La Décomposition de l’armée et du pouvoir/19


CHAPITRE XIX

« La démocratisation de l’armée » : les commissaires aux armées.


Pour « démocratiser » la troupe, on usa ensuite d’un autre moyen : on adopta le système des Commissaires aux armées.

À maintes reprises, dans divers milieux politiques, on avait mis en avant cette idée. On la tirait de l’histoire militaire de la Révolution française : elle avait à sa base la méfiance à l’égard des officiers.

La démocratie révolutionnaire inclinait aussi dans ce sens, non sans insistance. Au milieu du mois d’avril, la conférence des délégués du front adressa au Soviet des députés ouvriers et soldats une demande catégorique : elle exigeait qu’on créât des Commissaires aux armées. Ce qui motivait l’adoption immédiate de cette institution, c’était l’impossibilité où l’on se trouvait de conserver plus longtemps dans les rapports entre les soldats et certains officiers le calme et l’ordre nécessaires. Si l’on avait pu jusqu’ici éviter les « lynchages » et les révocations, c’était uniquement parce que l’armée attendait les mesures indispensables que devaient prendre le Soviet et le Gouvernement, dont elle ne voulait pas, par ses désordres, compliquer la tâche.

En outre, la conférence présentait un projet d’une stupidité rare : l’envoi aux armées de trois commissaires à la fois, l’un représentant le Gouvernement Provisoire, le deuxième le Soviet des députés ouvriers et soldats et le troisième les comités d’armée. Et les exigences de la conférence allaient fort loin : à son avis, les commissariats, organes de contrôle, devaient examiner toutes les affaires, toutes les questions de la compétence des commandants d’armée et de groupe d’armées (sur un front), ils auraient mission de contresigner tous les ordres du jour : promotions des officiers, enquêtes sur leurs agissements, droit de les priver de leur commandement.

Entre le Soviet des députés ouvriers et soldats et le Gouvernement Provisoire s’engagèrent à ce sujet des pourparlers qui durèrent longtemps. À la fin du mois d’avril l’accord se fit : on nommerait deux commissaires aux armées, l’un pour le Gouvernement Provisoire, l’autre pour le Soviet. Dans la suite cependant cette décision fut modifiée, probablement au moment où le ministère de coalition prit le pouvoir (5 mai). On décida alors de déléguer un seul commissaire aux armées — après entente entre le et le Soviet ; et ce commissaire devait représenter les deux institutions, devant lesquelles il était responsable.

À la fin du mois de juin, le Gouvernement Provisoire créa des commissaires aux groupes d’armées. Voici comment leurs fonctions étaient définies : en s’inspirant des instructions du Ministère de la Guerre, ils devaient s’efforcer de trouver une solution uniforme à toutes les questions politiques, soulevées dans les limites de leur groupe d’armées, en collaborant, pour les mettre d’accord, avec les commissaires aux armées.

Plus tard, à la fin du mois de juillet on perfectionna le système en créant un commissaire supérieur attaché au Grand Quartier Général (Stavka). Tous les dossiers étaient soumis en suite au cabinet politique du Ministre de la Guerre.

Mais on ne promulgua aucune loi pour définir les droits et les devoirs du commissaire ou, tout au moins, s’il y eut des lois, les chefs militaires les ignorèrent toujours — ce qui, dans la suite, entretint les malentendus et les querelles.

Observer les officiers, les états-majors, savoir s’ils étaient « bien pensants » en matière politique — tel était le rôle occulte que devaient jouer les commissaires. À ce point de vue le régime démocratique alla plus loin peut-être que l’autocratie. J’ai pu m’en convaincre lors de mes visites au front Ouest et au front Sud-Ouest. J’y ai lu la correspondance télégraphique des commissariats avec Pétrograd : l’état-major me passait les dépêches déchiffrées — que messieurs les commissaires me le pardonnent ! — dès qu’elles avaient été expédiées. Pour s’acquitter de ces fonctions-là, il ne fallait aux commissaires qu’un peu de pratique en matière de police politique. Mais les devoirs formels qui leur incombaient étaient autrement compliqués. Il y fallait des vues d’homme d’état, une vision nette du but à atteindre, une connaissance psychologique approfondie des milieux militaires : soldats, officiers, chefs, une science exacte des principes qui déterminent l’existence, le rôle, la vie même de l’armée, un tact infini et, en outre, des qualités intellectuelles : du courage, une volonté ferme, de l’énergie.

Si ces conditions s’étaient réalisées, cela aurait pu atténuer, en quelque mesure, les conséquences désastreuses de cette institution nouvelle qui privait le chef militaire de toute influence sur ses troupes (ce n’était, à vrai dire, que la consécration d’un état de choses existant). Et, cependant, seule cette influence du chef pouvait fortifier dans l’esprit des soldats l’espoir, la certitude de vaincre.

