La Décadence de la Prusse après Frédéric II
« La Prusse est aujourd’hui sur le continent le pivot de la paix ou de la guerre, » écrivait Mirabeau au mois de juillet 1786. La Prusse, c’était Frédéric, et Frédéric allait mourir. Que deviendrait son royaume après lui? L’état qu’il avait rendu si redoutable était-il assez fortement constitué pour se soutenir entre d’autres mains que les siennes? Y avait-il en Prusse, en dehors et à côté du grand souverain qui se mourait, les élémens d’une grande monarchie? Les hommes d’état, les Français en particulier, avaient grand intérêt à savoir à quoi s’en tenir. Frédéric, qui avait été pour la France un allié perfide et un ennemi dangereux, avait fini par vivre avec elle en assez bonne intelligence; mais l’héritier présomptif passait pour fort hostile. Il importait de se renseigner sur les intentions du roi futur et sur les forces réelles dont il disposerait. La mode était aux missions secrètes. Les gouvernemens y croyaient; c’était pour les volontaires et pour les irréguliers de la politique un moyen de montrer leur savoir-faire et de se lancer dans le monde. Les annales de la diplomatie occulte sont émaillées de noms illustres. Il n’y en a point de plus fameux que ceux des deux hommes auxquels la mort imminente de Frédéric fournit, en 1786, l’occasion de débuter dans les confidens et à l’arrière-plan, en attendant le jour très prochain où ils tiendraient les premiers rôles dans la grande tragédie du siècle. Sur la proposition de Talleyrand, Mirabeau fut envoyé à Berlin. Dans cette répétition improvisée où ils s’exerçaient l’un et l’autre, Mirabeau tenait l’emploi d’ambassadeur, Talleyrand celui de ministre in partibus. Le futur négociateur des traités de Vienne recevait les lettres, les déchiffrait, les remettait à Vergennes, « épurées, arrangées, embellies, » pour l’usage du roi[1]. Ce travail de révision n’était point inutile. Les lettres de Mirabeau, écrites « au jour le jour, avec la rapidité de l’éclair, sans avoir le temps de relire, » se ressentaient de l’état d’orage, de la tempête continuelle au milieu desquels vivait Mirabeau. Les pointes cyniques s’y mêlent aux traits de génie. Cette correspondance diplomatique est composée sur le ton du pamphlet. On y retrouve l’emportement, la véhémence, et malheureusement aussi les taches qui souillent les écrits du donjon de Vincennes. C’est l’ébauche violente, le premier jet désordonné du grand ouvrage que Mirabeau devait rapporter de Berlin et publier en 1788, la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand. On y relève les mêmes contradictions : une critique pénétrante des défauts de l’œuvre, une admiration enthousiaste pour l’auteur. « Si la Prusse périt, s’écrie Mirabeau, l’art de gouverner retournera vers l’enfance. » Puis, après avoir décrit « cette machine supérieure à laquelle des artistes de génie ont travaillé pendant des siècles, » il en dévoile tous les vices secrets et il conclut : « Jamais royaume n’annonça une plus prompte décadence... La monarchie prussienne est constituée de manière qu’elle ne saurait supporter aucune calamité, pas même celle, à la longue inévitable, d’un gouvernement malhabile... Si jamais un prince peu sensé monte sur ce trône, enverra crouler soudainement ce géant formidable... On verra la Prusse tomber comme la Suède. »
Cette opposition est au fond des jugemens de tous les contemporains. L’apologie et la critique étaient également motivées. L’histoire devait les justifier tour à tour. Une même génération d’hommes allait être le témoin de la chute prodigieuse de la Prusse et de son relèvement plus étonnant encore. Les causes des événemens qui se sont déroulés dans ce siècle étaient posées à la fin du siècle dernier. Elles étaient toutes dans le caractère du roi qui allait disparaître, dans celui de l’établissement qu’il avait fondé et du peuple qu’il gouvernait. Quand on les étudie de près, on n’est plus surpris des contradictions que les contemporains signalaient sans pouvoir les résoudre.
