreposées dans les ports alliés à leur arrivée en Europe, — tel le cacao, pour la distribution duquel Londres, depuis la guerre, a remplacé Hambourg, — si l’on rationnait les neutres trop juste, de larges consignations iraient ailleurs et échapperaient ainsi au pouvoir de limitation de nos amis. Les neutres aussi réexportent certaines matières transformées : 90 pour 100 du cacao reçu d’Angleterre par la Hollande y reviennent à l’état de chocolat, additionné de sucre… probablement allemand.

Mais il était sage de centraliser les règles de sortie : ainsi le caoutchouc, dont la Grande-Bretagne se trouve être par sa marine le principal marché, était octroyé beaucoup plus libéralement aux Pays-Bas qu’à la France, simplement parce que les permis n’étaient pas délivrés à Londres aux Alliés et aux neutres par les mêmes autorités. L’on devait également entre Alliés prendre des dispositions concordantes : le gouvernement français avait, dès le début, interdit l’exportation des résineux ; il était établi que les essences de térébenthine et les gommes entraient dans la fabrication du camphre synthétique, employé lui-même à la confection des explosifs. Or, ces produits, que nos compatriotes des Landes n’avaient pas le droit de vendre au dehors, les fournisseurs anglais purent en expédier, aux États-Unis notamment, des quantités considérables ; la prohibition de sortie n’ayant été édictée chez eux que longtemps après.

Ces différences de législation, supprimées peu à peu à mesure qu’on les signalait, vont disparaître à la suite de la Conférence, en même temps que s’atténuera la diversité de traitemens des maisons de commerce ennemies dans les États alliés : trois d’entre eux jusqu’ici n’avaient pas mis sous séquestre les établissemens qui se trouvent sur leur territoire, tandis qu’en Angleterre et en Russie la vente et la liquidation de tous ceux dont le maintien ne paraissait pas nécessaire, ont été ordonnées et exécutées : sans aucune spoliation d’ailleurs ; après les hostilités, le montant des fonds réalisés sera remis aux propriétaires.

L’Angleterre a étendu cette disposition à ses colonies ; les maisons allemandes ont été liquidées et fermées en Égypte comme en Chine, à Hong-Kong. Dans cette dernière localité, 75 pour 100 d’entre elles avaient déjà cessé d’exister en janvier dernier ; opération conduite par le gouvernement britannique au mieux des intérêts dont on voulait l’expulsion, non la ruine. Des Anglais, des Américains et des Chinois ont aussitôt remplacé les absens, substituant les produits des États-Unis à ceux de l’Allemagne. La Russie, en vertu d’une loi de février 1915, procède à la vente non seulement des biens mobiliers, mais aussi des terres possédées par les Allemands, environ 3 millions d’hectares, la plupart situées en Tauride, Kersow, Tiflis et Volhynie.

Les inspecteurs chargés de liquider les maisons germaniques ne se laisseront pas duper par les enseignes : lors des émeutes de mai 1913, où le peuple en colère voulait anéantir les boutiques allemandes, il y avait à Moscou trois magasins d’automobiles richement installés, deux français et un allemand, — le Mercedes. — La foule saccagea les deux marques françaises ; lorsqu’elle approcha de la firme Mercedes, un homme grimpa sur un réverbère et cria : « Messieurs, nous serions fous de faire du tort à la maison Mercedes, évidemment espagnole ; l’Espagne n’est pas en guerre et, si elle combattait, ce serait à nos côtés. » Sur quoi la multitude passa en criant : « Vive l’Espagne ! » L’orateur était le propriétaire de la boutique.


II

Il se bornait ainsi à sauver la sienne ; à Berlin, on a plus d’ambition. Le mot d’ordre envoyé par les fondés de pouvoirs de l’impériale boutique allemande est de détruire toutes les boutiques rivales. En Belgique et dans le Nord de la France, en certaines villes qui ont peu souffert de l’artillerie, les usines seules, mais toutes les usines, ont été systématiquement démolies. Sauf quand elles étaient nécessaires, comme les ateliers Peugeot, à Lille, pour la réparation des canons de 77, ceux d’Homécourt pour une succursale de Krupp, etc., les usines dépouillées étaient toujours les plus récentes et dotées des machines les plus perfectionnées. Une habile sélection faisait abandonner tout ce qui, dans l’outillage, paraissait fatigué ou suranné ; on se bornait alors, par l’enlèvement d’une pièce essentielle, à rendre le matériel non enlevé inutilisable. Des rapports précis nous montrent ces exactions opérées par une administration spéciale, divisée en secteurs, où les chefs de l’armée n’intervenaient pas.

Quelle que soit notre victoire, une indemnité en argent ne remettrait pas plus ces usines en marche qu’elle ne remettrait à flot les cargos torpillés. Il faudra aux industriels, belges et français, pour se procurer le matériel nécessaire, un délai pendant lequel le chômage des manufactures de produits finis entraînerait celui des manufactures d’alimentation. La main-d’œuvre, faute de travail, émigrerait. Ce serait la ruine pour un temps indéterminé. Ce plan machiavélique, nié d’abord puis avoué, sera déjoué, n’en doutons pas, lorsque nous envahirons l’Allemagne, par l’occupation et l’usage des usines germaniques transféré à nos fabricans, aussi longtemps que les nôtres, n’auront pas été reconstituées. En tout cas, les Alliés sont convenus de donner à leurs commandes de matériaux et d’outillage un droit de préférence mutuelle qui en assurera la rapide livraison.

