Les Macrobiens
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Le docteur Auguérand a fait une colossale découverte : il prolonge la vie au double, au triple de sa durée normale ! C’est du moins ce que prétend son ami Thismonard, qui depuis trente années l’aide dans ses travaux. Une Commission de savants a été nommée pour contrôler les expériences de l’inventeur, qui la reçoit à sa villa de Neuilly, le 24 juillet 1941 ; la séance a été ouverte à neuf heures et demie du matin. Au cours de la discussion, des dépêches successives sont lancées sur l’univers entier, qui attend avec anxiété les résultats de l’enquête officielle. Déjà l’authenticité de la découverte semble théoriquement établie par les deux pantogrammes qui viennent d’être affichés. Une foule énorme et passionnée s’agite devant les grilles de l’Institut Auguérand.


Troisième pantogramme affiché, 10 h. 38. — Thismonard conduit les commissaires à la ménagerie, comme si Auguérand ne daignait présenter lui-même ces exemples préparatoires. Chemin faisant, le cicerone expose que les animaux à courte vie ont été fort précieux pour l’étude de la cure, de son processus et de ses effets, puisque seuls ils ont permis d’établir, dans un laps de trente ans, la démonstration des existences triplées. Les cages sont aménagées avec un curieux souci de l’hygiène et de la quiétude ; on a observé, en effet, que la proximité des carnassiers suffit à abréger la vie des proies, en raison de la dépense nerveuse qu’occasionne chez celles-ci la présence du péril éventuel ; même remarque pour les mâles logeant à proximité des femelles. Toutes les cages sont munies d’un cartel mentionnant le pedigree de la bête, sa date de naissance, son régime, ainsi que la durée normale d’un individu dans cette espèce.

Citons au passage : chats, durée moyenne, 16 ans ; types obtenus, 32 ans ; coupés, 46 ans.

Vache, durée moyenne, 20 ans ; types obtenus, 52 ans.

Taureau, durée moyenne, 15 ans ; types obtenus, 32 et 34 ans, avec génisse trimestrielle ; bœuf, 45 ans.

Lièvres, 4 ans ; atteignent 12.

Lapins, durée, 4 ans ; impossible à mener au delà de 8 ans (lascivité irréductible).

Chiens, durée ordinaire, 20 à 24 ans ; impossible à mener au delà de 45 ans (cynisme).

Cerf, durée maximum, 40 ans ; impossible à mener au delà de 90 (excès annuel du souci génésique).

Rat, durée 4 ans ; atteignent 12.

Cochon, 20 ans ; types obtenus, 50 ; atteindront la soixantaine (réputation usurpée ; beaucoup plus chaste que ses homonymes de l’espèce humaine).

Cheval, durée, 35 ; types actuels, 60 ; donneront davantage.

Etc. La liste officielle et complète sera publiée ultérieurement.

Ce paragraphe du pantogramme provoqua de médiocres applaudissements : il ne passionnait guère que la Société protectrice des animaux, devenue d’ailleurs très influente en 1941, et les demoiselles âgées ; quant à la masse du public, elle appréhendait un peu de conclure à une assimilation parfaite entre les citoyens et les bêtes ; il faut dire aussi que des avantages si nettement marqués en faveur de la chasteté et même de la continence étaient de nature à refroidir l’enthousiasme des Français ; plusieurs hommes s’affichèrent gaiement comme hostiles à une cure qui réclamait de prime abord un trop sérieux sacrifice ; maintes dames ne craignirent point de les approuver à haute voix. À cette critique, les esprits modérés objectèrent qu’il serait loisible à chacun de ne pas tripler sa vie par les privations, mais simplement de la doubler en ne se privant de rien. Le petit commerce se montrait plein de confiance. Néanmoins, par une particularité assez typique, un vif mécontentement se manifesta à Marseille : la Canebière déclarait que le principe même d’une telle médication porte atteinte à la liberté de l’amour, et la Bourse baissa, tandis qu’elle continuait à monter partout ailleurs, notamment à New-York et à Londres, où la prime donnée aux bonnes mœurs ne pouvait manquer de recevoir une approbation officielle.

Quatrième pantogramme affiché, 11 h. 20. — Victoire ! Triomphe ! Le doute ne semble plus permis. Auguérand conduit la commission dans le sanatorium humain. Trente-trois sujets surprenants, hommes, femmes, tous munis de leur état civil dûment légalisé. La comparaison des actes de naissance avec l’aspect réel des personnages présente des contrastes inimaginables :

M. Léonard Latude (le conjoint du 14 juillet dernier), 71 ans, porte 45 environ.

Mme veuve Mathillat (la conjointe), 59 ans, porte 38 à peine.

Marguerite Bouldeboul, 83 ans, porte la soixantaine.

