La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Chapitre 4

Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 20-25).


CHAPITRE IV


CIVILISATION NORDIQUE AU Xe SIÈCLE


Avant de passer à l’étude même de ces Sagas, il est utile de situer les faits dont elles traitent, c’est-à-dire de faire connaître les acteurs sur leur théâtre, dans leur siècle.

Le xe siècle fut dans le monde européen, la fin des âges barbares, et le commencement de l’évolution moderne, mais il est plus près des premiers que de la dernière.

Les peuples nouveaux, issus des grandes invasions, n’étaient pas encore dégagés de leur gangue et les vieux disparaissaient. L’empire romain agonisait à Byzance dans une voluptueuse décadence. Il avait laissé choir le flambeau civilisateur qui charbonnait, mais que d’autres mains allaient relever et rallumer.

En France, en Allemagne, Charlemagne l’avait déjà tenté. Mais trop tôt venu, il n’avait laissé que des successeurs incapables de poursuivre son puissant effort. En Angleterre, la lutte entre les anciens habitants déjà demi-civilisés et les pirates danois arrêtait tout essor. Le Nord était en proie aux luttes de clans, de roitelets, qui ravageaient autant les territoires de leurs propres sujets que les contrées étrangères.

L’intellectualité de l’Europe occidentale et centrale se cramponnait au christianisme, aux monastères, ultime refuge des hommes de quelque science. Par eux se transmettaient les traditions et les œuvres de l’antiquité. Ce fut, à la fois, un grand bien et un mal. Grand bien, parce qu’à ce foyer, la Renaissance, héritière des Grecs et des Romains prit l’étincelle créatrice. Mal, peut-être, parce que ce fut un moule uniforme où se perdit toute originalité, qualité que nous retrouvons si fraîche dans les cultures nordiques.

Les semences chrétiennes, c’est-à-dire gréco-latines, ne furent jetées et ne germèrent que plus tard dans le monde lointain du Nord-Ouest. Ce monde évolua donc plus longtemps sur lui-même et conserva par son isolement relatif son caractère propre, on serait presque tenté de dire jusqu’à nos jours. D’autres conséquences non moins remarquables furent : une organisation sociale très libérale, en Islande surtout ; un esprit plus ouvert au libre arbitre, dont on retrouvera l’influence lors de la Réforme.

Le christianisme s’y substitua au paganisme peut-être plus en surface qu’en profondeur. Les mentalités, et même dans une certaine mesure l’esprit religieux, restèrent plus qu’ailleurs attachés aux vieilles conceptions et le résultat fut une sorte de compromis entre les deux croyances.

Au reste, le paganisme nordique n’était point une doctrine d’anarchie, ni une évolution fruste de l’esprit religieux. La mythologie nordique correspondait dans ses grandes lignes aux mythologies primitives des Méditerranéens, avec lesquelles elle avait peut-être des attaches originelles lointaines. Comme les peuples-enfants, les Nordiques adorèrent d’abord les forces de la nature, sous leurs formes tangibles et naturelles, puis sous des formes plus abstraites et hiératisées et finalement sous des images humaines [33]. Suivant l’évolution ordinaire du mysticisme, l’ancêtre, l’homme célèbre par ses vertus ou les services rendus, fut divinisé après sa mort. À la fin même et ceci n’est pas particulier au Nord, de grands rois devinrent des divinités ou héros divinisés, tel le roi Olaf, fils de Gudrod[1].

Dans le Panthéon nordique, apparenté au Panthéon teutonique, apparaissent, plus ou moins honorés, suivant les endroits et les temps :

Thor, le dieu tout puissant du temps et du tonnerre, c’est le dieu dont le char est traîné par deux boucs, ses insignes sont : le marteau, le ceinturon de la force, et le gantelet de fer. Son fils est Balder, le beau, le lumineux, la plus blanche des fleurs.

Odin, le dieu de la guerre, « Allfader », le père de tout, ou « Valfader », le père du destin. Les guerriers qui succombent au champ d’honneur sont ses élus, ils deviennent « Einherjars ». Odin fut transformé plus tard en une sorte d’ancêtre de la nation scandinave.

Frey, qui symbolise la sagesse, dieu du soleil, de la pluie et des moissons ;

Njord, dieu du commerce ; Tyr, dieu des batailles ; Bragi, divinité tout à fait spéciale aux Scandinaves ; l’éloquence et la poésie.

Puis un certain nombre de dieux secondaires, comme Loki, une sorte de diable, malin et méchant ; Heimdal, le gardien du Walhall, qui détient Galgas ou Gyallar, la corne magique et le cheval Guldtopp.

Il y avait aussi, naturellement, des divinités féminines : Frigg, la destinée, qui habite le palais de Fensal ; Freyia, la beauté, l’abondance et la guerre ; Eir, la médecine ; Gegjon la vierge.

Comme les dieux de l’Olympe, les dieux scandinaves ont de scabreuses aventures, leur mentalité est souvent douteuse et le malin Loki le leur fait bien savoir, dans le festin d’Œgir[2]. « J’entrerai dans la salle, je porterai le bruit et le trouble parmi les Ases et je mélangerai leur hydromel d’amertume. »

Toutes les divinités sont issues de la race des Ases, nom qui s’étend parfois aux populations conquérantes qui envahirent le Nord de l’Europe dans les grands mouvements des peuples barbares. On retrouve dans leur théogonie l’expression de l’intellectualité religieuse issue des craintes et des espérances des primitifs, la peur des forces naturelles et le besoin de protection qu’elles engendrent, communes à la plupart des peuples à un certain degré d’évolution.

