La Décomposition de l’armée et du pouvoir/28


CHAPITRE XXVIII

Le commencement de l’offensive russe dans l’été de 1917. La débâcle.


L’offensive des armées russes qui devait se déclencher en mai avait été sans cesse différée. Tout d’abord on avait eu en vue une action générale et simultanée sur tous les fronts. Mais le moral des troupes rendait impossible un mouvement de cette envergure : on décida d’attaquer en saillies, à diverses dates. Le front Ouest, qui n’avait qu’une importance secondaire, et le front Nord, que l’on tenait uniquement pour inquiéter l’ennemi, auraient dû commencer les opérations, pour détourner des directions principales d’offensive (front Sud-Ouest) l’attention et les forces de l’adversaire — mais ils n’étaient pas prêts, au point de vue psychologique. Aussi le commandement suprême décida-t-il de renoncer à tout plan d’ensemble : il laissa à chaque front la latitude d’engager l’action sitôt qu’il se sentirait au point ; l’important était de ne pas trop tarder, pour que l’ennemi ne pût effectuer des transferts de troupes considérables.

Cette stratégie — extrêmement simplifiée par la révolution — aurait pu, malgré tout, donner d’excellents résultats et influer sur le cours de la guerre mondiale. Même si le front Est des Austro-Allemands n’avait pas été anéanti, elle rendait à notre ligne toute sa valeur de perpétuelle et formidable menace ; il s’en suivait pour les puissances centrales la nécessité d’y faire affluer des forces nombreuses, des stocks considérables d’approvisionnements et de munitions. Un foyer d’inquiétude continue était allumé de nouveau : de nouveau Hindenburg perdait toute sa liberté d’action.

Pour mettre ces conceptions en pratique, on fixa le début des opérations aux dates suivantes : le 16 juin pour le front Sud-Ouest, le 7 juillet pour le front Ouest, le 8 juillet pour le front Nord et le 9 juillet pour le front de Roumanie. Ces trois dernières dates coïncident presque exactement avec la déroute qui commençait (6-7 juillet) sur le front Sud-Ouest.

Au début de juin 1917, la démocratie révolutionnaire, en majorité, avait, je l’ai déjà dit, compris la nécessité d’attaquer l’ennemi — d’ailleurs non sans réserves très importantes. Le gouvernement provisoire avait donc à son actif, pour appuyer l’idée de l’offensive, tous les chefs militaires, tous les officiers, la démocratie libérale, le bloc « défensiste » des Soviets, les commissaires aux armées, presque tous les comités supérieurs et beaucoup de comités secondaires. Contre l’offensive se dressait la minorité de la démocratie révolutionnaire, représentée par les bolcheviks, les socialistes-révolutionnaires de gauche, les groupes de Tchernov et de Tséderbaum (Martov). Sur ce plateau de la balance, il convient de mettre encore un poids des plus légers… la démocratisation de l’armée.

Je n’ai pas sous la main le plan de groupement des armées russes, mais je puis affirmer que, dans tous les secteurs qui attaquaient, nous avions sur l’ennemi la supériorité du nombre et des moyens techniques. En particulier, nous possédions une profusion de pièces lourdes que nous n’avions jamais connue auparavant.

C’était au front Sud-Ouest qu’il appartenait d’expérimenter, pour la première fois, les qualités de l’armée révolutionnaire.

Entre le Sereth supérieur et les Carpathes (de Brody à Nadvornaïa) les positions que nous avions atteintes, en automne 1916, lors de l’avance victorieuse de Broussilov, au Nord du Dniestr, étaient maintenant occupées par le groupe d’armées du général Boehm-Ermolli. Ce groupe se composait de la 4ème armée autrichienne, sous les ordres du général Terstiansky (dans la direction de Bousk, en dehors de l’offensive principale), de la 2ème armée autrichienne, sous le commandement immédiat de Boehm-Ermolli (dans la direction de Zloczow) et de l’armée allemande du Sud qui avait à sa tête le comte Botmer (dans la direction de Bjézany) ([1]). Au Sud du Dniestr, la 3ème armée autrichienne du général Kirchbach formait l’aile droite du front des Carpathes, commandé par l’archiduc Joseph. Ces trois dernières armées étaient exposées à l’attaque de nos troupes de choc. Ces régiments austro-allemands avaient déjà, en été et en automne 1916, subi l’assaut des armées russes qui leur avaient infligé une série de sanglantes défaites. On avait, depuis, remplacé en partie les divisions décimées de Botmer par des troupes moins fatiguées, prélevées sur le front Nord ; quant aux armées autrichiennes plus ou moins réorganisées par des instructeurs allemands et la présence de divisions allemandes, elles ne constituaient pas cependant une force bien menaçante. Le quartier général allemand ne jugeait pas qu’elles eussent une grande capacité d’action.

