La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Chapitre 6

Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 30-35).


CHAPITRE VI


MŒURS ET COUTUMES


La vie normande se partageait entre le voyage de négoce, la pêche et l’élevage, mais la pêche était la base de l’existence, avec une large place pour la guerre et la piraterie.

L’Outillage. Les régions froides où habitaient les Normands étaient en général boisées. Les métaux y étaient peu ou pas exploités. Dans l’outillage et l’habitation, le bois domine.

Si les fondations de la maison et parfois le bas des murs sont souvent en pierres plus ou moins grossièrement taillées, le haut et la toiture sont en bois recouvert de mottes de gazons.

Le fer étant rare, le menu outillage est en bois, comme le mobilier.

Les Normands semblent avoir connu de bonne heure l’usage du cheval, mais les gros transports se faisaient surtout par bateaux.

Ils connaissaient le ski et la raquette à neige, qu’ils employaient pour circuler et surtout pour chasser. Leur armement ne diffère pas sensiblement de celui des autres peuples du Nord de l’Europe. Ils aiment à orner cet outillage et y font preuve d’un goût artistique développé et même un art décoratif qui n’est pas sans charme.

Les Mœurs. Leurs goûts sont d’ailleurs supérieurs à leurs mœurs, qui sont restées brutales. Les Sagas nous relatent, à chaque page, des meurtres, des tueries, des drames de vengeance auxquels les femmes ont leur part. On verra, dans la Saga, le massacre d’hommes et même de femmes, ordonné de sang-froid par Freydis, fille d’Eirik.

Les femmes font d’ailleurs montre de sentiments aussi vigoureux que les Vikinga, souvent fort beaux, mais parfois détestables. Le livre de Mme Williams donne quelques traits typiques que je ne puis m’empêcher de rapporter :

Gyda met comme condition de son mariage avec Harold aux beaux cheveux qu’il se rende maître de toute la Norvège.

Sigrid « la hautaine » tient ce surnom d’un drame d’amour. Poursuivie par deux prétendants dont les assiduités l’importunaient, elle les attire dans une maison, y met le feu et les brûle.

Hallgerda, dans la Saga de Njal, a fait massacrer ses trois premiers maris. D’où vendetta dont Njal et ses fils sont victimes.

Aud tient absolument à s’habiller en homme. Son mari répugne à ce travestissement et préfère le divorce. Elle le tue.

Un des plus beaux traits est donné par Thorberga, l’épouse de Njal. Son mari poursuivi par la vendetta est entouré dans sa maison à laquelle ses ennemis ont mis le feu. Il va mourir dans les flammes. Elle se jette dans le foyer pour mourir avec lui.

Un autre est fourni par Aud, la femme de Gisla. Gisla est traqué par ses ennemis. Il se réfugie dans une anfractuosité, dans la paroi d’une falaise. Auda, sa femme connaît sa retraite et les ennemis le savent. Ils lui offrent de l’argent pour trahir le secret. Aud refuse et voyant ces ennemis sur la bonne piste, elle défend héroïquement le chemin.

Ces exemples suffisent à prouver que la race possédait, non seulement une énergie farouche, mais aussi de belles qualités. Par ailleurs, les femmes suivaient généralement leurs maris dans leurs expéditions maritimes les plus osées et les aidaient aussi bien dans la vie journalière que dans les luttes les plus sauvages. Nous verrons le courage de Gudrid, dans la Saga de Karlsefni, au cours d’une attaque des Indiens.

Le goût du voyage est le penchant instinctif des Normands. Intrépides et audacieux, ils sont essentiellement nomades. Leur amour du négoce les pousse au mouvement, à l’aventure. De tout temps, ils furent des commerçants habiles. En général, ils partagent leur existence entre la vie à la ferme et le voyage de négoce (ainsi Bjarni dans la Saga d’Eirik). Ils n’hésitent pas à aller fort loin avec leurs navires, faire des échanges. Au besoin, ils seront même quelque peu pillards et pirates pour arriver plus vite à la fortune. Ils font du cabotage sur les côtes de la mer du Nord et de l’Océan. Ils auraient même poussé jusqu’en Afrique. Nous verrons que c’est ce goût du commerce qui dans une certaine mesure les poussera vers les côtes de l’Amérique.

