La Décomposition de l’armée et du pouvoir/32


CHAPITRE XXXII

L’action de Kornilov et sa répercussion au front du Sud-Ouest.


Le 27 août, au soir, un communiqué du Grand Quartier Général me foudroya : le général Kornilov, généralissime, était destitué.

Une dépêche, sans numéro d’ordre et signée « Kérensky », prescrivait à Kornilov de remettre, provisoirement, le poste de généralissime au général Loukomsky et de partir pour Pétrograd sans attendre l’arrivée du nouveau chef suprême. Cette prescription était tout à fait illégale ; il n’était pas obligatoire de s’y soumettre ; en effet, le généralissime n’était, en aucune manière, subordonné au ministre de la guerre, ni au président du conseil, encore moins au camarade Kérensky.

Le général Loukomsky, chef de l’état-major, répondit au ministre-président par la dépêche n° 6406 que je reproduis ci-dessous. On nous en communiqua le contenu dans la dépêche n° 6412 qui fut adressée à tous les commandants en chef. Je n’ai pas conservé cette dépêche, mais Kornilov en a précisé le sens dans une de ses dépositions : « J’ai donné l’ordre, dit-il, de porter à la connaissance des commandants de tous les fronts ma décision (celle de ne pas transmettre ses pouvoirs et d’attendre que la situation s’éclaircisse) et celle du général Loukomsky.

Voici ce que disait la dépêche de Loukomsky, n° 6406 : « Tous ceux qui sont au courant des choses militaires ont nettement compris qu’il est impossible, dans la conjoncture actuelle, de réorganiser l’armée. Tant que des groupes sociaux irresponsables font et dirigent la politique intérieure, tant qu’ils exercent sur la masse des soldats leur influence démoralisatrice, on peut affirmer que l’armée s’effondrera dans deux ou trois mois. La Russie se verra contrainte de signer une honteuse paix séparée, dont les conséquences seraient effroyables. Le gouvernement a pris des demi-mesures qui n’ont rien réformé : elles n’ont fait que prolonger l’agonie. Il a sauvé la révolution, il n’a pas sauvé la Russie. Cependant, pour sauver les conquêtes de la révolution, il est indispensable de sauver le pays et, dans ce but, on doit créer un pouvoir vraiment fort et assainir l’arrière. Le général Kornilov a formulé une série d’exigences qu’on hésite depuis trop longtemps à mettre en pratique. Dans ces circonstances, il a jugé nécessaire de mettre en œuvre, afin de rétablir l’ordre dans le pays, des moyens plus énergiques. Il n’a, du reste, aucune arrière-pensée d’intérêt personnel, mais il se fonde sur les sentiments clairement exprimés de la partie saine de la société et de l’armée, qui exigent toutes deux la constitution immédiate d’un pouvoir assez fort pour sauver la Russie.

L’arrivée de Savinkov[1] et de Lvov, qui ont fait à Kornilov des propositions dans le même sens, a déterminé le généralissime à prendre, selon vos instructions, ses dispositions définitives.

Votre dépêche d’aujourd’hui marque que votre décision antérieure, communiquée par Savinkov et Lvov en votre nom, s’est modifiée. Ma conscience me fait un devoir, dans l’intérêt de la Patrie, de vous déclarer qu’il est, actuellement, impossible d’arrêter le mouvement commencé avec votre approbation. S’y opposer serait déclencher la guerre civile, achever la corruption de l’armée et accepter une honteuse paix séparée, qui ne garantirait certes pas la consolidation des conquêtes de la révolution.

Pour le salut de la Russie, vous devez suivre Kornilov, au lieu de le destituer. Sa révocation serait le signal d’atrocités que notre pays n’a jamais connues encore. Personnellement, je ne puis assumer, pour l’armée, aucune responsabilité, fût-ce pour peu de temps, et je ne puis accepter le poste du général Kornilov ; car il s’ensuivrait un cataclysme où la Russie s’effondrerait. Loukomsky ».

