Alboches & Frangins
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Le docteur Auguérand a inventé un élixir qui doublera et triplera la durée de la vie humaine : depuis trente ans, il expérimente son remède, et hier, 25 juillet 1941, une commission de savants a reconnu la véracité de ses allégations. Généreusement, l’inventeur, dont le but est philanthropique, a déclaré qu’il n’entendait pas faire commerce de son produit et qu’il livrerait sa formule à la publicité le 1er janvier 1942, date assignée par lui pour la continuation de ses expériences privées ; jusque-là, l’élixir sera gratuitement versé à toutes les personnes qui désireront suivre la cure. À cet effet, une buvette sera ouverte dans le parc de la clinique, à Neuilly.
Ces nouvelles, télégraphiquement transmises dans l’univers entier, ont révolutionné le monde. Mais, après l’enthousiasme des premières heures, un revirement s’est produit dans l’opinion française : le danger économique qui va résulter de la surpopulation est apparu ; les héritiers qui attendent une fortune, les arrivistes qui souhaitent un avancement ont vu leurs égoïsmes mis en péril par la prorogation des vieux. La jeunesse des écoles s’est violemment déclarée contraire à la réforme imminente. Le président de l’A. E. I. O. U. a lancé la formule : « Vivre vieux, on s’en fout ! Arriver, voilà l’important. » Le prolétariat se croit également menacé et l’affirme par ses placards. L’Allemagne, au contraire, ayant vu là un moyen d’accroître encore sa supériorité numérique, applaudit au système de la longévité.


Ainsi la question était inopinément devenue politique, nationale, et deux partis irréductibles s’étaient constitués dans la nuit du 25 au 26 juillet : ceux qui pensaient à l’allemande et voulaient prolonger la vie, les Alboches ; ceux qui pensaient à la française et prétendaient, en repoussant l’invention d’Auguérand, maintenir la fraternité entre les hommes et les peuples, les Frangins. La lutte commença avec le jour. Dès la première heure, en effet, on apprit que le Syndicat des fonctionnaires, employés et ouvriers de l’État venait de décréter la grève hémérale pour la journée du 26 ; qu’il demandait l’application stricte du règlement à tous les titulaires d’un office administratif atteints par la limite d’âge ; qu’il réclamait du ministère l’engagement formel et immédiat de n’effectuer dans l’avenir aucune prorogation d’emploi susceptible d’entraver les avancements qui sont dus : sous menace, en cas de résistance, de continuer la grève jusqu’à ce que satisfaction fût donnée aux requérants.

Tous les services publics furent arrêtés du coup : la poste, la voirie, les transports et les innombrables monopoles : Paris allait être privé de pain par la manutention, de légumes et de poisson par les chemins de fer, de viande par les abattoirs, et de la majeure partie des véhicules, et de lumière, et, par conséquent, des théâtres. Les denrées renchérirent instantanément. Les trains en partance restaient dans les gares ; les autres s’arrêtaient en cours de route ; aucun paquebot français ne leva l’ancre, mais plusieurs firent escale là où ils se trouvaient, attendant les instructions télégraphiques du Syndicat.

À sept heures, on sut que l’U. T. M. (Union amicale des officiers de terre et de mer) se ralliait à la protestation.

Le gouvernement s’affola : un conseil des ministres, réuni à la hâte, affirma que les revendications étaient légitimes et que les droits acquis seraient respectés : on sauvait la face en disant que la découverte du docteur Anguérand était encore trop récente et sa portée trop incertaine pour permettre d’introduire une modification quelconque dans les lois et décrets relatifs aux diverses limites d’âge.

— Eh là !… Mais, alors ?…

— Alors, on vivra, grâce à l’élixir, mais on n’aura plus de quoi vivre ? À soixante ans, au tiers de la vie, l’homme aura devant lui d’interminables jours, deux fois plus qu’en arrière, et pas de pain pour ces jours-là, pas le droit de gagner son pain ?

Est-ce logique ? Est-ce juste ? Est-ce même possible ?

