La Décomposition de l’armée et du pouvoir/23


CHAPITRE XXIII

Les organisations d’officiers.


Dans les premiers jours d’avril 1917, les officiers du quartier général sentirent le besoin de créer une organisation sous le nom d’« Union des officiers de l’armée et de la marine ». Les promoteurs de l’Union[1] partaient du principe qu’il était essentiel de penser de la même manière pour comprendre identiquement les événements politiques et pour travailler dans le même sens, car jusqu’à ce moment « la voix des officiers pris dans leur ensemble ne s’était pas fait entendre. Nous n’avions rien dit au sujet des graves événements vécus. Le premier venu parlait pour nous et voulait décider non seulement des questions militaires, mais aussi de celles de l’existence intime et de la façon de vivre de l’armée. »

Deux objections pouvaient y être opposées : en premier lieu, il était indésirable d’introduire spontanément dans le corps des officiers les principes du self-government collectif, qui avaient été inoculés du dehors à l’armée sous forme de Soviets, de comités et de congrès et qui y avaient déjà propagé la décomposition ; en second lieu, il était à craindre qu’une organisation indépendante d’officiers réaugmentât encore davantage l’inimitié qui partageait officiers et soldats. Partant de ce double raisonnement, le généralissime et moi, nous nous montrâmes catégoriquement opposés à ce projet. Mais la réalité brisait déjà les cadres habituels et se moquait de nos raisons et de nos motifs. Un projet de loi parut qui donnait à l’armée toute liberté d’organiser des unions, des assemblées, et il n’aurait pas été équitable de priver les officiers du droit de former des organisations professionnelles, qui du moins leur auraient été un moyen de sauvegarde. De fait, les sociétés d’officiers s’étaient déjà formées dans différentes armées, et cela à Kiev, Moscou, Pétrograd et d’autres villes, dès les premiers jours de la révolution. Toutes ces organisations allaient chacune de son côté, à tâtons, et certaines d’entre elles, dans les grands centres, sous l’influence délétère des conditions de l’arrière, faisaient déjà preuve d’un penchant manifeste à la politique des Soviets.

La plupart des officiers de l’arrière vivaient d’une tout autre




vie morale que ceux du front. Ainsi, par exemple, le Soviet des députés officiers de Moscou fit paraître, au commencement d’avril, une résolution selon laquelle « le travail du Gouvernement Provisoire devait s’effectuer… dans l’esprit des revendications socialistes ( ?) et politiques de la démocratie, représentée par le Soviet des députés ouvriers et soldats », et qui exprimait le désir que dans la composition du Gouvernement Provisoire entrassent en nombre considérable les représentants des partis socialistes. Mais cette falsification de l’opinion des officiers devint encore plus manifeste : le Soviet des officiers de la ville de Pétrograd convoquait un congrès panrusse des députés officiers, des médecins et des fonctionnaires de l’armée à Pétrograd, pour le 8 mai. Cette décision était d’autant plus indésirable que le promoteur du congrès — le Comité exécutif, à la tête duquel se trouvait le lieutenant-colonel d’état-major Goustchine — avait pleinement démontré ses tendances déplorables : en participant à l’élaboration de la déclaration des droits du soldat ; en collaborant activement dans la commission de Polivanov, en flattant servilement le Soviet des députés ouvriers et soldats et en aspirant irrésistiblement à une fusion avec ce dernier. Cependant, lorsque la proposition en fut faite au Soviet, celui-ci considéra la fusion momentanément irréalisable pour différentes causes d’ordre technique.

Prenant en considération toutes ces circonstances, le Généralissime approuva la convocation d’un congrès des officiers à Mohilev, à condition qu’en aucun cas il ne serait fait usage de son nom, ni de celui du chef de l’état-major pour exercer une pression sur l’opinion. Mais cette attitude correcte compliqua, en quelque sorte, l’affaire : un certain nombre d’états-majors qui étaient contraires à cette idée, entravèrent la propagation de cet appel, et certains chefs de l’armée, comme, par exemple, le commandant de la région militaire d’Omsk, interdit absolument l’envoi des officiers au congrès. Dans différents endroits ce projet éveilla la méfiance des soldats et provoqua même des complications, en suite desquelles les promoteurs du congrès proposèrent aux sections militaires d’envoyer, en même temps que les officiers, aussi des soldats qui assisteraient aux réunions du congrès.