Frédéric avait triomphé des deux grandes épreuves des conquérans : il avait gardé ce qu’il avait su prendre, il avait assimilé à ses états héréditaires les provinces qu’il y avait annexées. Il croyait à la durée de son ouvrage. Il convenait que sa mort serait une crise pour l’état prussien. «Mais, ajoutait-il, une monarchie ne se détruit pas si vite, et la mienne est bien montée. S’ils veulent même, ils ne pourront presque pas la gâter. » En cela il se trompait. Il avait le sentiment de sa propre valeur, et ce sentiment n’était point exagéré ; mais il se faisait de grandes illusions sur la valeur de son gouvernement. Il personnifiait la Prusse ; nul souverain ne put dire avec autant de vérité : « L’état, c’est moi. » C’était le ressort de la monarchie prussienne, c’en était aussi le vice et la faiblesse. L’état, c’était le prince, le prince était un grand homme d’état. C’est ce qui explique en partie l’engoûment des philosophes et des réformateurs pour le roi de Prusse et sa politique. Ils confondaient volontiers le règne de la liberté avec le règne des « lumières, » et le règne des « lumières » avec celui des philosophes. Sauf Montesquieu, qui voyait de plus haut et plus loin, les contemporains n’allaient guère dans leurs vœux au-delà du despotisme éclairé, et le gouvernement de Frédéric en présentait sous beaucoup de rapports un modèle achevé. Les défauts de l’œuvre provenaient des qualités mêmes de l’artiste qui l’avait créée. L’activité infatigable de Frédéric, son caractère impérieux, ses habitudes militaires le portaient à tout commander, à tout diriger, à tout faire par lui-même. Il avait tout ramené aux proportions de son esprit, et elles dépassaient la moyenne des capacités humaines. Il administrait l’état comme un propriétaire administre son bien. Tout son système de gouvernement se réduit à cette donnée élémentaire : l’exploitation d’un grand domaine par un maître intelligent.
« Frédéric le Grand, dit un contemporain qui avait servi en sous-ordre dans son cabinet[2], Frédéric dirigeait seul tous les ressorts de l’état. Ses ministres demandaient ses ordres par écrit, et, de son cabinet, il prononçait d’un trait de plume sur les affaires les plus importantes comme sur les moindres détails… Le mépris des hommes dont il n’avait pu se défendre… l’avait rendu sur les jugemens d’une indifférence parfaite, et jamais, dans ses ordres de deux lignes, il n’énonçait un motif. Deux ou trois secrétaires, gens médiocres et machines, lui suffisaient pour ce mode de travail. » Il ne voulait ni demander un conseil, ni confier un secret. Il n’aurait pas même toléré les subalternes de la dernière manière de Louis XIV. Aussi ne forma-t-il point d’élèves. Parmi les serviteurs habitués à subir silencieusement son ascendant et à traduire en langue vulgaire ses ordres infaillibles, il y avait cependant des hommes instruits, distingués, dans le courant du siècle, des ministres éclairés, comme on disait alors, les Herzberg, par exemple, les Zedlitz, les Carmer, les Struensée, les Schulenbourg, les Finckenstein. Mais en les réduisant à un rôle inférieur, Frédéric leur avait enlevé la confiance en eux-mêmes et la confiance du public. Dans le lourd mécanisme des chancelleries, les volontés étaient anéanties, les caractères étaient déprimés. Du premier des commis au dernier des scribes, tous n’étaient capables que d’une obéissance passive. La bureaucratie qui enveloppait toutes les parties de l’état dans son réseau enchevêtré était un instrument et non une institution. Entre des mains énergiques et habiles elle portait la vie du centre aux extrémités ; par elle-même, elle n’était rien et ne valait rien. Elle était prête à transmettre avec la même docilité des ordres contradictoires et des impulsions déréglées. De là l’unité et la suite dans le gouvernement aussi longtemps que Frédéric gouverna; la contusion et l’incohérence dès qu’il y eut sur le trône un roi faible d’esprit et incapable de desseins concertés. Frédéric laissait des agens disciplinés, il ne laissait ni conseillers ni administrateurs. Dans ce pays qui n’avait pas encore de tradition de gouvernement, il ne restait après lui qu’une routine.
Frédéric n’avait point de budget. Il était son propre contrôleur des finances et sa chambre des comptes. On sait avec quelle parcimonie il réglait ses dépenses, de quelle monnaie il payait ceux qui travaillaient pour sa gloire. Mais supposez à sa place un prince fastueux entouré de favoris cupides, et le système tourne du coup à la dilapidation et à la ruine. Il y a de l’épargne, en effet, mais il n’y a ni crédit, ni ressources. L’argent perdu ne se retrouve point. Il avait fallu à Frédéric des prodiges d’économie pour subvenir aux frais de deux longues guerres, et, dans ce pays le plus pauvre de l’Europe, dans ce temps où tous les états étaient obérés, arriver, avec un revenu de 17 millions, à former un trésor de 60 millions d’écus et à entretenir une armée de 160,000 hommes.