Le ministère avait cru, en pactisant, se tirer d’un embarras majeur, et il n’aboutissait qu’à en susciter un nouveau : les adversaires de la réforme ne furent certes point amadoués, car ils se méfiaient des promesses officielles, et ils sentaient trop bien que la réponse du ministère n’apportait pas la solution aux difficultés du problème, mais les déplaçait simplement et même les aggravait encore. Quant à ceux qui voulaient profiter de la découverte et tâter de la cure pendant qu’elle était gratuite, leur nombre ne diminua peut-être qu’en des proportions insensibles, mais leur sérénité, et surtout leur joie, furent notablement entamées : on doit supposer que l’incertitude de l’existence matérielle décourageait un bon tiers de ces appétits à venir ; l’élixir ne compta plus guère de partisans tenaces que parmi les malades, qui ne consentent pas à céder ; les cacochymes, qui vivotent ; les millionnaires, qui ont leur pain cuit, et les petits retraités, qui se contentent de peu.

— Encore ceux-là ! Va-t-il falloir, pendant un siècle, servir une pension à ces inutiles ? Quelle charge pour le Trésor, quelle charge toujours croissante ! La faillite est au bout et, en attendant la faillite, un surcroît des impôts sera indispensable pour nourrir à ne rien faire ces gens encore valides auxquels on refusera le droit de travailler !

Ainsi les buveurs d’élixir devenaient les parasites de la société, et le gouvernement responsable se voyait amené, par l’urgence même des choses, à craindre la réforme, à en redouter les suites budgétaires et, par conséquent, à en réprouver le principe.

— Au diable leur Auguérand ! L’animal nous a fourrés là dans un joli pétrin !

Le ministre des recettes, garçon d’esprit subtil, proposa d’assoupir tout doucement l’affaire :

— Les difficultés de ce genre-ci, dit-il, semblent nouvelles et ne le sont point : notre situation est analogue à celle de tout gouvernement en face de tout novateur dont l’apport menace de disloquer l’équilibre établi, l’harmonie adoptée. Il n’y a pas deux façons de gouverner, il n’y en a qu’une, la bonne ; un peu plus malaisée, aujourd’hui qu’autrefois, elle est cependant la seule : rouler le client pour sauvegarder le moment. L’histoire peut donc nous indiquer le remède à notre cas. Il est identique à celui de l’Église en face de Galilée, qui, génialement aussi, proposait une vérité gênante. Il importe d’obtenir une rétractation de cette vérité. Les moyens coercitifs que vos devanciers possédaient vous manquent ? Vous en possédez d’autres. Si Auguérand est désintéressé, ce sera plus cher, voilà tout ; et sûrement ce sera moins cher que d’adopter son système. Si nous ne pouvons pas acheter le docteur, achetons ses juges : adressons-nous à la commission technique et tirons d’elle un second rapport, plein de restrictions. Le mal fut de ne pas songer hier à cette combinaison, alors qu’elle était moins coûteuse ; le mal plus grave, j’ai regret de le dire, fut dans le dîner officiel offert à l’inventeur par le Président de la République. On s’est trop pressé, mais on peut encore réparer tout. La note émanée du conseil ce matin constitue l’excellente préparation à ce recul. La déclaration à obtenir des commissaires est celle-ci : « Le public tire de notre rapport des conclusions exagérées ; l’invention du docteur Auguérand est réelle, mais elle n’a pas l’énorme portée qu’on lui prête ; elle semble devoir, à vrai dire, augmenter la vie de quelques années, mais il importe de se mettre en garde contre l’excès de philanthropie qui entraînerait l’opinion à admettre trop vite ce qui est insuffisamment démontré. » Un point, c’est tout. Ce que coûtera cette déclaration, ne vous en inquiétez pas : je ferai les fonds nécessaires. La question, remise à l’étude, reviendra dans un quart de siècle, comme celle de Galilée : nos successeurs se débrouilleront.