Ils se réserveront aussi les uns aux autres leurs ressources naturelles, durant une période dite de restauration, que l’on avait proposé d’abord de fixer à deux ans, mais à laquelle, sur la demande de plusieurs États, on n’a pas assigné de terme. Dans le Nord de la France, en Belgique, en Russie, en Serbie, les exploitations minières, les cultures même demeureront suspendues, à la paix, pendant un laps de temps nécessaire pour aménager à nouveau le sol dévasté. De là, dans les produits agricoles et manufacturés, un déficit qui, pour certains, sera de longue durée : les forêts qui ont souffert ne pourront fournir pendant des années aucun bois d’œuvre. Des prohibitions de sortie, adoptées en temps de guerre, seront donc appliquées par les Alliés au charbon, au bois, au fer, à divers métaux et matières premières ou alimentaires, que l’intérêt des pays de l’Entente leur commande de ne plus abandonner aux industries allemandes.

Nos ennemis dépendent de nous, en effet, pour nombre de produits dont nous avons le monopole : la Nouvelle-Calédonie et le Canada possèdent la presque totalité des minerais de nickel, aujourd’hui indispensable à la métallurgie sous forme d’alliage. Sur une production mondiale de 2 200 000 tonnes de minerai de manganèse, la part des Alliés représente 84 pour 100, celle des ennemis 4 pour 100 et celle des neutres 12 pour 100. L’extraction du platine est tout entière aux mains de la Russie. En ce qui concerne les textiles, du côté des Alliés se trouvent 350 000 tonnes de chanvre contre 76 000 du côté des ennemis ; ceux-ci n’ont pas de coton, les Alliés en récoltent 1 115 000 tonnes dans leurs colonies. Les quatre cinquièmes du fin cultivé dans tout l’univers sortent de leurs pays ; le jute vient exclusivement des colonies anglaises et il est tondu annuellement 70 000 tonnes de laine chez nos ennemis contre 780 000 chez les Alliés.

En nous réservant nos matières premières, nous développerons chez nous des industries que jusqu’ici nous laissions échapper : nous vendions aux Allemands la baryte, base de l’eau oxygénée, et nous leur rachetions cette eau fabriquée par eux, sauf à en être privés en cas d’interruption des rapports commerciaux, comme il est arrivé au commencement de la guerre. Les Allemands s’étaient rendus maîtres de nos principaux gisemens français de minerai d’aluminium, — la bauxite, — les plus riches du monde, et nous revendaient en barres le métal affiné chez eux. Nos alliés ne montraient pas moins d’indolence : l’Allemagne tirait d’Ecosse et de Russie le minerai d’amiante, — l’asbeste, — qu’elle était seule à travailler ; et seule elle exploitait le tungstène, métal cher employé pour les aciers de canons, qu’elle allait chercher aux Indes.

Elle cherche aujourd’hui à se constituer, pour l’avoir disponible à la fin de la guerre, un stock de matières premières à l’étranger : elle a fait au Chili d’importans achats de cuivre, dont elle a tenté l’envoi fractionné par colis postaux de 5 à 10 kilos ; système qui, avec l’incroyable élévation des frets, ne revient pas plus cher que l’expédition en vrac à fond de cale. En Argentine, les Allemands avaient acquis la récolte entière de laine ; ils l’ont revendue à la vérité avec bénéfice, dans l’espérance de renouveler leurs provisions à moindres frais, mais notre gouvernement y veille. Il déchiffre chaque jour au passage 350, 400 radios allemands — un volume — relatifs à la préparation commerciale, à la future bataille économique ; ces manœuvres sont poursuivies, sous le couvert de neutres, jusque dans nos colonies françaises de l’Afrique du Nord.

Les Alliés ne songent nullement à faire entre eux l’union douanière ; jamais il n’a été question d’en établir une, mais la crainte que, dans la réunion des huit États, on n’essayât d’imposer à tous quelques règles à cet égard, a été l’une des difficultés rencontrées par notre ministre du Commerce, M. Clémentel, qui fut l’organisateur actif et prudent de cette conférence, l’orienta et la maintint comme président sur un terrain solide et mérite d’en recueillir l’honneur. Chaque État conservera sa pleine indépendance de tarifs et l’on peut augurer dès à présent que, sans aucune vue protectionniste, dans un but purement fiscal, tous, étant également obérés, seraient induits à demander de l’argent à leurs douanes comme à toutes les autres sources de revenus.

Il est présumable que le temps de paix maintiendra automatiquement, par souci financier, les droits élevés qu’a suggérés partout le blocus du temps de guerre. Je ne parle pas des prohibitions absolues qui s’appliquent, en France, à un ensemble de marchandises dont nous sommes surtout vendeurs, et pour des centaines de millions de plus que nous n’en achetons à l’étranger, en temps normal ; mais, comme notre industrie présentement paralysée ne peut exporter, nous n’avons guère à craindre de représailles. Reconnaissons toutefois que les droits de douane, qu’on le veuille ou non, ont des répercussions économiques : la taxe de 33 pour 100 de la valeur, que l’Angleterre impose aux objets de luxe, non pour les empêcher d’entrer, mais simplement pour empêcher l’argent de sortir, a eu pour conséquence de susciter dès maintenant la création de certaines industries, notamment celle des articles pour pianos, qui n’existaient pas en Grande-Bretagne.