Le concept de la création du monde est fruste. Les fils de Boerr tuèrent le géant Hymer. Ils portèrent « le corps au milieu de l’abîme Ginnung et en firent le monde, son sang devint la mer et les lacs ; la terre fut faite avec sa chair ; les montagnes avec ses os ; les pierres avec ses dents et ceux de ses os qui avaient été brisés… Les fils de Boerr ayant pris le crâne d’Hymer, en firent le ciel et l’élevèrent sur quatre angles saillants supportés chacun par un nain. Voici leurs noms : Est, Ouest, Nord et Sud » [8].

C’est un rappel quelque peu grossier de conceptions cosmogoniques de civilisations plus méridionales.

L’idée religieuse, à vrai dire, était peu élevée. La croyance mal dégagée d’une âme survivant au corps s’accordait avec celle d’un Walhall. La vie se prolongeait d’une manière toute matérielle dans l’au-delà. Aussi entourait-on le défunt de ce dont il aurait besoin pour ses repas et sa vie nouvelle, et immolait-on sur sa tombe les êtres qui lui avaient été chers.

Au reste, le défunt, s’il avait été vaillant, devait jouir au Walhall d’une vie bien faite pour lui plaire « Le Walhall possède 500 portes et quarante. 800 Einherjars[3] peuvent en sortir de front quand ils vont combattre le loup. »

« Les Einherjars, tous les jours se lavent, prennent les armes, combattent, puis rentrent au Walhall et se mettent à boire. » « Les guerriers ont place au Walhall et à Vingolf où les Osenes remplissent les coupes. »

Les adorations, produits de la spéculation intellectuelle, se traduisirent matériellement sous des formes grossières. Les images frustes furent d’abord placées en plein air. Dans la suite, on les abrita dans des temples. Objets d’un culte primitif libre et direct, les images, qu’accompagnèrent plus tard les autels, demandèrent bientôt un clergé qui resta d’ailleurs longtemps très simple et laïque.

Les images, fort rustiques du début, rappellent les poteaux totémiques d’autres civilisations fort lointaines et différentes. C’étaient dans des troncs d’arbres, des symboles grossièrement taillés. Puis l’art se développa et l’informe figure devint une sculpture souvent très artistique.

Dans le mobilier domestique, certaines colonnes représentèrent l’image sainte du foyer. Elles étaient placées près du fauteuil d’honneur où le maître de maison s’asseyait pour recevoir ses hôtes. L’adoration était accompagnée, au début surtout, de sacrifices d’animaux et même d’hommes, en nombre parfois considérable. On retrouve dans l’histoire scandinave, comme dans l’histoire hébraïque ou l’histoire grecque archaïque, le sacrifice d’enfants par le père, pour attirer la bienveillance divine[4]. Le rite sacrificatoire dura fort avant dans l’histoire religieuse du Nord.

L’absence d’un clergé particularisé est le point le plus particulier qui explique la facilité de certaines révolutions religieuses d’ailleurs bien postérieures. À l’origine, tout homme libre pouvait élever un autel et y exprimer son adoration. Lorsqu’on en vint à l’imploration en commun et qu’on éleva le temple de la communauté ou de la nation, un homme libre, parfois même un esclave délégué, fut chargé du temple et des sacrifices. En général, c’était le chef du clan ou de la communauté ou le donateur du temple. C’était le « godi »[5].

La nature sauvage et rude du Nord avait marqué une empreinte profonde sur les esprits des hommes. La crainte des colères de la nature avait glissé dans leurs âmes cependant fortement trempées une sorte de mysticisme craintif.

Comme nos Bretons, ils croyaient à des esprits tantôt malfaisants, tantôt bienfaisants, ce sont les Valkyries, qui savent les noms des guerriers qui tomberont, les « trolls » et les « nykar » et leurs antinomiques, les « disir » bienfaisants ; diablotins nains ou géants. À ces superstitions se mêlent des fables antiques et plus qu’ailleurs les histoires de spectres ou de revenants.

Par nature, par atavisme peut-être, le Normand était fataliste, non à la façon négative orientale, qui l’eût rendu faible, mais fataliste d’un genre très particulier. Il ne craint rien et son audace n’a pas de bornes, puisque la volonté des dieux a écrit le destin de chaque homme et qu’avant l’heure fatale, rien ne peut modifier ce que la divinité a résolu.

« Je ne crains ni dards, ni javelots. En cela comme en toute chose, la destinée à laquelle Odin lui-même doit céder, règle et gouverne. » Ainsi s’exprime un des héros dans un roman tiré de la Jomsvikinga Saga[6].

Ce fatalisme agissant était un des leviers les plus puissants des audaces déconcertantes de ces gens du Nord, à qui rien ne semblait impossible, ni même redoutable. « C’est, écrit. »

Il explique aussi le désir assez naturel de connaître la destinée. D’où la vogue des voyantes et autres diseurs de bonne aventure. La devineresse est honorée à l’égal d’un hôte de marque. Il n’y a pas de vrai festin sans elle. Elle est un des attraits de la fête, chacun l’interroge et cherche à la faire parler. Nous trouverons une scène de ce genre dans la Saga de Karlsefni, et elle semblera bien plus naturelle après cette courte étude de la mentalité de nos héros sur ce point.


  1. Roi de Norvège.
  2. Eddas de Soemund. Le Festin d’Œgir [8].
  3. Les Einherjars sont les « élus ».
  4. Sacrifice du fils du « Jarl Haakon », dans la Jomsvikinga Saga.
  5. De « God » dieu.
  6. De C.-W. Dasent, Les Vikings de la Baltique.