Malgré tous ces obstacles, il y eut plus de 300 officiers délégués qui s’assemblèrent à Mohilev, dont 76 % venaient du front, 17 % des unités de réserve et 7 % de l’arrière. Le 7 mai le congrès fut inauguré par un discours du Généralissime. Ce jour-là, pour la première fois, le haut commandement déclara, — non pas en conciliabule secret, ni dans un pli confidentiel, — mais ouvertement, pour que tout le pays pût entendre :

— La Russie marche à sa perte.

Le général Alexéiev disait :

— Bien souvent nous rencontrions dans les appels, les arrêtés, dans les pages de nos quotidiens cette phrase brève :

« La patrie est en danger ». Nous nous y sommes habitués. C’est comme si nous lisions de vieilles chroniques des temps anciens et ne puissions saisir tout le sens de ces mots brefs. Cependant, messieurs, c’est, malheureusement, une vérité fatale. La Russie marche à sa perte. Elle est au bord de l’abîme. Encore quelques chocs et de tout son poids elle y sombrera. L’ennemi occupe la huitième partie de son territoire. On ne le séduira pas avec ces paroles utopiques : « la paix sans annexions, ni contributions ». Il dit ouvertement qu’il ne restituera pas nos terres. Il tend sa patte avide là où jamais encore un soldat ennemi n’a pénétré, — vers la plantureuse Volhynie, vers la Podolie, vers la région de Kiev, c’est-à-dire il veut s’emparer de toute la rive droite de notre Dniepr.

Pourquoi sommes-nous là ? L’armée russe laissera-t-elle faire ?

Ne jetterons-nous pas hors de notre pays cet insolent ennemi, après quoi nous laisserons les diplomates conclure la paix avec ou sans annexions ?

Soyons francs : l’esprit guerrier de l’armée russe est abattu ; hier encore forte, menaçante, elle reste aujourd’hui fatalement impuissante devant l’ennemi. L’ancienne tradition de fidélité à la Patrie a laissé place au désir seul de paix et de repos. Au lieu d’activité, d’énergie, dans l’armée se sont éveillés les instincts les plus bas et une soif inextinguible de conservation.

À l’intérieur, où donc est cette forte puissance, à laquelle aspire tout le pays ? Où donc est ce pouvoir qui saurait imposer à chaque citoyen son devoir envers la patrie ?

On nous dit que ce pouvoir va venir, mais rien ne l’annonce. Où est l’amour de la patrie ?

Sur nos bannières on a tracé le grand mot de « fraternité », mais on n’a su l’inscrire ni dans les cœurs, ni dans les esprits. La haine de classes est déchaînée parmi nous. Des catégories entières d’hommes qui ont loyalement rempli leur devoir envers la Patrie sont mis en suspicion ; sur ce terrain un gouffre s’est creusé entre les deux parties de l’armée russe — les officiers et les soldats.

Et c’est en ce moment que s’est réuni le premier congrès des officiers de l’armée russe. Il me semble qu’on ne pouvait le choisir plus opportun pour rétablir sans plus tarder l’union dans notre grande famille et pour que tous les officiers unis par des liens d’amitié, tentent d’insuffler dans nos cœurs une noble impulsion, un puissant élan, — car sans élan il n’y a pas de victoire, et, sans victoire, pas de salut et plus de Russie…

Animez donc votre activité, par l’amour de la Patrie et par une sympathie cordiale envers le soldat ; songez aux moyens de relever son niveau moral et intellectuel afin qu’il devienne votre sincère ami. Faites cesser cette discorde qu’on a semée artificiellement dans nos rangs.

Actuellement, — et c’est une maladie générale — on voudrait placer tout le monde sur de grandes et sur de petites plates-formes, afin que, d’un coup d’œil on puisse inspecter combien il y en a sur chacune. Quant à l’armée, elle a accueilli ouvertement, loyalement et avec enthousiasme, le nouveau régime.