Depuis le moment où les Allemands avaient établi à Tchervitch (sur le Stokhod) le quartier général de Hindenburg, toutes les opérations avaient été suspendues : on espérait la débâcle inévitable du pays et de l’armée russes ; la propagande allemande devait, d’ailleurs, y travailler. Les Allemands estimaient infime la valeur de notre force militaire. Néanmoins, dès qu’il eut appris nos préparatifs d’offensive, au début de juin, Hindenburg préleva sur son front Ouest (en France) six divisions allemandes qu’il envoya renforcer le groupe Boehm-Ermolli : notre adversaire était parfaitement renseigné sur les directions de nos opérations.

La direction Kaménetz-Podolsk — Lvov avait été prévue pour l’avance des armées Sud-Ouest, conduites par le général Houtor. Elles marchèrent le long des rives du Dniestr : la 11ème commandée par le général Erdély, sur Zloczow, la 7ème commandée par le général Sélivatchov, sur Bjézany et la 8ème, commandée par le général Kornilov, sur Galicht. Si l’offensive avait réussi, Lvov aurait été occupée, la liaison entre le front de Boehm-Ermolli et celui de l’archiduc Joseph rompue. L’aile gauche de ce dernier, refoulée dans les Carpathes, aurait été dépourvue de voies de communication. Quant aux autres armées du front Sud-Ouest (la première et l’armée Spéciale), elles occupaient un large front, du Pripet à Brody. Leur rôle était la défense active et les diversions contre l’ennemi.

Le 16 juin, sur le front tenu par les corps de choc détachés des 11ème et 7ème armées, un bombardement d’une violence inouïe commença. Après une préparation qui dura deux jours sans interruption et qui détruisit les ouvrages défensifs de l’adversaire, les régiments russes attaquèrent. Entre Zborov et Bjézany, et près de cette dernière ville, le front de l’ennemi fut enfoncé sur une étendue de plusieurs verstes. Nous prîmes deux ou trois lignes fortifiées. Le 19, on renouvela l’assaut, sur un front de soixante verstes, entre le Strypa supérieure et la Naraïouvka. En deux jours de combats pénibles mais glorieux, les Russes avaient pris 300 officiers, 18.000 soldats, 29 canons et un riche butin de guerre, occupé les positions de l’ennemi dans plusieurs secteurs et pénétré dans ses lignes à une profondeur de deux ou trois verstes, après l’avoir chassé dans la direction de Zloczow, au delà de la petite Strypa.

La nouvelle de notre victoire, répandue par le télégraphe dans toute la Russie, souleva des transports d’allégresse : on se reprenait à espérer la résurrection de la puissance militaire russe. Kérensky déclara, dans son communiqué au Gouvernement Provisoire : « Nous fêtons aujourd’hui le triomphe de la révolution. Le 18 juin, l’armée révolutionnaire russe, avec un enthousiasme admirable, a pris l’offensive et a démontré à la Russie et au monde son attachement inviolable à la révolution, son amour de la liberté et de la patrie… les soldats russes instaurent une discipline nouvelle basée sur le sentiment du devoir civique… Cette journée met un terme aux appréciations haineuses, aux viles calomnies, touchant la reconstruction de l’armée russe sur des fondements démocratiques… » L’homme qui a parlé ainsi eut plus tard la hardiesse d’affirmer, pour sa justification, qu’il n’était pas responsable de la destruction de l’armée : on la lui aurait transmise — héritage fatal ! — préalablement désorganisée…

Après trois jours de calme sur le front de la 11ème armée, les combats reprirent avec rage, des deux côtés de la voie ferrée entre Bathouv et Konioukhy. Les réserves allemandes commencèrent à affluer dans les secteurs menacés ; la bataille devint acharnée, sanglante. La 11ème armée occupa une série de lignes fortifiées, mais elle subit de lourdes pertes. Certaines tranchées, au cours de violents corps à corps, passèrent de mains en mains. Il fallait un nouvel effort pour briser la résistance d’un ennemi qui se remettait de sa défaite et qui recevait des renforts.