Cette armée était le rouage le plus savamment construit et le mieux monté de la machine; mais ce n’était encore qu’un rouage. Toute la force vive, le générateur et le propulseur, étaient dans l’âme du roi. Il exigeait l’obéissance aveugle et mécanique. L’initiative chez l’officier lui semblait presque aussi coupable que l’indiscipline chez le soldat. Il voulait la servitude sans la grandeur qui la relève. Il ne faisait aucun cas des vertus militaires. Le tiers de son armée était formé d’étrangers, achetés ou enlevés par ses recruteurs. Le reste, qui était prussien, était séquestré de la nation. Frédéric s’en félicitait, car la guerre, ainsi soutenue et portée au dehors, ne troublait point la vie de l’état ; mais si la guerre était malheureuse et l’état envahi, la nation devait être incapable de se défendre. « La Prusse, écrivait Mirabeau, n’a qu’une armée et qu’un trésor... L’armée prussienne, anéantie, ne peut pas plus renaître que son trésor. » Privée de l’âme qui l’animait, qui en faisait la force, l’intelligence et la vie, cette armée devait se dissoudre. Tous y avaient appris à obéir, nul à commander. Frédéric disparu, personne ne commanda plus et beaucoup cessèrent d’obéir. Les soldats étaient des instrumens : ils n’avaient pas de patrie. Les officiers étaient des cosmopolites. Livrés à eux-mêmes, ils se mirent à raisonner de philosophie et de politique. Ils étaient de leur siècle, le roi ne leur interdisait pas de railler et de discuter. Lorsqu’ils n’eurent plus de maître ou lorsque le maître fut incapable de les guider, il se trouva parmi eux plus de négociateurs que de capitaines. Ils combattirent sans doute avec vaillance et plusieurs fois même avec éclat, mais ils étalent en même temps présomptueux et indécis, pédans et irrésolus. Cela les empêcha souvent de vaincre, et ce fut, en 1806, la principale cause de leur défaite.
Cependant il leur restait des mœurs et des habitudes militaires ; l’armée conservait une admirable contenance dans la paix et fit plusieurs fois encore grande figure sur les champs de bataille. Les diplomates n’avaient ni tenue d’idées, ni mœurs politiques. Les disciples de Frédéric ne reproduisirent que ses défauts ; ses imitateurs ne représentaient que la grimace d’un grand homme. Le génie de Frédéric voilait aux contemporains les procédés de sa politique ; le génie évanoui, il ne resta plus que les procédés, qui parurent ce qu’ils étaient, c’est-à-dire odieux. La modération de Frédéric, ce bon sens politique qu’il possédait à un si haut degré, corrigeaient le vice de ses principes aux yeux d’un public qui excuse souvent un crime, mais ne pardonne jamais une faute. Ce n’en était pas moins, comme il l’a lui-même avoué, à force de négocier et d’intriguer, qu’il en était venu à ses fins. L’intrigue, après lui, resta le seul fond de la politique prussienne. La cupidité qu’il avait apaisée chez lui en la satisfaisant avec mesure, se répandit après lui gloutonnement de tous côtés et sur tous les objets. Il y avait pour la Prusse des tentations partout. Elle crut tout permis et tout possible, oubliant que, si Frédéric avait réussi, c’est qu’il ne s’était permis que le possible. A défaut de scrupules, il avait de la prudence. Ceux qui le remplacèrent, infatués de sa force et grisés de son succès, mirent une diplomatie sans conscience au service d’une ambition sans frein.
Il n’était pas jusqu’aux meilleurs ouvrages de Frédéric qui n’eussent leur vice caché et ne portassent en eux un ferment de dissolution. La tolérance religieuse des rois de Prusse était justement célèbre. On peut en dire, et à un titre plus élevé, ce que Mirabeau disait de la guerre, qu’elle était l’industrie nationale de l’état. La faute qu’avait commise Louis XIV en révoquant l’édit de Nantes, le dommage qui en était résulté pour la France, les avantages qu’on en avait retirés en Prusse, étaient enseignés à Berlin comme une maxime de gouvernement. Les jésuites en profitèrent au XVIIIe siècle, comme les protestans en avaient profité au XVIIe Les réformés proscrits par Louis XIV apportèrent à la Prusse des ingénieurs, des officiers, des savans, des artistes ; les jésuites expulsés par Louis XV lui fournirent des pédagogues dont l’enseignement mécanique s’accommoda très vite à la discipline prussienne; ils aidèrent puissamment Frédéric à assimiler les populations catholiques annexées de la Silésie et de la Pologne. La liberté religieuse, dont ils étaient seuls à jouir en Europe, était pour les sujets du roi de Prusse un inappréciable bienfait; mais, pour le roi, c’était un simple instrument de règne, un moyen d’attirer les colons et de fondre ensemble les élémens divers de la population. La tolérance de Frédéric ne procédait ni du respect de la conscience, ni de l’amour de la liberté; elle était fille du scepticisme et de l’indifférence morale. « Les hétérodoxes, écrivait un diplomate français[3], pensent que chacun doit être libre dans sa croyance et que la vertu sans la foi peut servir au salut. Frédéric II, qui les favorisait, n’a jamais permis qu’ils fussent inquiétés. Son principe était que le troupeau doit être seul écouté dans le choix du pasteur. Plusieurs fois, il a fait destituer des prêtres hétérodoxes parce que leurs paroissiens en avaient désiré qui fussent attachés à l’orthodoxie. Mais il montrait une entière indifférence sur la prédication d’une doctrine quelconque pourvu que les ouailles en fussent contentes... M. Schultz, ministre à Gilsdorf, près de Berlin, chéri de ses paroissiens, a pendant dix ans prêché le matérialisme. » Le haut clergé luthérien était ouvertement rationaliste. La prédication, dans les grandes villes, se réduisait à la morale, à l’humanité, au sentiment. Un conseiller supérieur du consistoire, Spalding, déclarait qu’il fallait supprimer de l’enseignement religieux les mystères et le surnaturel. Le fond de leurs croyances se ramenait au déisme anglais traduit et commenté par l’auteur du Dictionnaire philosophique : « C’est Voltaire en rabat et en robe de pasteur, » écrivait Forster. Plusieurs suivaient le maître jusqu’au bout, égayant leurs sermons par des sarcasmes<ref> Philippson, t. I, ch. I. — Perthes, Politische Zustände, liv. I, ch. II. < :ref>. Frédéric les laissait dire, pourvu qu’ils louassent le roi et enseignassent l’obéissance aux sujets. Tout était calcul de sa part ; il y joignait la forfanterie du libertinage et le cynisme de l’impiété.