À vrai dire, sous le commerçant, on retrouvera longtemps le guerrier de la horde. Dans son âme encore mal civilisée, la piraterie n’est pas une œuvre criminelle. C’est une forme de négoce où l’audace et le courage excusent le meurtre et le vol. Au fait, nous sommes au xe siècle, les nations européennes ne sont pas encore tellement plus policées. Augustin Thierry nous dépeint les Francs, quelque peu antérieurement, sous des traits qui ne sont pas beaucoup moins barbares.

Qu’on veuille se souvenir des contes de l’an 1000, la fin du monde et ce qui s’ensuivit : les persécutions contre les hérétiques, les révoltes d’un peuple qui avait attendu la délivrance des souffrances des temps dans un élan mystique, révoltes qui furent noyées dans des flots de sang.

Le commerçant normand exportait des fourrures, de l’ivoire, de l’huile de baleine, de la laine, de l’ambre et souvent des esclaves. Ces esclaves, ce sont souvent les prisonniers faits au cours des expéditions de guerre ou de piraterie, à l’occasion même, ce seront les propres compatriotes du marchand.

Ils importaient dans les régions du Nord, les belles étoffes d’Orient, les tissus des Flandres, les cuirs d’Espagne, les vins de France, et en général, les produits manufacturés. Les échanges se faisaient suivant un certain code. Au milieu d’opérations guerrières ou de piraterie, une trêve se déclarait par signal convenu. Un bouclier tourné sur son côté blanc[1], bissé au bout du mât, ou mis en évidence en était le signal. On pouvait commercer en paix, tant qu’il était visible. L’affaire terminée, le bouclier était amené ou tourné du côté où se voient les dessins aux vives couleurs, gare au pillage, à l’attaque et au massacre, le commerçant est redevenu le pirate sans scrupule.

Le commerce avait ses routes déterminées, mais parfois fort difficiles à guivre et à reconnaître.

On a pu en identifier quelques-unes :

Une route maritime et fluviale : golfe de Finlande, Néva, lac Ilmen, Dniéper et mer Noire.

Une route fluviale et terrestre : Elbe, Oder, la vallée du Danube, les cols des Alpes et d’Italie.

Les grandes routes maritimes qui, par la Manche, menaient vers l’Espagne, et même, dit-on, l’Afrique.

Enfin, les grandes voies de l’Océan et l’Islande, puis le Groenland.

Les Normands, en dehors d’une géographie fort rudimentaire, devaient avoir sans doute des amers, des repères. Par dessus tout, ils jouissaient d’un sens profond des directions, qualité innée des primitifs. Ce sens leur était d’autant plus indispensable qu’ils n’avaient aucune connaissance scientifique et que la boussole était encore inconnue en Europe.

Sur terre, tout comme nos explorateurs, ils se servaient sans doute de guides. Leur système d’information était, paraît-il, remarquable [33]. C’est, nous le savons, un des talents spéciaux aux peuples germaniques. Sur mer, ils se dirigeaient d’après l’observation des astres. Ils les connaissaient d’ailleurs assez mal, ne savaient presque rien sur le système général. Ils faisaient de vagues observations astronomiques, sur la hauteur du soleil et la durée des jours.

Ces connaissances leur suffisaient pour faire des croisières qui étonnent encore par leur grandeur et l’audace qu’elles révèlent.

Hors de ces goûts marqués pour les aventures de mer, le pillage et le négoce, le Normand avait des goûts plus affinés. Nous avons parlé déjà de ses dispositions pour la poésie et même dans une certaine mesure pour la musique. Le peu de vestiges d’art qui restent, consistent surtout en bois sculptés et ils sont intéressants. Malheureusement, la matière en était fort périssable. Son architecture paraît avoir été simple, mais si l’on s’en rapporte à l’effloraison de l’art normand dans notre province de Normandie et dans certaines régions de l’Angleterre, on est amené à penser que les Vikings possédaient à l’état latent un substratum de brillantes qualités artistiques qui ne demandaient qu’à éclore.

