La Découverte du docteur Auguérand/Texte entier

LA DÉCOUVERTE
DU DOCTEUR AUGUÉRAND
Séparateur

Cette affaire traînait. On n’en parlait plus guère que pour en rire, et même les milieux scientifiques persistaient seuls à y trouver la matière de quelque plaisanterie ; quant aux journaux, ils n’en disaient plus rien, considérant le sujet comme épuisé et monotone ; les gens du monde, après s’être passionnés pour ou contre, imitaient l’indifférence de la presse, et le bluff du professeur Patrice Auguérand se classait peu à peu dans la catégorie des trop vieilles légendes.

En effet, dix-neuf ans déjà s’étaient passés depuis le gros tapage provoqué par sa découverte : cet élixir de longue vie qu’il prétendait avoir trouvé, en 1922, n’avait encore, que l’on sût, immortalisé personne en 1941, et le docteur Auguérand lui-même n’en retirait que des ennuis assez nombreux et un ridicule très notoire. On regrettait communément qu’un homme de telle valeur eût compromis la gloire de sa carrière par une fantaisie trop indigne de lui, de son caractère, de ses travaux antérieurs. Qu’il eût cédé ainsi à la tentation des réclames faciles et jeté son nom à la rue, on ne le comprenait pas : sa haute situation dans la science, et sa fortune considérable, et son goût avéré pour les joies recueillies auraient dû raisonnablement le tenir à l’abri d’une semblable aventure, qui ne s’expliquait ni par un besoin d’argent ni par un appétit de popularité. Mais quoi ? Les hommes les plus graves ont de ces défaillances. M. Auguérand avait d’ailleurs payé la sienne, et l’avait payée cher : très vite, son heure de célébrité retentissante avait été suivie de la dérision universelle ; dans la poussée des railleries, et voire des huées, il avait dû tour à tour abandonner ses charges, d’abord son fauteuil de doyen, et bientôt sa chaire d’histologie ; presque en même temps, il avait renoncé à sa clientèle, qui peut-être renonçait à lui, et pas une fois en dix-huit années on ne l’avait revu aux séances de l’Académie de médecine ou à celles de l’Institut.

— Il boude, disaient les uns.

— Il a honte, disaient les autres.

Et tout le monde disait : « Il a tort. »

Que ce fût par hauteur ou par dépit, par tristesse ou par rancune, toujours est-il que le vieux maître vivait seul. Célibataire et sans famille, n’ayant que des parents lointains dans la province et ne cultivant d’autre amitié que celle du silencieux Thismonard, son inséparable, il menait, dans sa vaste propriété de Neuilly, une existence assez mystérieuse. Personne ne pénétrait chez lui, à part les fournisseurs et le personnel de sa maison, qui était nombreux, mais bizarre : tous les serviteurs étaient Chinois. Sans doute avait-il été amené à cette organisation par la croissante difficulté de se procurer en France des domestiques supportables. Il aurait pu tout au moins, comme tant d’autres, trouver dans les bureaux de placement des Chinois parlant le français ; au contraire, il n’admettait à son service que des Célestes ignorants de toute langue européenne, et l’on racontait même qu’il les faisait directement venir de Mandchourie ou de Corée ; un ancien professeur de Canton lui servait à la fois d’interprète et de majordome. Cette maisonnée sortait peu et jasait moins encore.

On savait cependant que le professeur avait fait édifier, dans le parc attenant à son hôtel, trois corps de bâtiment : l’un minuscule, mais construit comme une forteresse ou comme une prison, dont les portes étaient ferrées et les fenêtres munies de barreaux, s’appelait le laboratoire ; le deuxième abritait une véritable ménagerie, où le docteur entretenait des animaux de diverses espèces, généralement mammifères ; le troisième, vaste, clair, hygiénique, aménagé comme un sanatorium et pourvu d’un jardin, constituait l’hospice : des vieillards pauvres étaient recueillis là, gratuitement, soignés et défrayés de tout : on estimait leur nombre à une trentaine environ, et l’équité oblige à croire qu’en effet ces hospitalisés recevaient de bons soins, puisqu’en dix-huit années les officiers ministériels n’eurent jamais à pénétrer dans l’immeuble pour y constater un décès ; en outre, les rapports d’inspecteurs sanitaires attestaient unanimement le parfait état des locaux et des personnes.

— Qu’est-ce qui peut se passer là dedans ? insinuaient les confrères dont la jalousie rétrospective ne consentait pas à désarmer.

Des bœufs, des moutons et des biches paissaient la pelouse du parc. Des voisins trop proches et peu tolérants se plaignaient d’entendre, durant les nuits d’été, des rugissements de fauves et des coassements de grenouilles.

— Il est devenu fou, depuis son affaire !

— Tout au moins monomane…

— Un scandale, au siècle où nous vivons, qu’il soit encore permis à un aliéné de gaspiller de pareilles sommes à nourrir et loger des gâteux et des bêtes, quand des millions de citoyens ont tant de mal à se débrouiller.

— Il y a seulement un demi-siècle, les pauvres mouraient de faim ou de froid ; maintenant, au moins, ils ont droit à la pitance et au gîte.

— N’empêche qu’il reste encore des riches à mettre au pas.

Les choses en étaient à ce point d’ironie ou d’hostilité anodines, lorsqu’en 1941, le 14 juillet, anniversaire d’une date autrefois célèbre, mais fort négligée à présent, un entrefilet de vingt lignes parut dans un journal du soir et réveilla l’attention.

« Le hasard, disait le publiciste, est un grand maître ! Il nous procurait, ce matin, la surprise d’assister à un mariage peu banal, qui se célébrait à la Maison syndicale du vingt-septième arrondissement, boulevard de Neuilly : deux pensionnaires du fameux docteur Auguérand convolaient en justes noces : l’époux ne comptait pas moins de soixante et onze automnes et l’épouse avouait des printemps en nombre presque égal ; égrillarde, pourtant, et replète, la dame, haute en couleur, évoquant un Jordaens plutôt qu’un Velasquez, elle avait la mine d’une actrice trop jeune jouant un personnage trop mûr. Après les paroles sacramentelles, le septuagénaire, sanglé dans un veston et cravaté de mauve, offrit à la sexagénaire un bras dépourvu d’ankyloses, et le couple sortit comme on sort à vingt ans. S’en allaient-ils cueillir la fraise ? On put le croire et ils le donnaient à penser, tant l’un et l’autre s’exhibaient d’un air avantageux, et même conquérant. Des sourires, qui n’étaient point railleurs, les saluèrent au passage du seuil, et même quelques applaudissements osèrent se produire, quand parut derrière eux le professeur Auguérand, témoin de la mariée. Est-ce que, d’aventure, ce couple-là serait son œuvre et sortirait de ses cornues ? Sérieuse réclame, alors, pour l’élixir de vie !… »

Une dernière phrase, que nous demandons la permission de ne pas reproduire, s’amusait ici à jouer sur les mots et à risquer un badinage que la presse et le public de 1940 ne trouvaient point inadmissible.

Il n’en fallut pas davantage. Dès le matin du 15 juillet, les reporters accouraient à la villa Auguérand et sollicitaient l’interview du professeur ou des conjoints. Le portier chinois les accueillit avec des paroles qui ressemblaient à une chanson d’oiseau, mais qui, si musicales et si peu intelligibles qu’elles fussent, suffisaient cependant à barrer le passage. Messieurs les journalistes insistèrent en vain : force leur fut de s’en tenir à dépeindre vaguement les dépendances du logis, et le vague même de leurs descriptions prêtait à la demeure un regain de mystère. Tout l’après-midi les aéroplanes évoluèrent au-dessus du parc, essayant de surprendre quelque détail scientifique ou intime : le docteur était redevenu énigmatique, et son affaire intéressante, au moins pour deux ou trois journées. On en redemandait ; mais il resta inaccessible. Les reporters du soir n’entendirent, comme ceux du matin, qu’un pépiement de passereau sur des lèvres chinoises. Faute de mieux, ils inventèrent ; un d’entre eux passa la mesure : il prétendait avoir observé les mariés, de nuit, passant en avion devant leur fenêtre entr’ouverte, et il fournit sur eux des renseignements exagérés ; un de ses confrères riposta par des affirmations diamétralement contraires, et encore plus sensationnelles. Polémique. Alors, on voulut savoir, à tout prix : l’oreille publique exigeait la vérité. Elle l’eut.

Elle l’eut par la voix du fidèle Thismonard, auquel un journaliste eut l’idée de rendre visite ; le confident répondait en substance :

— Rien ne s’oppose à ce que je vous renseigne. Si mon glorieux ami s’est tenu si longtemps sur la réserve, ce n’est nullement, comme on l’a dit, par un sentiment de rancune ou d’orgueil froissé. Il ne daigne ni se plaindre, ni blâmer personne. On a ri de sa découverte, et loin de s’offenser il estime qu’on avait le droit de douter, presque le devoir : le bienfait qu’il apporte à l’humanité est trop considérable pour qu’elle l’accueille sans un peu de ce scepticisme qui est une élémentaire prudence. D’ailleurs, je n’ai rien à dire que vous ne sachiez déjà : aucune remarque essentielle ne modifiera les déclarations de 1922 ; dès cette époque, la découverte d’Auguérand était définitive, totale, et même elle l’était depuis dix ans révolus. Mais dix ans qu’on ajoute à une existence ne suffisent pas à démontrer qu’on prolonge la durée normale de la vie ; un fait de macrobiotique ne se prouve que par le temps écoulé : c’est pourquoi Auguérand voulait que du temps s’écoulât. Les macrobiens qu’il peut présenter aujourd’hui vous apporteront trente ans d’expériences, et non plus dix comme ils faisaient lorsqu’on vous parla d’eux pour la première fois. Nous souhaitions attendre dix années encore, mais si les académies estiment que le chiffre actuel suffise et leur permette de venir à résipiscence, mon ami Patrice ne demande pas mieux que de leur réserver bon accueil. Dès qu’elles en auront formulé le désir, il leur assignera une date, et les recevra. Vous pouvez le redire,

Interrogé sur la nature des résultats obtenus, M. Thismonard répondit :

— Nos expériences, pour être concluantes, devaient porter et ont porté non seulement sur des êtres humains, mais sur diverses espèces animales, notamment sur des mammifères, qui nous fournissent des types échelonnés de résistance vitale, et qui par conséquent nous servent à dresser des tableaux comparatifs d’où la conclusion se dégage : nous triplons la durée de la vie. Exemples : les rongeurs tels que lièvre, rat ou lapin, vivent en moyenne quatre ans ; nous les maintenons jusqu’à douze : les taureaux ne dépassent guère la quinzième année ; nous les portons à trente-deux, et même à cinquante en leur imposant l’état de virginité. Quant à l’espèce humaine, on ne saurait ambitionner pour elle une augmentation aussi importante. En effet, si nous la comparons aux autres espèces, le calcul proportionnel des trois périodes de croissance, de maturité et de sénilité nous amène à conclure que l’homme, pubère à seize ans, devrait vivre normalement cent dix ou cent vingt années : vous savez qu’il dure moins, malgré la promesse qu’il en faisait au moment de sa puberté ; donc il s’est usé davantage : proportionnellement, il a épuisé sa résistance vitale plus vite que ne font les autres animaux. Pourquoi, par quoi ? Évidemment par cela même qui le distingue des autres : son âme, vous diraient les idéalistes, — son système nerveux, vous diront les matérialistes, — sa dépense passionnelle et intellectuelle. En conséquence, nous n’espérons pas, sinon par exception et par curiosité, produire des macrobiens de trois siècles ; mais avons la certitude de prolonger aisément jusqu’à la cent dixième année la période utile d’une existence humaine, c’est-à-dire sa virilité physique et intellectuelle ; plus aisément encore nous amènerions à cent cinquante les sujets qui dépensent moins, à savoir les imbéciles et les chastes. Je vous confesse que tel n’est pas notre but ; nous y atteignons par la force même des choses, sans avoir rien souhaité de tel. Nous ne sommes point des philanthropes, dans le sens suranné que les générations d’autrefois attachèrent à ce vocable ; nous pensons avec notre temps, qui est utilitaire, pratique et d’économie sociale ; le vingtième siècle n’a plus à entretenir des consommateurs improductifs, des bouches inutiles, des membres impotents ; nous ne rendons pas la jeunesse aux êtres décrépits, car nous y sommes impuissants, d’une part, et, d’autre part, nous n’en avons point cure. Conserver à la société, à la coopération sociale, les forces valides, en doubler la durée et la tripler, peut-être, voilà ce qui nous importe, et voilà ce que nous réalisons, Vous pouvez le redire.

Le publiciste ne s’en fit point faute : il en eût dit bien davantage pour peu qu’on lui en procurât le moyen. Il concluait en déclarant que l’Académie et la Faculté, ainsi mises en demeure de vérifier et, au besoin, de rectifier leur jugement prématuré de 1922, avaient le devoir de se renseigner pleinement sur une question d’intérêt universel, d’éclairer le pays, le monde, et de faire, s’il y avait lieu, amende honorable de leurs erreurs premières.