III

Des taxes similaires ont été établies par la Russie, afin que son froment, lorsqu’elle pourra le vendre, étant payé en monnaie plus qu’en marchandises, fasse remonter le cours du change à l’étranger. La Russie ne fera pas de concession sur son tarif actuel, mais, ce qui revient au même, elle augmentera ses droits d’entrée vis-à-vis de l’Allemagne, dont elle subissait l’ascendant commercial, avant la guerre, à un degré qu’il est difficile d’imaginer.

Ses yeux aujourd’hui sont ouverts ; l’association des marchands de Moscou est à la tête du mouvement qui a pour but de secouer le joug économique de l’Austro-Allemagne ; son appel a eu un retentissement immense. Le nombre des articles accaparés par les Allemands était d’environ 1 300 ; ils fournissaient la plus grande partie des machines et métaux travaillés qui représentent le quart des importations russes — 925 millions de francs — pour le fer et l’acier les trois quarts, pour le cuivre les neuf dixièmes, pour l’étain les dix-neuf vingtièmes. De même pour les wagons, voitures et automobiles, 96 millions de francs sur 113 ; pour les machines de toutes sortes, 267 millions sur 335 venaient d’Allemagne ; la Russie fabriquait pour 1 065 000 francs de faux et en importait d’Autriche pour 2 718 000 francs.

D’Allemagne venaient les trois quarts des matières colorantes, les quatre cinquièmes des produits chimiques et pharmaceutiques : d’ailleurs, l’exercice de la pharmacie est en Russie un monopole ; il n’y a qu’un pharmacien par 10 000 habitans et il ne peut y en avoir davantage que quand la population augmente. Or, ce monopole, les Allemands seuls en sont investis ; tous les pharmaciens sont Allemands ou des provinces allemandes de la Russie ; les inspecteurs aussi et aussi les examinateurs aux universités pour la délivrance du diplôme sont Allemands ; il a fallu improviser la préparation des médicamens et des objets d’hygiène, jusques et y compris les thermomètres. « Il faut veiller à l’exportation des produits pharmaceutiques, disait le député von Werder au Landtag de Prusse le 19 février dernier, et ne pas se laisser guider par des considérations sentimentales. La Russie ne peut renvoyer sur le front que 15 pour 100 de ses soldats malades ou blessés ( ? ), tandis que nous en renvoyons 70. »

Bien mieux, en fait de peaux et fourrures, qui sembleraient devoir être une industrie nationale, les Russes dépendaient de l’Allemagne et de l’Autriche pour les tannins, les préparations chimiques, la machinerie et les expéditions mêmes, effectuées par une branche du German Lloyd qui n’était « russe » que de nom. Les Etats-Unis, dont les achats directs ont augmenté depuis la guerre en Russie, se plaignent que les cuirs y soient mal écorchés et conditionnés, qu’ils perdent 12 pour 100 au transport, au lieu de 2 à 4 pour 100 d’après les méthodes américaines et allemandes. Aux Russes les Allemands retournaient même, toutes préparées, pour 17 millions de fourrures qu’ils recevaient brutes de Sibérie et de Russie.

Simple détail : quoiqu’il y ait en Russie une masse de hêtres, les rivets ou attaches de hêtre pour les barils employés à l’exportation des beurres de Sibérie venaient tous d’Allemagne. Dans le commerce des laines, des cotons, des soies, des caoutchoucs, les Allemands occupaient la première place, et une place exclusive dans le commerce des chapeaux et bonnets, de la céramique, des articles de bureau, de la joaillerie. Leur rivalité avait même tué certaines méthodes de travail des pierres, autrefois usitées dans l’Oural.

L’Angleterre qui, pendant des siècles depuis le règne d’Elisabeth, avait été prédominante dans l’empire des tsars, y était tellement distancée qu’en 1912 l’augmentation du commerce anglais était de 1 million et celle de l’allemand de 88 millions de francs. Et l’on n’en est pas trop étonné si l’on apprend que nombre de consuls et d’agens consulaires anglais en Russie étaient avant la guerre de nationalité allemande. Les Allemands n’hésitaient pas à mettre sur leur coutellerie de camelote de Solingen les noms des plus célèbres manufactures anglaises comme Sheffield ; à la question : « Garantissez-vous que cette provenance est exacte ? — Nous ne garantissons pas ce qui est écrit sur la marchandise, répondaient-ils, mais nous vendons sur échantillon et nous garantissons seulement la conformité avec l’échantillon. » Système à double effet, pratiqué en Allemagne sur une large échelle, par des maisons de bon renom qui, en mettant sur leurs qualités tout à fait inférieures les noms de grands centres anglais, font croire ainsi à leurs cliens que les manufactures anglaises sont très inférieures aux allemandes.

Les commerçans germaniques avaient étudié le tempérament, l’idiosyncrasie des Russes, comme ils ont fait dans l’univers entier avec leurs cliens ; ils s’étaient attachés à leur complaire et y avaient réussi. Ils ne s’étaient pas crus, en passant la frontière, appelés à réformer ce peuple immense, pauvre encore, tout voisin en quelques provinces de l’âge pastoral ; ils avaient cherché à approvisionner les millions de moujiks suivant leurs moyens et leurs goûts variés, en s’adaptant à leur mentalité et à leurs coutumes d’affaires.

Il est, d’autre part, surprenant de noter combien est petite la part de l’Allemagne dans le développement des industries russes ; celles-ci étant, à peu d’exceptions près, aux mains des Français, des Anglais et des Belges, tandis que les Allemands se bornaient à remplir le pays de leurs marchandises à vil prix. N’avaient-ils pas précisément intérêt à contrarier le développement de l’industrie slave ? Leur méthode était d’attirer chez eux, par une série d’encouragemens, les matières premières qui abondent en Russie, pour les transformer et les revendre avec profit.