Cette tolérance subalterne produisit des effets dissolvans. Ne procédant pas du respect des croyances, elle en engendra le mépris. Comme il n’y avait dans cette société nouvelle, en dehors du frein religieux, aucune tradition, de mœurs sociales, la corruption s’y mit et la rongea. Le scepticisme du roi gagna les sujets, qui le traduisirent en actes. C’était le ton du bel air, tout le monde le prit à Berlin et se conduisit en conséquence. Le levain de licence et de sensualité qui gâte toute la littérature du siècle, fermenta sans obstacle dans ces âmes encore grossières, où une civilisation hâtive avait surexcité les imaginations et les sens sans adoucir l’âpreté des passions primitives. Ils n’avaient ni la délicatesse du goût, ni le raffinement des mœurs, ni les habitudes d’élégance, ni la légèreté d’esprit qui corrigeaient ailleurs, en France par exemple, la dépravation du siècle. Elle s’étala en un lourd dévergondage. Les employés, les gentilshommes, les femmes se nourrissaient de d’Holbach et de La Mettrie, prenant au sérieux leurs doctrines et les appliquant à la lettre. Ajoutez que, dans cette capitale de construction récente, la société tout artificielle, amalgame improvisé d’élémens disparates, était comme prédisposée à la dissolution. Berlin fourmillait de militaires qui n’avaient point de famille et que les parades n’occupaient point toute la journée. Des gens de lettres, des aventuriers de plume et d’épée attirés par la réputation de Frédéric et réduits à vivre de brigue et d’expédiens; une noblesse très pauvre, très hautaine, très exclusive, à laquelle pesait la discipline royale et qui s’ennuyait ; une bourgeoisie éclairée, enrichie, mais reléguée à l’écart ; entre ces groupes séparés les uns des autres par l’étiquette ou le préjugé, une sorte de « demi-monde, » où ils se rencontraient, causaient et se divertissaient à l’aise, le foyer des « idées françaises, » le centre des affaires et des intrigues, la société juive, la plus riche, la seule élégante de Berlin. Avec la merveilleuse souplesse de sa race, elle s’était assimilé la civilisation nouvelle, et se vengeait de l’exclusion politique dont elle était victime en rassemblant dans ses salons tout ce qu’il y avait à Berlin d’hommes d’esprit, de femmes aimables, de gens désireux de liberté et dépourvus de préjugés. Tel nous apparaît Berlin au temps de Frédéric. « Une des plus belles villes de l’Europe, écrivait Forster en 1779, mais les Berlinois! la sociabilité et le goût raffiné des jouissances dégénèrent chez eux en sensualité, en libertinage (je dirais presque en voracité) ; la liberté d’esprit et l’amour des lumières en licence effrontée et en effrénée débauche de pensée. Les femmes en général sont perdues. » C’est aussi l’impression d’un diplomate anglais, sir John Harris, plus tard lord Malmesbury : « Berlin est une ville où, si l’on veut traduire fortis par honnête, on peut dire qu’il n’y a vir fortis nec femina casta. » Si l’on considère que, sauf chez les juifs, l’argent était rare, et que les tentations étaient d’autant plus fortes que l’on avait moins de moyens de les satisfaire, on s’explique que, dans beaucoup d’âmes, le dérèglement des idées et la corruption des mœurs ouvrît une plaie nouvelle, la plus dangereuse à coup sûr et la plus incurable dans les nations, la vénalité. Mirabeau, qui se connaissait trop, hélas! aux vices de son temps, a marqué d’une touche ineffaçable ceux de « ce noble tripot » de Berlin. Sous ce rapport, son fameux pamphlet est une peinture violente, mais vraie et « réaliste, » comme on dit aujourd’hui. Le cynisme n’y est guère que de la couleur locale. « Pourriture avant maturité, j’ai grand’peur que ce ne soit la devise de la puissance prussienne... Que ne peut l’argent dans une maison si pauvre? »