Les doctes corps répugnaient à l’humiliation de solliciter l’audience d’un indépendant qui avait rompu tout rapport avec eux ; mais l’opinion publique, qui daignait à peine, quelques jours auparavant, se moquer de l’inventeur, venait de tourner brusquement ; des millions d’hommes, repris à l’espoir de prolonger leur vie, fût-ce d’un demi-siècle, réclamaient la vérité, l’exigeaient. Des processions imposantes traversèrent les rues de Paris ; quelques troubles se produisirent. Le ministère adressa aux savants officiels une invitation qui valait un ordre. Une commission d’examen fut nommée. Le 22 juillet, elle exprima au docteur Auguérand, par lettre, le désir de visiter son établissement et d’entendre ses communications sur les cas de longévité observés par lui. Date fut prise et, le 24 juillet, à neuf heures du matin, les commissaires désignés se présentaient à la villa de Neuilly.

Une Séance mémorable
Séparateur
Déjà, en 1922, l’opinion s’était vivement émue à la nouvelle des travaux scientifiques et de la découverte du docteur Patrice Auguérand : l’illustre savant avait-il ou non trouvé le moyen de prolonger la vie humaine ? Les preuves manquaient alors, faute d’expérimentations suffisantes. L’affaire était tombée en oubli. Mais elle vient de ressusciter, en juillet 1941, à l’occasion du mariage d’un septuagénaire avec une sexagénaire, tous deux hospitalisés à la clinique Auguérand, et remarquables par leur étonnante jeunesse. En une semaine, l’univers entier s’est passionné du problème qui se pose à nouveau. Une commission de savants a été nommée pour étudier la valeur des résultats obtenus par le praticien de Neuilly.


Le 24 juillet 1941, à l’heure dite, les commissaires délégués par l’Académie des sciences, l’Académie de médecine et la Faculté se présentèrent aux portes de l’établissement que déjà le langage populaire désignait d’une abréviation célèbre, la C. D. A., clinique du docteur Auguérand.

Malgré le soin que les savants avaient pris de ne pas divulguer l’heure de cette visite, nul ne l’ignorait dans Paris. Une énorme cohue stationnait aux abords de la villa. Au premier rang, les reporters attendaient, reconnaissables à leur appareil de télégraphie automatique, et, derrière eux, les photographes. La foule, visiblement nerveuse et impatiente, discutait ; mais ce fut pis quand les délégués descendirent des cars : aussitôt une agitation presque hostile se manifesta aux premiers rangs, et les derniers, plus braves parce qu’ils étaient moins visibles, lancèrent des coups de sifflet anonymes.

À vrai dire, depuis neuf jours, l’opinion ne se faisait guère favorable aux représentants de la science officielle, qu’on emprisonnait dans un dilemme.

— Si véritablement le docteur Auguérand a découvert depuis trente ans un moyen de doubler, de tripler la vie humaine, vous êtes coupables de l’avoir repoussé par jalousie mesquine et de nous avoir ainsi privés d’un tel bienfait ; si, au contraire, il n’est qu’un mystificateur ou un illuminé, vous avez eu le tort de ne pas couper court aux espoirs décevants qu’il entretient dans les esprits : en un cas comme en l’autre, votre devoir est d’être sûrs, et vous péchez par négligence, vous que nous payons pour savoir à notre place et qui ne savez pas !

La porte se referma sur les chers maîtres ; trois représentants de la presse les accompagnaient pour télégraphier les nouvelles, au cours de la séance. Les grands quotidiens, spéculant sur la curiosité publique et escomptant la réclame mondiale que promettait l’événement, avaient installé leurs appareils de transmission hertzienne au seuil de la villa et au siège du journal, de telle sorte qu’ici et là, à Paris, à Londres, à Berlin, aussitôt qu’à Neuilly même, la foule pouvait lire, en lettres blanches projetées sur les écrans noirs, le détail des communications faites par l’inventeur et le résumé des discussions techniques : New-York ne recevait le câble que six minutes plus tard.

Un quart d’heure s’écoula et parut très long. Soudain, l’appel d’une sonnerie électrique provoqua dans les premiers rangs un remous de têtes et d’épaules, avec un murmure qui, peu à peu, se propagea jusqu’aux rangs éloignés ; un reporter levait la main vers l’écran et déclenchait le récepteur ; les lorgnettes se braquèrent. La dépêche apparut.

« 9 h. 45. Réception au parvis de l’hôtel. Échange de civilités. Froide courtoisie. Réserve de part et d’autre. Docteur Auguérand semble très à l’aise, mais sans aucune morgue ; à sa gauche son fidèle ami Thismonard sourit avec un air de triomphe qui autorise tout espoir. Commissaires introduits dans le salon, où des sièges sont disposés en demi-cercle : vaste pièce sévère et glaciale ; à toutes les issues, domestiques chinois debout, muets, barrant le passage à quiconque essaierait de s’égarer dans l’immeuble. Le docteur, adossé à la vieille cheminée du dix-neuvième siècle, se dispose à prendre la parole pour un exposé préliminaire. La séance est ouverte. »

Ce télégramme initial ne fournissait que peu d’éléments aux commentaires : ils se produisirent cependant, sur la phrase relative à M. Thismonard, dont l’attitude triomphale « autorisait tout espoir ». Elle suffit à créer un courant d’opinions encore indécises, mais déjà favorables, tant le désir était nombreux de voir s’affirmer la conquête. C’est pourquoi la désillusion fut vive, même violente, lorsque, dix minutes plus tard, la deuxième dépêche s’inscrivit :

« Auguérand parle, expose son système. Je ne prolonge pas la vie humaine, dit-il. L’expression est inexacte, antiscientifique au premier chef : je n’ai jamais tenu un tel propos. C’est folie de prétendre qu’on puisse réformer les lois de la nature ; par cela seul qu’elles sont lois, il faut les reconnaître fixes, logiques, immuables ; la science ne doit aspirer qu’à les comprendre, à pénétrer le secret de leur fonctionnement, si longtemps mystérieux, et à découvrir les conditions du meilleur rendement. »

La rue salua par une bordée de sifflets ce préambule, qui, tout de suite, annonçait la défaite totale : dès le début, la faillite Auguérand se proclamait définitive ; les égoïstes espoirs du monde, ressuscités depuis une semaine, venaient de s’effondrer pour la seconde fois. À Berlin, à New-York, la consternation fut profonde : instantanément, les cotes baissèrent à la Bourse du matin. Mais à Paris et à Londres un éclat de rire couvrit le désappointement.

Le professeur Auguérand continuait :

— La vie est une perpétuelle résistance à la mort. Mais, en un très grand nombre d’espèces animales, les individus, cédant aux sollicitations de l’instinct qu’ils dépravent, ont mis progressivement la race en état de moindre résistance ; ainsi l’on peut dire qu’ils ont volontairement restreint la durée de la vie, puisque cette diminution de durée est la conséquence médiate de l’usure consentie par eux. La mort est un total de millions et de millions de morts partielles, successives, que les êtres acceptent ou s’imposent sans y prendre garde : très peu d’animaux vivent leur temps normal ; l’homme est entre tous, avec une prééminence très marquée, celui qui se détériore le plus et le plus vite. Pourquoi ? Parce qu’il abuse de ses forces plus que les autres. Le confort et la relative sécurité de son existence matérielle ont pu à la rigueur compenser relativement le préjudice qu’il se cause par une excessive dépense ; mais cette atténuation du mal, purement négative, est incapable de compenser les effets du vice positif. Le remède rationnel, le seul qui puisse ramener l’animal humain à son maximum de longévité, consisterait à remettre cet abuseur dans les conditions de simple nature dont, au contraire, il tend à s’écarter de plus en plus : mais ce remède est illusoire, parce que l’humanité se refuserait à son application et qu’elle s’y refusera bien davantage à mesure que l’organisation sociale agrémentera davantage les possibilités de l’existence. Donc, le bon sens nous oblige à prévoir que le maximum de la durée humaine, déjà plus bref aujourd’hui qu’il n’était il y a vingt mille ans, se réduira encore dans les générations à venir ; et puisque le remède logique se trouve logiquement interdit, force nous sera, messieurs, de recourir à des accommodements : en d’autres termes, si nous ne pouvons empêcher l’homme de se ruiner sans cesse ni répit, essayons d’atténuer l’effet de ces ruines itératives, dont le total est pour lui une mort prématurée.

Des huées nouvelles accueillirent ce verbiage théorique, incompréhensible pour les uns, dénué d’imprévu pour les autres, et qui s’étalait aux écrans comme l’aveu catégorique d’une impuissance ou d’un bluff mal dissimulé sous les mots. L’impression de la rue ne faisait d’ailleurs que répercuter celle des savants. En effet :

— À ce moment, le docteur W. Letigre fait observer, non sans ironie, que cette tâche est purement celle de la médecine la plus élémentaire. Le silencieux Touposcoff, manifestant à sa manière accoutumée, se dirige vers la fenêtre, regarde le paysage du jardin et tire sa montre pour indiquer qu’il perd un temps précieux. Le professeur Axilo étudie le plafond à travers son binocle à monture de platine et tire sa barbe filamenteuse. M. Sigismond Ricardos, de l’Académie des sciences morales et politiques, statisticien, profite de l’interruption pour rappeler que les précurseurs du dix-neuvième siècle, alors que la statistique n’était pourtant qu’une science embryonnaire, ont déjà noté l’influence que le mode de vivre exerce sur la durée relative des existences : à cette époque, dit-il, les deux catégories de sujets atteignant l’âge le plus avancé étaient d’abord les ecclésiastiques, puis les agriculteurs ; à l’inverse, les artistes, les écrivains, les avocats, les médecins, figuraient au plus bas échelon de la résistance vitale.

— De ces statistiques, et d’autres, reprend Letigre, nos devanciers ont cru pouvoir conclure que le surmenage nerveux, sous sa double forme sensuelle et intellectuelle, provoque le maximum d’épuisement ; que l’intoxication alimentaire, cause efficiente de l’artério-sclérose, se manifeste en second lieu comme la génératrice des sénilités précoces. Donc, aimez moins, pensez moins, mangez moins, et vous vivrez vieux.

Une hilarité discrète souligne cette boutade. Le fidèle Thismonard sourit avec son imperturbable confiance. Auguérand réplique :

— Je vous remercie, messieurs, de rappeler des observations qui me rajeunissent à mon tour, puisqu’elles évoquent pour moi le souvenir de mes débuts, le point de départ des travaux qui devaient me conduire à la double découverte dont je vais avoir l’honneur de vous entretenir.

À la lecture de ces propos, une terrible clameur monta de la foule exaspérée.

— Assez ! — À bas Auguérand ! — Enough ! — Basta ! — Bravo, Letigre ! — Genuch ! — Hurrah pour Touposcoff ! — Conspuez Thismonard ! — Assez !

Le bruit des hurlements citadins arrivait jusque dans la salle : les académies, se sentant soutenues par l’opinion, s’agitèrent sur leurs sièges ; plusieurs membres, à l’exemple de Touposcoff, se levèrent pour prendre congé ; Thismonard, immobile à son coin de cheminée, écoutait le tapage et s’en montrait ravi. Un pantogramme annonça à la rue cette attitude du confident. Les cris indignés redoublèrent. Mais la manifestation, cette fois, tombait mal à propos, car Auguérand venait d’étendre le bras droit, en un geste d’apaisement et reprenait la parole avec tranquillité. Alors, sur l’écran noir, on lut :

« Auguéran profère : — Messieurs, j’ai simplement trouvé le moyen de récupérer les pertes quotidiennes, et par conséquent d’atténuer la dégradation qui en résulte ; par la diminution de ces morts partielles, je retarde d’autant l’échéance de leur total, c’est-à-dire de la mort définitive. Je vous confessais tout à l’heure que je ne prolonge pas la vie ; mais je lui restitue à peu près sa durée normale, qu’elle a progressivement amoindrie : de la sorte, non seulement je recule le terme des existences, mais encore je maintiens le sujet dans sa maturité utile pendant un nombre d’années qui varie entre le double et le triple des chiffres actuels. » Vive sensation dans la docte assemblée. Thismonard, épanoui, inspecte l’auditoire. Tout le monde est debout. Dialogues précipités, à voix basse. Touposcoff, très entouré, articule avec lenteur : « C’est se moquer des gens ! » Legrand-Gauthier, très sombre, mais connu pour ne professer aucune hostilité contre qui que ce soit, pose cette question : « Si j’entends bien, mon cher confrère, il s’agirait d’une double thérapeutique du système nerveux et du système circulatoire. » Auguérand réplique : « Exactement, mon cher confrère ; si vous permettez, nous allons ensemble examiner les cas que je me fais un devoir de soumettre à vos compétences. » Mouvement général. Thismonard se dirige vers la sortie et montre le chemin. »

Cette dépêche si brusquement affirmative, après le déboire des communications précédentes, déconcerta le public. De qui se moquait-on ? L’inventeur, de son propre aveu, ne prolonge pas la vie, et néanmoins il la double, il la triple ? Beaucoup ne comprenaient point. Quelques-uns sentaient que le maître avait voulu, en jouant sur les mots, démasquer ses adversaires et accroître leur déconvenue. D’autres voyaient dans son langage, non pas une contradiction, mais une distinction légitime et la marque d’un esprit scientifique. D’ailleurs, pour l’immense majorité, qui est simpliste, un fait dominait tout : « Auguérand triple la vie humaine ! » Sur les boulevards de Paris, à Londres, à Berlin, à New-York, la nouvelle courut en éclair.