Tout espoir était perdu de reconstituer l’armée et de venir en aide au pays par les voies pacifiques. Je n’avais aucune illusion, touchant les conséquences d’un pareil conflit entre Kornilov et Kérensky. L’issue en serait sûrement malheureuse, à moins que le corps de Krymov ne pût sauver la situation. D’autre part, je n’approuvai pas un seul jour, pas une seule minute, l’opinion du gouvernement provisoire qui déclara Kornilov coupable. J’adressai sans tarder à Pétrograd la dépêche suivante :

« Je suis soldat ; je n’ai pas l’habitude de jouer à cache-cache. Le 16 juillet, à une conférence où assistaient des membres du gouvernement provisoire, je leur ai déclaré qu’à la suite de leurs prescriptions, l’armée était désorganisée, corrompue, nos drapeaux foulés aux pieds, dans la boue. On me maintint, cependant, à mon poste de commandant en chef : j’en conclus que le gouvernement se rendait compte de l’étendue de ses erreurs et désirait réparer ses torts. Aujourd’hui l’on m’informe que le général Kornilov, après avoir formulé ses fameuses exigences[2], dont l’application sauverait le pays et l’armée, est destitué de son poste de généralissime. Je vois, dans cette mesure, le retour à la politique de destruction ; l’armée et, par conséquent, le pays vont à leur perte. Mon devoir est de porter à la connaissance du gouvernement provisoire que je ne le suivrai pas dans cette voie. 145. Dénikine ».

Markov, en même temps que moi, adressa au gouvernement une dépêche où il souscrivait à mes déclarations ([3]).

Je demandai aussi au Grand Quartier Général en quoi je pouvais seconder le général Kornilov. Ce dernier savait bien qu’à part mon appui moral, je ne disposais d’aucun moyen réel ; il me remercia, sans rien exiger.

Je donnai l’ordre d’adresser copie de ma dépêche à tous les commandants en chef, aux commandants d’armée du front Sud-Ouest et au chef de l’approvisionnement. Je prescrivis également de veiller à ce qu’aucun renseignement sur les événements de Pétrograd ne parvînt à mes armées, sans passer par l’état-major, jusqu’à ce que le conflit fût liquidé. Le Grand Quartier avait donné des instructions dans ce sens. L’état-major, cela va sans dire, faisait les vœux les plus ardents pour la réussite de Kornilov ; tout le monde attendait des nouvelles de Mohilev avec une impatience fiévreuse, tout le monde espérait encore un heureux dénouement.

Il n’entrait pas dans nos plans de procéder à des arrestations ; c’eût été superflu. On n’arrêta personne.

Cependant la démocratie révolutionnaire du front était sens dessus dessous. Les membres du Comité quittèrent cette nuit même le local où ils étaient installés, pour aller coucher chez des particuliers, dans les faubourgs. Les adjoints du commissaire étaient partis en mission. Quant à Jordansky, il se trouvait à Jitomir. Markov le pria de venir à Berditchev, il ne se dérangea pas ; une seconde invitation, le 28, ne réussit pas davantage. Jordansky craignait « des machinations insidieuses ».

La nuit tomba — interminable nuit d’insomnie, de réflexions pénibles et d’attente angoissée. Jamais l’avenir du pays ne nous avait paru si sombre ; jamais le sentiment de notre impuissance ne nous avait pareillement écœurés et accablés. Le drame historique qui se jouait là-bas, c’était comme un orage dans le lointain ; tachant d’éclairs sanglants les nuages épais qui pesaient sur la Russie. Et nous attendions…

Jamais je n’oublierai cette nuit-là. Ma mémoire a gardé, dans leur intégrité, les impressions de ces heures d’inquiétude : je les ressens encore. Les rapports télégraphiques se succédaient par fil direct : on pourrait s’entendre, semblait-il… Aucun espoir de conciliation… Le commandement suprême avait été offert à Klembovsky… Klembovsky refuserait, probablement… L’une après l’autre m’arrivaient les copies des dépêches adressées au gouvernement provisoire par tous les commandants des armées du front, par le général Elsner et par plusieurs officiers supérieurs : tous, ils se ralliaient à mes déclarations. Chacun faisait son devoir de citoyen ; c’était très courageux dans cette atmosphère surchargée de haine et de soupçon… Mais on ne pouvait plus remplir son devoir de soldat… Enfin une voix désespérée s’éleva du Grand Quartier Général. Impossible de qualifier autrement l’ordre du jour de Kornilov, arrivé dans la nuit du 27 au 28 :

« La première partie de la dépêche n° 4163 ([4]) du ministre-président est un mensonge formel. Ce n’est pas moi qui ai envoyé au gouvernement provisoire V. Lvov, membre de la Douma d’Empire ; c’est lui qui est venu chez moi, délégué par le ministre-président. Alexis Aladyne, membre de la Douma d’Empire, peut en témoigner.