Cette bataille mit fin, en réalité, aux opérations offensives de la 7ème et de la 11ème armées. L’élan était brisé ; ce fut l’immobilisation forcée sur les positions conquises, avec quelques diversions : des engagements locaux, des contre-attaques austro-allemandes, un tir d’artillerie d’une « intensité intermittente ».

Cependant, le 23 juin, l’armée de Kornilov se préparait à avancer. Le 25, elle enfonçait les positions de Kirchbach, à l’Ouest de Stanislavov et débouchait sur la ligne Jésupol-Lyssetz ; le 26, après un combat acharné et sanglant, les troupes de Kirchbach s’enfuirent en déroute, entraînant dans leur retraite précipitée une division allemande qui arrivait à la rescousse. Le 27, la colonne de droite, conduite par le général Tchérémissov, occupa Galitch, après qu’une partie des troupes eut passé le Dniestr, et le 28, la colonne de gauche brisa la résistance opiniâtre des Austro-Allemands et prit Kalouche de vive force. Pendant les deux ou trois jours suivants, la 8ème armée prit pied sur la Lomnitza et devant cette rivière.

Au cours de cette brillante opération, l’armée de Kornilov, après avoir enfoncé le front de la 3ème armée autrichienne sur une distance de trente verstes, avait pris 150 officiers, 10.000 soldats et environ 100 canons. Le passage de la Lomnitza permettait à Kornilov la marche sur Dolina-Stry et sur les communications de l’armée Botmer. Le quartier général allemand jugeait critique la situation du commandant en chef sur le front Est.

À ce moment, le général Boehm-Ermolli concentrait toutes ses réserves dans la direction de Zloczow. C’était là que se rendaient également les divisions allemandes prélevées sur le front français. On fut obligé cependant de transférer une partie de ces troupes en deçà du Dniestr, contre la 8ème armée russe. Elles y arrivèrent le 2 juillet et rendirent quelque stabilité aux régiments désorganisés de la 3ème armée autrichienne ; depuis ce jour, sur la Lomnitza, commencent des combats de position, souvent très violents ; nos succès sont intermittents.

La concentration des troupes allemandes de choc entre le Sereth supérieur et la voie ferrée Tarnopol-Zloczow fut achevée le 5 juillet.

Le 6, après une forte préparation d’artillerie, ces troupes attaquèrent la 11ème armée, enfoncèrent ses lignes et commencèrent une marche ininterrompue sur Kaménetz-Podolsk, poursuivant les corps de la 11ème armée qui fuyaient, pris de panique. L’état-major de l’armée, puis le Grand Quartier Général et la presse, au mépris de la perspective, tombèrent à bras raccourcis sur le 607ème régiment de Mlynov, qu’on accusa d’avoir causé cette catastrophe. Ce mauvais régiment, complètement corrompu, quitta de son propre chef la ligne de combat, découvrant le front. C’est là un fait navrant — mais il serait trop simple d’y voir une cause. En effet, dès le 9, les comités et les commissaires de la 11ème armée télégraphiaient au gouvernement provisoire « toute la vérité sur les événements ». « L’offensive allemande, déclenchée le 6 juillet, prend les proportions d’un fléau formidable qui menace peut-être de la ruine la Russie révolutionnaire. Le moral des troupes, que les efforts héroïques d’une minorité avaient naguère poussées en avant, a brusquement empiré. L’enthousiasme du début s’est vite dissipé. La plupart des régiments se décomposent de plus en plus. Il n’y a plus d’autorité, plus d’obéissance ; les conseils et les exhortations ne font plus aucun effet : on y répond par des menaces, parfois par des coups de fusil. À plusieurs reprises, l’ordre d’avancer sans délai, pour soutenir les troupes de choc, a été discuté pendant des heures dans des meetings — les renforts sont partis avec une journée de retard. Certains régiments abandonnent les tranchées sans même attendre l’approche de l’ennemi. Sur des centaines de verstes on voit se traîner vers l’arrière des colonnes de fuyards avec ou sans fusils, valides, frais et dispos, absolument sûrs de l’impunité. Parfois des unités entières s’en vont ainsi… La situation exige les mesures les plus sévères… Aujourd’hui le commandant en chef, d’accord avec les commissaires et les comités, a donné l’ordre de tirer sur les déserteurs. Il faut que le pays connaisse la vérité… qu’il en frémisse et qu’il se décide à frapper sans pitié tous ceux qui, par leur lâcheté, perdent et trahissent la Russie et la Révolution. »