La guerre actuelle a comme forcé la Russie à employer elle-même ses ressources et à créer des manufactures ; c’est ainsi, disais-je dans un précédent article, que le blocus est beaucoup plus funeste à l’Allemagne par ce qu’il empêche de sortir que par ce qu’il empêche d’entrer, les estomacs se remettront plus vile d’une diète forcée que les usines d’une exportation arrêtée. Cet arrêt a suscité, en Russie plus qu’ailleurs, l’activité de beaucoup de branches nouvelles ; ce fait, né de la guerre, que des ateliers petits et moyens, dont le groupement en temps normal eût été très difficile à réaliser, se soient unis en vue de la défense nationale, aura, pour l’avenir économique du pays, une grande importance après la guerre : un comité d’initiative, composé de 14 patrons, fut nommé par 460 maisons travaillant les métaux, le bois et le cuir ; il expédia aussitôt, dans toutes les directions, 15 missions d’ingénieurs, qui visitèrent et inventorièrent les usines des différens groupes. Le comité ainsi constitué examine et transmet les offres, propose les commandes à tels ou tels spécialistes capables de les exécuter, rédige et passe les contrats entre le gouvernement et ces confrères de toutes classes et s’assure que les livraisons, auxquelles il préside, sont correctes.

N’y a-t-il pas là l’embryon d’un cartel capable de conclure en temps de paix avec l’étranger ? Ce n’est encore, il est vrai, qu’un embryon ; les nouvelles usines que la guerre a fait surgir, en Russie, — au nombre de 400 depuis août 1914, — ou chez certains neutres pour se substituer aux Allemands sont, elles aussi, dans l’enfance. Même avec une haute barrière de douanes la Russie ne peut pas se passer d’un grand nombre d’articles importés ; elle ne saurait improviser leur fabrication intérieure. Mais elle peut procéder graduellement et viser à vendre ses produits ruraux, non plus à l’état naturel, mais travaillés et ayant par suite plus de valeur : farine au lieu de grain, poutres et planches dégrossies au lieu de bois en grume, peaux préparées au lieu de pelleteries brutes, bétail et viande au lieu de fourrages, etc.

La conférence des huit États alliés s’est trouvée unanime pour décider que, la guerre ayant mis fin à tous les traités de commerce qui les liaient aux puissances ennemies, il était essentiel que leur liberté demeurât pleine et entière vis-à-vis des tiers, pendant une période de reconstitution économique dont la durée sera par eux déterminée d’un commun accord. Il n’y aura plus, suivant l’ancienne formule, de « nation la plus favorisée » en général, mais une série de spécifications, de cas particuliers à tel pays ou à telle marchandise à qui l’on réservera les concessions.

Ce régime d’exceptions et de privilèges réciproquement accordés, s’accommode fort bien des hauts tarifs, qui seront la règle générale, même en Angleterre : qu’aurait pu donner naguère le libre-échange anglais, comme compensation, à la Russie ou à l’Italie ? Cette question des « débouchés compensateurs, » dont la conférence a posé le principe, est la contrepartie de l’engagement pris de conserver leurs ressources naturelles pour les pays alliés avant tous autres. En Russie l’exportation agricole, qui montait à 3 milliards et demi de francs, — 86 pour 100 du total des sorties, — est une question vitale ; 40 pour 100 de la production des céréales étaient vendus au dehors, la plus grande partie en Allemagne. En Italie 250 à 300 millions de primeurs et de fruits (citrons, asperges, artichauts, matières périssables) étaient servis sur les tables allemandes. Les Italiens comptent dénoncer, afin d’avoir les mains libres, tous leurs traités avec les neutres ; mais Russes ou Italiens n’ont aucune inquiétude sur la question de savoir quand et comment leurs produits alimentaires pourront être dirigés ailleurs, au cas où les empires centraux prétendraient user de représailles à leur égard.

D’abord, l’entente conclue entre coalisés pour se vendre et s’acheter de préférence les uns aux autres, dans la limite de leurs besoins, ce qu’ils peuvent se fournir, n’exclut pas le droit pour chacun d’eux de vendre à d’autres les produits dont l’écoulement total ne pourrait s’effectuer en pays allié ; ensuite, des droits élevés n’empêcheront pas l’introduction de ces denrées en Allemagne, et il ne saurait être question nulle part de prohibitions qui iraient à l’encontre des intérêts qu’elles prétendent servir en créant chez nous la pléthore ou la disette, l’avilissement ruineux des prix ou leur exagération factice, destructive de la concurrence, du progrès et du bien-être général.

L’énormité des territoires unis par la fraternité des armes, la diversité de leurs climats, de leurs ressources, de leurs populations, les préserveront de tout calcul égoïste comme de tout privilège oppressif. Nous ne saurions obliger les Russes par exemple à boycotter les machines allemandes, sans leur fournir de quoi les remplacer ; et pour livrer des machines aux mêmes conditions que les Allemands, il faut d’abord que l’acier ne coûte pas 20 à 25 pour 100 chez nous de plus qu’en Allemagne. Il faut par conséquent que notre métallurgie française, loin de s’abriter derrière des droits de douane pour « tenir les cours, » entame résolument la lutte avec ses rivaux étrangers. Pour augmenter nos forces productrices, l’Etat pourrait concéder après la paix, a des exploitations privées mais soumises à un cahier des charges nettement défini, les nombreuses usines toutes neuves que la guerre a fait surgir et dont il est propriétaire.