Ainsi, une monstrueuse provocation a été perpétrée : l’enjeu de la partie est le sort du Pays.

Hommes russes ! Notre grande patrie se meurt. L’heure de sa fin est proche.

Je suis forcé d’agir ouvertement ; et je déclare, moi, le général Kornilov, que le gouvernement provisoire, cédant à la pression de la majorité bolcheviste des Soviets, agit conformément aux plans du grand état-major allemand : il assassine l’armée et bouleverse le pays, à l’intérieur, au moment même où l’ennemi prépare une descente sur la côte de Riga.

La ruine de la patrie est imminente, j’en ai la triste conviction. C’est pourquoi, à cette minute tragique, je fais appel à tous les vrais Russes : il faut sauver le Pays qui se meurt. Vous tous qui sentez un cœur russe battre dans votre poitrine, vous tous qui croyez en Dieu — allez dans les églises supplier le Seigneur d’accomplir un suprême miracle : qu’Il sauve notre terre natale.

Moi, le général Kornilov, fils d’un paysan-cosaque, je déclare qu’aucun intérêt personnel ne me guide, je ne veux que le salut de la grande Russie. Je jure de conduire le peuple, par la voie de la victoire, jusqu’au seuil de l’Assemblée Constituante, où il pourra, lui-même, décider de ses destinées et de la forme de son futur gouvernement.

Abandonner la Russie à sa mortelle ennemie, la race germaine, asservir le peuple russe aux Allemands — je ne puis m’y décider. J’aime mieux mourir au champ d’honneur que voir cette honte et cette infamie.

Peuple russe ! Le sort de ta Patrie est dans tes mains ! »

Cet ordre du jour fut porté à la connaissance des chefs d’armée. Le lendemain arriva une dépêche de Kérensky : elle était adressée au commissariat. Depuis ce moment-là toute communication fut coupée entre le monde et nous ([5]).

Ainsi le dé était jeté. Entre le gouvernement et le Grand Quartier Général s’était creusé un abîme qu’on ne pouvait plus franchir.

* * *


Le lendemain 28 août, les institutions révolutionnaires déployèrent une fiévreuse activité : on voyait que, décidément, on n’avait rien à redouter à Jitomir. Jordansky s’octroya « le pouvoir militaire », procéda à une série d’arrestations inutiles parmi les officiers supérieurs de l’intendance générale et lança un appel, qu’il signa, en son propre nom, au nom des organisations révolutionnaires et au nom du commissariat de la province. Il y exposait, avec force détails et dans le style spécial des proclamations, les intrigues du général Dénikine, tendant à « restaurer l’ancien régime et à spolier le peuple russe de la Terre et de la Liberté ».

Cependant, à Berditchev, régnait une activité toute pareille : le Comité du front la dirigeait. Tous les groupes siégeaient en permanence ; on travaillait certaines troupes venues de l’arrière et marquées de tous les stigmates des garnisons. Le Comité lançait contre moi une nouvelle accusation : « Le général Dénikine, commandant en chef, a voulu renverser le gouvernement provisoire et remettre Nicolas II sur le trône ». On répandait, en abondance, parmi les troupes, des proclamations rédigées dans cet esprit ; on en affichait aux murs ; des automobiles en distribuaient par la ville. La nervosité croissait ; la rue s’agitait. Les membres du Comité, dans leurs relations avec Markov, se montraient toujours plus exigeants, toujours plus insolents. On nous annonça que des émeutes avaient éclaté sur le Mont Chauve ([6]). L’état-major y envoya des officiers pour examiner la situation et tranquilliser les soldats. Un de ces officiers, un Tchèque, le lieutenant Kletsando qu’on avait chargé d’interroger des prisonniers autrichiens, fut attaqué par des soldats russes ; lui-même, il blessa légèrement un de ses agresseurs. Cet incident aggrava encore les troubles.