— Est-ce prouvé ?

— Pas encore.

— Il présente à la commission les sujets sur lesquels il expérimente depuis trente ans.

— Avant midi, on saura.

Des paris s’engagèrent à Londres, à New-York : déjà Auguérand, si discrédité tout à l’heure, se donnait à égalité. Partout la Bourse remonta.

Les Macrobiens
Séparateur
Le docteur Auguérand a fait une colossale découverte : il prolonge la vie au double, au triple de sa durée normale ! C’est du moins ce que prétend son ami Thismonard, qui depuis trente années l’aide dans ses travaux. Une Commission de savants a été nommée pour contrôler les expériences de l’inventeur, qui la reçoit à sa villa de Neuilly, le 24 juillet 1941 ; la séance a été ouverte à neuf heures et demie du matin. Au cours de la discussion, des dépêches successives sont lancées sur l’univers entier, qui attend avec anxiété les résultats de l’enquête officielle. Déjà l’authenticité de la découverte semble théoriquement établie par les deux pantogrammes qui viennent d’être affichés. Une foule énorme et passionnée s’agite devant les grilles de l’Institut Auguérand.


Troisième pantogramme affiché, 10 h. 38. — Thismonard conduit les commissaires à la ménagerie, comme si Auguérand ne daignait présenter lui-même ces exemples préparatoires. Chemin faisant, le cicerone expose que les animaux à courte vie ont été fort précieux pour l’étude de la cure, de son processus et de ses effets, puisque seuls ils ont permis d’établir, dans un laps de trente ans, la démonstration des existences triplées. Les cages sont aménagées avec un curieux souci de l’hygiène et de la quiétude ; on a observé, en effet, que la proximité des carnassiers suffit à abréger la vie des proies, en raison de la dépense nerveuse qu’occasionne chez celles-ci la présence du péril éventuel ; même remarque pour les mâles logeant à proximité des femelles. Toutes les cages sont munies d’un cartel mentionnant le pedigree de la bête, sa date de naissance, son régime, ainsi que la durée normale d’un individu dans cette espèce.

Citons au passage : chats, durée moyenne, 16 ans ; types obtenus, 32 ans ; coupés, 46 ans.

Vache, durée moyenne, 20 ans ; types obtenus, 52 ans.

Taureau, durée moyenne, 15 ans ; types obtenus, 32 et 34 ans, avec génisse trimestrielle ; bœuf, 45 ans.

Lièvres, 4 ans ; atteignent 12.

Lapins, durée, 4 ans ; impossible à mener au delà de 8 ans (lascivité irréductible).

Chiens, durée ordinaire, 20 à 24 ans ; impossible à mener au delà de 45 ans (cynisme).

Cerf, durée maximum, 40 ans ; impossible à mener au delà de 90 (excès annuel du souci génésique).

Rat, durée 4 ans ; atteignent 12.

Cochon, 20 ans ; types obtenus, 50 ; atteindront la soixantaine (réputation usurpée ; beaucoup plus chaste que ses homonymes de l’espèce humaine).

Cheval, durée, 35 ; types actuels, 60 ; donneront davantage.

Etc. La liste officielle et complète sera publiée ultérieurement.

Ce paragraphe du pantogramme provoqua de médiocres applaudissements : il ne passionnait guère que la Société protectrice des animaux, devenue d’ailleurs très influente en 1941, et les demoiselles âgées ; quant à la masse du public, elle appréhendait un peu de conclure à une assimilation parfaite entre les citoyens et les bêtes ; il faut dire aussi que des avantages si nettement marqués en faveur de la chasteté et même de la continence étaient de nature à refroidir l’enthousiasme des Français ; plusieurs hommes s’affichèrent gaiement comme hostiles à une cure qui réclamait de prime abord un trop sérieux sacrifice ; maintes dames ne craignirent point de les approuver à haute voix. À cette critique, les esprits modérés objectèrent qu’il serait loisible à chacun de ne pas tripler sa vie par les privations, mais simplement de la doubler en ne se privant de rien. Le petit commerce se montrait plein de confiance. Néanmoins, par une particularité assez typique, un vif mécontentement se manifesta à Marseille : la Canebière déclarait que le principe même d’une telle médication porte atteinte à la liberté de l’amour, et la Bourse baissa, tandis qu’elle continuait à monter partout ailleurs, notamment à New-York et à Londres, où la prime donnée aux bonnes mœurs ne pouvait manquer de recevoir une approbation officielle.

Quatrième pantogramme affiché, 11 h. 20. — Victoire ! Triomphe ! Le doute ne semble plus permis. Auguérand conduit la commission dans le sanatorium humain. Trente-trois sujets surprenants, hommes, femmes, tous munis de leur état civil dûment légalisé. La comparaison des actes de naissance avec l’aspect réel des personnages présente des contrastes inimaginables :

M. Léonard Latude (le conjoint du 14 juillet dernier), 71 ans, porte 45 environ.

Mme veuve Mathillat (la conjointe), 59 ans, porte 38 à peine.

Marguerite Bouldeboul, 83 ans, porte la soixantaine.

M. Alexis Perlot, 76 ans, n’en paraît certes pas avoir 50.

Mlle Andréa Froussotte, 56 ans, porte la trentaine.

Sa fille Jeanne, également célibataire, a 39 ans et semble en avoir 22.

Etc. La liste officielle et complète sera publiée ultérieurement.

Les sujets sont interrogés par les commissaires ; les demoiselles Froussotte sont auscultées ; les sujets mâles enregistrent leur force aux dynamomètres ; dans la salle d’hydrothérapie, Alexis Perlot, complètement nu, soulève des poids. La commission, visiblement impressionnée, reste cependant sur une réserve qu’on pourrait juger excessive. Legrand-Gauthier rompt enfin le silence et, d’une voix lente, mais catégorique, il affirme son émerveillement. Touposcoff objecte que la concordance des cas, tout en établissant une présomption en faveur du système, ne saurait encore être considérée comme scientifiquement probante. Letigre se déclare satisfait.

Thismonard fait observer ici que les résultats obtenus sont loin de représenter le maximum du possible, puisque le traitement n’a produit ses effets qu’à compter de l’époque où les sujets commençaient à le suivre. (Hilarité scientifique.) Tout ce qu’on a pu faire alors fut de les maintenir en leur âge, sans les rajeunir : les quinquagénaires sont restés quinquagénaires. « Un sujet qui se soumettrait à la cure dès la trentième année conserverait pendant un demi-siècle la vigueur de sa maturité sous toutes les formes. »

Touposcoff demande si la continence est indispensable à l’efficacité du traitement ; Thismonard le rassure en ces termes :

— La chasteté absolue étant contre nature, on ne saurait admettre ni même supposer qu’elle soit nécessaire, encore moins indispensable ; il ne faut que de la mesure : en ceci comme en toute chose, in medio stat virtus, la vertu se trouve au milieu.

— Juste au milieu ?

— Non, au juste milieu.

Une détente s’est évidemment produite depuis quelques minutes. Incident Graunerr : le célèbre professeur, qui jusqu’ici n’a pas articulé un mot ni donné aucune marque d’approbation ou d’improbation, prend la parole avec autorité et informe l’assemblée.

— Par dévouement pour la science, dit-il, je suis prêt à courir en personne « les risques de la cure ».

Thismonard réplique :

— Cet héroïsme, mon cher maître, vous sera compté, bien que tardif.

La riposte provoque de malicieux commentaires : on sait, en effet, que le professeur Graunerr atteindra en 1942 l’âge de sa mise à la retraite, et que d’ores et déjà plusieurs candidats briguent sa succession éventuelle ; son maintien dans les charges qu’il occupe produirait parmi les confrères d’assez nombreuses déceptions.

Le début de ce pantogramme avait secoué les masses d’une émotion profonde, mais la fin fut mal accueillie : le public se montra unanime à blâmer le journaliste qui mêlait ainsi le détail d’intérêts trop particuliers à la grande question d’intérêt général ; l’intrusion de telles mesquineries fut jugée inconvenante et tout à fait hors de saison.

— Qu’ont à voir les égoïsmes individuels dans un débat où se joue l’avenir de l’humanité ?

On ne se doutait guère alors de l’importance qu’allaient prendre les deux phrases de MM. Graunerr et Thismonard ni du formidable conflit qui venait de s’inaugurer à l’insu même des interlocuteurs. On ne devait comprendre que tout à l’heure la gravité sociale du problème imprévu qui se posait dans le monde. Pour le moment, l’émoi joyeux de la conquête primait toute autre considération : le pantogramme de onze heures vingt ne laissait plus de doute ; la question de principe apparaissait comme définitivement tranchée : la cause était gagnée pour le docteur Auguérand et pour l’humanité aussi. Une demi-heure après, tous les peuples de la terre publiaient l’énorme nouvelle :

La vie humaine est prolongée !

La Bourse de midi enregistra la hausse la plus forte du siècle. Les antipodes, qui se trouvaient au plein milieu de la nuit et qui attendaient anxieusement les dépêches, célébrèrent l’événement par des illuminations qui furent subites et générales.

Le pantogramme suivant, daté de midi dix, relatait en fin de séance une visite aux laboratoires :

— L’inventeur présente ses deux élixirs. Leur emploi est des plus simples : une fois par semaine, trois gouttes dans un verre d’eau, absorbé à jeun. Le prix de revient est presque nul (un franc vingt le litre d’élixir). M. Sigismond Ricardos, de l’Académie des sciences morales, calcule instantanément qu’au poids de cinq centigrammes par goutte et au chiffre de 156 gouttes par personne et par an, un litre suffit à la cure annuelle de 128 sujets : ce qui, pour chacun, porterait la dépense au total de 0 fr. 10 par an.

Interrogé sur ses intentions relativement à la vente du produit, le docteur déclare qu’il n’en veut point faire le commerce. Il livrera sa formule au Codex international, mais seulement à l’expiration de la trentième année, qu’il s’est assignée comme délai d’études, c’est-à-dire dans cinq mois. Jusqu’au 1er janvier 1942, afin d’éviter les analyses chimiques et les contrefaçons, il gardera le secret de ses formules, et aucune quantité d’élixir, si minime soit-elle, ne sortira de chez lui. En attendant, toutes les personnes qui en auraient le désir pourront se présenter à la clinique de Neuilly : une buvette sera installée à leur intention dans le jardin de la villa, et des verres d’eau y seront gratuitement livrés à la consommation immédiate. Il sera recommandé de la façon la plus formelle de n’absorber qu’un verre par semaine : l’abus du traitement présenterait de sérieux dangers.

La commission se déclare suffisamment éclairée. Le professeur Graunerr, étant à jeun, demande à commencer la cure aujourd’hui même. Docteur Auguérand lui verse trois gouttes de l’élixir jaune. Graunerr lève son verre avec solennité et, saluant du regard la docte compagnie, il articule :

— Je bois à l’avenir de la science !

— Au vôtre ! réplique une voix.

Sourires. Applaudissements. La séance est levée. La commission se réunira à l’Institut aujourd’hui, à trois heures, pour rendre ses conclusions définitives, qui d’ores et déjà se devinent. Auguérand reçoit de chaleureuses félicitations ; il reconduit les délégués. Échange de civilités, qui, cette fois, sont cordiales et franches.

Quand la grille du parc s’ouvrit pour la sortie des commissaires, une ovation tonitruante acclama Auguérand, qui se dissimula aussitôt. À Paris et dans les diverses capitales, le désintéressement de l’inventeur n’allait pas sans causer l’enthousiasme des uns, l’inquiétude des autres, la surprise de tous : il constituait un cas trop anormal pour qu’on ne s’en étonnât point, dans une époque essentiellement pratique, où toute invention représentait un capital et toute entreprise une affaire. Sans doute cet excès de générosité cachait quelque visée secrète ? Il n’en restait pas moins incontestable que le bienfait de la découverte allait être accessible à tous, pauvres et riches, sans distinction. Tous désormais, sauf accident ou maladie, auraient le moyen ou tout au moins l’espoir de demeurer sur terre pendant un siècle et demi ou deux siècles ! Le génie de l’homme venait enfin de conquérir la Durée, comme naguère il a conquis l’Espace !