Rien ne s’oppose à ce que l’acier français, dégagé de tout accord avec nos ennemis d’outre-Rhin, prétende après l’annexion de la Lorraine à une expansion mondiale. Le cartel allemand usait avant la guerre de moyens irrésistibles pour soutenir ses exportations de fer, tout en maintenant des prix élevés à l’intérieur : au fabricant de toute machine expédiée au dehors il concédait une ristourne, ce que ne faisait pas le cartel français.


IV

Loin de renoncer à ses anciens procédés, l’industrie allemande se prépare à les perfectionner encore : c’est le dumping, le commerce à coups de ventes à perte. Le dumping est un mot nouveau qui désigne une très vieille pratique de la concurrence, l’écrasement d’un rival sous un bon marché transitoire en vue de s’assurer un monopole. Les Allemands, en s’associant pour des ruées commerciales en masses compactes comme à la tranchée, et en associant à cette tactique la force gouvernementale qui leur prête appui, ont élevé le système à la hauteur d’une institution vraiment nationale : primes ouvertes ou déguisées, remboursemens de frais de transport, bonifications occultes accordées par les producteurs entre eux, l’art de « tuer » un compétiteur étranger ou de le contraindre à demander grâce, c’est à quoi excellent nos ennemis.

Aux relèvemens de droits de douanes, dont nous avons maintes fois depuis dix ans entouré l’enfance délicate d’un produit nouveau dans une fabrique française, comme par exemple le permanganate de potasse à Graville-Saint-Honorine, les syndicats allemands ripostaient par des abaissemens de prix correspondans jusqu’à ce que notre usine eût capitulé. Ils usent, pour dompter les audacieux, de la manière douce autant que de la forte : qu’il s’agisse, d’instrumens d’optique ou de produits chimiques, ils vont jusqu’à faire des rentes à nos manufactures à la condition de ne pas aborder tel ou tel article ; et une maison française bien connue, qui avait beaucoup perdu à la suite d’une hardie tentative de lutte contre l’Allemagne, s’est résignée à toucher d’un cartel germanique 144 000 francs par an rien que pour se tenir tranquille.

Seulement, à généraliser ce renoncement, un pays s’efface peu à peu de cent domaines ; son activité s’atrophie et il s’aperçoit, au jour d’une déclaration de guerre, qu’il reçoit ses explosifs de l’ennemi : au mois d’août 1914, nous fabriquions au plus cinq à six tonnes de mélinite par jour ; notre benzol s’en allait en Allemagne pour nous revenir transformé. Il nous fallait, ou déposer les armes ou improviser des industries avec un effort immense ; d’où une année entière pendant laquelle nous n’avons pu agir. Ce sera, un jour, un sujet d’étonnement quand on saura d’où nous sommes partis. Tout manquait pour le travail des acides, même les pots de grès, que la manufacture de Sèvres, conviée à cette céramique de défense nationale, se mit à entasser dans ses fours.

Pour qu’il ne soit plus permis aux empires centraux de reconstituer la puissance dangereuse qu’ils avaient acquise, leurs marchandises, leurs navires et leurs sujets seront soumis dans les États alliés à des prohibitions et à des règles particulières, pendant une période de plusieurs années après la paix. Si nous leur laissions jeter sur notre marché, à 50 pour 100 au-dessous du cours, les poutrelles, les cornières, le fer pour construction, qu’ils ont fabriqués peut-être avec notre minerai et notre charbon, nos ouvriers pourraient se trouver sans ouvrage.

Etroitement resserrés par le blocus, nos ennemis, loin de se décourager, font leur plan d’attaque pour l’avenir. Leur « Comité pour l’examen du commerce d’exportation » tient séance dans l’immeuble de la Chambre de commerce de Berlin, présidé à tour de rôle par les représentans des seize sociétés « germano-française, » « germano-italienne, » russe, argentine, etc., dont il est l’émanation. Il a fait distribuer aux intéressés le questionnaire suivant : « 1° Des tentatives ont-elles été faites en vue de remplacer les marchandises allemandes par d’autres ? De la part de quelles nations ? Pour quelles marchandises ? Sur quelles places ou dans quelles régions ? — 2° Quelles méthodes emploie-t-on à cet effet ? A-t-on pris des mesures législatives, ou a-t-on créé de nouvelles institutions banques, compagnies de navigation, etc.) pour faciliter le remplacement des marchandises allemandes ? — 3° Dans quelle mesure ces efforts ont-ils été couronnés de succès ? Et ce succès est-il dû : a. A un mouvement national ? b. Aux défauts des marchandises ou aux erreurs des commerçans allemands ? c. A l’impossibilité de faire venir les marchandises d’Allemagne pour renouveler les stocks épuisés ? — 4° Croyez-vous qu’après la paix les anciennes et bonnes relations d’affaires pourront être reprises rapidement ou devons-nous compter sur une vive concurrence ? Pour quelles marchandises ? Et de quelles origines ? »

Ce questionnaire montre les inquiétudes d’outre-Rhin. Ce qu’il ne dit pas, ce sont les efforts des Allemands pour démarquer l’origine de leurs produits. Déjà ils constituent en Danemark et en Suède, avec des hommes de paille originaires de ces pays, des agences de représentation et des sociétés soi-disant danoises et suédoises, dont les patrons apparens ne seront que les commis. En Suisse, des industriels allemands s’établissent sous des raisons sociales anglaises ; obligés qu’ils sont de prendre ce détour, attendu que le gouvernement fédéral interdit l’usage de la dénomination « suisse » aux maisons étrangères établies sur le sol de la Confédération. Ainsi, la société « le Métal Blanc » de Pforzheim (grand-duché de Bade) dont le siège social est à Mannheim — capital 30 millions — s’est installée à Glaris (Suisse) comme White métal manufacturing company, et ses agens, sous une nationalité d’emprunt, visitent à nouveau l’Italie. D’autres achètent des maisons helvétiques connues et stipulent, dans le contrat d’acquisition, que l’acquéreur aura le droit de conserver la raison sociale suisse.