M. Alexis Perlot, 76 ans, n’en paraît certes pas avoir 50.

Mlle Andréa Froussotte, 56 ans, porte la trentaine.

Sa fille Jeanne, également célibataire, a 39 ans et semble en avoir 22.

Etc. La liste officielle et complète sera publiée ultérieurement.

Les sujets sont interrogés par les commissaires ; les demoiselles Froussotte sont auscultées ; les sujets mâles enregistrent leur force aux dynamomètres ; dans la salle d’hydrothérapie, Alexis Perlot, complètement nu, soulève des poids. La commission, visiblement impressionnée, reste cependant sur une réserve qu’on pourrait juger excessive. Legrand-Gauthier rompt enfin le silence et, d’une voix lente, mais catégorique, il affirme son émerveillement. Touposcoff objecte que la concordance des cas, tout en établissant une présomption en faveur du système, ne saurait encore être considérée comme scientifiquement probante. Letigre se déclare satisfait.

Thismonard fait observer ici que les résultats obtenus sont loin de représenter le maximum du possible, puisque le traitement n’a produit ses effets qu’à compter de l’époque où les sujets commençaient à le suivre. (Hilarité scientifique.) Tout ce qu’on a pu faire alors fut de les maintenir en leur âge, sans les rajeunir : les quinquagénaires sont restés quinquagénaires. « Un sujet qui se soumettrait à la cure dès la trentième année conserverait pendant un demi-siècle la vigueur de sa maturité sous toutes les formes. »

Touposcoff demande si la continence est indispensable à l’efficacité du traitement ; Thismonard le rassure en ces termes :

— La chasteté absolue étant contre nature, on ne saurait admettre ni même supposer qu’elle soit nécessaire, encore moins indispensable ; il ne faut que de la mesure : en ceci comme en toute chose, in medio stat virtus, la vertu se trouve au milieu.

— Juste au milieu ?

— Non, au juste milieu.

Une détente s’est évidemment produite depuis quelques minutes. Incident Graunerr : le célèbre professeur, qui jusqu’ici n’a pas articulé un mot ni donné aucune marque d’approbation ou d’improbation, prend la parole avec autorité et informe l’assemblée.

— Par dévouement pour la science, dit-il, je suis prêt à courir en personne « les risques de la cure ».

Thismonard réplique :

— Cet héroïsme, mon cher maître, vous sera compté, bien que tardif.

La riposte provoque de malicieux commentaires : on sait, en effet, que le professeur Graunerr atteindra en 1942 l’âge de sa mise à la retraite, et que d’ores et déjà plusieurs candidats briguent sa succession éventuelle ; son maintien dans les charges qu’il occupe produirait parmi les confrères d’assez nombreuses déceptions.

Le début de ce pantogramme avait secoué les masses d’une émotion profonde, mais la fin fut mal accueillie : le public se montra unanime à blâmer le journaliste qui mêlait ainsi le détail d’intérêts trop particuliers à la grande question d’intérêt général ; l’intrusion de telles mesquineries fut jugée inconvenante et tout à fait hors de saison.

— Qu’ont à voir les égoïsmes individuels dans un débat où se joue l’avenir de l’humanité ?

On ne se doutait guère alors de l’importance qu’allaient prendre les deux phrases de MM. Graunerr et Thismonard ni du formidable conflit qui venait de s’inaugurer à l’insu même des interlocuteurs. On ne devait comprendre que tout à l’heure la gravité sociale du problème imprévu qui se posait dans le monde. Pour le moment, l’émoi joyeux de la conquête primait toute autre considération : le pantogramme de onze heures vingt ne laissait plus de doute ; la question de principe apparaissait comme définitivement tranchée : la cause était gagnée pour le docteur Auguérand et pour l’humanité aussi. Une demi-heure après, tous les peuples de la terre publiaient l’énorme nouvelle :

La vie humaine est prolongée !

La Bourse de midi enregistra la hausse la plus forte du siècle. Les antipodes, qui se trouvaient au plein milieu de la nuit et qui attendaient anxieusement les dépêches, célébrèrent l’événement par des illuminations qui furent subites et générales.

Le pantogramme suivant, daté de midi dix, relatait en fin de séance une visite aux laboratoires :

— L’inventeur présente ses deux élixirs. Leur emploi est des plus simples : une fois par semaine, trois gouttes dans un verre d’eau, absorbé à jeun. Le prix de revient est presque nul (un franc vingt le litre d’élixir). M. Sigismond Ricardos, de l’Académie des sciences morales, calcule instantanément qu’au poids de cinq centigrammes par goutte et au chiffre de 156 gouttes par personne et par an, un litre suffit à la cure annuelle de 128 sujets : ce qui, pour chacun, porterait la dépense au total de 0 fr. 10 par an.