— Hurra pour Auguérand !

Cependant la journée ne devait pas s’écouler sans alerte. À quatre heures, tandis que la commission siégeait à l’Institut, un câblogramme arrivait de Chicago à l’adresse du docteur, auquel il annonçait la constitution d’une société anonyme pour l’exploitation de sa découverte, et lui offrait vingt millions de dollars pour l’achat du brevet. Les différents services de la presse quotidienne étaient alors si méticuleusement organisés que cinq journaux reçurent copie de la dépêche avant que l’original en fût remis à son destinataire. Les boulevards furent informés en même temps que le docteur. Qu’allait-il décider, en présence d’une tentation si forte ? À cinq heures, on apprit qu’il refusait. À cinq heures quarante, la commission rendait son jugement formel, attestant la réalité des résultats obtenus par la cure et ne faisant de réserve que sur la composition chimique des élixirs, ignorée d’elle jusqu’au 1er janvier prochain. À cinq heures cinquante, le représentant d’une société londonienne, par surenchère à l’Amérique, offrait à Auguérand huit millions de livres sterling, soit deux cents millions de francs.

Le second refus du docteur porta au délire l’enthousiasme des populations. Dans toutes les langues, on se plut à reconnaître en ce noble geste le désintéressement proverbial du caractère français, qui n’avait point dégénéré. Partout on s’arrachait les éditions successives des feuilles. Toutes les villes s’agitaient dans leurs rues, les maisons étant vides, les ateliers abandonnés, les travaux suspendus. Des vieillards, que les acclamations saluaient au passage, exhibaient des faces épanouies de joie, comme si la découverte concernait exclusivement leurs personnes débiles, bien que pourtant elles dussent en profiter moins que les autres.

Puis, tout à coup, sur cette exubérance universelle, sur ces triomphantes certitudes, les grands journaux de sept heures tombèrent comme une chape de glace. La Raison venait de parler, toujours trop tard ! Une impression de dormeur qui s’éveille après un rêve fou, soudainement déconcerta les esprits encore hallucinés. Un malaise immense enveloppa le globe terrestre. Au fond des prunelles humaines, une inquiétude se levait. Le nom de Graunerr circulait en laissant derrière lui une traînée d’angoisse. De jeunes visages devenaient sombres, et l’on vit les vieillards rentrer hâtivement chez eux…

Place aux Jeunes !
Séparateur
Le docteur Auguérand a inventé le moyen de prolonger la vie humaine, qu’il porte au double et au triple de sa durée normale : désormais, nous vivrons cent cinquante ou deux cents ans. L’authenticité de la découverte vient d’être affirmée par une commission de savants, officiellement chargée de contrôler les expériences de l’inventeur. Le 25 juillet 1941, la nouvelle s’est répandue dans l’univers entier, qui attendait avec anxiété les résultats de l’enquête, et qui les accueille avec enthousiasme. Partout on sait déjà que le plus important des commissaires, professeur Graunerr, doyen de la Faculté, et dont les droits à la retraite doivent courir l’an prochain, a bu l’élixir de longue vie ; on sait aussi que trois gouttes, prises hebdomadairement, suffisent à la cure, et que le prix de revient est presque nul, et que l’inventeur, ne voulant point faire commerce de sa découverte, ouvrira dès demain, à sa clinique de Neuilly, une buvette gratuite. La joie est grande, surtout parmi les vieilles gens.
Mais voilà que, subitement, vers le soir du même jour, au milieu de l’exubérance universelle, une inquiétude est née : un malaise se propage et va devenir de l’angoisse.


Il faut l’avouer, le mouvement commença en France, et de façon légère : en ce pays où l’on prétend que tout finit par des chansons, on peut dire que tout commence par des caricatures, qui sont les chansons en images.

La première en date fut celle du Pal, à six heures et demie du soir : elle représentait le professeur Graunerr, en toge et bonnet, debout dans sa chaire doctorale, levant d’une main la coupe où il va boire, et, de l’autre main, bénissant de trois gouttes la foule des candidats qui assiègent son poste ; quelques-uns crispent leurs doigts crochus vers la place convoitée, et d’autres, que vraisemblablement la bénédiction a touchés, s’enfuient avec des faces de douleur ; au-dessous, la légende : « Je bois à mon avenir ! »

La seconde caricature, celle du Témoin, parut en cinéma, à 6 h. 50 : on y voyait, dans la campagne, un menu vieillard, chancelant et cassé, qui jetait sa bêche avec un air de désespoir et se couchait dans le sillon, comme pour y mourir de lassitude ; il se relevait ensuite, avec de cruels efforts, et péniblement s’acheminait vers le coteau, montait vers la chaumière, et la scène se reportait dans l’intérieur de la maison : avec les gestes d’un agonisant qui ouvrirait sa propre tombe, le vieillard avait ouvert la porte, et il entrait ; d’un coffre, il tirait des sacs d’écus ; il les vidait sur la table, il comptait son trésor en pleurant ; ses trois fils arrivaient, suivis de leurs trois femmes et d’une marmaille ; l’aïeul faisait trois tas de son or, on le mettait au lit, on entourait sa couche, on attendait sa mort. Mais voilà que la porte s’ouvrait à nouveau, et Méphistophélès, sous les traits d’Auguérand, paraissait : trois gouttes d’élixir, et le moribond était debout, guéri, vaillant. Alors, le drame :

— Rendez-moi mon argent !

Les fils hésitaient, les brus protestaient, sermonnant leurs hommes et prêchant la résistance ; le juvénile vieillard empoignait son bâton, et furieux, seul contre tous, forçait ses héritiers à rendre gorge tour à tour ; chassés en masse, ils sortaient en maugréant, tandis que les tout petits, entre les jambes des grands, montraient le poing à leur grand-père. Et le vieux ramassait sa bêche pour retourner au champ :

— Vous n’aurez pas ma terre !

À l’acte suivant, les petits étaient devenus des hommes, et pères à leur tour d’autres bambins que l’on voyait grandir et se multiplier, si bien que la chaumière s’emplissait de générations successives, trop nombreuses pour son exiguïté, où elles s’écrasaient et s’étouffaient entre les murs. Tous buvaient l’élixir, et personne ne mourait plus, pas même l’ancêtre égrillard, qui même poussait l’exubérance vitale jusqu’à lutiner dans les coins les jeunesses de sa descendance, conformément aux antiques lois de l’inceste. Enfin, une marmite était posée sur la table, et l’aïeul s’apprêtait à distribuer le repas à sa famille d’affamés : il plongeait une louche dans l’énorme vaisseau et en retirait la pomme de terre unique, celle qu’on attend, celle qu’on verra ; l’ayant prise entre le pouce et l’index, il l’élevait devant sa face, comme un prêtre fait de l’hostie pour la présenter aux fidèles, et naturellement la gobait.

Le spectacle s’intitulait : « La dernière communion. »

Il ne fit pas rire : on en comprenait la menace économique. D’ailleurs, ne l’eût-on pas comprise, l’article éditorial du Jugement public arrivait à point pour en préciser la portée ; il parut à sept heures précises. Il disait :

« Ainsi, c’est décidé ! La date est mémorable dans les fastes de la sottise. Aujourd’hui, 25 juillet 1941, un bienfaiteur de l’humanité, et qui naïvement se croit tel, a doté le monde d’un fléau inconnu avant nous, le pire de tous ceux que la science et l’histoire aient enregistrés jusqu’ici : la Pléthore sociale ! Comment se peut-il que le bon sens public n’ait pas su, dès la première heure, faire raison de cette terrifiante utopie ? Avec une candeur qui déconcerte, on a souhaité le succès du docteur Auguérand et la démonstration de sa découverte ; elle est faite ; on a ce triomphe : nous vivrons individuellement un siècle et demi ou deux siècles ! C’est-à-dire que cinq, six, sept, et même huit générations simultanées se disputeront la place et la pâture qui difficilement, suffisaient à deux ou trois. Et l’on n’a pas compris que, par ce seul fait, on nous ramenait brusquement aux nécessités de la primitive barbarie, à cette lutte sanguinaire qui, jadis, jetait nos ancêtres les uns contre les autres, d’autant plus acharnés à s’entre-détruire qu’ils étaient plus proches voisins, sur le même continent, dans la même province, dans le même village, dans la même famille, compétiteurs aux mêmes biens. On avait réussi, après deux cents siècles d’égorgements et deux siècles de philosophie, à supprimer la guerre, du moins pour un moment ? Vous la rétablissez à cœur joie, et plus féroce qu’elle ne fut, plus nécessaire qu’elle n’était, armée des moyens formidables que le progrès lui a donnés, et sans merci parce que la victoire ou la défaite résoudront pour chaque peuple la question de vie ou de mort. En nous multipliant à l’excès, vous nous condamnez à tuer ! L’avortement, l’infanticide, qui furent des crimes, vont devenir des devoirs. Si vous n’arrivez point, par des lois internationales, à restreindre la fécondité des femmes, il n’y a plus de sécurité sur la planète, qui sera toute rouge du meurtre indispensable. Et comment arriverez-vous à l’entente diplomatique, par quelle police surveillerez-vous et réprimerez-vous l’accroissement de la population chez les peuples voisins, désireux qu’ils seront de développer leur supériorité numérique, dont le vœu et l’effort vont tendre logiquement à vous supprimer tous ? »

Le Drapeau rouge, organe des modérés, donnait la même note : « … Dans quelle espèce animale constatez-vous la coexistence de huit générations ? Vous nous rendez, dites-vous, le nombre initial de nos années ? Soit : nous vous croyons sur parole. Mais n’inférez point de là que vous rentrez dans l’ordre naturel, car vous en sortez, au contraire, puisque l’ordre n’est plus ce qu’il était aux premiers âges de la race. Alors le petit nombre des humains permettait leur durée plus longue, qui fut possible et a cessé de l’être. Où voyez-vous la place disponible ? Irez-vous peupler le Sahara, ou préférerez-vous conquérir la planète Mars ?… Tripler la durée de l’individu, c’est tripler le nombre des individus : deux tiers seront en trop ; dès que vous les ajoutez, il faut les supprimer. Comment ? Beaucoup par la violence, et le reste par la maladie. Car cette loi naturelle, dont vous vous réclamez à tort, saura mettre bon ordre aux fantaisies de la science et rétablira l’équilibre rompu par vos soins. Votre bienfait n’est que théorique ; votre méfait sera réel. Les morts ne seront peut-être pas les mêmes, et l’on mourra différemment, mais on mourra autant, car notre disparition proportionnelle est exigée par l’économie de la nature comme par l’économie politique. Accroissement de la misère, de la maladie et de la haine, guerres internationales, guerre civile, crimes familiaux, voilà ce que vous nous apportez, voilà le cadeau de votre journée ! Il y a lieu d’en être fiers ! Merci au docteur Auguérand ! »

Le Balai publiait un article plus violent ; le titre suffira à en donner l’esprit : Tuons les vieux ! Cette prose trop délibérément cynique trouva moins de crédit, mais jeta le trouble dans l’esprit inquiet des personnes âgées. Quelques-unes crurent bien faire en déclarant, au dîner familial, que leur intention n’était pas d’essayer la cure : très rarement les leurs prêtèrent foi à ce propos, qui d’ailleurs n’était jamais sincère, car tous ceux qui l’avaient tenu prenaient en même temps de secrètes dispositions en vue d’une visite qu’ils projetaient pour le lendemain matin à la buvette de Neuilly.

Hâtons-nous d’ajouter qu’il se rencontra des familles, et même assez nombreuses, où de braves gens se réjouissaient à l’idée de conserver longtemps les auteurs de leurs jours, de leurs nuits, et des désagréments ou agréments que comportent ces jours et ces nuits.

La soirée fut marquée par une certaine effervescence dans les brasseries du quartier Latin ; le professeur Graunerr y était malmené, surtout parmi les étudiants en médecine, plus directement intéressés ; on commentait la caricature du Pal : de toute évidence, les mouvements retardés en haut lieu par le maintien d’un pontife et de plusieurs autres qui suivraient bientôt son exemple allaient provoquer un temps d’arrêt sur tous les échelons de la hiérarchie médicale, et la lenteur des promotions ne pourrait dorénavant que s’accentuer davantage ; la jeune génération entrevoyait pour elle un avenir d’interminables piétinements, une condamnation à végéter sans fin… Dès onze heures du soir, les opinions étaient faites et unanimes : le nom de Graunerr ne se proférait plus qu’avec un accompagnement d’épithètes malséantes et de substantifs empruntés à la zoologie. À cette même heure, une convocation lancée par le président de l’A. E. I. O. U. (Association des étudiants, Internationale des ouvriers universitaires) circula dans les cafés, invitant les camarades à se réunir dans la grand’ salle de la Maison, à minuit, pour discuter de l’attitude à prendre.