Le ministre de la police accepta la mission d’entreprendre les pourparlers : il détenait, en effet, sur quelques-uns des honorables commissaires, divers renseignements d’un caractère tout confidentiel, excellentes fiches qui permettaient l’espoir de recueillir un prompt acquiescement aux désirs de l’administration… Le président fut convoqué le premier. Le professeur Graunerr promit de renoncer ostensiblement à la cure, et de ne la poursuivre qu’à titre d’expérience scientifique, in animâ nobili. Sur Axilot, on aurait action par la Russie, et sur Touposcoff par les princes, et sur Letigre par les dames. Mais Legrand-Gauthier fut saisi, dès le préambule, d’une indignation cornélienne :

— Auguérand est un homme de génie ! Sa découverte est un bienfait immense ! Vous ne l’étoufferez pas ainsi !

Il menaçait de révéler le complot à Thismonard ; on ne le réduisit au silence que par une inculpation d’attentat à la pudeur, motivée par la plainte d’un voisin : au reste, on devait le relâcher le lendemain, en reconnaissant qu’il avait simplement mis le nez à la fenêtre ; mais vingt-quatre heures de répit suffisent pour liquider une affaire d’État.

Pendant que ces manœuvres occupaient la coulisse officielle, la rue se démenait. À 8 heures 37, Thismonard arriva, essoufflé, à la clinique de Neuilly ; il entra en bombe dans le cabinet du docteur et jeta sur la table un paquet de journaux.

— Ouf ! Quelle échauffourée ! J’ai mis trois heures pour arriver ici, et je n’y serais pas si je n’avais eu l’idée de tourner par Suresnes.

— Il y a tant de monde ?

— Fantastique ! Tu as pris tes mesures ?

— Je le crois ; on s’est arrangé pour le mieux.

— Ton calme me fait plaisir. Alors, tu es prêt à tout ?

— Dame ! Tu m’en demandes trop : j’ai cherché les dispositions les meilleures, et l’affaire n’était pas commode ; en rentrant de l’Élysée, hier soir, après le banquet, je me suis attelé à la besogne ; j’ai travaillé toute la nuit. Nous aurons dix buvettes, et de l’élixir pour deux mille personnes environ. Un premier jour, tu m’avoueras que ce n’est pas mal. Demain, on fera mieux.

— Que me chantes-tu là ?… Demain ! Qui te parle de demain ? Il s’agit d’aujourd’hui, qui n’aura pas de lendemain ! Tu as lu les journaux, pourtant ?

— J’en avais bien le loisir…

— Et tu ne sais rien de ce qui se passe dans Paris ?

— Ma foi, non. Qu’y a-t-il ?

— L’émeute, ou la révolution, peut-être !

— Bah ! En l’honneur de quel saint ?

— De toi, malheureux !

— De moi ?

— Écoute la rue, espèce d’Archimède ! Tu ne l’entends donc pas, la rue ?

— J’ai vu, cette nuit, les sans-travail qui faisaient queue devant la grille, sans doute avec l’espoir de vendre leur rang à des bourgeois cossus : ils ont échangé quelques coups de revolver pour agrémenter les ténèbres.

— Ne ris pas ! Ce n’est pas le moment, et dépêche-toi de comprendre. Tout Paris est sur pieds. La grève hémérale est déclarée. On ne veut pas de l’élixir, on ne veut pas de la longévité, on ne veut pas de toi !

— Hein ?

— Tu es l’ennemi public, le perturbateur universel ! Et comme si ça ne suffisait pas, tu es le péril national, l’agent de l’Allemagne, l’Alboche ! La cocarde tricolore est un signe de ralliement contre toi. On est patriote quand on te déteste. Voilà où nous en sommes ! Elle est raide !

L’inventeur tendit une main lente vers le tas des journaux.

— Oui, dit l’autre, regarde ça, pour t’édifier, mais le temps presse.

Auguérand déploya une feuille, et il la parcourait, sceptique d’abord, puis stupéfait, lisant des titres ou des phrases au hasard, les yeux écarquillés ; et tout à coup il devint rouge de honte :

— Oh ! Thismonard !… La jeunesse des écoles ?…

— Elle a commencé le mouvement.

— Les ouvriers aussi ?

— Tu travailles pour l’exploiteur.

— Et les fonctionnaires… L’armée !

— Tu entraves les avancements.

— On leur a monté la tête. On a mené cette campagne… Qui ? Mes confrères ?

— Personne. Elle se fait toute seule.