Malheureusement, parmi les amis du Gouvernement et du Soviet, parmi leurs hommes de confiance, il était impossible de trouver des gens possédant les capacités nécessaires. Voici dans quels milieux se recrutaient les commissaires que j’ai connus : officiers promus pendant la guerre, médecins, avocats, publicistes, anciens déportés politiques, émigrés restés longtemps sans contact avec la Russie, membres des associations révolutionnaires, etc. Ces gens-là n’avaient — il va sans dire — qu’une connaissance très approximative des milieux militaires.

Quant à leurs opinions politiques, ils appartenaient tous aux partis socialistes, allant des social-démocrates « menchevistes » jusqu’au groupe « Unité ». Ils portaient les couleurs de leur parti et, souvent, ils se refusèrent à suivre la ligne tracée par le Gouvernement, liés qu’ils étaient — à leur avis — par la discipline du Soviet et de leur parti. Suivant leur programme politique, les commissaires n’avaient pas tous le même point de vue au sujet de la guerre. Staukiévitch, un des commissaires qui remplirent leurs fonctions avec le plus de loyauté — à sa façon, bien entendu — alla rejoindre un jour une division qui marchait à l’ennemi. Il se déclare torturé par le doute : « Et quoi ! nos soldats sont convaincus que nous ne voulons pas les tromper. Ils repoussent toute hésitation et s’en vont mourir et tuer. Avons-nous bien le droit de les y pousser ? Bien plus ! avons-nous le droit de prendre une décision à leur place ? » Au sujet du bolchevisme les commissaires n’eurent pas tous — affirme Savinkov ([1]) — la même manière de voir, ils ne furent pas tous partisans de la lutte nécessaire, décisive contre les bolcheviks. Savinkov était une exception. Sans être militaire de profession, il s’était formé dans les aventures, dans les combats, dans les dangers. Ses mains s’étaient plongées dans le sang des meurtres politiques. Cet homme connaissait les lois de la guerre : il sut rejeter le joug de son parti et combattre la désorganisation de l’armée avec plus de ténacité que les autres. Mais sa conception des événements avait une teinte par trop personnelle.

Quant à leurs qualités personnelles, les commissaires — si l’on en excepte quelques-uns du type Savinkov —manquaient de force et d’énergie. C’étaient des orateurs, ce n’étaient pas des hommes d’action. Leur ignorance professionnelle n’aurait peut-être pas eu de conséquences néfastes, mais une circonstance aggrava la situation : comme leurs fonctions étaient mal définies, ils se mirent peu à peu à s’immiscer dans tous les domaines de la vie militaire et du service. Tantôt c’était sur leur propre initiative, tantôt les soldats ou les Comités les y incitaient — quelquefois même, ils en étaient priés par des chefs timorés qui craignaient les responsabilités. Les commissaires étudiaient avec attention toute espèce de questions : les nominations, les destitutions d’officiers et même les problèmes stratégiques. Et ils ne s’appliquaient pas seulement à « démasquer la contre-révolution », ils examinaient aussi l’utilité des mesures adoptées par le haut commandement. Et la confusion des pouvoirs était telle que, pour peu qu’un chef manquât de ressort moral, il ne savait plus à quoi s’en tenir. Voici un fait que je me rappelle. Pendant la retraite de juillet, sur le front Sud-Ouest, un commandant de corps d’armée décida, à la légère, de rendre impraticable une excellente route militaire, ce qui mit les troupes dans une situation des plus pénibles. Le général commandant de l’armée le destitua. Dans la suite, l’officier destitué vint me faire part, en toute sincérité, de son profond étonnement : pourquoi le révoquait-on ? N’avait-il pas agi selon les suggestions de son commissaire ?

Le commissariat reflétait les doctrines du soviet des députés ouvriers et soldats, il soutenait — à l’abri d’une immunité vraiment touchante — les droits nouvellement acquis du soldat, et pourtant, il ne fut pas à la hauteur de sa tâche principale : la direction de la vie politique des armées. La plupart du temps la propagande la plus destructive s’exerça librement. Les meetings, les comités de soldats votèrent, tant qu’ils le voulurent, des motions hostiles à l’État, hostiles au Gouvernement. Les commissaires ne sortaient de leur inertie que les jours où l’effervescence tournait à la révolte armée. Cette politique était bien faite pour démoraliser aussi bien la troupe que comités et les chefs.