La 11ème armée « malgré son écrasante supériorité en nombre et en matériel, battait en retraite sans qu’on pût l’arrêter » ([2]). Le 8, elle était déjà sur le Sereth, traversant, à l’Ouest de ce fleuve, sans essayer de s’y cramponner, les fortes positions d’où était partie notre glorieuse offensive de 1916. Boehm-Ermolli avait lancé à notre poursuite une partie de ses troupes, vers Tarnopol, mais il dirigeait le gros de ses forces vers le Sud, entre le Sereth et la Strypa, menaçant d’intercepter les lignes de communication de la 7ème armée, de la jeter dans le Dniestr et, peut-être, de couper la retraite, ensuite, à la 8ème armée. Le 9 juillet, les Austro-allemands arrivaient déjà à Micoulintsé, à une journée de marche au Sud de Tarnopol… Les armées des généraux Sélivatchov et Tchérémissov ([3]) étaient dans une situation critique : impossible de manœuvrer ; on ne pouvait que se retirer devant la poursuite, à marches forcées. La 7ème armée était particulièrement menacée elle se retirait sous une double pression, du côté du front, c’étaient les corps du comte Botmer qui la harcelaient, sur son flanc droit découvert (côté Nord), c’étaient les corps de choc Boehm-Ermolli. La 8ème armée devait opérer une retraite de 150 verstes, talonnée par l’ennemi.

Le 10 juillet, les Austro-allemands occupèrent la ligne Mikoulintsé-Podgaïtsé-Stanislavov. Le 11, les Allemands prirent Tarnopol que le premier corps de la garde avait quitté sans combattre ; le lendemain, ils enfoncèrent nos positions sur le Gnezno et le Sereth, au Sud de Trembovlia, développant leur offensive vers l’Est et le Sud-Est. Le même jour, l’ennemi, poursuivant la 7ème et la 8ème armées, tenait la ligne qui va du Sereth (entre Trembovlia et Tchortkov) à Monasterjitzko-Tloumatch.

Le 12 juillet, le commandant en chef estima la situation désespérée et donna l’ordre d’abandonner le Sereth. Le 21, les armées du front Sud-Ouest repassèrent la frontière russe, après avoir abandonné entièrement la Galicie et la Bukovine.

Leur retraite fut marquée par des incendies, des violences, des meurtres et des brigandages. Mais on vit aussi un petit nombre de régiments lutter avec héroïsme, couvrir de leurs corps et de leur vie la déroute de ces fuyards en démence. Et parmi ces braves, il y eut les officiers russes dont les cadavres jonchèrent les champs de bataille, en plus grand nombre que ceux des soldats.

Les armées fuyaient en désordre. Et c’étaient ces mêmes armées qui, l’année précédente, avaient, dans leur marche victorieuse, pris Loutzk, Brody, Stanislavov, Czernowitz… Elles fuyaient devant ces mêmes armées austro-allemandes qu’on avait écrasées, l’année précédente, et qui avaient dispersé leurs fuyards par tous les champs de Volhynie, de Galicie, de Bukovine — tandis que nous faisions des prisonniers par centaines de mille. Jamais nous n’oublierons la conduite héroïque des 7ème, 8ème, 9ème et 11ème armées : au cours de l’offensive de Broussilov, en 1916, elles ont pris 420.000 hommes, 600 canons, 2.500 mitrailleuses… Il faut croire que nos alliés ne l’oublieront pas non plus ; ils savent que la bataille de Galicie, s’est répercutée sur la Somme et sur l’Isonzo.