Il fallait la main de fer de Frédéric pour mettre en mouvement ces ressorts compliqués, régler cette lourde machine, contenir ces élémens assemblés à force d’art et prêts à se dissocier. Mais cette main était lourde et dure. Il y avait, au moins dans les classes supérieures, les seules dont on s’occupât alors et que l’on connût, une sorte de révolte sourde contre cette implacable discipline. Frédéric gagnait à être jugé de loin. On peut dire que Berlin était le lieu du monde où l’on admirait le moins le roi de Prusse. L’impatience du joug y refrénait l’enthousiasme. Frédéric était trop craint pour être aimé; son peuple ne le pleura pas. Le grand vide de sa mort parut d’abord une délivrance. Il se produisit à Berlin quelque chose d’analogue à ce que l’on avait vu en France lors de la disparition de Richelieu. Les esprits étaient à la fois inquiets et soulagés. « Tout est morne, rien n’est triste, disait Mirabeau. Tout est occupé, rien n’est affligé. Pas un regret, pas un soupir, pas un éloge! » Voilà donc le résultat de ce grand règne : tout le monde en désirait la fin ! « On était las et excédé, » écrivait le ministre d’Autriche. D’ailleurs on se faisait d’étranges illusions sur l’avenir. Frédéric avait trompé ses sujets comme il se trompait lui-même sur la consistance de son œuvre. Les Prussiens ne comprenaient pas à quel point leur puissance était personnelle à leur roi. Fiers jusqu’à l’infatuation du rôle qu’il leur avait fait jouer, ils imaginaient qu’ils y étaient pour quelque chose et que l’âme de Frédéric lui survivrait en eux. Ils attendaient d’un nouveau règne la même gloire au dehors, la même sécurité au dedans, la même prospérité relative avec un joug moins rude et une discipline moins sévère, ne comprenant pas que la dureté même du joug et la sévérité de la discipline étaient les conditions nécessaires de la durée de l’œuvre. Le système mercantile et protecteur qui avait créé l’industrie, la régie qui faisait affluer l’argent dans les caisses de l’état, l’épargne qui l’immobilisait dans le trésor entravaient et irritaient tout ce qui voulait travailler et négocier, tout ce qui réfléchissait aux conditions naturelles du commerce et de l’industrie; mais ils permettaient seuls au gouvernement le plus pauvre de l’Europe d’être mieux armé que les plus riches et de leur tenir tête. Bref, on désirait que le ressort se relâchât et l’on ne se rendait pas compte que relâcher le ressort, c’était anéantir l’état. Pour réformer la monarchie de Frédéric, il aurait fallu autant de génie qu’il en avait fallu pour la créer. Cette réforme cependant était indispensable, car Frédéric seul était de taille à soutenir l’édifice composite qu’il avait élevé. De là une catastrophe menaçante et presque inévitable. « Les cordes sont si tendues, écrivait Mirabeau, un mois après la mort du roi, les cordes sont si tendues qu’elles ne peuvent qu’être relâchées. Le peuple a été tellement opprimé, vexé, persécuté qu’il ne peut plus qu’être soulagé. Tout ira et presque de soi-même tant que la politique extérieure sera calme et uniforme. Mais au premier coup de canon ou à la première circonstance orageuse, tout ce petit échafaudage de médiocrité croulerait. Comme tous ces ministres subalternes se rapetisseraient! Comme tout, depuis la chiourme effrayée jusqu’au chef éperdu, appellerait un pilote! Qui serait ce pilote? »
Le neveu de Frédéric, qui était appelé à lui succéder, n’était pas fait pour ce grand rôle. Il présentait sous tous les rapports un contraste complet avec le prince dont il recueillait le pesant héritage. Frédéric était débile et sobre; tout son prestige était dans le regard de « ses grands yeux qui, au dire de Mirabeau, portaient, au gré de son âme héroïque, la séduction ou la terreur. » Frédéric-Guillaume Il était un « bel homme, » très sanguin, très robuste, aimant les exercices violens et les plaisirs grossiers. « La taille et la force d’un cent-suisses » écrivait le ministre de France d’Esterno, qui le goûtait peu. « Une énorme machine de chair, » disait un diplomate autrichien qui le vit à Pillnitz en 1791. « Le vrai type d’un roi, » selon Metternich, qui lui fut présenté en 1792, à Coblentz, au moment de la croisade des Allemands contre la France et sa révolution. « Sa taille, ajoute-t-il, était gigantesque et sa corpulence à l’avenant. Dans toutes les réunions, il dominait de la tête la foule qui l’entourait. Ses manières étaient nobles et engageantes. » Il s’exprimait avec un certain effort, par petites phrases hachées[4]. Rien en lui ne rappelait l’implacable et souveraine ironie de Frédéric. « Son regard, dit un apologiste[5] n’annonce pas un homme de génie, mais la candeur allemande brille sur son front. » Candeur singulière, et que l’on aurait quelque peine à admettre si l’on prenait le mot au sens propre et selon le sens commun. Il faut l’entendre comme on le faisait alors en Allemagne, à travers les traductions de Rousseau, dans cette acception équivoque et raffinée qui conciliait l’innocence avec