De ma fenêtre, je vis se réunir sur le Mont Chauve une foule de soldats. Je les vis ensuite se former en colonne. Longtemps pendant deux heures, les orateurs pérorèrent ; sûrement on avait peine à prendre une décision. Ensuite le cortège, qui se composait d’un escadron de « plantons » (c’étaient les anciens gendarmes de l’armée), d’une « sotnia » de réservistes cosaques et de quelques autres armées, se mit en marche vers la ville, portant des centaines de drapeaux rouges et précédé de deux automobiles blindées. À l’arrivée d’une auto blindée qui menaçait d’ouvrir le feu, une sotnia (escadron) de Cosaques d’Orenbourg qui avaient la garde de l’état-major et de la maison du commandant en chef, disparurent, au galop, dans toutes les directions.

Autour de ma maison, on mit des « sentinelles révolutionnaires », Koltchinsky, vice-président du Comité, envoya quatre « camarades » en armes arrêter le général Markov, puis il changea d’avis et se contenta de poster, dans l’antichambre du chef d’état-major, deux « experts » délégués par le Comité du front, pour surveiller ses faits et gestes ; on adressa au gouvernement un radio : « Le général Dénikine et tout son état-major sont aux arrêts dans leur quartier. Dans l’intérêt de la défense nationale, ils dirigent encore, provisoirement, les troupes, sous le contrôle sévère des représentants du Comité. »

Les heures qui suivirent furent longues, accablantes. On ne saurait les oublier. On ne saurait, non plus, exprimer la profonde douleur qui nous serrait le cœur. À quatre heures, le 29, Markov me pria de venir dans son salon de réception. Kostitsyne, adjoint du commissaire, s’y présenta, suivi de dix à quinze membres du Comité, en armes. Il me lut « l’ordre du jour de Jordansky, commissaire du front Sud-Ouest ». Markov, Orlov, général quartier-maître, et moi, nous étions mis en détention préventive, pour tentative d’insurrection armée contre le gouvernement provisoire. Jordansky — homme de lettres — avait eu honte, vraisemblablement, d’avancer les arguments de « la Terre », et de « la Liberté » et de « Nicolas II », destinés exclusivement à exaspérer les passions de la foule.

Je déclarai que, seuls, le généralissime et le gouvernement avaient le droit de révoquer un commandant en chef, que le commissaire Jordansky commettait une illégalité manifeste, mais que j’étais contraint de céder à la violence.

Des automobiles, les unes simples, les autres blindées, approchèrent. Markov et moi, nous y prîmes place. Il fallut, près de l’état-major, attendre longtemps Orlov, qui rendait ses comptes.

La curiosité des passants nous mettait au supplice. Puis on nous mena au Mont Chauve ; l’auto alla longtemps à l’aventure, s’arrêta devant divers locaux. Enfin elle stoppa devant le corps de garde principal. Il fallut traverser un groupe d’une centaine d’hommes qui attendaient notre arrivée et dont les regards étaient chargés de haine : ils nous injurièrent grossièrement. On nous mit dans des cachots séparés. Kostitsyne m’offrit très aimablement de me procurer tout ce qui me serait nécessaire. Je refusai sèchement ses services. La porte se ferma avec fracas ; la clef tourna bruyamment dans la serrure ; je restai seul.

* * * * * * * * * *


Quelques jours après, le Grand Quartier Général était dissous. Kornilov, Loukomsky, Romanovsky et d’autres furent jetés en prison, à Bykhovo.

La démocratie révolutionnaire triomphait.

D’autre part, à la même époque, le gouvernement ouvrait toutes larges les portes des geôles de Pétrograd. La liberté était rendue à nombre de bolcheviks influents qui allaient pouvoir, sans se cacher, travailler à l’anéantissement de l’État russe.

Le 1er septembre, le gouvernement provisoire fait arrêter le général Kornilov ; le 4, il met en liberté Bronstein-Trotsky. La Russie ne doit pas oublier ces deux dates.

* * * * * * * * * *


Cellule n° 1. Superficie : dix archines carrées. Une fenêtre grillée. À la porte, un petit judas. Un lit de camp, une table, un escabeau. À côté, la cellule n° 2. C’est là qu’est enfermé Markov. Il se promène, à grands pas nerveux. Jusqu’à maintenant — je me demande pourquoi ! — je me rappelle qu’il faisait trois pas dans son cachot : moi, j’arrivais à en faire sept, en obliquant. La prison résonnait des bruits indistincts. En tendant l’oreille, on les précise ; peu à peu, on perçoit le fonctionnement de la vie, les sentiments des hommes même. La garde est composée de gens grossiers, haineux.

