La Décomposition de l’armée et du pouvoir/9


Le général Markov.




CHAPITRE IX

Le général Markov


Les fonctions de quartier-maître du Grand Quartier étaient si variées et si complexes qu’il fallut créer, à l’instar des armées étrangères, un poste de deuxième Général-quartier-maître en ne chargeant le premier que de ce qui concernait, d’une façon directe, la conduite des opérations.

J’appelai à ce nouveau poste le général S.-L. Markov qui lia son sort au mien jusqu’à sa mort glorieuse à la tête d’une division volontaire ; cette division prit ensuite son nom, devenu légendaire dans l’armée volontaire.

Au moment de la déclaration de la guerre, il était professeur à l’école militaire supérieure (Académie de l’État-major) ; il fit la guerre dans l’état-major du général Alexéiev, ensuite dans la 19ème division et, enfin, en décembre 1914, entra comme chef d’état-major à la 4ème brigade de tirailleurs que je commandais alors.

Il arriva dans notre brigade inconnu de tous et inattendu : j’avais demandé à l’état-major de l’armée un autre que lui. À peine arrivé, il déclara qu’il venait de subir une petite opération, était encore souffrant, ne pouvait monter à cheval et, par conséquent, n’irait pas aux premières lignes. Je fis la grimace, les officiers de mon état-major se regardèrent. Il était évident que le « professeur »[1] ne pouvait convenir à notre « campement des Zaporogues… »

J’allai avec mon état-major rejoindre mes tirailleurs qui menaient un combat acharné devant la ville de Frichtak. Le contact avec l’adversaire était considérable, le feu violent. Soudain, nous fûmes couverts de plusieurs vagues de shrapnells. Qu’y a-t-il ? Et voici que nous voyons arriver, devant la chaîne des tirailleurs, Markov, installé dans une énorme calèche à deux chevaux, et qui riait d’un air taquin :

« Je m’ennuyais à la maison. Je viens voir ce qui se passe ici. La glace était rompue, et Markov prit la place qu’il méritait dans la famille de la « division de fer ».

J’ai rarement rencontré un homme aussi épris des choses militaires. Jeune[2], enthousiaste, sociable, possédant le don de la parole, il savait se rapprocher de tous les milieux — des officiers, des soldats, de la foule parfois hostile, — et les gagner à sa profession de foi, droite, claire et incontestable. Il se retrouvait fort bien dans la situation militaire et facilitait grandement ma tâche.

Markov avait un trait particulier : la droiture, la franchise, la véhémence avec lesquelles il attaquait ceux qui, à son avis, ne montraient pas assez de connaissances, d’énergie ou de courage. Il en résultait la dissemblance des sentiments qu’il inspirait : tant qu’il était à l’état-major, les hommes lui témoignaient soit de la froideur (dans la brigade) soit même de l’hostilité (durant la période où l’Armée Volontaire se trouvait à Rostov). Mais à peine Markov se mêlait-il aux combattants, qu’il suscitait des sympathies (les tirailleurs) et même de l’enthousiasme (les volontaires). Les troupes avaient leur mentalité à part : elles n’admettaient pas de blâme violent venant de Markov, officier de l’état-major ; mais Markov compagnon d’armes, — dans son éternelle vareuse de fourrure, avec son képi rejeté en arrière, brandissant son invariable « nogaïka », dans une chaîne de tirailleurs, sous le feu violent de l’adversaire, — ce Markov-là pouvait être aussi violent que possible, pouvait crier, injurier ; ses paroles inspiraient du plaisir aux uns, de l’amertume aux autres, mais, toujours, elle inspiraient le désir sincère de se rendre digne de l’approbation d’un tel chef.

Je me rappelle une période difficile de la vie de la brigade, — en février 1915, dans les Carpathes ([3])… La brigade, très avancée, est à moitié cernée par l’adversaire, qui commande les hauteurs et fait feu même sur des hommes isolés. La situation est intenable ; nos pertes sont lourdes, et il n’y a aucun avantage à nous laisser sur ces positions ; cependant la 14ème division d’infanterie, voisine de nous, informe l’état-major : « Le sang se fige dans les veines à l’idée que nous abandonnerons ces positions et qu’il faudra ensuite reprendre les mêmes hauteurs qui nous ont déjà coûté des torrents de sang… » Ainsi donc, j’y reste. La situation, cependant, est fort grave et demande que l’état-major soit aussi près que possible des troupes ; je le transporte donc en première ligne, dans le village Tvorilnia.