l’impudeur, la vertu avec tous les dérèglemens de l’imagination et du cœur. Extatique et sensuel, dévot et licencieux, travaillé par des appétits ardens, tourmenté par les scrupules, superstitieux et débauché, croyant aux esprits et aux « spirites, » inclinant à la cabale, Frédéric-Guillaume avait le goût de la morale et le sentiment de la religion. Il en parlait avec respect, avec effroi, avec émotion. C’était chez lui un penchant naturel, c’était aussi une attitude, celle de tout héritier présomptif envers le maître régnant, un moyen de se faire admirer et de séduire les esprits par le contraste. L’impiété de Frédéric n’avait trouvé que trop d’imitateurs parmi les Prussiens francisés; mais elle faisait scandale parmi les Prussiens restés Allemands, qui, tout enclins qu’ils fussent à la débauche du siècle, ne pouvaient se contenter de cette boisson acre et crue. Il leur fallait jusqu’en leur ivresse quelque chose de plus onctueux et de plus mélancolique, un aliment à la rêverie, les illusions du sentiment, la volupté du remords, le libertinage trempé de larmes. Le vin clair et pétillant de Voltaire ne leur suffisait pas; ils voulaient la liqueur subtilisée, l’hydromel fermenté de Rousseau. Ils recherchaient jusque dans leurs divertissemens je ne sais quelle revanche germanique contre l’influence française qui avait régné despotiquement sous Frédéric. Le nouveau roi subissait ces tendances et en profitait. Il affectait de ne parler qu’allemand, de détester la France, les Français, leur frivolité, leurs principes, leur littérature, de combattre leur domination et de condamner leurs mœurs.
Il pouvait être, on pouvait être autour de lui, dupe de cette « candeur allemande. » Frédéric ne l’était point. Il peint, en ses mémoires, son neveu tel qu’il était en 1765 à vingt et un ans lors de son premier mariage avec Elisabeth de Brunswick[6]. « L’époux jeune et sans mœurs, abandonné à une vie crapuleuse, faisait journellement des infidélités à sa femme. La princesse, qui était dans la fleur de sa beauté, se trouvait outragée du peu d’égards qu’on avait pour ses charmes. Bientôt elle donna dans des débordemens qui ne le cédaient guère à ceux de son époux. » lis divorcèrent en 1769. Frédéric-Guillaume épousa une princesse de Darmstadt. Le second mariage ne fut pas plus heureux que le premier. La princesse ne se vengea point; mais elle aurait eu des motifs de le faire. Le prince reprit ses habitudes de débauche. Avec beaucoup de caprices, il eut une maîtresse en titre. Cette personne, qui sut toujours garder la faveur, sinon l’amour de Frédéric-Guillaume, était la fille d’un petit musicien. Elle épousa le valet de chambre du prince, devint Mme Rietz et fut faite plus tard comtesse de Lichtenau[7]. Frédéric-Guillaume avait eu de son premier mariage une fille, la princesse Frédérique, qui était élevée par la reine, femme reléguée sinon répudiée du grand Frédéric. Le père en visitant sa fille s’éprit d’une de ses demoiselles d’honneur. Elle se nommait Mlle de Voss, était de bonne maison, cousine d’un des ministres du roi, M. de Finckenstein, et avait un frère président de chambre. « Cette belle qui, selon moi, est fort laide, écrivait Mirabeau, est un mélange de pruderie et de cynisme, d’affectation et d’ingénuité;.. elle a une sorte d’esprit naturel, quelque instruction, des manies plutôt que des volontés, une gaucherie... qu’elle s’efforce de sauver par les apparences de la naïveté... Pour toute grâce elle n’a que le teint du pays, encore le trouvé-je plus blafard que blanc ; une gorge très belle. Ce mélange de licence unique, qu’elle joint aux airs de l’ignorance innocente, et de sévérité de vestale a, dit-on, séduit le prince. »
Frédéric-Guillaume était de ces libertins compliqués qui cherchent dans une résistance savante un ragoût pour leur passion et un calmant pour leurs scrupules. Le manège de Mlle de Voss dura près de deux années. Les péripéties de ce singulier roman étaient la fable de la cour. La propre tante de l’héroïne, une grande dame très sensible, vertueuse en ce qui la concernait, mais aveuglée et confondue devant la majesté royale, en a soigneusement noté dans son journal les piquans épisodes. Il n’avait point encore de dénoûment lorsque la mort du grand Frédéric en suspendit le cours pour quelques semaines. Roi depuis le 17 août 1786, Frédéric-Guillaume avait, au début, tout oublié pour les