Nous devons tous nous unir sur une seule et grande plate-forme : la Russie est en danger. Il nous incombe à nous membres d’une grande armée, de pourvoir à son salut. Que cette plate-forme nous unisse et nous prête des forces nécessaires pour mener à bien celle œuvre. »

Ce discours, dans lequel s’épanchait toute l’inquiétude profonde du chef de l’armée, fut le prologue de son éloignement. La démocratie révolutionnaire, dès la fameuse séance du 4 mai avec les commandants en chef, avait prononcé la condamnation du général Alexéiev ; à présent, après le 7 mai, la presse de gauche souleva une campagne impitoyable contre lui, dans laquelle le journal officiel des Soviets, les « Izvestia » rivalisait avec les journaux de Lénine par la trivialité et les inconvenances de ses attaques. Cette campagne eut d’autant plus d’importance que, dans cette question, le ministre de la guerre Kérensky se plaçait manifestement du côté des Soviets.

Pour compléter les paroles du Chef suprême, je dis dans mon discours en touchant la situation intérieure du pays :

« … Par la force inéluctable des lois historiques, l’autocratie a été renversée et le pouvoir passa au peuple. Nous sommes au seuil d’une existence nouvelle, si ardemment attendue et pour laquelle des milliers d’idéalistes ont langui dans les mines de la Sibérie, ont péri dans l’exil, au milieu des toundras désertes et sont, maintes fois, montés à l’échafaud.

« Mais c’est avec inquiétude et perplexité que nous envisageons l’avenir.

« Car la liberté n’existe pas pour les tortionnaires révolutionnaires. Car la vérité est absente de la voix du peuple falsifiée !

« Car il n’y a pas égalité dans la persécution des classes !

« Car, enfin, où est la force réelle dans la bacchanale effrénée où tous essayent d’arracher le plus possible à la pauvre Russie pantelante, où des milliers de mains avides se tendent vers le pouvoir, en ébranlant ses fondements ? »

Les séances du congrès commencèrent. Ceux qui y ont assisté, en ont, bien certainement, remporté l’impression ineffaçable de ce récit douloureux des souffrances subies par les officiers de l’armée russe.

Aucune plume ne saurait rendre les paroles des « capitaines Bouravine » et des « lieutenants Albov », telles qu’elles furent alors prononcées ; avec un calme qui glaçait l’âme des auditeurs, ils touchaient à leurs peines les plus intimes, à leurs plus profonds chagrins. La vive douleur s’était amortie ; le cœur avait épuisé toutes ses larmes et toutes ses plaintes !

Je regardai les loges où se trouvaient les « camarades-soldats » envoyés ici pour surveiller la « contre-révolution ». J’aurais voulu pouvoir lire sur leurs traits leurs impressions. Il me sembla les voir rougir de honte. Probablement je m’étais trompé, car bientôt ils protestèrent bruyamment, réclamant le droit de participer aux votes… et cinq roubles de rétribution par jour, « comme pour les officiers ».

Durant ses 13 séances générales, le congrès vota plusieurs résolutions. Je ne vais pas m’arrêter longuement à toutes les questions d’ordre militaire et technique qui constataient la maladie de l’armée et indiquaient les moyens de la guérir. Je ne ferai que signaler les particularités caractéristiques de ces résolutions qui les distinguaient des autres congrès militaires, de ceux du front, des congrès régionaux et professionnels.

De toutes les classes, de toutes les castes et professions qui, toutes, en ce moment, tentaient d’arracher ce qu’elles pouvaient dans leur intérêt particulier, au gouvernement qui avait lâché les rênes, les officiers seuls n’ont jamais rien demandé pour eux-mêmes. Ils réclamaient un pouvoir au-dessus d’eux et de l’armée. Un pouvoir ferme, unique, national et qui aurait ordonné au lieu d’« en appeler » à la population. Ils réclamaient le pouvoir d’un gouvernement qui se serait appuyé sur la confiance de tout le peuple, et non pas celui d’organisations irresponsables. À un tel gouvernement les officiers auraient apporté une obéissance entière et illimitée sans aucunement prendre en considération les divergences de vue dans les questions sociales. En outre, j’affirme que toute cette lutte de classes, cette lutte sociale qui s’étendait de plus en plus dans le pays, passait sans effleurer les officiers du front occupés de leur travail et plongés dans leur chagrin ; cette lutte les touchait à peine et ne les incitait à aucune participation active ; elle n’éveillait leur attention que lorsque ses résultats ébranlaient l’existence du pays et, en particulier, celle de l’armée. Je parle, bien entendu, des officiers dans leur ensemble ; certaines inflexions du côté de la réaction s’étaient, sans aucun doute, produites, mais, en 1917, elles n’étaient nullement caractéristiques pour le corps des officiers dans son entier.

