La Découverte de l’Amérique/Vieille France

L’Éventail, chez Kundig (p. 93-115).

VIEILLE FRANCE

À Rosita Matza.
Au docteur Achille Matza.

Il faut vous dire, Monsieur le Docteur, que je ne suis jamais sortie de la petite ville que j’habitais et je la trouvais bien grande quand il fallait en faire le tour, une fois l’an, au premier janvier, en accomplissant mes devoirs de civilités, car, malgré que j’y fusse relativement pauvre, j’avais des idées sur la politesse que l’on pratique encore dans nos provinces. Vous me traitez de folle… mais on avait aussi des égards pour moi, la vieille demoiselle ; si je ne suis point mariée, c’est peut-être à cause de ma situation de fille comme il faut qui n’entend rien ni ne veut rien entendre du monde moderne.

J’ai donc toujours vécu dans ma maison de la rue Verte où l’herbe pousse entre les pavés, une rue douce aux pieds comme du velours. Ma maison ne possède pas d’yeux par devant. Les volets de sa façade, soigneusement clos, laissent entrer assez d’air pour que, les fenêtres ouvertes, on puisse respirer ou faire le ménage. Julie, ma bonne en tient les vitres nettes. Julie est une personne raisonnable qui me sert depuis vingt ans, sans toucher ses gages, que je place pour elle, remplie de prévenances les plus désintéressés (elle ignore la clause de mon testament qui la concerne), et elle ne s’est pas établie pour demeurer avec moi. Oh ! je sais qu’elle a ses manies ! Elle boit son café trop sucré — moi, je l’aime un peu amer, — elle ne laisse pas assez de jus à son poulet quand elle met à rôtir. Je lui demande : « Pourquoi ne pas ajouter le demi-verre d’eau ? » Elle me répond : « L’eau durcit la viande, Mademoiselle le sait bien. » Il faudrait faire chauffer l’eau. C’est l’eau froide, ajoutée au dernier moment, qui racornit la peau du poulet, mais vous devinez qu’il y a un brin de paresse dans son cas ? Puis, elle aimerait mieux mourir de faim que de manger du bouilli, les jours de pot au feu. Nous sommes obligées de le donner aux sœurs avec les marcs du philtre. Ces jours-là Julie s’offre un œuf et je lui dis, chaque fois, histoire de lui faire sentir son gaspillage : « Qui prend un œuf peut prendre un bœuf ! » et elle me répond : « Au contraire, Mademoiselle, je laisse le bœuf. » …Elle ne manque pas de finesse, allez, tout en restant parfaitement l’inférieure. Ainsi, l’été, nous travaillons ensemble au ravaudage des bas dans le jardin. Eh bien, elle s’assied sur un petit banc, très mal commode, pour ne pas être sur le même rang que moi qui suis dans le fauteuil canné.

Le jardin ? Je vais vous l’expliquer, Monsieur le Docteur… c’est également une cour. Je l’ai voulu conserver tel que mon grand-père l’a arrangé. Il prétendait qu’un jardin, c’est dehors, et qu’on n’a pas ses aises quand on est dehors. Les voisins regardent par-dessus la haie, ils coupent vos arbres quand ils les gênent, les enfants dénichent les oiseaux. Et il a fait dépaver la moitié d’une cour pour y planter des fleurs, des arbustes tout autour du tilleul centenaire qui nous fut vendu avec la maison sous Napoléon Ier. La cour est fermée par des immeubles de trois étages dont les murailles, sans soupirail ni lucarne, sont tapissées de lierre. Pas de vent, pas de bruit, pas trop de soleil, et le tilleul, si énorme soit-il, a l’air dans un pot. Nous avons, en outre, une superbe collection de fuchsias, Monsieur. J’en taille un, blanc à cœur violet, en pavillon chinois. Il me donne beaucoup de mal, il faut me baisser des heures entières, brandir un sécateur, arme dangereuse ! Enfin, nous sommes là chez nous mieux qu’au salon et on ne nous inquiète pas par de malsaines curiosités. Les grilles, sur la rue, sont garnies de tôles jusqu’à la hauteur de la couronne comtale qui timbre notre porte cochère, et quand le notaire vient pour mes petites rentes, il ne tire même pas le cordon de la sonnette ; il met ça dans la boîte aux lettres parce qu’elle ressemble à un coffre-fort. Nous ne recevons aucun journal. Personne, hélas, ne m’écrit. L’hiver, on se calfeutre. J’ai posé moi-même des bourrelets aux portes principales et la neige les double à l’extérieur. On entrebâille seulement le guichet pour le pain. Nous possédons, Dieu merci, de quoi vivre sur nous : poulets, lapins (j’ai horreur de la viande rouge), conserves de porcs et de légumes, de bonnes confitures… Ah ! Monsieur, c’est… c’était le paradis !