Après avoir passé onze heures sur les routes boueuses et dans les sentiers des montagnes, arrive le comte Keller, commandant de notre détachement. Il se repose un peu à notre état-major.

— Eh bien, maintenant, allons visiter les lignes.

Nous nous mettons à rire.

— Il ne faudra pas aller loin ! On n’a qu’à sortir sur le perron, si toutefois, les mitrailleuses ennemies le permettent.

Keller partit, fermement décidé à retirer la brigade de ce guet-apens.

La brigade fond. Derrière nous, il n’y a qu’un méchant petit pont à travers le San. Notre sort en dépend : le San va-t-il grossir ? S’il grossit, il emportera le pont, et alors, plus d’issue.

En ce moment difficile le commandant du 13ème régiment des tirailleurs, le colonel Gambourtzev, vient d’être blessé d’une balle en montant le perron de l’état-major. Tous les officiers supérieurs sont hors de combat, il n’y a personne pour les remplacer. Je me promène, accablé, de long en large dans notre masure. Markov se lève.

— Excellence, confiez-moi le 13ème régiment.

— Je vous en prie, mon cher, avec joie !

Cette idée m’était déjà venue, mais j’éprouvais un certain embarras à en parler à Markov, de crainte qu’il ne s’imaginât que je voulais l’éloigner de l’état-major.

Depuis, avec son glorieux régiment, Markov marcha de victoire en victoire. Il avait déjà mérité la croix et les armes de Saint-Georges et, depuis neuf mois, le Grand Quartier ne confirmait pas sa promotion : son tour d’ancienneté, exigé par le formalisme rigide, n’était pas encore venu.

Je me rappelle les jours de la pénible retraite de Galicie, lorsque les troupes étaient suivies d’une foule désordonnée de gens affolés, incendiant leurs maisons et leurs villages, emmenant les femmes, les enfants, le bétail et les hardes… Markov était à l’arrière-garde et devait faire immédiatement sauter un pont à travers le Styr, si je ne me trompe, où se pressait une masse mouvante d’êtres humains. Ému par leur désespoir, au risque d’être coupé, Markov soutint un combat de six heures, défendant la traversée, jusqu’à ce que le dernier chariot eût franchi le pont.

Cet homme ne vivait pas, il brûlait dans un élan continuel.

Un jour, je perdis tout espoir de le revoir… Au commencement de septembre 1915, pendant la première opération de Loutzk, gloire de notre division, entre Olyka et Klevan, la colonne de gauche, commandée par Markov, rompit le front autrichien et disparut. Les Autrichiens reformèrent leurs lignes. Pendant toute la journée nous n’eûmes pas de nouvelles. À la tombée de la nuit, inquiet du sort du 13ème régiment, j’allai à cheval jusqu’au bord élevé d’un ravin d’où j’observai les lignes ennemies et les environs silencieux. Soudain, de loin, du fond d’une forêt épaisse, tout à fait en arrière des Autrichiens, retentirent les sons endiablés de la musique du 13ème régiment des tirailleurs. Je sentis mon cœur allégé d’un grand poids.

— Je me trouvais dans un tel imbroglio, racontait plus tard Markov, que le diable lui-même n’aurait pas su reconnaître où étaient les tirailleurs et où les Autrichiens. Et par-dessus le marché voici qu’il commençait à faire nuit. Je résolus d’encourager et de rallier mes hommes à l’aide de la musique.

Sa colonne mit en déroute l’ennemi, fit près de 2.000 prisonniers, s’empara d’un canon et poursuivit les Autrichiens fuyant en désordre dans la direction de Loutzk.

Enthousiaste, il avait souvent des sautes d’humeur, d’un extrême à l’autre. Mais si la situation devenait vraiment désespérée, il se maîtrisait immédiatement. En octobre 1915, la 4ème division des tirailleurs effectuait la fameuse opération de Tchartoriysk, après avoir rompu le front de l’adversaire sur une étendue de 10 verstes et pénétré à plus de 20 verstes dans ses lignes. Broussilov, qui n’avait pas de réserves, ne se décidait pas à enlever les troupes d’un autre point pour utiliser cette rupture du front ennemi. Le temps passait. Les Allemands lancèrent contre moi leurs réserves venant de tous les côtés. La situation devenait difficile. Markov, qui se trouvait à l’avant-garde, me téléphone :

« Situation très originale. Je combats aux quatre points cardinaux. C’est tellement difficile que j’en suis tout joyeux. »

Une fois seulement je le vis complètement abattu. C’était au printemps de 1915, sous Premyszl, lorsqu’il emmenait hors du combat les débris de ses compagnies, tout inondé du sang du commandant du 14ème régiment, son voisin, auquel un éclat d’obus avait arraché la tête.