Ils savaient distinguer et admirer les beaux tissus que Byzance produisait et dont se revêtaient volontiers les Jarls et les riches marchands. Les beaux cuirs d’Espagne que les Maures avaient importés étaient aussi des objets fort prisés. Il est probable que le marché de l’ivoire les avait amenés à estimer les merveilleux objets qu’on travaillait alors dans les Flandres.

En somme, malgré une civilisation rude et guerrière, le Normand montrait des qualités comparables à celles de la plupart de ses voisins, que n’avait point influencés essentiellement la civilisation gréco-latine.

LES CONNAISSANCES

Par contre, si ces qualités étaient déjà perceptibles, les connaissances scientifiques demeuraient très rudimentaires. L’astronomie, la science la plus immédiatement utile aux navigateurs, se bornait à quelques observations grossières. Les sciences naturelles étaient à peu près inconnues. L’histoire était plutôt un recueil de récits historiques, d’ailleurs fort goûtés par le peuple, et de racontars à l’usage des gens de rang plus élevé, qui pouvaient recevoir les voyageurs de passage et les faire causer sur les pays étrangers.

Enfin, la géographie était peut-être la partie des connaissances la plus avancée, du fait même de l’existence nomadique de la plupart des Normands. En tant que science, elle était rudimentaire, mais il semble que leur sens géographique était développé. C’était plutôt un flair de loup de mer, un instinct de navigateur à l’estime. Ce sens leur permettait de retrouver des régions lointaines sur des indications vagues et incomplètes, des descriptions d’aspect de terrains ou côtes, sans l’aide de croquis, de cartes où d’instruments. Entraînés par la bourrasque en plein Océan, dans les brumes de l’Atlantique nord, par la simple observation du vent et du soleil, grâce à ce flair, ils retrouvaient leur route même vers des contrées presque inconnues. Ce sens on le retrouve encore, quoique bien affaibli, chez nos pêcheurs côtiers.

Lorsqu’il était en défaut, le manque de connaissances scientifiques ne leur permettait pas de se répérer, et c’était le hasard qui menait l’aventure. Ainsi s’expliquent bien des erreurs et bien des légendes. De là, ces rumeurs, qui circulaient dans les foyers de marins, de terres entrevues entre deux tempêtes on ne savait au juste où. Mais les survivants en parlaient au retour, et l’imagination y poussant, elles se transformaient en des pays mystérieux, des contrées de tous les bonheurs ou de toutes les horreurs. Pays mythiques que les découvreurs, dans la souffrance ou la fièvre du moment, étaient incapables de situer et moins encore de retrouver.

La genèse de la découverte du Groenland sortit d’une aventure de ce genre. Un marin, Gunnbjorn, drossé par les ouragans, avait aperçu dans l’Ouest de l’Islande des îles inconnues. Rentré au port, sain et sauf, il avait raconté sa découverte.

De là aussi, ce mélange de contes fantastiques ou de légendes, à fond de vérité, peut-être, qui emplissent le moyen âge : les îles de Brasil, d’Antilia que chercha Colomb, les Sept-Cités, de Saint-Brandan, et tant d’autres. Légendes si tenaces qu’elles vécurent longtemps, même après que l’exploration de l’Océan fut achevée.


  1. La couleur du bouclier a souvent été discutée. Nous trouverons le terme bouclier blanc dans les Sagas du Vinland. Il est peu probable que les Normands aient eu un double jeu de boucliers ou bien, ils en avaient un par bateau, comme un signal de timonerie ; ou bien, et c’est ce qui semble le plus probable d’après les circonstances, les boucliers étaient peints de couleurs voyantes à l’extérieur, en blanc à l’intérieur. Le guerrier pouvait à tout moment faire le signal de paix ou le signal de guerre.