Lorsque je devins sourde, après de terribles douleurs névralgiques, ma bonne Julie me fit remarquer que nous n’avions pas besoin de nous entendre pour nous comprendre ; nous allions toutes les deux, à distance respectueuse de son côté, comme les deux roues d’un cabriolet. On ne se rencontrait pas : on se complétait et la roue gauche n’avait pas besoin de savoir ce que faisait la roue droite, puisque le même train nous permettait de vivre. L’ouïe m’est en partie revenue ; si je ne saisis pas toutes les syllabes, je perçois les phrases coutumières en les devinant. On n’a qu’à m’adresser des signes d’intelligence quand il s’agit de choses graves. Mes yeux sont encore bons. J’enfile une aiguille à repriser sans lunette. Je lis mon paroissien facilement, d’autant mieux que je le connais par cœur. Ma dévotion, je confesse, n’est pas extrême. J’aime à honorer mes morts à la Toussaint. On risque un tour de cimetière en passant par les remparts pour ne pas attirer l’attention sur nos bouquets et on va à l’église, le plus matin possible, en évitant les commères bavardes. J’ai ma chaise près de ces dames du Saint Cordon, mais je n’entre plus en conversation avec elles, car elles m’ont froissée en m’étant la dignité de présidente sous prétexte que je n’allais jamais aux processions. Julie m’a soutenu que la société avait été dissoute après l’interdiction des processions publiques ; moi, j’ai ma tête aussi et je n’ai pas ajouté foi à ce pieux mensonge. D’ailleurs, je crois pouvoir aller à Dieu sans passer par tant de réunions mondaines, y compris les messes en musiques.

Il faut avouer que je redoute les émotions. J’ai probablement une maladie de cœur dont je vais mourir, dont ma mère et ma grand’mère sont mortes dans un âge avancé. (La vieillesse, sans ces accidents, serait une sinécure !) Oui, Monsieur, j’ai le cœur qui chavire facilement ; j’en ai ressenti les effets, pour la première fois, en 1870, alors que j’étais déjà une vieille fille ayant coiffé Sainte Catherine, et pourtant ma mère, une créature de résignation s’il en fut, m’avait appris à dominer mes nerfs en présence des étrangers, surtout de mon père qu’elle redoutait à l’égal du feu. Un matin, je rencontrai un officier, un Prussien, qui me demanda, d’un ton très poli, le chemin de la caserne Saint-Hilaire. Je crus m’évanouir. Je savais qu’ils étaient dans la ville, mais je ne pensais pas avoir à m’en occuper, puisque la guerre ne regarde que les militaires. Je rentrai chez nous avec une palpitation douloureuse, laquelle ne m’a jamais absolument quittée. J’en retrouve tous les symptômes chaque fois que je franchis ce tournant de la rue Verte où il y a justement un pharmacien à qui je donne la cueillette de mon tilleul pour le règlement de mes ordonnances. Ah ! cet officier prussien ! J’eus l’occasion de me le rappeler souvent, au moins à l’état de fantôme, car, tous les prétendants au trône de France s’étant récusés, on ne peut plus faire la guerre, béni soit Dieu ! Oh ! ce n’est pas que j’aime la République, seulement je préfère le calme aux aventures glorieuses… et la République est de trop petite maison pour tirer l’épée, n’est-ce pas, Monsieur ? Je m’écarte beaucoup de mon sujet, Docteur. Vous allez croire que je radote. Cependant je voudrais vous prouver l’honorabilité, la tranquillité de toute ma vie. On m’a ramassée dans la rue, moi, qui devais finir dans mon lit, le lit de tous mes parents, où ils sont nés, où ils ont trépassé, un lit qui date de Louis XIII, Monsieur ! Je comprends que vous ayez de la méfiance…