Pour combattre le dumping ordinaire nous avons décidé, de concert avec nos alliés, d’adopter la procédure inaugurée avec succès en 1902 par la Conférence internationale des sucres ; il s’agira cette fois d’annihiler par une taxe compensatrice, non des primes connues mais des avantages occultes. Le bureau futur évaluera la différence entre le cours d’une marchandise allemande en Allemagne et sur les marchés alliés ; et, puisque c’était par exemple en Italie que la métallurgie allemande jetait ses produits au plus bas prix, la différence entre la valeur de la tonne d’acier en Italie et le prix de la même tonne en Allemagne servirait de base au taux ou droit de dumping à imposer dans tous les pays de l’Entente sur l’acier allemand.

Une loi de ce genre fonctionne déjà au Canada pour toute marchandise vendue au-dessous du prix normal et la Federal Trade commission en prépare une aussi aux Etats-Unis. Pour exporter chaque année de par le monde un milliard de francs de produits chimiques et pharmaceutiques, les Allemands importaient eux-mêmes une large partie des matières premières qu’ils transformaient. Ils se virent, faute de réserves suffisantes de nitrates, menacés de manquer d’azote ; or l’azote, beaucoup plus que l’argent, est de nos jours le nerf de la guerre. Ce qu’ils recevaient de Norvège était loin de suffire à nos ennemis. Leur gouvernement fît construire, à coups de subventions, pour la fixation de l’azote de l’air, des usines qui se trouvèrent sous toit à la Noël 1914 et qui alimentent présentement leur fabrication intensive d’explosifs, — à elle seule la Badische Anilin und Soda Fabrik en fournit 8 000 tonnes par mois ; — M. Helfferich, dans des explications « confidentielles » à la commission du budget du Landtag de Prusse, affirme que « l’Allemagne serait désormais à cet égard indépendante de l’étranger pour son armée et pour ses engrais. »

La vérité est que la nouvelle industrie de l’azote en Allemagne est, au point de vue du coût de production, tout à fait artificielle, qu’elle marche avec les énormes commandes faites par l’Etat à des prix garantissant un large bénéfice ; mais qu’elle serait tout à fait incapable de se maintenir après la paix, à moins d’être constituée, comme on en a fait la proposition au Reichstag, en monopole commercial. Ce monopole comporterait naturellement une augmentation du prix des produits azotés en Allemagne, de sorte que les fabriques qui se servent de l’azote pour leurs exportations seraient en infériorité sur le marché mondial.

Quel que soit le parti que prennent les Allemands pour s’affranchir de l’étranger sans se ruiner eux-mêmes, l’étranger est en train de s’affranchir du monopole de fait que la Germanie s’était attribué dans le domaine chimique. C’était de chez elle, on le sait, que sortaient les neuf dixièmes des couleurs tirées de la houille. Ses vingt-deux usines, avec leur outillage perfectionné, leur personnel de chimistes et d’ouvriers spéciaux, étaient soumises pour la vente à une direction unique, qui imposait à toutes des prix et des règles uniformes.

Privée soudain de ces envois allemands, l’industrie textile s’est vue partout fort entravée ; des teintures inférieures furent employées ; les colorans végétaux, comme le bois de campêche, furent même sur le point de manquer. Les teinturiers, déchargés de leurs engagemens pour la garantie de durée, se plaignirent moins que leur clientèle. En Angleterre, il fut fait une exposition officielle des échantillons allemands et les professionnels n’en virent aucun qu’il ne leur fût aisé de produire, avec le goudron britannique. Seulement, à ce même goudron dont on extrait les réactifs et les bases des matières tinctoriales, on-demande aussi les explosifs et c’est à ce dernier usage qu’il le faut consacrer aussi longtemps que le besoin de munitions doit s’accroître sur le front anglais.

En France, pour ne pas payer les droits élevés sur les produits finis, les Allemands envoyaient, sous forme de bases, les matières que traitaient des usines acquises par eux dans la région lyonnaise. Un consortium entre les Alliés, exigeant un capital de 400 millions de francs, est dès maintenant à l’étude : il prévoit la création d’usines internationales dans des centres houillers d’Angleterre, de Belgique et de France, dès à présent choisis, d’où sortiront les élémens premiers à répartir parmi les différens pays de l’Entente. Les fabriques qui les recevront se spécialiseront dans tel ou tel coloris et substance qui, par de mutuelles concessions, s’échangera franc de droit chez tous les Alliés.

En attendant que ces derniers se mettent à l’œuvre, il est arrivé que le Germain, par sa puissance même de sevrer l’univers à son gré de produits nécessaires, a fait surgir en Amérique l’ambition de capter son monopole. A l’action du blocus qui paralyse la sortie s’est jointe la prohibition même de l’Allemagne qui, par une présomption singulière, a cru qu’on ne pourrait se passer d’elle. Or, deux fois plus qu’elle, les États-Unis possèdent du goudron et la plupart des matières premières. Aussi, leur industrie, fouettée par la nécessité, s’est-elle lancée sur cette piste nouvelle ; la hausse atteignant 1000 pour 100, lui a fait réaliser des bénéfices exceptionnels dont témoignent les cours des valeurs : la General Chemical passée de 160 à 310 dollars, la Semet Solvoy de 90 à 350, la Dow Chemical de 140 à 500 et d’autres à l’avenant.