Le système des commissaires n’atteignit pas son but. Aux yeux du soldat, ils représentaient la contrainte, parfois la répression — et cela même les rendait impopulaires. Ils n’avaient pas l’autorité directe, évidente qui leur eût donné la force, cette force que respectent même les régiments en révolte ouverte contre la discipline. Et cela se confirma par la suite, quand les bolcheviks s’emparèrent du pouvoir : les commissaires furent obligés, les premiers, de quitter leur poste en cachette et en toute hâte.

Et c’est ainsi que dans l’armée russe, au lieu d’une seule autorité, on en vit apparaître trois de genres différents, et tout à fait incompatibles : le commandant en chef, le comité et le commissaire. Pouvoirs fantômes, sur lesquels pesait, les écrasant de toute sa masse inculte et sauvage, la puissance de la foule.

…………


En examinant ces organes nouveaux : les commissaires et les comités, en étudiant le rôle qu’ils ont joué dans la vie de l’armée russe, je n’ai tenu compte que d’un seul point de vue : la conservation de notre force militaire, facteur principal des destinées de la nation. Mais il ne serait pas juste de limiter ainsi le problème et de l’étudier en dehors des lois générales qui régissent la vie du peuple et la marche de la révolution. Je dirai plus : tous ces phénomènes qui se manifestent au grand jour marquent la succession logique et inévitable des événements, étant donné le rôle qu’a voulu y jouer la démocratie révolutionnaire. Et c’est là qu’apparaît tout le tragique de la situation.

La démocratie socialiste n’avait à sa disposition aucun spécialiste capable de diriger les services techniques de l’armée. D’autre part, elle n’avait ni l’énergie, ni la possibilité d’écraser la résistance de la démocratie bourgeoise et des officiers en les forçant à travailler pour la gloire du socialisme : cela les bolcheviks le firent plus tard ; en exterminant leurs adversaires méthodiquement, cruellement, sans merci, ils obligèrent les intellectuels et les officiers survivants à servir le communisme.

La démocratie révolutionnaire (socialiste), en réalité maîtresse du pouvoir s’était tracé un programme : elle savait bien que les administrateurs et les chefs militaires chargés par elle de réaliser ce programme, étaient loin de partager ses idées. De là, une méfiance inévitable, de là le désir d’atténuer l’influence, de diminuer l’importance de ces auxiliaires. Quelles méthodes appliquer pour y parvenir ? Comme la notion même de l’état, comme le patriotisme avaient disparu, l’organisme révolutionnaire central mit en œuvre, pour combattre ses adversaires politiques, toutes les méthodes de destruction, sans prendre garde au fait que ces méthodes minaient du même coup et le pays et l’armée.

Notons enfin une circonstance encore, et des plus importantes : la révolution vint ébranler toutes les assises de l’État et rompre l’équilibre des classes juste à l’heure où toute la fleur de la nation était sous les armes, environ dix millions de jeunes hommes. On était sur le point d’élire les représentants du peuple à l’Assemblée Constituante. Dans ces conditions il était tout à fait impossible d’empêcher la politique d’envahir l’armée — pouvait-on arrêter le courant du fleuve ? On aurait pu toutefois le canaliser dans une bonne direction, la chose n’est pas douteuse. C’est alors que les deux partis s’affrontèrent, chacun avec sa méthode (méthode conservatrice — méthode démagogique). Et chaque parti s’efforça d’influer sur l’esprit de l’armée, ce facteur tout puissant de la révolution.

Telles sont les données qui nous permettent de définir et de fonder avec logique le processus de la « démocratisation » de l’armée. Une classe, la démocratie révolutionnaire, gouverna tout d’abord dans la coulisse, puis ouvertement, sur la scène : pour fortifier sa position, pour satisfaire aux instincts de la foule, elle mina l’autorité militaire. Elle contribua à créer des organisations militaires collectives ; si ces organisations ne suivaient pas toujours les directives du Soviet, du moins étaient-ils moins dangereux et plus maniables que le haut commandement. Mais il fallait, de toute nécessité, une autorité militaire. La méfiance à l’égard des officiers d’une part, d’autre part le désir de placer une sorte de tampon entre les deux éléments de l’armée qu’on avait artificiellement séparés, conduisirent à adopter le système des commissaires. Ces deux institutions (comités et commissaires) ne contentèrent ni les soldats, ni les officiers ; elles tombèrent en même temps que le Gouvernement Provisoire. Plus tard, avec quelques modifications, elles reparurent dans l’armée rouge. Mais bientôt, de nouveau, la vie les balaya.

  1. Savinkov fut commissaire de la 7ème armée, puis au groupe d’armes du front sud-ouest. Il dirigea ensuite le ministère de la guerre.