C’est le matin, très tôt. Une voix bourdonne. Où ? À la fenêtre, deux soldats se sont accrochés à la grille. Ils me regardent de leurs yeux cruels et méchants ; ils me crient, d’une voix hystérique, d’abominables injures, ils ont jeté par la fenêtre quelque immondice. Où fuir ces regards ? Je me tourne vers la porte — au judas, deux yeux pleins de haine ; de là aussi partent d’affreux jurons… Je m’étends sur mon lit, la tête sous ma capote. Je reste ainsi des heures. Toute la journée, les « accusateurs publics » se succèdent, à la fenêtre et à la porte — la garde laisse passer tout le monde. Dans ma niche étroite, où l’air est étouffant, se répand un flot nauséabond de paroles, de cris, d’insultes que ces lâches puisent dans leur ignorance sans bornes, dans leur haine imbécile, dans leur grossièreté insondable. Des vomissements d’ivrogne semblent inonder mon âme.

Impossible d’échapper à cette torture morale. Que disent-ils ? « Il voulait laisser passer l’ennemi… » « Il s’est vendu aux Allemands ». On indique le chiffre : « vingt mille roubles… » « Il voulait nous ôter la terre et la liberté » — voilà qui n’est pas de leur cru, cela vient du Comité. Commandant en chef, général, « barine » (seigneur ! ») — tout cela est bien d’eux. Il a bu notre pauvre sang ; il a fait le maître ; il nous a fait pourrir dans les prisons ! Mais nous sommes libres aujourd’hui ; à ton tour d’être derrière les barreaux… Il a fait le grand seigneur, il s’est promené en auto — à toi maintenant de tâter des lits de camp, fils de chien !… Tu n’en as plus pour longtemps… Nous n’attendrons pas que tu t’évades, nous t’étoufferons de nos mains… »

Ces soldats de l’arrière ne me connaissaient presque pas. Mais le pouvoir, qu’ils détestaient, l’inégalité des classes, qui les révoltait, les injustices qu’ils avaient subies, leurs malheurs, tout cela au cours de leur vie manquée, avait gonflé d’amertume leurs cœurs haineux — et cette amertume, maintenant, jaillissait les entraînant à des cruautés inouïes. La haine de la foule se manifestait d’autant plus violente que le grade de « l’ennemi du peuple » était plus élevé ; on était d’autant plus joyeux de le tenir dans ses mains, que la chute avait été de plus haut. Cependant, dans les coulisses de la scène populaire, les régisseurs se démenaient, échauffant les colères et les enthousiasmes des masses ; sans croire à la culpabilité de leurs personnages, ils permettaient parfois de les tuer, afin que le spectacle fût plus réaliste. Il leur fallait du sang, pour la gloire de leur dogmatisme de sectaires. Et tout cela s’appelait, d’ailleurs, dans le langage des partis politiques : « combinaisons tactiques ».

Je restais étendu — la tête sous ma capote, et je m’efforçais, sous l’avalanche des insultes, de m’expliquer le pourquoi de cette haine ?

Je repasse dans mon esprit les étapes de ma vie. Je revois mon père, soldat sévère au cœur excellent. Jusqu’à trente ans il avait été serf. Il passe à la conscription ; après vingt-deux ans d’un service pénible, sous Nicolas Ier, il parvient au grade d’aspirant. Quand il prend sa retraite, il est commandant. Je revois mon enfance, dure, sans joie. C’est la pauvreté — mon père touche une pension de quarante-cinq roubles par mois. Mort de mon père. La vie se fait plus dure encore : ma mère ne touche que vingt-cinq roubles par mois. Ma jeunesse se passe à m’instruire et à travailler pour me nourrir. J’entre à l’armée, engagé volontaire : je vis à la caserne, je mange à la gamelle. Me voici officier. Puis, c’est l’académie ; j’en sors par une promotion illégale. Je porte plainte à l’Empereur contre le tout puissant ministre de la guerre. On me renvoie à la deuxième brigade d’artillerie. Je lutte contre un groupe de vieux partisans du servage mécontents de tout : ils m’accusent de démagogie. Puis c’est l’état-major général. Je commande d’office une compagnie au 153ème régiment de Pultusk. Je supprime définitivement le régime des coups. Je fais un essai infructueux de « discipline consciente »… Oui, M. Kérensky, et cela, quand j’étais jeune. J’avais, de fait, aboli les sanctions disciplinaires : « Surveillez-vous les uns les autres, contenez les indisciplinés : vous êtes tous de braves gens ; démontrez que vous n’avez pas besoin de la schlague ». Mon année à la compagnie est terminée : tout ce temps-là mes hommes se sont conduits médiocrement, ont travaillé sans ardeur… Après mon départ, le vieux sergent-major rengagé Stzépourt rassemble la compagnie, brandit significativement son poing fermé et déclare, clairement et distinctement :

— Maintenant, vous n’avez plus affaire au capitaine Dénikine. C’est compris ?