Un immense monôme se forma aussitôt, sous le cri : « Conspué Graunerr, conspué ! » Quand la file voulut franchir les ponts, elle se vit refoulée par les agents ; une bousculade s’ensuivit, assez vive, mais sans incidents graves. À minuit, les rues se trouvèrent subitement évacuées, la foule des étudiants s’étant portée à la Maison. Le meeting dura plus de trois heures ; de nombreux discours y furent prononcés, tous hostiles à la réforme. La péroraison du président fut acclamée :

— Vivre longtemps, on s’en fout ! Arriver, voilà ce qui importe !

Un projet d’ordre du jour demanda qu’une délégation se rendit sans retard au ministère de l’enseignement, afin d’y présenter les doléances de la jeunesse et de réclamer le maintien pur et simple des règles actuellement en vigueur pour les mises à la retraite du personnel enseignant.

— Et la clientèle privée, aurez-vous une loi pour la contraindre à ne plus s’adresser aux birbes tant qu’ils se survivront ? Vous serez en état de faire concurrence à leur gloire, peut-être ?

Une consternation suivit cette apostrophe, puis une clameur : « À bas les birbes ! » Et bientôt le cri : « Mort aux birbes ! »

Durant dix minutes, l’agitation fut extrême ; dans la salle surchauffée, les faces et les cerveaux se congestionnaient de colère ; sans discussion, un article additionnel fut adopté, prescrivant au comité d’action d’avoir à organiser pour le matin même une manifestation à l’Institut Auguérand ; séance tenante, le programme fut arrêté : les étudiants se rendraient en masse à la villa de Neuilly, précédés de la bannière corporative, rouge et or, à la devise :

Place aux jeunes !

Le rassemblement était fixé à neuf heures, devant la fontaine Michel.

Le reste de la nuit fut calme dans les rues, sinon dans les esprits. Car le monde des écoles n’était pas seul à s’agiter, et bientôt on en eut des preuves multiples. Un peu avant la pointe du jour, les placards violets de la faction anarchiste s’étalèrent sur les murs : Les bourgeois se prorogent ! Paraphrasant l’article du Balai, le leader du prolétariat invitait les faubourgs à la révolte ouverte contre l’intrusion de cet abus nouveau dont les pauvres allaient pâtir encore, comme toujours :

— C’est avec votre vie qu’ils accroîtront la leur ! En prolongeant votre existence, ils prolongent votre misère pour l’exploiter plus longtemps ! On vous daube avec des avantages illusoires et des promesses astucieuses ! Mais vous ne laisserez pas faire ! Vous casserez dans l’œuf le rêve fratricide des exploiteurs !

La Cloche d’ébène, journal gratuit, se distribua par milliers à la porte des usines : elle annonçait pour l’après-midi une interpellation de Clément Bœuf : « Nous sommons le gouvernement de déclarer si, oui ou non, il prétend apporter la perturbation dans l’ordre social et introduire dans la paix du monde un ferment de haines individuelles et nationales. »

Ainsi la France, qui jadis avait précédé les nations dans la voie des réformes aventureuses, et qui maintenant se faisait pratique, la vieille France des épopées s’en allait prêchant la prudence et dogmatisant sur l’égoïsme ! Du moins faut-il reconnaître qu’en cela comme en tout elle passait d’un extrême à l’autre et demeurait fidèle à son caractère, sinon à son programme, puisqu’elle s’apprêtait à serrer le frein aux novateurs, avec la même passion que, naguère, elle avait mise à le lâcher.

Instantanément, l’Allemagne prit le contre-pied de la thèse soutenue chez nous : la presse officieuse déclara que tout progrès doit être accueilli, sous peine d’obscurantisme, et que, s’il comporte des difficultés dans l’application ou des inconvénients secondaires à côté du bénéfice principal, il ne convient pas de repousser celui-ci, mais de parer à ceux-là par des remèdes qui restent à trouver et qui se trouveront.

— La France a tort : elle devrait être fière de son enfant et du progrès qui, une fois de plus, est sorti de chez elle !

L’Allemagne était-elle sincère et vraiment désintéressée ? N’essayait-elle pas, en flattant notre vanité proverbiale, d’amener un revirement de l’opinion française ? Son affectation de libéralisme ne couvrait-elle pas l’espoir déjà naissant d’accroître encore, en faveur des pays germaniques, la supériorité du nombre, et de nous écraser finalement par elle ?

La Cloche d’ébène l’affirmait :

« Nous ne serons pas dupes des Alboches ! »

Le mot fit fortune ; au bout de deux heures, les adeptes d’Auguérand et de sa méthode passaient pour affiliés aux intérêts de l’Allemagne : ils furent les Alboches. Par contre, les adversaires de la longévité devenaient normalement les promoteurs de la défense nationale : ils furent les Frangins.

Encore une fois, deux partis étaient nés et se constituaient, furieusement irréductibles, comme il convient dès qu’il s’agit de vivre ou de mourir. Et le soleil monta, radieux, dans le ciel clair, sur cette journée du 26 juillet, qui allait décider le sort des humanités à venir…

Alboches & Frangins
Séparateur
Le docteur Auguérand a inventé un élixir qui doublera et triplera la durée de la vie humaine : depuis trente ans, il expérimente son remède, et hier, 25 juillet 1941, une commission de savants a reconnu la véracité de ses allégations. Généreusement, l’inventeur, dont le but est philanthropique, a déclaré qu’il n’entendait pas faire commerce de son produit et qu’il livrerait sa formule à la publicité le 1er janvier 1942, date assignée par lui pour la continuation de ses expériences privées ; jusque-là, l’élixir sera gratuitement versé à toutes les personnes qui désireront suivre la cure. À cet effet, une buvette sera ouverte dans le parc de la clinique, à Neuilly.
Ces nouvelles, télégraphiquement transmises dans l’univers entier, ont révolutionné le monde. Mais, après l’enthousiasme des premières heures, un revirement s’est produit dans l’opinion française : le danger économique qui va résulter de la surpopulation est apparu ; les héritiers qui attendent une fortune, les arrivistes qui souhaitent un avancement ont vu leurs égoïsmes mis en péril par la prorogation des vieux. La jeunesse des écoles s’est violemment déclarée contraire à la réforme imminente. Le président de l’A. E. I. O. U. a lancé la formule : « Vivre vieux, on s’en fout ! Arriver, voilà l’important. » Le prolétariat se croit également menacé et l’affirme par ses placards. L’Allemagne, au contraire, ayant vu là un moyen d’accroître encore sa supériorité numérique, applaudit au système de la longévité.


Ainsi la question était inopinément devenue politique, nationale, et deux partis irréductibles s’étaient constitués dans la nuit du 25 au 26 juillet : ceux qui pensaient à l’allemande et voulaient prolonger la vie, les Alboches ; ceux qui pensaient à la française et prétendaient, en repoussant l’invention d’Auguérand, maintenir la fraternité entre les hommes et les peuples, les Frangins. La lutte commença avec le jour. Dès la première heure, en effet, on apprit que le Syndicat des fonctionnaires, employés et ouvriers de l’État venait de décréter la grève hémérale pour la journée du 26 ; qu’il demandait l’application stricte du règlement à tous les titulaires d’un office administratif atteints par la limite d’âge ; qu’il réclamait du ministère l’engagement formel et immédiat de n’effectuer dans l’avenir aucune prorogation d’emploi susceptible d’entraver les avancements qui sont dus : sous menace, en cas de résistance, de continuer la grève jusqu’à ce que satisfaction fût donnée aux requérants.

Tous les services publics furent arrêtés du coup : la poste, la voirie, les transports et les innombrables monopoles : Paris allait être privé de pain par la manutention, de légumes et de poisson par les chemins de fer, de viande par les abattoirs, et de la majeure partie des véhicules, et de lumière, et, par conséquent, des théâtres. Les denrées renchérirent instantanément. Les trains en partance restaient dans les gares ; les autres s’arrêtaient en cours de route ; aucun paquebot français ne leva l’ancre, mais plusieurs firent escale là où ils se trouvaient, attendant les instructions télégraphiques du Syndicat.

À sept heures, on sut que l’U. T. M. (Union amicale des officiers de terre et de mer) se ralliait à la protestation.

Le gouvernement s’affola : un conseil des ministres, réuni à la hâte, affirma que les revendications étaient légitimes et que les droits acquis seraient respectés : on sauvait la face en disant que la découverte du docteur Anguérand était encore trop récente et sa portée trop incertaine pour permettre d’introduire une modification quelconque dans les lois et décrets relatifs aux diverses limites d’âge.

— Eh là !… Mais, alors ?…

— Alors, on vivra, grâce à l’élixir, mais on n’aura plus de quoi vivre ? À soixante ans, au tiers de la vie, l’homme aura devant lui d’interminables jours, deux fois plus qu’en arrière, et pas de pain pour ces jours-là, pas le droit de gagner son pain ?

Est-ce logique ? Est-ce juste ? Est-ce même possible ?

Le ministère avait cru, en pactisant, se tirer d’un embarras majeur, et il n’aboutissait qu’à en susciter un nouveau : les adversaires de la réforme ne furent certes point amadoués, car ils se méfiaient des promesses officielles, et ils sentaient trop bien que la réponse du ministère n’apportait pas la solution aux difficultés du problème, mais les déplaçait simplement et même les aggravait encore. Quant à ceux qui voulaient profiter de la découverte et tâter de la cure pendant qu’elle était gratuite, leur nombre ne diminua peut-être qu’en des proportions insensibles, mais leur sérénité, et surtout leur joie, furent notablement entamées : on doit supposer que l’incertitude de l’existence matérielle décourageait un bon tiers de ces appétits à venir ; l’élixir ne compta plus guère de partisans tenaces que parmi les malades, qui ne consentent pas à céder ; les cacochymes, qui vivotent ; les millionnaires, qui ont leur pain cuit, et les petits retraités, qui se contentent de peu.

— Encore ceux-là ! Va-t-il falloir, pendant un siècle, servir une pension à ces inutiles ? Quelle charge pour le Trésor, quelle charge toujours croissante ! La faillite est au bout et, en attendant la faillite, un surcroît des impôts sera indispensable pour nourrir à ne rien faire ces gens encore valides auxquels on refusera le droit de travailler !

Ainsi les buveurs d’élixir devenaient les parasites de la société, et le gouvernement responsable se voyait amené, par l’urgence même des choses, à craindre la réforme, à en redouter les suites budgétaires et, par conséquent, à en réprouver le principe.

— Au diable leur Auguérand ! L’animal nous a fourrés là dans un joli pétrin !

Le ministre des recettes, garçon d’esprit subtil, proposa d’assoupir tout doucement l’affaire :

— Les difficultés de ce genre-ci, dit-il, semblent nouvelles et ne le sont point : notre situation est analogue à celle de tout gouvernement en face de tout novateur dont l’apport menace de disloquer l’équilibre établi, l’harmonie adoptée. Il n’y a pas deux façons de gouverner, il n’y en a qu’une, la bonne ; un peu plus malaisée, aujourd’hui qu’autrefois, elle est cependant la seule : rouler le client pour sauvegarder le moment. L’histoire peut donc nous indiquer le remède à notre cas. Il est identique à celui de l’Église en face de Galilée, qui, génialement aussi, proposait une vérité gênante. Il importe d’obtenir une rétractation de cette vérité. Les moyens coercitifs que vos devanciers possédaient vous manquent ? Vous en possédez d’autres. Si Auguérand est désintéressé, ce sera plus cher, voilà tout ; et sûrement ce sera moins cher que d’adopter son système. Si nous ne pouvons pas acheter le docteur, achetons ses juges : adressons-nous à la commission technique et tirons d’elle un second rapport, plein de restrictions. Le mal fut de ne pas songer hier à cette combinaison, alors qu’elle était moins coûteuse ; le mal plus grave, j’ai regret de le dire, fut dans le dîner officiel offert à l’inventeur par le Président de la République. On s’est trop pressé, mais on peut encore réparer tout. La note émanée du conseil ce matin constitue l’excellente préparation à ce recul. La déclaration à obtenir des commissaires est celle-ci : « Le public tire de notre rapport des conclusions exagérées ; l’invention du docteur Auguérand est réelle, mais elle n’a pas l’énorme portée qu’on lui prête ; elle semble devoir, à vrai dire, augmenter la vie de quelques années, mais il importe de se mettre en garde contre l’excès de philanthropie qui entraînerait l’opinion à admettre trop vite ce qui est insuffisamment démontré. » Un point, c’est tout. Ce que coûtera cette déclaration, ne vous en inquiétez pas : je ferai les fonds nécessaires. La question, remise à l’étude, reviendra dans un quart de siècle, comme celle de Galilée : nos successeurs se débrouilleront.