Interrogé sur ses intentions relativement à la vente du produit, le docteur déclare qu’il n’en veut point faire le commerce. Il livrera sa formule au Codex international, mais seulement à l’expiration de la trentième année, qu’il s’est assignée comme délai d’études, c’est-à-dire dans cinq mois. Jusqu’au 1er janvier 1942, afin d’éviter les analyses chimiques et les contrefaçons, il gardera le secret de ses formules, et aucune quantité d’élixir, si minime soit-elle, ne sortira de chez lui. En attendant, toutes les personnes qui en auraient le désir pourront se présenter à la clinique de Neuilly : une buvette sera installée à leur intention dans le jardin de la villa, et des verres d’eau y seront gratuitement livrés à la consommation immédiate. Il sera recommandé de la façon la plus formelle de n’absorber qu’un verre par semaine : l’abus du traitement présenterait de sérieux dangers.

La commission se déclare suffisamment éclairée. Le professeur Graunerr, étant à jeun, demande à commencer la cure aujourd’hui même. Docteur Auguérand lui verse trois gouttes de l’élixir jaune. Graunerr lève son verre avec solennité et, saluant du regard la docte compagnie, il articule :

— Je bois à l’avenir de la science !

— Au vôtre ! réplique une voix.

Sourires. Applaudissements. La séance est levée. La commission se réunira à l’Institut aujourd’hui, à trois heures, pour rendre ses conclusions définitives, qui d’ores et déjà se devinent. Auguérand reçoit de chaleureuses félicitations ; il reconduit les délégués. Échange de civilités, qui, cette fois, sont cordiales et franches.

Quand la grille du parc s’ouvrit pour la sortie des commissaires, une ovation tonitruante acclama Auguérand, qui se dissimula aussitôt. À Paris et dans les diverses capitales, le désintéressement de l’inventeur n’allait pas sans causer l’enthousiasme des uns, l’inquiétude des autres, la surprise de tous : il constituait un cas trop anormal pour qu’on ne s’en étonnât point, dans une époque essentiellement pratique, où toute invention représentait un capital et toute entreprise une affaire. Sans doute cet excès de générosité cachait quelque visée secrète ? Il n’en restait pas moins incontestable que le bienfait de la découverte allait être accessible à tous, pauvres et riches, sans distinction. Tous désormais, sauf accident ou maladie, auraient le moyen ou tout au moins l’espoir de demeurer sur terre pendant un siècle et demi ou deux siècles ! Le génie de l’homme venait enfin de conquérir la Durée, comme naguère il a conquis l’Espace !

— Hurra pour Auguérand !

Cependant la journée ne devait pas s’écouler sans alerte. À quatre heures, tandis que la commission siégeait à l’Institut, un câblogramme arrivait de Chicago à l’adresse du docteur, auquel il annonçait la constitution d’une société anonyme pour l’exploitation de sa découverte, et lui offrait vingt millions de dollars pour l’achat du brevet. Les différents services de la presse quotidienne étaient alors si méticuleusement organisés que cinq journaux reçurent copie de la dépêche avant que l’original en fût remis à son destinataire. Les boulevards furent informés en même temps que le docteur. Qu’allait-il décider, en présence d’une tentation si forte ? À cinq heures, on apprit qu’il refusait. À cinq heures quarante, la commission rendait son jugement formel, attestant la réalité des résultats obtenus par la cure et ne faisant de réserve que sur la composition chimique des élixirs, ignorée d’elle jusqu’au 1er janvier prochain. À cinq heures cinquante, le représentant d’une société londonienne, par surenchère à l’Amérique, offrait à Auguérand huit millions de livres sterling, soit deux cents millions de francs.

Le second refus du docteur porta au délire l’enthousiasme des populations. Dans toutes les langues, on se plut à reconnaître en ce noble geste le désintéressement proverbial du caractère français, qui n’avait point dégénéré. Partout on s’arrachait les éditions successives des feuilles. Toutes les villes s’agitaient dans leurs rues, les maisons étant vides, les ateliers abandonnés, les travaux suspendus. Des vieillards, que les acclamations saluaient au passage, exhibaient des faces épanouies de joie, comme si la découverte concernait exclusivement leurs personnes débiles, bien que pourtant elles dussent en profiter moins que les autres.

Puis, tout à coup, sur cette exubérance universelle, sur ces triomphantes certitudes, les grands journaux de sept heures tombèrent comme une chape de glace. La Raison venait de parler, toujours trop tard ! Une impression de dormeur qui s’éveille après un rêve fou, soudainement déconcerta les esprits encore hallucinés. Un malaise immense enveloppa le globe terrestre. Au fond des prunelles humaines, une inquiétude se levait. Le nom de Graunerr circulait en laissant derrière lui une traînée d’angoisse. De jeunes visages devenaient sombres, et l’on vit les vieillards rentrer hâtivement chez eux…