— C’est compris ! M. le sergent-major.

Et l’on m’a dit, dans la suite, que la compagnie s’était bientôt reprise.

Puis éclate la guerre de Mandchourie. Nous sommes battus. On espère réorganiser l’armée. Dans les journaux que la censure étouffe, je lutte, sans détours, contre l’inertie, l’ignorance, les privilèges et les passe-droits. Je défends la condition de l’officier et celle du soldat. Époque périlleuse — j’ai mis sur une carte tout mon service à venir, toute ma carrière… Me voici à la tête d’un régiment. Je m’efforce sans cesse d’améliorer la vie du soldat. Après mon expérience au régiment de Pultusk, je suis devenu exigeant — mais j’ai le souci de la dignité de mes hommes. Alors, me semble-t-il, nous nous comprenions, eux et moi, nous ne nous étions pas étrangers. Puis c’est la guerre, de nouveau. Je commande la « division de fer ». Je vis avec le tirailleur, je travaille avec lui. Mon état-major se trouve toujours près de la ligne de feu ; je partage avec les troupes la boue, la misère, le danger. Ensuite, c’est la longue voie douloureuse, coupée de combats héroïques, au cours desquels la vie en commun, les souffrances partagées et la gloire chèrement acquise nous ont toujours plus unis, nous insufflant les mêmes croyances, nous rapprochant étroitement.

Non, jamais, je n’ai été l’ennemi du soldat.

Je rejette ma capote, je saute sur mes pieds et m’approche de la fenêtre où grimace un curieux suspendu à la grille, vomissant les gros mots.

— Tu mens, soldat ! Tu répètes les paroles d’autrui ! Si tu n’es pas un lâche embusqué, si tu t’es battu, tu as vu tes officiers tomber en héros. Tu les as vus…

Les mains ont lâché les barreaux : le soldat a disparu. Ça aura été l’accent bourru de ma brusque interpellation qui a exercé sur lui, malgré ma triste situation de captif, une influence que l’atavisme seul peut justifier.

À la fenêtre, au judas, de nouveaux visages apparaissent…

D’ailleurs nous n’étions pas toujours traités avec une telle effronterie. Même chez nos geôliers les plus rudes, nous constations une certaine gêne, un certain trouble et même quelque pitié. Mais ils en rougissaient. La première nuit, il faisait froid ; Markov avait oublié son manteau. Le soldat de garde à sa porte lui apporta une capote ; mais, une demi-heure après, soit qu’il se repentît de sa bonne action, soit que ses camarades la lui eussent reprochée — il vint reprendre le vêtement. Dans les notes que Markov prenait de temps en temps, je trouve ceci : « Nous avons, pour nous servir, deux prisonniers autrichiens. Et c’est un soldat russe, ancien tirailleur finlandais, qui remplit l’office de maître d’hôtel. C’est un brave homme, très complaisant. Les premiers jours, ses camarades lui faisaient les gros yeux ; on le menaçait. Puis on s’est calmé. Les soins qu’il apporte à nous bien nourrir sont touchants ; il nous raconte des histoires d’une naïveté attendrissante. Hier, il m’a annoncé qu’il s’ennuierait quand on nous aurait emmenés… Je lui ai dit, pour le rassurer, qu’on nous remplacerait par d’autres généraux — il y en a encore une bonne réserve !… »

J’avais l’âme ulcérée. J’éprouvais un sentiment complexe : je haïssais et je méprisais la foule stupide, sauvage, cruelle — mais j’avais, malgré tout, pitié du soldat, ce malheureux, inculte, ignorant et désorienté, capable et du crime le plus vil et de l’exploit le plus glorieux !…