Un des meilleurs représentants du milieu des officiers, un homme parfaitement cultivé, le général Markov écrivait à Kérensky, désapprouvant son attitude envers les chefs militaires : « soldat de vocation, de naissance et d’éducation, je ne puis juger et parler que de ma profession. Toutes les autres réformes et remaniements dans l’administration de notre État ne m’intéressent qu’en tant que simple citoyen. Mais je connais l’armée, je lui ai consacré les meilleures années de ma vie, j’ai payé ses succès au prix du sang de personnes qui m’étaient proches ; moi-même je suis sorti, plus d’une fois, de la lutte, blessé, ensanglanté »… C’est ce que la démocratie révolutionnaire n’a su ni comprendre, ni apprécier.

* * *


Bien différemment se comporta le congrès des officiers à Pétrograd (du 18 au 26 mai) qui avait réuni environ 700 délégués. Il s’y était formé deux camps distincts : d’un côté les officiers politiciens et les fonctionnaires de l’arrière ; de l’autre — un nombre peu considérable de véritables officiers de l’armée dont la participation au congrès était, en quelque sorte, un malentendu. Le Comité exécutif avait élaboré un programme se conformant strictement à l’usage fixé par les congrès soviétistes quant aux questions mises en discussion : 1) l’attitude envers le Gouvernement Provisoire et le Soviet ; 2) la question de la guerre ; 3) l’Assemblée constituante ; 4) la question ouvrière ; 5) la question agraire ; 6) la réorganisation de l’armée sur une base démocratique.

À Pétrograd, on exagéra l’importance du congrès et à son ouverture des membres du gouvernement russe et des gouvernements étrangers prononcèrent des discours solennels ; de la part du Soviet le congrès fut même salué par une allocution de Nahamkès. Dès le début, l’irréconciliable divergence des deux groupes se manifesta. Elle était inévitable, car même dans la question cardinale de l’ « ordre du jour numéro 1 », le vice-président du congrès, le capitaine Brjosek, émit l’opinion suivante : « sa promulgation était motivée par des nécessités historiques : le soldat avait été opprimé et il était de toute urgence de le libérer. » Cette déclaration fut accueillie par les applaudissements prolongés d’une partie de l’assemblée !

Après toute une série de séances orageuses, une résolution fut votée par 265 voix contre 216 qui affirmait que les « forces révolutionnaires du pays étant entre les mains des paysans, des ouvriers et des soldats organisés qui composent la plus grande partie de la population », le gouvernement devait être responsable devant le Soviet Panrusse.

Quant à la résolution sur la nécessité de l’offensive, elle recueillit les deux tiers des voix.

La déclaration (du 26 mai) du groupe qui, représentant réellement l’opinion de l’armée du front, affirmait la nécessité d’appuyer de toute manière le Gouvernement Provisoire, donne une explication à l’attitude prise par le congrès : « Le Comité exécutif du Soviet des députés officiers de Pétrograd, en convoquant le congrès, n’avait pas en vue la solution du problème pourtant d’une actualité si essentielle — la régénération de l’armée, car la question de la force combative de l’armée russe et des moyens propres à la relever, ne fut pas même inscrite au programme qui nous fut proposé ; cette question n’y fut introduite que par suite de nos insistances. S’il faut en croire une déclaration étrange, pour ne pas dire plus, du président, lieutenant-colonel Goustchine, — le but de la convocation du congrès était déterminé par le désir du Comité exécutif d’être admis sous nos couleurs, dans le Soviet des députés ouvriers et soldats ». Cette déclaration du 26 mai provoqua de graves incidents, ensuite desquels les trois quarts des participants au congrès se retirèrent et ce dernier se dispersa.

J’ai touché à la question du Soviet des officiers de Pétrograd et du Congrès tenu dans cette ville, afin de caractériser la mentalité d’une certaine catégorie des officiers de l’arrière qui se trouvaient en fréquent contact avec les gouvernants officiels et non officiels et qui aux yeux de ces derniers représentaient la « voix de l’armée ».

* * *


Le congrès des officiers à Mohilev qui avait attiré l’attention soutenue et la vive sympathie du généralissime, fut clôturé le 22 mai. À ce moment, le général Alexéiev avait été déjà éloigné du commandement des armées russes et, profondément affecté par cette épreuve, n’assista pas à la clôture. Voici en quels termes je pris congé du congrès :

« Le généralissime, au moment de quitter son poste, m’a chargé, messieurs, de vous remettre son salut le plus sincère et de vous dire que son vieux cœur de soldat battait toujours à l’unisson des vôtres, qu’il souffrait de votre douleur et vivait du même espoir que vous en la régénération de l’armée accablée, mais qui restait toujours la grande armée russe.