Les commissaires aux armées Savinkov et Filonenko télégraphièrent au gouvernement provisoire : « Il n’y a pas de choix : la peine de mort pour les traîtres… pour tous ceux qui refusent de sacrifier leur vie à la Patrie. »

Au début de juillet, quand on se rendit compte de l’échec de l’offensive russe, le Quartier général de Hindenburg décida une nouvelle action de grande envergure contre le front de Roumanie. En même temps, les 3ème et 7ème armées autrichiennes attaqueraient en Moldavie passant par la Bukovine et la droite du groupe d’armées Mackensen sur le Sereth inférieur. Le but de l’opération était la conquête de la Moldavie et de la Bessarabie. Mais dès le 11 juillet, la 4ème armée russe, commandée par le général Ragoza, et l’armée roumaine, sous les ordres du général Averesko, prirent l’offensive entre la Souchitza et la Pounta, contre la 9ème armée autrichienne. Cette attaque réussit : les positions fortifiées de l’ennemi furent prises, les armées avancèrent de quelques verstes, on fit 2.000 prisonniers et l’on s’empara de 60 canons. Mais cette opération ne fut pas développée : ce n’était du reste qu’une simple démonstration ayant pour but de soutenir le front Sud-Ouest ; en outre, les troupes de la 4ème armée russe eurent bien vite perdu leur élan. Dans le cours du mois de juillet et jusqu’au 4 août, les régiments de l’archiduc Joseph et de Mackensen attaquèrent dans les directions de Radaouz, de Kimpolung et au Nord de Fokchani. Ils remportèrent des succès locaux, sans aboutir à des résultats sérieux. Plus d’une fois des divisions russes refusèrent d’obéir, quittèrent leurs positions au moment du combat — cependant la situation générale sur le front de Roumanie était meilleure que sur les autres fronts : cela s’explique par son éloignement de Pétrograd, par la présence des troupes roumaines mieux disciplinées et par la nature même des lieux. Tout cela permit qu’on tînt sur ce front.

Cette circonstance, jointe à la faiblesse que manifestèrent les armées autrichiennes, la 3ème et la 7ème ([4]) surtout, et à la désorganisation complète des communications entre le groupe Boehm-Ermolli et l’aile gauche de l’archiduc Joseph — força le quartier général de Hindenburg à remettre à une époque indéterminée les opérations projetées. Et tout le front Sud-Ouest retomba dans l’inaction. Quant au front de Roumanie, on y livra, jusqu’à la fin d’août, des combats d’importance locale. Mais, en même temps, les Allemands commencèrent à transférer leurs troupes du Zbroutch dans le Nord, dans la direction de Riga. Hindenburg voulait, sans grands efforts, sans grandes pertes (ses réserves lui étaient trop nécessaires sur le front français), nous porter une série de coups et précipiter, en déprimant le moral des Russes, l’écroulement naturel de notre front — sur quoi les puissances centrales fondaient tous leurs plans stratégiques et l’éventualité même d’une nouvelle campagne, en 1918.

Sur les autres fronts, toutes nos entreprises échouèrent également.

Le 7 juillet, les opérations commencèrent sur le front Ouest, que je commandais. On en trouvera tous les détails au chapitre suivant. À propos de cette offensive, Ludendorff écrit ([5]) : « De toutes les attaques dirigées contre l’ancien front Est (Eichnorn), celles du 9 juillet, au Sud de Smorgoni, à Krévo, furent les plus violentes… Pendant plusieurs jours la situation fut très difficile — jusqu’au moment où nos réserves et notre artillerie réussirent à rétablir le front. Les Russes abandonnèrent nos tranchées : ce n’étaient plus les Russes de jadis ».