La production des « couleurs synthétiques, » qui était il y a seize mois de 3 000 tonnes aux Etats-Unis, s’est élevée à 9 000 et atteindra 16 000 à la fin de 1916. Les Américains, prévoyant. qu’à la paix les Allemands ne reculeront devant aucun moyen, y compris l’unfair competition, pour se débarrasser de rivaux aussi redoutables, prennent d’avance leurs précautions. Les ministres de Washington, notamment M. Redfield, secrétaire du Commerce, ont annoncé que la législation fédérale serait renforcée, de manière à ne pas permettre aux « maisons étrangères » d’inonder le sol de l’Union de marchandises à vil prix, en vue de tuer des industries indigènes. L’Allemagne a pris peur ; son ambassadeur le comte Bernstorff a exposé en bon apôtre, dans une note à la Maison Blanche, que « son gouvernement avait tout d’abord refusé de permettre la sortie des matières colorantes sauf en échange de marchandises américaines dont ses compatriotes avaient besoin, » — le coton par exemple, — « mais que, voyant l’embarras où cette privation mettait les industriels américains, » l’Allemagne consentait à leur envoyer sans condition 15 000 tonnes de colorans… pour leur être agréable. L’espérance de décourager ainsi les initiatives transatlantiques sera vaine, croyons-nous ; l’élan est donné, il est trop tard.

La tactique adoptée pour les colorans avait été suivie par nos ennemis pour les remèdes ; depuis que le brome ne nous était plus envoyé par eux que sous forme de gaz asphyxians, le bromure de potassium était payé, chez nos pharmaciens, 80 francs le kilo au lieu de 3 francs, et l’aspirine avait monté de 6 francs à 190, jusqu’à ce que nos usines françaises se fussent mises en état de livrer ce produit aux anciens prix.

Or, ces anciens prix étaient de deux sortes : suivant un système fondé sur la badauderie humaine, qui leur permettait de gagner de l’argent tout en défiant la concurrence, les maisons Bayer, de Leverkussen près Cologne, Meister Lucius, d’Hœchtam-Main, et autres fournisseurs de l’antipyrine, de la phénacétine, du pyramidon, etc., facturaient le même produit 100 francs sous leur cachet et 20 francs sans indication de provenance. Dussent-ils perdre un peu à ce dernier chiffre, ils se rattrapaient largement sur le prix fort, parce que la moitié des cliens exigeaient le cachet d’origine. La guerre et le blocus ont bouleversé ces habiles combinaisons.


V

La conférence des Alliés en déjouera d’autres après la paix ; et notamment la mainmise du capital allemand sur les finances, l’industrie et le commerce des États voisins. La liquidation des maisons ennemies ne donnerait pas tous les résultats qu’on peut attendre, si elle n’était pas complétée par un ensemble de dispositions permettant de discerner, derrière les chefs appareils, les véritables maîtres d’une entreprise, c’est-à-dire les bailleurs de fonds.

Dans une série d’études remarquables sur « la loi économique des États Alliés, » l’éminent sénateur italien Maggiorino Ferraris a fort bien montré quels avantages chacun des pays de l’Entente retirerait d’une collaboration plus étroite avec ses coalisés. La Banca Commerciale, fondée par l’Allemagne sous couleur d’une aide financière à l’Italie, travailla effectivement avec de l’argent italien ; Berlin exploita l’Italie à outrance et étouffa toutes les industries qui devaient lui porter ombrage.

C’est ainsi que, pour mieux vendre à la péninsule son charbon qui, transitant par les rampes et les courbes de la Suisse, revenait toujours assez cher, les Allemands ne firent aucun effort pour électrifier les usines de la vallée du Tessin et des autres districts où les chutes d’eau devraient logiquement remplacer la houille. L’Italie, qui dispose d’une main-d’œuvre surabondante, pourrait recevoir des Alliés une foule de produits demi-finis qu’elle se chargerait de finir aux lieux et place des Allemands.

Il ne faudrait pas qu’après la guerre le capital allemand, déguisé sous un nom français, pût parler chez nous contre nous-mêmes. A l’heure actuelle il existe en France, comme en Italie, en Angleterre et en Russie, des branches, des filiales, des dépendances ou succursales d’affaires qui ne sont indigènes qu’en partie, ou seulement de façade et de nom, dont les intérêts financiers sont allemands et qui par conséquent gagnent de l’argent au profit de l’Allemagne privée, c’est-à-dire de certaines sociétés ou actionnaires ennemis. La presse allemande enregistre de temps en temps les opérations avantageuses de certaines entreprises fonctionnant en pays alliés dont les Allemands, la guerre finie, recueilleront les fruits.

Les groupes électro-techniques principaux de l’Allemagne qui viennent, en augmentant leur capital, de fonder en Suisse une « Banque pour les entreprises électriques, » ont des branches dans tous les centres importans de l’Europe ; ils ont des participations dans les principales Compagnies de tous les pays du continent. Les groupes allemands possèdent en territoire des alliés, écrivait de Pétrograd le correspondant du Times, des affaires électro-techniques pour une valeur approximative de 527 millions de francs. Tout récemment il a fallu aller jusqu’à la Chambre des Lords pour faire rejeter la prétention d’une société allemande, enregistrée en Angleterre, la « Continental tyre and Rubber company, » de recouvrer une créance de 11 000 livres sterling en pleine guerre. On juge si, disposant d’une organisation puissante, les Allemands tenteront, après la paix, d’assurer leurs positions.