Ce furent bientôt des élèves de la deuxième école d’officiers, à Jitomir, qu’on chargea du service de garde. Au point de vue moral, nous eu fûmes sensiblement soulagés. On nous surveillait — mais on nous protégeait aussi. Plus d’une fois la foule s’ameuta devant notre prison. Elle rugissait, férocement, menaçant de nous lyncher. En toute hâte et sans attirer l’attention, la compagnie de service était alarmée et les jeunes gens de garde mettaient au point les mitrailleuses. Un jour, je me le rappelle, la foule était particulièrement houleuse et bruyante, j’imaginais en me rendant tranquillement et nettement compte du danger un moyen de défense : il y avait sur ma table une lourde carafe d’eau ; d’un coup de cette arme, je fendais la tête au premier qui pénétrerait dans mon cachot : la vue du sang rendrait les « camarades » enragés, elle les saoûlerait — et ils me tueraient immédiatement, sans me torturer.

D’ailleurs, en dehors de ces heures d’angoisse, la vie de la prison était calme et réglée. Tranquillité, silence. Les incommodités de notre régime nous semblaient des vétilles, après nos dures campagnes et en comparaison des souffrances morales que nous avions endurées. De légers incidents nous apportaient quelque distraction : parfois quelque élève-officier bolcheviste se tenait à notre porte et racontait les nouvelles à la sentinelle ; il parlait haut, pour qu’on l’entendît dans les cellules : à leur dernier meeting, les camarades du Mont Chauve, à bout de patience, avaient décidé de nous lyncher pour se débarrasser de nous ; c’était, d’ailleurs, ce que nous méritions.

Un autre jour, en longeant le corridor, Markov aperçut un jeune homme, en sentinelle, qui pleurait à chaudes larmes, appuyé sur son fusil. Il avait pitié de nous… Quelle étrange sentimentalité, à notre époque de sauvagerie !

Pendant deux semaines, je refusai de sortir pour me promener. Je ne voulais pas m’exposer à la curiosité des « camarades » qui entouraient le préau de la prison et qui examinaient les généraux captifs comme les fauves d’une ménagerie… Je n’avais aucune communication avec mes voisins. Temps favorable à la réflexion et au recueillement !

Et, de la maison d’en face, chaque jour, dès que j’ouvrais ma fenêtre, une chanson s’élevait, entonnée par une voix claire de ténor — était-ce un ami ? un ennemi ? —

Amis ! Voici le dernier jour
Que nous allons passer ensemble…
  1. Savinkov — on le verra dans la suite — déposa qu’il n’avait proposé aucune combinaison politique au nom du Ministre-Président.
  2. Il s’agissait du « programme Kornilov ».
  3. Les commandants en chefs des autres fronts adressèrent au gouvernement provisoire, le 18 août, des dépêches très franches, dont les extraits qui suivent indiqueront la tendance : Le général Klembovsky, commandant du front nord :… « J’estime extrêmement dangereux un changement dans le commandement suprême à l’heure où l’ennemi menace le territoire de notre patrie et notre liberté: Le moment exige l’application immédiate de mesures susceptibles de relever la discipline et la force de l’armée ». Le général Balouev, commandant du front ouest : « la situation actuelle de la Russie exige l’adoption en toute hâte de mesures exceptionnelles. Le maintien du général Kornilov à la tête de l’armée m’apparaît éminemment nécessaire, quelles que soient les complications de la politique ». Le général Cherbatchov, commandant du front de Roumanie : « la destitution du général Kornilov exercera sûrement une influence désastreuse sur l’armée et sur la défense de la Russie. Je m’adresse à votre patriotisme au nom du salut du pays ». Tous les commandants en chef mentionnèrent qu’il était urgent d’appliquer les mesures proposées par Kornilov.
  4. L’état-major n’a pas reçu cette dépêche. Voici comment Kérensky présente l’incident Lvov : « Le 26 août, le général Kornilov m’envoya V.-N Lvov, membre de la Douma d’Empire. Il l’avait chargé d’exiger la remise par le Gouvernement Provisoire de tous les pouvoirs civils et militaires. Il aurait constitué ensuite, à son gré, un nouveau gouvernement. »
  5. Le 29, au matin, une dépêche du général-quartier-maître du Grand Quartier nous arriva encore, par hasard. L’espoir d’un dénouement pacifique, de nouveau, s’y exprimait.
  6. Faubourg de Berditchev.