Les années se sont succédées pour moi comme les pages du même livre qu’on lit, au matin, en épelant, au soir en tâtonnant, ou dans la nuit en rêvant, et c’est toujours le même livre, la même histoire, qui vous endort peu à peu du sommeil éternel. Je crois, Monsieur, que nous nous anéantissons surtout sous le poids de nos habitudes. Maintenant, je cherche l’endroit de ma fin et il me semble que l’on a brusquement arraché des pages, c’est un chapitre perdu !

J’ai tâché de tenir ma demeure en bon état, selon les usages locaux, d’habiter bourgeoisement la maison de mes ancêtres. J’y ai eu quelques difficultés ; la toiture ayant eu besoin d’une réparation du côté d’un voisin grincheux, je fis venir les ouvriers. Ah ! Monsieur, ils se mirent à chanter une atroce chanson où il était question d’égorger des enfants et des femmes, où on entendait rugir de féroces soldats. Et ils allaient, ils allaient… à coups de marteau sur ma tête. Julie me dit que cela se chantait depuis longtemps à Marseille, le 14 juillet ; j’en eus la fièvre bien que je n’eusse pas tout entendu et j’ordonnai qu’on laisse là ma réparation, puisque l’on ne peut pas trouver d’ouvriers convenables. Depuis il a toujours plu sur un coin du grenier dont les planches pourrissent et le voisin a déménagé à cause de l’instabilité de ma gouttière, ce qui est une compensation.

J’ai eu aussi le chagrin de voir s’émietter les fleurons de la couronne de ma porte cochère, si rouillée qu’on n’ose pas la redorer de crainte de la détruire complètement. On me croit avare, Monsieur ! Je suis prudente et j’ai horreur des cris, n’ayant pas l’oreille tellement dure. Une restauration, c’est toujours du désordre, prenez-vous-y comme vous voudrez !

J’arrive à cette singulière épidémie qui m’a jetée dans votre hôpital où vraisemblablement je vais languir loin de Julie dont les soins me sont si nécessaires, soit dit sans vous offenser, Docteur. Les premières nouvelles m’en parvinrent avec le curé de ma paroisse, l’abbé Corentin. Il ne franchissait jamais mon seuil, parce que je n’ai pas un renom de dévote et que je n’aime guère les quêtes à domicile. Il vint chez moi en grande cérémonie. Julie multipliait les signes derrière sa soutane. Je saisis qu’il demandait des prières ou de l’argent pour une œuvre pressante. Il élevait la voix pour prononcer le nom de Jésus-Christ ou de son vicaire, Notre Saint-Père le Pape qui venait de mourir. (Cela fera trois papes que j’aurai vu partir et je n’ai que soixante-quinze ans !)

Julie s’exaspérait, répondait sur un ton de moins en moins respectueux — elle déteste qu’on m’importune — et elle offrait, de sa poche, cinq francs en pleurant de rage, car elle a une pointe d’avarice : « Juste ciel !… m’écriai-je, le pape aurait-il besoin d’une messe ? » Le curé leva les bras, les baissa, puis s’en alla tout décontenancé, pendant que Julie, son sacrifice consommé, s’essuyait les yeux. À partir de ce jour-là, ce fut fini de notre repos. J’appris que les poulets et les lapins de notre clos s’étaient sauvés mystérieusement. Il faisait une chaleur excessive et, malgré le ciel radieux, on entendait gronder des orages lointains. L’automne s’annonçait magnifique et rien, cependant, ne s’accomplissait normalement. On manquait de plus en plus de bras pour l’agriculture, sans doute, car je ne voyais plus passer de gauleurs dont la gesticulation m’amusait si fort dans ma rue tranquille, voisine des champs.