Pour y voir clair, nous allons créer en France le « casier commercial, » système qui existe déjà dans quatorze pays dont l’Allemagne, afin de savoir exactement la nationalité des gens — des Sociétés surtout — avec qui les Français font du commerce. Il sera établi, dans chaque chef-lieu d’arrondissement, des dossiers centralisés à Paris, pour tous les patentés anciens ou nouveaux, faisant connaître en détail, avec leur état de famille et leurs ressources personnelles, la nature de leur fabrication ou de leur trafic. Seuls les citoyens des pays alliés jouiront de la pleine liberté de commerce en France, comme patrons ou simples commis : Nous réserverons aussi désormais à nos nationaux les fonctions d’agens de publicité ou d’assurances. Les fiches individuelles de l’ « Institut Schimmelpfeng, » l’office de renseignemens allemands, trouvées par nous dans les maisons sous séquestre et où se voyaient notés les relations, les goûts et surtout la situation pécuniaire de nos commerçans ont servi souvent aux réquisitions militaires.

Les nations ont le commerce qu’elles méritent ; l’ensemble des mesures défensives sur lesquelles les délégués à la Conférence se sont mis d’accord a pour objet le bien-être de tous. Le gouvernement, en créant des barrières, devra donc veiller à ce que personne n’en abuse, à ce qu’elles ne protègent pas à l’intérieur des « industries de tout repos. » A côté du dumping que nous combattons, il y avait chez les Allemands une volonté forte, de l’audace, le goût du risque et des vastes spéculations comportant de petits bénéfices, toutes choses qui ont aussi fait en France le succès de quelques illustrations de l’usine et du comptoir, individualités puissantes que l’on aimerait voir se multiplier. A côté du bon marché artificiel et menteur, il y a le bon marché réel, issu de la fabrication en grand, de la spécialisation intelligente.

La contre-partie des prohibitions qui engendreraient la paresse et l’égoïsme, sera l’intervention de l’État, agissant non pas directement comme industriel, mais comme excitateur et régulateur, comme associé aussi. Il existe à Paris des Compagnies fermières du Gaz, des Eaux, du Métropolitain, dont la gestion progressive et prudente peut servir de modèle lorsqu’il sera question pour l’Etat d’utiliser l’outillage industriel que la guerre lui a mis en mains.

La crise du fret et des transports se prolongera après la guerre ; les Empires centraux ont annoncé leur intention d’aménager un réseau de navigation intérieure, par la communication du Danube régularisé avec le Rhin, l’Elbe et l’Oder, qui permettrait des échanges à bas prix de la Baltique et de la mer du Nord avec la Mer-Noire et le golfe Persique. Avant que ces plans grandioses aient trouvé l’argent nécessaire à leur réalisation, les Alliés, qui disposent d’un littoral étendu et de ports excellens, peuvent créer un cabotage commun et rétablir, comme il est déjà proposé au Parlement français, la surtaxe de pavillon pour les navires étrangers, admis en nos ports depuis 1866 sur le même pied que les nôtres. Les transports terrestres seront également l’objet de remaniemens en vue de favoriser le transit dans telle ou telle direction. Chacun des Alliés a beaucoup à faire sur ce terrain, puisqu’en Russie un colis postal de cinq à douze livres, expédié d’une ville à l’autre à l’intérieur de l’Empire, payait 4 fr. 80, et le même, expédié d’Allemagne en Russie ne payait que 2 fr. 50.

Il a été résolu qu’un « Office de transports » établirait des titres uniques (lettres de voiture ou connaissemens) permettant aux Alliés entre eux de s’envoyer directement des marchandises, quels que soient les transbordemens successifs, par fer et par eau, comme d’une gare française à une gare anglaise ou russe, avec des tarifs soudés et combinés. L’Allemagne avait un intérêt majeur à ne pas abandonner les vieux usages à cet égard ; elle arrivait ainsi à dénationaliser au passage, au profit de ses commissionnaires, les marchandises qui traversaient son territoire.

Ainsi les Alliés ont, dès ce jour, arrêté en commun les grandes lignes de leur politique commerciale, pour la période qui suivra la paix ; ils sont prêts à causer avec les neutres, dont l’intérêt sera d’accord avec le leur et qu’ils souhaitent attirer dans leur groupement. MM. Delbrück, Dernburg et autres doivent renoncer à leur espoir de « mettre un traité de commerce dans le traité de paix. » Les Puissances de l’Entente ont, par cette Conférence, entendu se soustraire à la domination industrielle de l’Allemagne ; elles se sont inspirées d’un esprit non belliqueux mais défensif, en prenant à leurs adversaires l’organisation et la discipline à laquelle le Français, nettement individualiste, a longtemps répugné.

Plus la rédaction du programme a été laborieuse, plus le succès de ses promoteurs a surpris les ironistes d’outre-Rhin, qui prédisaient l’avortement de ces assises économiques. Elles ont achevé au contraire, en quelques jours, une tâche que l’on eût cru devoir exiger de longs mois. Le plan est tracé et déjà la construction de l’édifice commence ; au milieu des discussions actuelles où s’échangeaient surtout des idées, ce plan a fixé des règles positives qui serviront, comme une autre indemnité de guerre, à réparer les pertes et à reconstituer la richesse des pays alliés.


G. D’AVENEL.