Sur le front nord, à la 5ème armée, l’offensive fut liquidée en un jour. Au Sud-Ouest de Dvinsk « nos troupes — dit le communiqué — après une forte préparation d’artillerie, ont occupé les positions allemandes des deux cotés de la voie ferrée Dvinsk-Vilna. Immédiatement après, des divisions entières, sans y être poussées par l’ennemi, sont rentrées dans leurs tranchées de départ ». Le communiqué mentionnait la conduite héroïque de certaines unités, la bravoure des officiers et l’énormité de leurs pertes… Cet événement, sans importance au point de vue stratégique, offre cependant un grand intérêt pour l’étude des mœurs révolutionnaires. Il faut savoir que la 5ème armée était commandée par le général Danilov ([6]), l’un des chefs particulièrement appréciés par la démocratie révolutionnaire. Selon Stankiévitch, commissaire sur le front Nord, le général Danilov était « l’unique général qui fût, malgré la révolution, resté maître absolu de son armée. Il y faisait régner une concorde parfaite. Les nouvelles institutions : comités, commissaires, loin d’affaiblir son autorité, la rendaient plus effective. Il écartait tous les obstacles, sans faiblesse, sans hésitation. À la 5ème armée, on travaillait sans cesse, on s’instruisait, on se développait : le général avait pour collaborateurs les hommes les meilleurs et les plus cultivés de son armée. »

Ainsi, l’adoption sans réserves de toutes les innovations révolutionnaires ne permettait pas à un chef de compter sur ses troupes au jour de la bataille.

* * *


Dès le 11 juillet, le général Kornilov, nommé commandant en chef du front Sud-Ouest, adressait au gouvernement provisoire sa fameuse dépêche (dont copie fut envoyée au commandement suprême) : « Une armée d’ignorants affolés est en fuite… » ([7]) ; il exigeait le rétablissement de la peine de mort ; dans cette dépêche il disait : « La patrie court à sa perte, je l’affirme ; voilà pourquoi, bien qu’on ne me demande pas de conseils, j’exige l’arrêt immédiat de l’offensive sur tous les fronts, afin de sauver l’armée et de la réorganiser selon les préceptes d’une discipline sévère. Il serait criminel de sacrifier les quelques héros qui ont le droit de vivre des jours meilleurs ».

Malgré le ton singulier de cet écrit, l’idée d’interrompre l’offensive fut aussitôt adoptée par le haut commandement. D’ailleurs l’interruption se produisit d’elle-même, avant qu’on eût reçu les directives d’en haut : l’armée n’avait plus envie de se battre, elle avait perdu la force d’attaquer. D’autre part, cet arrêt résultait des plans du quartier général allemand.

On institua sur le front la peine de mort et des conseils de guerre révolutionnaires. Kornilov donna l’ordre de fusiller les déserteurs et les pillards (les cadavres, marqués de pancartes explicatives, devaient être exposés le long des routes ou sur des tertres) ; il créa des bataillons de choc composés de volontaires et d’élèves des écoles militaires, destinés à lutter contre les fuyards, les voleurs et les bandits. Enfin il défendit les meetings sur le front : il ordonna de les disperser par les armes.

Ces mesures que Kornilov prit de son propre chef, sa parole hardie et franche, le langage ferme qu’il parlait au gouvernement — au mépris de la discipline — et surtout ses actes énergiques, tout cela augmenta singulièrement son autorité aux yeux de la démocratie libérale et des officiers. La démocratie révolutionnaire de l’armée elle-même, crut voir en Kornilov, au moment où l’effroyable désastre l’avait frappée de stupeur, son unique recours dans ce malheur : lui seul pouvait tirer le pays de cette situation désespérée.

La journée du 8 juillet ([8]), on peut le dire, décida du sort de Kornilov : pour beaucoup de gens, il devint un héros national. On mit en lui les plus grands espoirs ; on croyait qu’il sauverait la patrie.