Le ministre de la police accepta la mission d’entreprendre les pourparlers : il détenait, en effet, sur quelques-uns des honorables commissaires, divers renseignements d’un caractère tout confidentiel, excellentes fiches qui permettaient l’espoir de recueillir un prompt acquiescement aux désirs de l’administration… Le président fut convoqué le premier. Le professeur Graunerr promit de renoncer ostensiblement à la cure, et de ne la poursuivre qu’à titre d’expérience scientifique, in animâ nobili. Sur Axilot, on aurait action par la Russie, et sur Touposcoff par les princes, et sur Letigre par les dames. Mais Legrand-Gauthier fut saisi, dès le préambule, d’une indignation cornélienne :

— Auguérand est un homme de génie ! Sa découverte est un bienfait immense ! Vous ne l’étoufferez pas ainsi !

Il menaçait de révéler le complot à Thismonard ; on ne le réduisit au silence que par une inculpation d’attentat à la pudeur, motivée par la plainte d’un voisin : au reste, on devait le relâcher le lendemain, en reconnaissant qu’il avait simplement mis le nez à la fenêtre ; mais vingt-quatre heures de répit suffisent pour liquider une affaire d’État.

Pendant que ces manœuvres occupaient la coulisse officielle, la rue se démenait. À 8 heures 37, Thismonard arriva, essoufflé, à la clinique de Neuilly ; il entra en bombe dans le cabinet du docteur et jeta sur la table un paquet de journaux.

— Ouf ! Quelle échauffourée ! J’ai mis trois heures pour arriver ici, et je n’y serais pas si je n’avais eu l’idée de tourner par Suresnes.

— Il y a tant de monde ?

— Fantastique ! Tu as pris tes mesures ?

— Je le crois ; on s’est arrangé pour le mieux.

— Ton calme me fait plaisir. Alors, tu es prêt à tout ?

— Dame ! Tu m’en demandes trop : j’ai cherché les dispositions les meilleures, et l’affaire n’était pas commode ; en rentrant de l’Élysée, hier soir, après le banquet, je me suis attelé à la besogne ; j’ai travaillé toute la nuit. Nous aurons dix buvettes, et de l’élixir pour deux mille personnes environ. Un premier jour, tu m’avoueras que ce n’est pas mal. Demain, on fera mieux.

— Que me chantes-tu là ?… Demain ! Qui te parle de demain ? Il s’agit d’aujourd’hui, qui n’aura pas de lendemain ! Tu as lu les journaux, pourtant ?

— J’en avais bien le loisir…

— Et tu ne sais rien de ce qui se passe dans Paris ?

— Ma foi, non. Qu’y a-t-il ?

— L’émeute, ou la révolution, peut-être !

— Bah ! En l’honneur de quel saint ?

— De toi, malheureux !

— De moi ?

— Écoute la rue, espèce d’Archimède ! Tu ne l’entends donc pas, la rue ?

— J’ai vu, cette nuit, les sans-travail qui faisaient queue devant la grille, sans doute avec l’espoir de vendre leur rang à des bourgeois cossus : ils ont échangé quelques coups de revolver pour agrémenter les ténèbres.

— Ne ris pas ! Ce n’est pas le moment, et dépêche-toi de comprendre. Tout Paris est sur pieds. La grève hémérale est déclarée. On ne veut pas de l’élixir, on ne veut pas de la longévité, on ne veut pas de toi !

— Hein ?

— Tu es l’ennemi public, le perturbateur universel ! Et comme si ça ne suffisait pas, tu es le péril national, l’agent de l’Allemagne, l’Alboche ! La cocarde tricolore est un signe de ralliement contre toi. On est patriote quand on te déteste. Voilà où nous en sommes ! Elle est raide !

L’inventeur tendit une main lente vers le tas des journaux.

— Oui, dit l’autre, regarde ça, pour t’édifier, mais le temps presse.

Auguérand déploya une feuille, et il la parcourait, sceptique d’abord, puis stupéfait, lisant des titres ou des phrases au hasard, les yeux écarquillés ; et tout à coup il devint rouge de honte :

— Oh ! Thismonard !… La jeunesse des écoles ?…

— Elle a commencé le mouvement.

— Les ouvriers aussi ?

— Tu travailles pour l’exploiteur.

— Et les fonctionnaires… L’armée !

— Tu entraves les avancements.

— On leur a monté la tête. On a mené cette campagne… Qui ? Mes confrères ?

— Personne. Elle se fait toute seule.

— Voyons, voyons… Je m’y perds. C’est de la folie pure.

— Folie ? Sagesse ? J’en viens à me demander qui a raison, eux ou toi.

Auguérand se laissa tomber sur un fauteuil.

— Cinquante ans j’aurai travaillé, et travaillé pour eux… Car tu le sais, toi, mon ami, à quelle visée je m’obstinais, et que je n’ai voulu ni leurs bravos ni leur argent… Tu m’as vu à l’œuvre, tu suivais ma pensée de tous les jours et mon effort de toute la vie… Pour devenir à la fin, quoi ? Un malfaiteur !

— Tu l’es ! Ta découverte est gênante pour l’immense majorité des intérêts individuels ; donc, on la supprime, et toi du même coup, si tu résistes.

— Ah ! leur justice…

— La question n’est plus là, ou n’y est pas encore. On parlera de justice sur ton cercueil et dans les livres. En attendant, du nerf, et sois digne de toi ! Pour l’instant, il s’agit de parer le coup. On marche sur Neuilly. À cette heure, les étudiants se mettent en route, bannière en tête.

Auguérand froissa le journal, le jeta sur le parquet et se dressa.

— Hardi, Patrice ! Je t’aime mieux ainsi. Tu te ressembles davantage.

— Tu disais qu’ils marchent sur Neuilly ?

— Pour manifester, rien de plus. Mais ne t’y fie pas. Ils sont trop. Tant d’hommes réunis ont besoin de gestes brutaux. Gare la casse !

— Une poignée de braillards, en somme…

— Des centaines de mille !

— Mais, la police…

— Grève hémérale : pas de police ! D’ailleurs, le gouvernement ne se compromettrait pas pour toi.

— Le Président et les ministres se sont montrés délicieux, hier soir, et même à l’excès, car leurs éloges m’ont plutôt écrasé.

— Hier !… Le vent a tourné. On te lâche. Tu es l’Alboche. Et puis, qu’est-ce que les brigades de la Sûreté pourraient contre une telle avalanche ? Il y faudrait la troupe, qui s’associe à la grève. N’attends plus rien de personne. Tu es seul.

— Ça ne me changera guère…

— Ce qui va changer, c’est la situation. Il faut que tu en perçoives toute la gravité. Voici. Écoute bien. La file des sans-travail s’allonge jusqu’à l’ancienne porte Maillot. Là, on s’écrase : un barrage d’hommes et de roues. Toutes les voitures de Paris encombrent l’Étoile et les douze avenues. La province arrive en auto, en aéroplane. La pelouse de Gare-Aviation, à Longchamp, est toute blanche d’ailes. Par bonheur, le Métro, le Tube et le Fil sont arrêtés. Par bonheur aussi, les étudiants partent trop tard ; ils ne pourront pas te joindre : autant de gagné.

— Et tous contre moi, tous ?

— Non, mon ami, mais cela revient au même. Raisonne un peu. Tu as pour toi, dans la cohue, les pauvres vieux qui poussèrent la candeur jusqu’à se lever avec l’aurore pour venir à ta fontaine ; ils sont bafoués, houspillés, bousculés, foulés aux pieds : on en fait des tapis. Contre toi, tu as les sans-travail, qui ne vendront pas leurs places, puisqu’on ne peut plus approcher : mécontentement et, tout de suite, fureur ; ils voudront se consoler avec une goutte d’élixir, et si tu n’ouvres pas les portes ils escaladeront les grilles. Dilemme : porte ou grille, et pillage.

— Bien…

— Restent ceux qui viennent par derrière, et dont les trois quarts sont tes ennemis ; leur hostilité de principe n’empêche pas qu’individuellement chacun d’eux serait fort aise d’emporter sous son bras un litre d’existence, et deux plutôt qu’un. Donc, par la brèche ouverte, ils entreront comme les autres et pilleront ce qui reste, s’il reste quelque chose, ce qui me paraît improbable.

— Improbable.

Auguérand tira sa montre :

— Moins sept, dit-il.

— Ta distribution d’élixir est annoncée pour neuf heures. Dans dix minutes, le parc sera envahi.

— Parfaitement, fit l’inventeur : dans dix minutes.

LE MATIN TRAGIQUE
Séparateur
Le 25 juillet 1941, l’univers entier apprit qu’un philanthrope, le docteur Auguérand, inventeur d’un élixir qu’il expérimente depuis trente ans et qui triple la durée de la vie humaine, va livrer son invention au public gratuitement ; l’authenticité de sa découverte est certifiée par une commission de savants. Dès le lendemain, 26 juillet, à neuf heures du matin, une buvette sera ouverte dans le parc de la Clinique, à Neuilly. Immense joie. Mais, après l’enthousiasme des premières heures, un revirement s’est produit dans l’opinion française : le danger économique qui va résulter de la surpopulation est apparu : les héritiers qui attendent une fortune, les arrivistes qui souhaitent un avancement voient leur avenir compromis ; la Jeunesse des Écoles et le Prolétariat se sentent menacés ; toutes les administrations publiques se sont mises en grève. Au contraire, l’Allemagne qui entrevoit une occasion d’accroître encore sa supériorité numérique applaudit au système de longévité.
Dès le soir du 25 et au matin du 26, des articles violents ont paru dans la presse parisienne. Auguérand y est considéré comme un agent de l’Allemagne, et ses partisans sont traités d’Alboches. Une manifestation colossale s’est organisée, et dans la foule se perdent les rares adeptes du bienfaiteur. Les bandes hostiles se dirigent vers Neuilly. Auguérand vient d’apprendre, par son ami Thismonard, cette stupéfiante nouvelle. Déjà les sans-travail entourent la villa. Il est 8 h. 55 du matin.


Ce fut une stupeur dans l’univers entier, quand on apprit l’attitude de la France. Dès le milieu de la nuit, le télégraphe avait lancé jusqu’aux antipodes la déconcertante nouvelle : « Paris s’oppose à l’adoption de la longévité ». Tout d’abord, on hésitait à croire, et quand la certitude s’imposa, on parvenait mal à comprendre ; puis les dépêches successives apportèrent l’argumentation des antimacrobiens.

Elle n’obtint, en général, aucun succès ; on se plut à y trouver l’occasion de constater à nouveau le caractère si volontiers paradoxal de l’esprit français, et presque partout on dauba sur notre incohérence. Les États-Unis de l’Amérique du Nord, qui sont pratiques jusqu’à la tyrannie et chez qui les personnes comptent médiocrement, furent à peu près seuls à penser comme nous. Les Anglais, au contraire, avec leur respect si marqué de l’individu, se prononçaient vigoureusement en faveur de la liberté que chacun doit avoir de vivre ou de ne pas vivre, à ses risques. L’Espagne et la voluptueuse Amérique du Sud ne demandaient qu’à jouir aussi longtemps que possible de l’existence bénie et repoussaient d’un coup d’éventail les problèmes inquiétants. L’Italie, où tant de races se sont croisées, hésitait et se partageait. Mais les nègres persistaient à danser de joie en l’honneur d’Auguérand. Les jaunes, imbus du respect des ancêtres, s’indignaient religieusement de ce qu’on osât refuser la prolongation de la vieillesse. Le panslavisme, fort par le nombre et riche d’espace, avait, plus encore que le pangermanisme, de solides raisons pour adopter un système qui accroîtrait son prestige en multipliant son importance. Bref, à l’exception des États-Unis et de quelques provinces nord-italiennes, le concert mondial nous réprouva pour se ranger à la théorie allemande : « Accueillons d’abord le bienfait, et nous parerons ensuite aux difficultés qu’il provoque ».

Cela était fort bon à dire, mais de pratique peu commode.

— La France est maîtresse chez elle ; Auguérand est en France, et sa formule aussi. Qui assurera l’humanité contre le péril d’une brusquerie parisienne ? Tout est à craindre de l’émeute impulsive, pour qui la tête d’un savant ne compterait guère plus que celle d’un roi, et qui raserait une clinique plus vite encore qu’une Bastille.

Cette hypothèse qui, d’ailleurs, ne manquait pas de vraisemblance, devait normalement traîner après elle une question immédiate :

— Tolérera-t-on que le caprice de Paris prive l’humanité d’une conquête qui appartient à tous ?

La question ainsi posée n’admettait qu’une réponse :

— Non !

Elle fut unanime sur ce point, même les États-Unis opinaient contre nous ; malgré leur despotisme administratif, ils professaient à l’égard des inventions un culte trop fervent pour consentir à l’attentat contre une si précieuse trouvaille.