Permettez-moi d’ajouter encore quelques mots de ma part. De toutes les marches ensanglantées de notre pays, vous vous êtes rassemblés ici et nous avez apporté votre chagrin sans issue et votre douloureuse tristesse.

Vous avez déroulé devant nos yeux, l’existence et les travaux des officiers au milieu de cette mer en furie qu’est devenue l’armée.

Vous qui avez si souvent affronté la mort ! Vous qui, intrépides, avez marché en tête de vos soldats jusqu’aux fils de fer barbelés de l’ennemi, au bruit des coups de canon trop espacés de notre artillerie traîtreusement privée d’obus ! Vous qui, le cœur serré, mais sans perdre courage, avez jeté la dernière poignée de terre sur la tombe de vos fils, de vos frères, de vos amis !

Allez-vous hésiter à présent ?

Non !

Que les faibles relèvent, la tête ! Que les forts portent toute leur énergie, tout leur élan, tout leur désir de travailler au bonheur de leur Patrie, dans les rangs de leurs camarades du front. Vous n’êtes pas seuls ; tout ce qu’il y a encore d’honnête, tous ceux qui n’out pas encore perdu leur bon sens, qu’on tente aujourd’hui de détruire, tous ceux-là sont avec vous.

Le soldat vous suivra, quand il aura compris que vous le menez non pas en arrière, vers l’arbitraire et les ténèbres, mais en avant, — vers la liberté et la lumière.

Alors la foudre éclatera sur l’ennemi, en finira de lui, et de la guerre.

Ayant vécu la même existence et dans la même idée que vous, ces trois années de guerre, ayant partagé avec vous et la joie éclatante des victoires et la douleur cuisante de la retraite, j’ai le droit de lancer à ces messieurs qui nous ont insultés jusqu’au fond de l’âme, qui, dès les premiers jours de la révolution, ont accompli envers les officiers leur œuvre de Caïn… j’ai le droit de leur lancer :

— Vous mentez ! Les officiers russes n’ont jamais été ni des mercenaires, ni les suppôts de la tyrannie.

Amoindri, négligé, déshérité par l’ancien régime, menant une existence de privations, notre officier de ligne, tout au long de sa pauvre vie pleine de labeur, a porté, cependant, jusqu’à cette guerre nationale, pareil à un flambeau allumé, sa soif de dévouement et d’héroïsme. De dévouement au bonheur de sa Patrie.

Qu’à travers ces murs les créateurs du nouvel état russe entendent mon appel :

— Épargnez l’officier ! Car depuis des siècles et jusqu’à nos jours il est préposé, sentinelle fidèle et inamovible, à la garde de l’état russe. La mort seule peut le relever de son poste. »

Mon discours, imprimé par les soins du Comité, fut distribué sur tout le front, et je fus heureux d’apprendre par de nombreuses lettres et dépêches qui m’arrivèrent, que les paroles que j’avais prononcées pour la défense des officiers, étaient parvenues jusqu’à leurs cœurs endoloris.

Le congrès organisa, auprès du quartier général, une institution permanente, le « Comité général de l’Union des officiers ([2]) ». Durant les trois premiers mois de son existence, le Comité n’eut pas le temps de jeter de profondes racines dans l’armée. Il se borna à constituer des sections de l’Union dans les différentes armées et dans les régions militaires ; à examiner les plaintes qui lui étaient adressées ; dans des cas exceptionnels, signifier la réprobation publique aux officiers indignes (le « tableau noir ») ; à venir en aide, dans une mesure bien restreinte, il est vrai, aux officiers chassés par leurs soldats ; et enfin à renseigner le gouvernement et la presse sur les événements les plus graves de la vie politique et purement militaire de l’armée. Après l’offensive de juin le ton de ces déclarations devint tranchant, provoquant et critique, ce qui ne manqua pas d’inquiéter considérablement le ministre président qui, dès lors, insista obstinément pour transférer le « Comité général » de Mohilev à Moscou, son indépendance trop marquée pouvant avoir une influence nuisible sur le quartier général.