Me trouvant à Minsk, j’étais très mal renseigné sur ce qui se passait dans les milieux militaires : j’eus, cependant, l’impression très nette que Berditchev ([9]) devenait, grâce à l’influence exercée par Kornilov, le vrai centre moral de la Russie. L’étoile de Kérensky et celle de Broussilov pâlirent subitement. Dès lors les armées furent dirigées selon une méthode nouvelle et singulière : on nous envoyait de Berditchev la copie d’une « prescription impérative » ; ou bien l’on nous informait d’une décision claire et ferme prise par le chef ; quelques jours après, cette décision nous revenait sous forme de loi ou d’ordre du jour — de Pétrograd ou de Mohilev…

Incontestablement, la tragédie de juillet avait quelque peu dégrisé nos soldats. Tout d’abord un sentiment de honte se manifesta : ce qui était arrivé était trop scandaleux, trop ignominieux ; la conscience la moins scrupuleuse, le moral le moins délicat n’auraient pu absoudre ces turpitudes. Je me rappelle avoir passé plusieurs jours au milieu des soldats dont la foule inondait alors tous les chemins de fer : c’était en novembre, je m’étais évadé des prisons de Bykhovo, je fuyais sous un nom supposé, en civil. Les soldats causaient, évoquaient leurs souvenirs. Je ne leur entendis jamais avouer cyniquement leur participation à la félonie de juillet. Tous, ils cherchaient à expliquer les événements ; ils en voyaient surtout la cause dans une trahison — celle des officiers il va sans dire ; personne ne parlait de sa propre lâcheté. Après la honte, ce fut la crainte. Les soldats sentaient s’exercer une autorité : ils se tinrent cois et attendirent les événements. Enfin, l’arrêt de toute opération stratégique sérieuse produisit une détente qui se marqua par une certaine apathie et passivité.

Dans la vie de l’armée russe, ce fut le deuxième moment (le premier date du début de mars) où, si l’on avait su en profiter, la révolution russe aurait pu prendre une direction nouvelle.

Celui qui retrouva le premier son assurance, ce fut M. Kérensky. La terreur qui l’avait abasourdi, qui l’avait affolé, s’était dissipée : c’est elle qui lui avait dicté ses premières prescriptions sévères. Mais il craignait le Soviet ; il appréhendait de perdre son influence sur la démocratie révolutionnaire ; il était mécontent du ton tranchant, insultant, des communiqués de Kornilov (il voyait surgir le spectre de la dictature), tous ces sentiments pesaient sur sa volonté. Les propositions de lois militaires — ces lois qui devaient rendre aux chefs leur autorité, à l’armée sa puissance — s’enlisèrent dans les chancelleries, sombrèrent dans le gouffre des rancunes, des méfiances et des antipathies.

La démocratie révolutionnaire opposa de nouveau une résistance opiniâtre aux tendances de Kornilov ; elle y voyait un attentat à la liberté et une menace pour sa propre existence. Les comités de troupes — dont, il fallait, pour réorganiser l’armée, limiter les compétences — adoptèrent la même attitude. La ligne de conduite nouvelle, dans ces milieux-là, était jugée nettement contre-révolutionnaire.

Et, bientôt, la grande masse des soldats se rendit compte de la situation : elle comprit que les « paroles terribles » n’étaient que des mots, la peine de mort qu’un épouvantail. En effet, la force réelle qui aurait pu les empêcher d’agir à leur fantaisie n’existait pas.

Et la crainte se dissipa.

L’orage n’avait pas éclaté ; l’atmosphère était toujours aussi lourde ; et de nouveaux nuages s’amoncelaient, prêts à s’entrechoquer avec un fracas formidable.

  1. On y avait incorporé deux divisions turques.
  2. Rapport officiel du Grand Quartier Général.
  3. Qui avait remplacé le général Kornilov, nommé le 7 juillet commandant en chef du front Sud-ouest.
  4. En Bukovine et dans les Carpathes du nord.
  5. « Souvenirs de guerre ».
  6. Danilov fit partie, en qualité d’expert, de la délégation bolcheviste qui conclut la paix de Brest-Litovsk. En 1920 il avait un poste dans l’armée russe de Crimée.
  7. Voir le chapitre XVII.
  8. C’est le jour où il occupa le poste de commandant en chef du front Sud-Ouest et où il transmit au gouvernement provisoire ses premières exigences.
  9. Siège de l’état-major du front Sud-Ouest.