— Mais, comment obvier au mal qui se prépare ? Déclarer la guerre à la France ? Envoyer sur Paris des avions obusiers ? Ils arriveront trop tard, Paris a de quoi leur répondre, leur victoire serait incertaine, leur venue exaspérerait la capitale, et plus que jamais les pires excès seraient à redouter. Sommer le gouvernement de protéger l’inventeur et de sauver sa découverte ? Si le gouvernement cède à l’injonction des puissances, la furie populaire se retournera contre lui et le renversera avant qu’il puisse agir.

Les télégrammes du matin aggravèrent l’inquiétude : avec le jour, les appréhensions de la nuit devenaient une réalité. Quand on connut l’importance que prenait l’agitation des Écoles et des Faubourgs, quand on apprit la défection des services administratifs et celle, plus grave encore, de la force publique, quand on lut le récit de la ruée croissante du peuple vers Neuilly, alors un morne découragement consterna les esprits. Mais il fut court, presque partout : Nègres, musulmans et Chinois pouvaient se résigner par habitude religieuse ou philosophie naturelle ; les autres se révoltèrent.

— Paris détient la vie du monde et ne la lui donne pas !

Les consciences s’indignaient contre cet abus de pouvoir ; la faillite d’une espérance délicieuse irritait deux milliards d’égoïsmes déçus ; la découverte d’Auguérand paraissait plus précieuse, à mesure que s’affirmaient les chances d’en être privé ; la philanthropie d’un savant qui livre gratuitement sa formule à la famille humaine rendait plus odieuse l’exaction d’un peuple qui accapare le bien de tous pour le détruire. Du fond des steppes et du flanc des montagnes, de tous les pays que le soleil brûle ou délaisse, un long murmure se leva, et, comme au temps des migrations barbares, les yeux des races, chargés d’une envie coléreuse, se tournèrent vers ce jardin de France où l’homme vit à l’aise et n’est jamais content.

Dans la plupart des centres financiers, la Bourse enregistra une baisse considérable. En divers endroits, nos résidents ou nos colons furent insultés, leurs maisons boycottées, quelques-unes pillées ; dans l’Ohio, la populace pendit à des branches d’arbres et revolvérisa trois nègres, en qualité de citoyens français, responsables.

Ces mesures locales étaient loin de suffire. L’urgence s’imposait de donner une satisfaction plus solide à l’opinion universelle. Les gouvernements y pourvurent sans délai, sur l’initiative de la Pangermanliche Republik : à huit heures cinq du matin, Berlin convoquait pour huit heures trente un Congrès téléphonique de la Diplomatie. La séance, cependant, ne s’ouvrit qu’à huit heures trente-trois ; le retard était dû à la France, qu’on attendait. Elle ne parut point ; non pas que la République Française refusât l’interloque des puissances, mais simplement parce que la grève des services, en immobilisant le Central, isolait nos ministres, alors que les ambassades conservaient avec leurs gouvernements respectifs la communication hertzienne, et que les particuliers eux-mêmes, plus favorisés que le pouvoir, bénéficiaient encore de la correspondance automatique.

En dépit des précautions qui entourent à l’ordinaire ces sortes de congrès et les protègent contre la curiosité du reportage, — précautions qu’on avait multipliées pour une circonstance si grave, — le secret transpira ; comme les mesures de prudence avaient été exceptionnelles, les hypothèses qu’elles provoquèrent ne furent pas moins exagérées ; ce que les diplomates s’efforçaient de cacher servit de preuve à ce que les manifestants pouvaient supposer ; vers huit heures quarante, une rumeur encore vague, sans origine connue, circula dans Paris, et à quarante-sept, le Balai afficha un pantogramme catégorique : « Injonction comminatoire des puissances ; elles prennent Auguérand sous leur protection ». Aussitôt, le Drapeau Rouge répondit par cet autre pantogramme : « Le ministère refuse de prendre part au Congrès de Berlin ». Paris s’indigna du premier et acclama le second, tout erroné qu’il fût ; les deux ensemble créaient une solidarité nationale en face de l’étranger, et la légitimaient, et la nécessitaient ; le peuple et le gouvernement marchaient de conserve, pour une fois ; si l’intrusion de l’étranger prêtait à la manifestation un caractère patriotique, l’adhésion du pouvoir lui conférait un caractère légal ; désormais, toute action serait licite, comme une revanche de la fierté nationale, et le désordre même, implicitement couvert par les autorités, équivaudrait à l’ordre où vaudrait mieux que lui, étant sommaire et plus rapide. On ne raisonna point ces choses, on les sentit ; un courant d’électricité psychique unifia la foule ; le trouble d’une honte traversa les Auguérandistes épars, qui doutèrent de leur droit, et plus qu’auparavant se perdirent dans le flot total. En même temps, une clameur énorme avait monté de la longue colline qui s’étend de l’Étoile jusqu’à la Seine :

— Vive la France ! À bas les Alboches !

Au même instant aussi, par une sorte de répercussion télépathique, le monde apprenait cette nouvelle : « Les émeutiers parisiens envahissent la villa de Neuilly ».

Il n’en était rien cependant. Les plus délibérés, les plus impatients et surtout les plus proches hésitaient maintenant à risquer l’aventure ; quelques-uns même lâchaient pied et s’efforçaient de gagner au large. En effet, à huit heures cinquante, le Balai avait lancé sur Neuilly un nouveau pantogramme formulé en ces termes peu rassurants : « Le Comité de l’Action Directe informe les citoyens qu’ils courront les plus sérieux dangers s’ils pénètrent dans l’immeuble des macrobiens ».

Nul n’ignorait que le Comité se fît un point d’honneur de ne jamais proférer des menaces vaines : donc, il allait agir.

— Ça va sauter !

Le majordome de la Clinique, en faction à la porte, accourut pour aviser son maître : il le trouva au milieu du salon, en compagnie de Thismonard. Le docteur répondit avec calme :

— C’est bien. Merci. Avertissez au sanatorium : qu’on l’évacue. Et retournez.

— Ouvrirons-nous les grilles à neuf heures ?

— Non.

— Si on escalade ?

— Laissez faire, et garez-vous.

Un hurlement plus furieux tonitrua au dehors : « À bas l’Alboche ! Mort aux Alboches ! »

— Monsieur entend ?

Sans plus répondre, Auguérand se dirigea vers la fenêtre et posa une main sur la paumelle. Le majordome se retira. L’impitoyable Thismonard ne sut respecter que durant vingt secondes le recueillement de son ami.

— Tu regardes tes arbres pour la dernière fois ? Dis-leur adieu, mon brave, et à la pelouse où dansaient les jeunes biches octogénaires, et à l’herbe que tes vaches paissaient depuis un tiers de siècle pour t’enseigner le moyen d’être pareil à Dieu, toi qui voulus donner aux hommes autant que Dieu leur a donné ! Va-t’en revoir, avant qu’ils soient en miettes, tes alambics et tes flacons ! Va faire une dernière fois l’inspection du sanatorium et le tour de la ménagerie, pendant que les pierres en sont encore debout ! Viens nous en taper un adieu sur le garrot des belles bêtes et dans la main des braves gens que tu rajeunissais, là-bas, au fond du parc ! Si tu veux, nous lâcherons le tigre, puisque ses frères vont entrer…

Auguérand fit claquer son médius au creux de sa paume :

— Tu m’importunes avec ton lyrisme enfantin. Tais-toi.

Thismonard n’était susceptible que pour l’honneur de son grand homme : il se tut. Mais son mutisme ne devait pas durer longtemps ; pour l’occuper, de rechef il consulta sa montre et hocha la tête, car l’aiguille avait tourné ; ensuite, il s’approcha du baromètre, qu’il se mit à picoter de l’ongle, et encore il hocha la tête :

— Il n’y a que celui-ci qui pourrait nous sauver ! L’artillerie d’une averse est la meilleure contre l’émeute… Mais il monte, l’imbécile !

Auguérand ne l’entendait point. Raide devant la croisée, et pâle dans la clarté verte qui tombait sur lui du haut des feuilles, la face figée, la main toujours appuyée à la paumelle, il regardait d’un œil fixe le rideau des arbustes qui voilait la grille du parc, et ses lèvres remuaient fébrilement en paroles silencieuses.

— Tu m’as l’air d’un pilote qui écoute venir l’orage, mais qui n’avise guère…

Sur ces mots, comme si sa propre phrase lui eût dénoncé l’évidence d’une vérité qu’il formulait sans la comprendre, Thismonard se vit exactement pareil au naufragé, sur un récif, en pleine mer : dans cette maison qu’assiégeait la tempête des hommes, c’est contre lui, contre leur couple, que grondaient, là, derrière ces feuillages, la force monstrueuse prête à donner l’assaut, la marée encore invisible et qui monte, qui va paraître, avec son écume de faces rouges dans les trous de verdure, le flot anonyme des cent mille colères, la mort, sans doute. Nettement, avec la prescience des bêtes, sa chair perçut l’approche de la mort, et dans le tréfonds de son être une certitude magnétique lui notifia l’heure suprême. De sa gaieté factice et de son énergie, rien ne lui restait plus ; une peur animale engourdissait ses muscles ; pour être moins seul, il voulut se rapprocher de l’autre et constata que ses jambes tremblaient.

— Ah ! non, fit-il. Pas de cette façon-là !

D’un vigoureux ahan, il secoua son âme et vint à la fenêtre.

— Eh bien ?… Tu décides ?

L’inventeur ne bougeait pas : sa haute figure semblait pétrifiée.

— Réveille-toi !

Déjà Thismonard levait une main pour l’abattre sur l’épaule d’Auguérand ; mais son geste resta suspendu : car il venait d’apercevoir sur le profil impassible du maître une larme qui coulait dans le sillon des rides, et il crut voir pleurer une statue. Devant cette douleur auguste de l’Idée, devant ces larmes de l’esprit, sa petitesse lui apparut, avec l’indignité des frayeurs bestiales Qu’est la mort de nos bêtes auprès d’un tel calvaire, où l’œuvre va périr en la personne de celui qui l’apporte et qui a conscience de ce qu’il apportait ?

Thismonard recula d’un pas, pris de pitié respectueuse : ce marbre qu’il voyait pleurer n’était plus son ami et revêtait une majesté de symbole, comme un Christ aux outrages ; le génie se divinisait par l’injure et par l’ingratitude…

La Fin d’un Rêve
Séparateur
Le docteur Auguérand a inventé un élixir qui doublera et triplera la durée de la vie. Depuis trente ans, il expérimente son remède sur des animaux et des sujets humains recueillis dans son sanatorium de Neuilly : l’authenticité de la découverte a été scientifiquement démontrée, hier, 25 juillet 1941. Mais, après l’enthousiasme des premières heures, un revirement s’est produit dans l’opinion française ; le danger économique qui va résulter de la surpopulation est apparu. L’Allemagne, au contraire, ayant vu là un moyen d’accroître sa supériorité numérique, applaudit au système de la longévité. Dès lors, Auguérand est apparu comme un agent de l’Allemagne ; ses partisans sont traités d’Alboches. Une manifestation colossale s’est organisée ; tous les services publics sont en grève ; les bandes hostiles se dirigent vers Neuilly ; les sans-travail entourent la villa et hurlent, attendant l’heure pour l’ouverture des portes ; et pendant ce temps, les hommes de tous les peuples, télégraphiquement informés de l’émeute qui met en péril leur espoir de vivre longtemps, suivent avec anxiété les péripéties de l’émeute.
Auguérand est dans le salon de la villa ; son ami Thismonard vient de lui apporter les stupéfiantes nouvelles du mouvement qui le menace.

À ce moment, par-dessus la rumeur des hommes, un timbre de métal tinta, net et dur, ainsi qu’une cloche d’alarme au fond de la tempête.

— Neuf heures ! dit Thismonard.

On n’entendit que le premier coup, salué d’une acclamation qui couvrit tous les autres.

— C’est maintenant…

Alors seulement l’inventeur tourna la tête vers le confident de son œuvre et proféra :

— Tu crois qu’il faut ?

— Quoi ?

— Les punir ?

Thismonard comprit avec horreur. Le demi-dieu tenait la vie du monde dans sa main et la pesait ! Cette immobilité qu’un examen superficiel avait prise pour de l’accablement, c’était la raideur du juge devant qui l’univers comparaît, et qui hésite au bord de son propre verdict ! Ces deux larmes encore brillantes sur son masque, les avait-il versées sur l’homme avant de le condamner, ou bien sur l’œuvre avant de l’abolir ?

— Oh, maître, tu penses… à…

— J’y pense.

Depuis que l’horloge avait sonné, les sans-travail, sur un rythme impérieux, entonnaient l’appel : « É-li-xir ! É-li-xir ! »

Thismonard reprit :

— Tu voudrais ?… Tu pourrais ?…

— Je ne sais plus où est le devoir. Je ne sais pas où est mon droit.

Soudain, une immense clameur de triomphe couvrit toutes les voix articulées. Thismonard dit :

— Ils escaladent ?