Personne ne se ménageait. En septembre 1915, la division se battait dans la direction de Kovel. Vers la droite opérait notre cavalerie, qui avançait avec hésitation et nous troublait en nous faisant parvenir des nouvelles invraisemblables sur l’apparition de forces importantes de l’adversaire en face de son front sur la rive même du Styr où nous nous trouvions. Markov en eut assez de cette incertitude. Je reçus de lui ce rapport :

« Je suis allé avec mon ordonnance faire boire nos chevaux au Styr. Jusqu’au Styr il n’y a personne, ni notre cavalerie, ni l’ennemi. »

Après une série de combats je demandai sa promotion au grade de général. Elle me fut refusée : il était trop « jeune ». Quel vice épouvantable que la jeunesse !

Au printemps de 1916, la division se préparait fiévreusement à rompre le front ennemi à Loutzk. Serge Léonidovitch Markov ne cachait pas son désir intime :

« De deux choses l’une : ou la croix de bois, ou la croix de Saint-Georges de troisième degré. »

Cependant, après des refus réitérés de sa part, le G.Q.G. l’obligea à accepter un « avancement » : on lui fit reprendre pour la deuxième fois le poste de chef de l’état-major de la division ([4]).

Après avoir passé quelques mois au front du Caucase, où l’inaction lui pesait, et, ensuite, comme professeur à l’Académie, rouverte à cette époque, Markov revint à l’armée et la révolution le trouva avec le grade de général, attaché au service du commandant en chef de la 10ème armée.

Au commencement de mars, une sédition éclata parmi la nombreuse garnison de la ville de Briansk. Elle fut suivie de massacres et d’arrestations d’officiers. Markov y fut envoyé pour rétablir l’ordre. Une grande excitation régnait dans la ville. Markov prononça plusieurs discours au Soviet des nombreux délégués militaires, et après de longues discussions tumultueuses, passionnées par moments menaçantes, obtint une résolution en faveur du rétablissement de la discipline et la libération des 20 officiers arrêtés. Cependant, après minuit, plusieurs compagnies armées marchèrent sur la gare pour en finir avec Markov, Bolchakov, et les arrêter. La foule était excitée au plus haut degré. La situation devenait dangereuse. Mais la présence d’esprit de Markov sauva tout le monde. Parvenant à couvrir le tumulte de la foule, il lui adressa un discours vigoureux. Cette phrase lui échappa :

— S’il y avait ici un seul de mes tirailleurs de fer, il vous dirait ce qu’est le général Markov !…

— J’ai servi dans le 13ème régiment, s’exclama un soldat dans la foule.

— Toi ?

Markov repoussa avec force ceux qui l’entouraient, s’approcha rapidement du soldat et le saisit au collet :

— Toi ? Eh bien, frappe ! La balle ennemie m’a épargné dans les combats. Que je tombe donc de la main de mon tirailleur !…

L’excitation de la foule éclata de plus belle, mais cette fois c’était de l’admiration. Et parmi les hourras frénétiques et les applaudissements de la foule, Markov et ses compagnons partirent pour Minsk.

Markov fut entraîné par le courant grossissant des événements et il s’adonna tout entier à la lutte, ne pensant jamais à lui ni à sa famille, tantôt plein de confiance, tantôt désespérant, aimant la Patrie, plaignant l’armée, qui n’a jamais cessé de tenir une grande place dans son cœur et dans son esprit.

Au cours de mon exposé je m’arrêterai plus d’une fois sur la personne de Serge Markov.

Mais je n’ai pas pu m’empêcher de satisfaire le besoin intime d’ajouter dès maintenant quelques modestes lauriers à sa couronne.

Cette couronne que deux amis fidèles déposèrent en juillet 1918 sur sa tombe.

Avec cette inscription :

« Il a vécu et il est mort pour le bonheur de la Patrie. »

  1. Plus tard encore, je l’appelai souvent ainsi en manière de plaisanterie amicale et en souvenir de son professorat à l’Académie.
  2. Tué au cours d’un combat dans l’été de 1918 à l’âge de 39 ans.
  3. Les positions près du mont Odril.
  4. Cette mesure d’ordre général était rendue indispensable par le manque d’officiers d’état-major, le fonctionnement normal de l’Académie ayant cessé. Avant d’obtenir le commandement d’une division, les colonels et les généraux devaient reprendre, dans des conditions spéciales, le poste de chef de l’état-major de la division.