Le Comité, peu actif sous le commandement du général Broussilov, prit effectivement une part active à l’action de Kornilov. Cependant, ce n’est pas cette circonstance qui détermina le changement qui s’était opéré dans son attitude. Il est évident que le Comité général reflétait alors les sentiments du commandement dans son ensemble ainsi que de la plupart des officiers russes du front, — devenus hostiles au Gouvernement Provisoire.

Étant restés jusque-là absolument loyaux et, en majorité, parfaitement bienveillants envers le Gouvernement Provisoire, supportant, le cœur serré, toutes les expériences qu’il faisait subir, volontairement ou involontairement, le pays et l’armée vivaient du seul espoir d’une régénération possible de l’armée, désirant ardemment reprendre l’offensive et la mener jusqu’à la victoire. Mais lorsque toutes ces espérances s’écroulèrent, les officiers qu’aucun lien idéologique ne rattachait au deuxième gouvernement de coalition, qui, tout au contraire, nourrissaient contre lui une méfiance décidée, s’écartèrent du Gouvernement Provisoire, qui, de la sorte, perdit son dernier et fidèle soutien.

Ce moment est d’une importance historique extrême et permet de mieux comprendre les événements qui suivirent. Les officiers russes — pour la plupart profondément démocrates par leur origine, leurs opinions et les conditions de leur vie, repoussés avec une grossièreté et un cynisme incroyables par la démocratie révolutionnaire et qui n’avaient pas trouvé un véritable appui dans les milieux libéraux, proches du Gouvernement, se trouvèrent dans un isolement tragique. Cet isolement ainsi que la confusion où se trouvaient les officiers préparèrent un terrain favorable à toutes les influences du dehors, influences tout à fait étrangères aux traditions du corps des officiers et à son attitude politique d’autrefois, influences qui provoquèrent la scission et finalement la lutte fratricide. Car il ne pouvait y avoir de doute que toute la force, toute l’organisation des armées rouges ainsi que des armées blanches ne dépendissent uniquement de la personnalité des officiers russes des anciens cadres.

Et si après, durant les trois années de lutte, nous avons été témoins de la scission et des dissensions entre les deux forces de la Société russe dans le camp anti-bolcheviste, il en faut rechercher les causes non seulement dans le désaccord politique, mais aussi dans le crime de Caïn perpétré par la démocratie révolutionnaire contre les officiers, dès les premiers jours de la révolution.

La nécessité de préparer une organisation d’officiers au cas où seraient renversés le régime actuel et le front, ce que l’on pouvait déjà clairement prévoir, paraissait évidente. Mais les organisateurs les plus actifs languissaient en prison. Le Comité général de l’Union des officiers, auquel aurait incombé cette initiative, avait été dissous par Kérensky, à la fin du mois d’août ; aussi la plupart des chefs responsables de l’armée étaient pénétrés d’une inquiétude poignante et bien fondée au sujet de la destinée des officiers russes. Sous ce rapport, la correspondance entre Kornilov et Doukhonine présente un grand intérêt. Après le coup d’état bolcheviste, le 1er novembre 1917, le général Kornilov, de la prison de Bykhov, écrivait à Doukhonine : « prévoyant la marche des événements, je pense qu’il serait urgent pour vous de prendre des mesures qui, tout en garantissant la sûreté du quartier général, favoriseraient l’organisation de la lutte contre l’anarchie menaçante ». Au nombre de ces mesures le général Kornilov indiquait : « la concentration à Mohilev et dans un des points les plus rapprochés, sous bonne garde, de provisions de fusils, de cartouches, de mitrailleuses, de fusils automatiques et de grenades à main, dans le but de les distribuer aux officiers-volontaires qui ne manqueront pas de se réunir dans la région indiquée ».

En marge de ce point Doukhonine avait annoté : « ceci pourrait amener des excès ».

Ainsi, la crainte perpétuelle et exagérée d’une « contre-révolution » de la part des officiers, resta vaine. Les événements s’abattirent sur eux à l’improviste, les trouvant non organisés, éperdus, n’ayant pris aucune mesure pour assurer leur propre sécurité et dispersèrent définitivement leurs forces.

  1. Les plus actifs en furent le lieutenant-colonel de l’état-major général Lebedev (dans la suite commandant de l’état-major de l’amiral Koltchak) et Pronine.
  2. Son président était le colonel Novossiltzev, membre de la 4ème Douma d’Empire.