Mais Auguérand tendit le doigt vers le ciel ; l’autre leva les yeux, poussa un cri : l’aéroplane du Comité de l’Action Directe arrivait au-dessus de la villa ; sur ses ailes violettes aux deux lettres jaunes A D, l’énorme papillon de mort planait dans le vent des menaces.

— Vite ! Les chausse-trapes !

Thismonard se précipita vers la manette des herses qui sont couchées dans l’herbe et qu’on redresse le soir pour enferrer les avions nocturnes : la prairie du parc se hérissa de lances.

Auguérand éleva lentement les deux mains, dans un geste navré qui bénissait ou maudissait :

— Ils l’ont voulu…

Il laissa retomber ses bras ; puis, énergique :

— Viens !

— Les A D ont vu la herse ! Ils tournent.

— Leur présence nous protège. On n’osera pas entrer tant qu’ils sont là, crainte des bombes. Ils nous donnent du temps. Viens vite.

— Où ?

— Laboratoire.

— Tu es décidé ?

Ils traversaient la salle… Près de la porte, une sonnerie du téléphone les arrêta.

— Faut-il entendre ?

— À quoi bon ?

— Laisse-moi écouter. On ne sait pas. Je te rejoins…

— À ta guise. Trente secondes, je te donne.

— Allô ?… Allô ?… Oui, la clinique… Non : c’est Thismonard, son ami… Lui-même ? Impossible : occupé… comme à lui-même. Qui parle ?

Auguérand, encadré dans la porte ouverte, attendait. Le visage de Thismonard penché sur l’appareil s’épanouit et devint rouge ; ses deux yeux illuminés de joie se relevèrent pour tendre vers la porte un regard pareil à celui du chien qui voudrait dire une bonne nouvelle à son maître.

— Je lui transmets votre avis, monsieur l’ambassadeur. Veuillez attendre… Patrice !

— Dis vite !

— L’ambassade d’Allemagne, par ordre du Congrès, t’offre asile avec bénéfice de l’inviolabilité diplomatique. En outre, la Pangermanliche t’informe confidentiellement qu’elle est disposée à adopter ton système, pour elle : des honneurs, pension annuelle ou capital immédiat, chiffre fixé par toi. L’avion de l’ambassade est en route pour te prendre. Ta réponse ?

— Celle qu’un autre Français a faite à Waterloo. Vas-y,

— Patrice…

— Vas-y, te dis-je,

— Réfléchis ! Cambronne a survécu à la bataille, mais notre compte est réglé, je le sens, c’est la fin !… Patrice, pense à ton œuvre qui serait sauvée…

— Pour servir à quoi ? À la haine ! Celui-ci vient de l’avouer : on m’utilisera contre des hommes, et j’ai travaillé pour les hommes. Ils déforment ? Tant pis pour eux.

— Tu parles dans la colère…

— Dans l’écœurement total. Le mot que tu vas leur dire traduit toute ma pensée : je n’en connais pas de plus juste. Va.

— Patrice, nous mourons mal…

— J’ai vécu bien.

— Irrévocable, Patrice ?…

— Oui.

— Que l’avenir vous juge, eux et toi !

— Qu’il nous juge, puisque je juge. Dépêche, et rejoins-moi.

Auguérand sortit. Lentement, Thismonard revint à l’appareil, d’abord avec une mine dolente :

— Ma foi, il a peut-être raison.

Il haussa une épaule :

— Bah !

Et d’un geste gamin il empoigna le récepteur :

— Allô ?… Monsieur l’ambassadeur ?… Parfaitement : J’ai transmis vos propositions au docteur… Sa réponse, oui… Eh bien, sa réponse : celle de Cambronne, monsieur l’ambassadeur. Mes respects.

Il raccrocha, et il pouffait encore dans le couloir, en galopant à la poursuite de son ami. Mais, au perron, il recula, sous la poussée du formidable tapage envoyé par la rue.

— Maintenant, c’est fini de rire.

Pour gagner le laboratoire, il fallait traverser une moitié du parc ; après avoir un moment glissé sous les arbustes, l’allée contournait la pelouse, en plein soleil. Thismonard, toujours galopant, s’engagea sous la voûte ombreuse ; sa course le cognait aux mouches qui essayaient de bourdonner dans le bruit des hommes :

— Ma parole ! Elles n’ont pas l’air de se douter qu’elles entendent vibrer une minute unique dans l’histoire du monde ; elles tournaient là-dedans, comme hier, comme demain… Euh, euh ! Demain ? Leur tonnelle, demain, sera moins confortable…

À l’orée du bosquet, il aperçut, cinquante pas en avant, le docteur qui se hâtait dans l’allée découverte. Presque aussitôt, il entendit le ronflement d’un moteur, et une ombre passa près de lui : à vingt mètres de terre, l’aéroplane de l’Action Directe, revenant après un tour plané, filait maintenant vers le laboratoire. Deux silhouettes d’hommes se profilaient entre les ailes ; l’une maniait un objet rigide, bâton ou fusil, qui s’abaissa. Une détonation, mince comme un coup de fouet, claqua imperceptiblement dans les rumeurs, puis une seconde. Thismonard vit Auguérand qui éployait les bras en croix, et qui tombait à genoux sur le seuil du laboratoire. Il se précipita, sans souci de l’avion, qui d’ailleurs dépassait déjà la toiture.

— Patrice !… Patrice ?… Tu es blessé ?

Auguérand, soulevé sur le coude, tendit un trousseau de clefs, et il murmurait faiblement :

— Tout… Vite…

— Tout ?… Détruire ?…

— Oui.

Thismonard voulait chercher la blessure.

— Non… Va !

— Mon pauvre vieux…

— Vite, va.

Le mourant s’écroula, et son front, d’un coup sourd, sonna contre la marche du logis où l’œuvre était née. Déjà la pierre se teintait de rouge. Thismonard dit :

— La fin d’un rêve !…

Il dut enjamber le corps pour entrer au laboratoire. Le sanctuaire était encore tout imprégné du maître et de son labeur de la nuit : là, quatre heures plus tôt, il travaillait, parachevait la tâche d’un demi-siècle, et tout joyeux de tendre son bienfait aux races… Thismonard, pour un peu, se fût agenouillé. Mais l’heure n’était pas aux méditations : il chassa les siennes.

— Vite et tout ! Obéissons. Je suis l’exécuteur testamentaire.

Alors, méthodiquement, car il était d’esprit fort méthodique, il se mit à détruire : d’abord, il renversa sur l’évier les bonbonnes d’élixir pour que personne n’en usât, et tandis que des années d’existences humaines glougloutaient pâteusement vers l’égout, il cassait sur le dallage les flacons, les matras et les alambics, afin que nulle analyse ne pût révéler la composition chimique des liquides.

— Ses formules ! Son traité !

Il ouvrit le secrétaire et en retira des brassées de paperasses, des répertoires, des chemises étiquetées, des liasses de notes : il en bourrait le fourneau où la flamme grondait. La besogne ne fut pas longue : cinq minutes avaient suffi pour anéantir une vie.

— Je n’oublie rien ?… Eh ! Une idée ! Parbleu oui, ce sera plus sûr.

D’un litre d’essence, il fit une mare sur le sol et y mit le feu ; à peine eut-il le temps de se jeter en arrière : ses vêtements et ses mains flambaient.

— Un bûcher pour toi, mon grand homme ! Je t’offre les funérailles d’Hercule.

Il s’élança au dehors pour relever le cadavre et le traîner dans le brasier. Mais sa stupeur fut grande : Auguérand avait disparu. Seule, la dalle ensanglantée attestait la place du drame.

— On l’a ramassé, emporté, sauvé, peut-être ? Qui ?

Un carvol de louage fuyait à droite, au-dessus des arbres. Les chausse-trapes de la pelouse étaient rabattues dans l’herbe. Comment ? Là-bas devant le sanatorium, des silhouettes se sauvaient ; d’autres plus proches, débouchant des arbustes, accouraient avec des hurlements : les sans-travail venaient d’escalader la grille.

— Le voilà ! — C’est pas lui ! — Si ! — Non ! — Élixir ! Élixir ! — À mort, l’Alboche ! — À mort, les traîtres ! — Élixir ! Élixir !

En un instant, Thismonard fut entouré de visages, de poings, de cris, et acculé au mur. Derrière lui, l’incendie ronflait ; plus loin, à gauche, la ménagerie meuglait, et bêlait, et rugissait de terreur.

— Le feu ! — On a mis le feu ! — C’est l’Action ! — C’est l’Alboche ! — Élixir ! Élixir !

Dans le tapage assourdissant, à peine il discernait les voix, et d’un geste machinal il frottait ses mains brûlées.

— Où est l’élixir, toi ?

— Jeté.

— Auguérand ?

— Parti.

— Sa formule ?

— Brûlée.

— L’élixir, on te dit !

— À l’égout, je vous dis.

— Tiens, salop !

Thismonard roula, l’œil gauche et la cervelle traversés d’une balle.

Dans la maison et dans les dépendances, on chercha l’inventeur sans le découvrir nulle part. La foule déjà compacte dans le jardin montait à l’assaut des balcons, entrait par les fenêtres, s’écrasait dans les chambres, cassait tout et ne pillait qu’à peine, faute d’une suffisante liberté de mouvement. Ceux qui avaient réussi à dérober quelque objet d’art étaient bientôt réduits à le lâcher, parce qu’il leur entrait dans les côtes, mais ils faisaient en sorte de n’en laisser que les morceaux. Presque tout fut détruit en une centaine de minutes. Le massacre des bêtes offrit l’amusement d’un sport ; le tigre, que les coups de cannes et les aboiements humains avaient rendu furieux, lançait des gifles en soufflant et fut criblé de balles.

À onze heures dix, le feu se déclara au premier étage de l’hôtel, allumé par un farceur. La jeunesse des écoles arrivait : elle s’employa généreusement à éteindre l’incendie qu’elle réclamait depuis la veille. Le désastre put être circonscrit.

À une heure, il ne s’élevait plus au-dessus de la clinique que les tourbillons d’une fumée inoffensive. En l’absence de toute brigade, les étudiants s’étaient spontanément chargés de la police, et ils s’en acquittaient avec cette conviction que les jeunes gens apportent à l’exercice d’une autorité provisoire. Ils firent évacuer les abords, ne permettant qu’aux leurs de pénétrer dans les corps de bâtiments. On en vit rôder à travers l’immeuble, en quête de choses qu’ils ne spécifiaient à personne : on peut supposer qu’ils cherchaient un flacon oublié, quelque vestige du grand secret, la fortune…

Pas un de ces efforts ne fut récompensé : la formule d’Auguérand demeura introuvable comme sa personne.

On se le répétait dans la rue et dans l’univers. Déjà Paris en éprouvait une vague tristesse : on ne la confessait pas tout haut, très peu de gens l’eussent osé, les journaux n’en firent aucune mention ; mais il n’était pas besoin de l’exprimer pour la sentir. Tous ceux qui pensent estimaient que sans nul doute on s’était trop hâté ; ils en accusaient la panique. Ils se couchèrent sur cette idée le soir, et le 27 au matin Paris eut la notion fort nette d’avoir vécu la veille une journée de folie.

Les services publics reprirent leur fonctionnement normal comme si rien ne s’était passé. Mais, en dépit de cette réserve affectée, les sentiments que le monde avait hier professés contre nous se propageaient chez nous contre les fauteurs du vandalisme. Les curieux qui, ce jour-là, dirigèrent leur promenade vers Neuilly furent presque aussi nombreux que les manifestants de la veille. Leurs rangs défilaient au pas sur l’avenue avec de longs regards vers les grilles tordues, les jardins dévastés, les pans de murs roussis, qu’on se désignait à voix basse. Jusqu’au soir, le défilé continua révérencieusement, à cette allure d’obsèques. Durant la semaine qui suivit, les ruines de la villa furent le but d’un pèlerinage incessant ; on s’y rendait de très loin ; quelques villes envoyèrent des couronnes ; le deuil s’affirma, l’opinion s’assit. La découverte d’Auguérand devenait inestimable du moment qu’on l’avait perdue.

Pendant assez longtemps la disparition du docteur prêta aux commentaires : nul ne l’avait vu, excepté Thismonard, qui n’était plus là pour rien dire, et sa déclaration, d’ailleurs, n’eût certes pas éclairé le mystère. L’Action directe revendiquait l’honneur d’avoir « mis le feu au capharnaüm », mais non d’avoir frappé l’inventeur. Généralement, on le croyait mort, mais quelques-uns le prétendaient vivant ; certains même affirmaient qu’une ambassade l’avait fait enlever dans un carvol de louage. Ne se cachait-il pas, en Allemagne ou ailleurs ? N’allait-il pas reparaître un jour ? Plusieurs en conservaient l’espoir, mais ils vieillirent dans leur attente.

Du moins, une certitude restait acquise : la vie humaine peut être prolongée.

Ce qui fut trouvé une fois sera trouvé encore.

Partout, on se mit à chercher.