affaires. Mais, dès le 8 septembre, Mirabeau constatait que a la ferveur du novice paraissait se ralentir. Mlle de Voss, ajoutait-il, est prête à céder. » Le roi, pour la voir plus à l’aise, avait monté une maison à sa fille Frédérique; Mlle de Voss en faisait les honneurs. L’année se passa cependant sans que la vestale se rendît. Elle aimait le roi; mais l’honneur de la famille parlait encore plus haut que l’amour. Elle mettait d’ailleurs à sa capitulation des conditions rigoureuses: un mariage de la main gauche, le consentement écrit de la reine, et l’éloignement de la maîtresse en titre, Mme Rietz. Sur ce dernier point le roi fut inflexible; il céda sur les deux autres. La reine donna son adhésion sous la réserve qu’il n’y aurait ni divorce réel ni séparation publique : elle conserverait son titre de reine et sa qualité de femme légitime. Le reste, paraît-il, la touchait médiocrement. Il n’y avait plus qu’à conclure le mariage, mais c’était chose délicate et scabreuse dans ces conditions. On sut alors que s’il y avait des juges à Berlin, il y avait aussi des casuistes, et que les piétistes luthériens savaient au besoin se montrer aussi fertiles en ressources que les disciples de Sanchez. Le consistoire délibéra, fouilla les archives, compulsa les précédens. On en découvrit un, qui parut péremptoire. En 1539, Philippe de liesse, qui ne s’accommodait point de sa femme, une duchesse de Saxe, s’éprit d’une demoiselle de Saal. Celle-ci voulait absolument être épousée. Philippe, qui lisait la Bible en langue vulgaire, ne voyait pas pourquoi un prince allemand s’interdisait ce que les patriarches s’étaient permis. La primitive église s’était montrée d’ailleurs conciliante sous ce rapport, et l’empereur Valentinien II avait éprouvé les bienfaits de sa tolérance. Cette prétention du prince réformé jeta les réformateurs dans un cruel embarras. Luther et Mélanchthon, mis par lui en demeure de se prononcer, l’adjurèrent de refréner ses passions, mais conclurent que rien dans le Nouveau-Testament ne défendait en cette matière ce qui était autorisé par l’Ancien. Philippe épousa Mlle de Saal et devint bigame, ce qui produisit un grand scandale dans l’église réformée et au dehors. Mélanchthon en conçut des remords dont il faillit mourir ; Luther se rétracta formellement. Le consistoire prussien ne tint compte que du fait. Il invoqua la lettre, méconnut l’esprit, autorisa le mariage et, loin de venir à résipiscence, en vint bientôt à récidive, ainsi qu’on le verra tout à l’heure. Le mariage fut célébré en juillet 1787 dans la chapelle royale de Charlottenbourg; Mme de Voss prit le nom de comtesse d’Ingenheim. Son bonheur fut court: elle mourut au mois de mars 1789. C’est un deuil général à Berlin, écrivait M. d’Esterno. « La comtesse d’Ingenheim est cruellement regrettée du peuple, de la famille royale et même de la reine, beaucoup moins pour la personne de la dite comtesse que pour l’augmentation de crédit qui va résulter de cette mort en faveur de la dame Rietz, ancienne maîtresse d’habitude que l’on dit très avide et très intrigante. »
La littérature du temps, tout imprégnée de Rousseau, s’attendrissait sur les douleurs royales, célébrait les « vertus » de ce monarque « sensible » et opposait au scepticisme desséchant de Voltaire, à la frivolité coupable des Français, le tendre abandon avec lequel Frédéric-Guillaume se livrait « au plus doux penchant de la nature. » « Les ennemis des femmes, écrivait le baron de Tienck, ont été les fléaux de l’humanité. Le roi de Prusse a l’âme grande et sensible; il est en amour capable d’un tendre attachement: il sait estimer sa maîtresse. En supposant qu’il lui donne un million, ces richesses se partagent entre les membres de la famille qui sont des citoyens. Il ne privera pas un honnête homme de l’épouse qui faisait son bonheur, il ne sacrifiera pas Rome à Cléopâtre. » Il veut plaire par lui-même. Il a courtisé vingt mois Mlle de Voss, il l’a épousée, il lui a été fidèle, «il a pleuré sur sa cendre. Tout citoyen assez éclairé pour connaître les faiblesses humaines, » doit souhaiter que, s’il fait un autre choix, il le fasse tomber sur un objet enfin digne de son cœur. « Laissons-le donc jouir d’un bonheur qui est celui du simple paysan, comme il est celui des rois! » Ce galimatias hypocrite, cette casuistique licencieuse, étaient alors de fort bon ton et très goûtés en Allemagne.