— Voyons, voyons… Je m’y perds. C’est de la folie pure.

— Folie ? Sagesse ? J’en viens à me demander qui a raison, eux ou toi.

Auguérand se laissa tomber sur un fauteuil.

— Cinquante ans j’aurai travaillé, et travaillé pour eux… Car tu le sais, toi, mon ami, à quelle visée je m’obstinais, et que je n’ai voulu ni leurs bravos ni leur argent… Tu m’as vu à l’œuvre, tu suivais ma pensée de tous les jours et mon effort de toute la vie… Pour devenir à la fin, quoi ? Un malfaiteur !

— Tu l’es ! Ta découverte est gênante pour l’immense majorité des intérêts individuels ; donc, on la supprime, et toi du même coup, si tu résistes.

— Ah ! leur justice…

— La question n’est plus là, ou n’y est pas encore. On parlera de justice sur ton cercueil et dans les livres. En attendant, du nerf, et sois digne de toi ! Pour l’instant, il s’agit de parer le coup. On marche sur Neuilly. À cette heure, les étudiants se mettent en route, bannière en tête.

Auguérand froissa le journal, le jeta sur le parquet et se dressa.

— Hardi, Patrice ! Je t’aime mieux ainsi. Tu te ressembles davantage.

— Tu disais qu’ils marchent sur Neuilly ?

— Pour manifester, rien de plus. Mais ne t’y fie pas. Ils sont trop. Tant d’hommes réunis ont besoin de gestes brutaux. Gare la casse !

— Une poignée de braillards, en somme…

— Des centaines de mille !

— Mais, la police…

— Grève hémérale : pas de police ! D’ailleurs, le gouvernement ne se compromettrait pas pour toi.

— Le Président et les ministres se sont montrés délicieux, hier soir, et même à l’excès, car leurs éloges m’ont plutôt écrasé.

— Hier !… Le vent a tourné. On te lâche. Tu es l’Alboche. Et puis, qu’est-ce que les brigades de la Sûreté pourraient contre une telle avalanche ? Il y faudrait la troupe, qui s’associe à la grève. N’attends plus rien de personne. Tu es seul.

— Ça ne me changera guère…

— Ce qui va changer, c’est la situation. Il faut que tu en perçoives toute la gravité. Voici. Écoute bien. La file des sans-travail s’allonge jusqu’à l’ancienne porte Maillot. Là, on s’écrase : un barrage d’hommes et de roues. Toutes les voitures de Paris encombrent l’Étoile et les douze avenues. La province arrive en auto, en aéroplane. La pelouse de Gare-Aviation, à Longchamp, est toute blanche d’ailes. Par bonheur, le Métro, le Tube et le Fil sont arrêtés. Par bonheur aussi, les étudiants partent trop tard ; ils ne pourront pas te joindre : autant de gagné.

— Et tous contre moi, tous ?

— Non, mon ami, mais cela revient au même. Raisonne un peu. Tu as pour toi, dans la cohue, les pauvres vieux qui poussèrent la candeur jusqu’à se lever avec l’aurore pour venir à ta fontaine ; ils sont bafoués, houspillés, bousculés, foulés aux pieds : on en fait des tapis. Contre toi, tu as les sans-travail, qui ne vendront pas leurs places, puisqu’on ne peut plus approcher : mécontentement et, tout de suite, fureur ; ils voudront se consoler avec une goutte d’élixir, et si tu n’ouvres pas les portes ils escaladeront les grilles. Dilemme : porte ou grille, et pillage.

— Bien…

— Restent ceux qui viennent par derrière, et dont les trois quarts sont tes ennemis ; leur hostilité de principe n’empêche pas qu’individuellement chacun d’eux serait fort aise d’emporter sous son bras un litre d’existence, et deux plutôt qu’un. Donc, par la brèche ouverte, ils entreront comme les autres et pilleront ce qui reste, s’il reste quelque chose, ce qui me paraît improbable.

— Improbable.

Auguérand tira sa montre :

— Moins sept, dit-il.

— Ta distribution d’élixir est annoncée pour neuf heures. Dans dix minutes, le parc sera envahi.

— Parfaitement, fit l’inventeur : dans dix minutes.