Quand je voulus boire du cidre doux selon ma coutume, Julie m’expliqua qu’on ne pouvait plus cueillir les pommes et que les branches cassaient sous le poids des fruits. Comme un matin elle causait, de sa fenêtre, avec une marchande de beurre, j’entendis distinctement que celle-ci disait : « …des milliers de morts ! » Julie ferma furieusement sa fenêtre, craignant certainement le mauvais air. Questionnée elle répondit des choses troubles en clignant des yeux. Lorsque je voulus sortir pour aller à l’église prendre langue, elle me retint, joignant les mains de la plus touchante façon. Je devins sa prisonnière. Imagina-t-elle que l’épidémie pouvait nous épargner au fond de nos caves qui sont spacieuses et très propres ? J’ai vécu là, Monsieur, près d’une semaine, à moitié enfouie sous des oreillers et ne buvant qu’une gorgée de vin pur quand j’avais soif, parce que Julie pensait, je suppose, que l’eau de notre fontaine était contaminée…

Mais un soir que l’on voyait, par les cinq trous de la grosse porte ferrée de gros clous, une grande illumination, peut-être le soleil couchant, je suis sortie, je lui ai échappé durant qu’elle préparait notre souper. J’avais formé le dessein d’interroger notre vieux pharmacien, au tableau noir, lui l’homme des remèdes infaillibles contre les maladies de la peau. Alors, je franchis ma grille d’honneur pour la première fois depuis près d’un an et je traversai la rue Verte. Ce n’était plus la rue Verte, Monsieur, c’était la rue Rouge ! Il y avait des brasiers à chaque seuil et on y jetait des cadavres, des cadavres qu’on ne pouvait plus enterrer. On voyait pêle-mêle, des enfants et des vieillards, des femmes, beaucoup de femmes, mais point d’hommes jeunes. Tous ces corps étaient habillés, quelques-uns de vêtements en lambeaux, tellement on les avait vite enlevés pour les lancer là-dedans ! Et les mouches, les sales mouches à viande, bourdonnaient autour. Des animaux domestiques galopaient en liberté : des chevaux, des bœufs, des moutons. Des gens couraient, les bras en l’air, comme pour se protéger la tête, et il faisait terriblement chaud… si bien que, sortie en marmotte, je dus ôter ma coiffure malgré qu’il ne fût point décent pour moi de me promener en cheveux.

Je compris enfin que ma trop fidèle servante m’avait caché la vérité, redoutant à mon endroit les effets de l’émotion, sinon le choléra ou la peste.

Comme je passais devant ce pharmacien que je voulais consulter, je vis venir vers moi une espèce de sergent de ville, à ce même coin de rue où, jadis, j’avais rencontré cet officier prussien de 70. Il donnait des ordres, criait des choses que je n’entendis pas, toute préoccupée que j’étais par l’étrangeté de son uniforme, un costume grisâtre que je ne connaissais pas encore aux gardiens de la paix de notre pays. Je tombai, brutalement frappée à mon tour, victime de cette singulière épidémie qui fauchait tout le monde. Il me sembla que ma poitrine se fendait sous les crocs d’une mâchoire d’acier, que mon ventre éclatait…

Et il me paraît, à présent, que je n’ai plus de corps, que je vais m’élancer dans l’espace ; je ne me sens plus reliée à rien. Pauvre Julie ! Elle est peut-être morte aussi, en courant après moi…

Non, Monsieur, je ne suis pas folle, je ne radote pas. Il est inutile de me répéter que c’est la guerre. Quand on fait la guerre, on tue les soldats, on ne tue pas les femmes, les enfants et les vieillards. Il s’agit bel et bien, d’un fléau envoyé pour nous punir, pour me punir, moi, de mon égoïsme…

…J’aurais dû sortir plus tôt de ma vieille maison !