La distraction que Trenck souhaitait à l’âme éplorée du roi ne se fit point attendre. En 1790, le jour de l’anniversaire de la mort de la comtesse d’Ingenheim, Mlle Denhof fut présentée à la cour. On y était fort occupé des consolations de Frédéric-Guillaume. On avait même, comme on disait alors, «mis en prétention » une demoiselle Viereck, amie de Mlle de Voss, et qui l’avait remplacée près de la princesse Frédérique. Malheureusement pour les amis de Mlle Viereck, elle était bru ne, et ne rappelait nullement la défunte. Mlle Dœuhof au contraire était, dit le ministre de France, « si parfaitement blonde qu’étant jolie à la lumière, elle était au jour aussi jaune qu’un citron. » Elle avait, avec les mêmes charmes que Mlle de Voss, le même ragoût de piétisme et de vertu. Il fallut encore épouser. Le roi n’y voyait point de difficultés. « Je suis séparé de la reine, écrivait-il à Mlle Dœnhof, je suis veuf de Mme d’Ingenheim, je vous offre mon cœur et ma main[8]. » Il ne s’en cacha point, déclarant très haut qu’il avait des motifs de répudier la reine, mais qu’il se dispenserait de les articuler pour ménager la dignité du trône. Le consistoire n’avait plus à délibérer; les précédens étaient posés, on les suivit. Le mariage eut lieu le 10 avril 1790, et ce fut le prédicateur de cour Zœllner qui le bénit comme il avait béni celui de Mlle de Voss. La reine donna à la fiancée des girandoles de diamans. La reine douairière la reçut, et tout le monde lui fit fête à la cour. Toutefois elle n’obtint pas plus que Mlle de Voss l’éloignement de Mme Rietz. Cette favorite, qui avait reçu 70,000 écus pour s’en aller, demeura, prit un officier pour galant et obtint même du roi qu’il lui donnât de l’avancement. Ainsi, en 1790, le roi de Prusse, veuf de Mlle de Voss, avait trois femmes vivantes : la princesse de Brunswick qui était répudiée, la princesse de Darmstadt qui, encore que divorcée, gardait la qualité de reine, et Mlle Dœnhof, épouse morganatique. Cette troisième femme, mandait un diplomate, ne sera pas la dernière, car « celles dont le roi aura envie voudront aussi être épousées. » Le prince d’ailleurs y était toujours prêt. La polygamie lui paraissait une prérogative de la souveraineté. A la suite d’une intrigue de cour, il se fit, en 1792, séparer de Mlle Dœnhof, couronnant par un divorce morganatique l’étrange série de ses évolutions conjugales. Il offrit ensuite son cœur et sa main à une demoiselle Bethmann, fille d’un banquier, qu’il avait connue à Francfort et qu’il trouvait fort à son goût. Cette jeune personne, au dire de Lord Malmesbury[9], « était tout sentiment et toute flamme; » mais elle avait des principes et de l’esprit de conduite : elle conçut des scrupules sur le caractère du mariage et des inquiétudes sur la constance de l’époux. Elle refusa, épargnant aux casuistes de Berlin les embarras d’une délibération plus scabreuse encore que les précédentes. Je ne sais si ces théologiens concilians, élevés à l’école de Voltaire et de Frédéric, prenaient fort au sérieux ces mariages simultanés ; au dehors on y trouvait matière à rire, et la grande Catherine, qui ne se croyait point tenue à tant de formalités, s’en divertissait fort : « Ce gros lourdaud de Gu, — c’était le nom qu’elle donnait à Frédéric-Guillaume dans ses lettres à Grimm, — ce gros lourdaud vient d’épouser une troisième femme ; le gaillard n’a jamais assez de femmes légitimes ; pour être un gaillard consciencieux, c’en est un[10]. »
Frédéric-Guillaume aimait les femmes ; mais les femmes ne le gouvernaient pas. Pour échapper à l’influence des maîtresses, il tomba sous l’influence des favoris, et le peuple n’y gagna rien. Mal élevé, tenu par son oncle à l’écart des affaires, méfiant des autres, parce qu’il était très méfiant de lui-même, il ignorait l’art du gouvernement et caressait de vagues projets de réforme. Les ministres que laissait Frédéric, encore que fort secondaires, le gênaient et lui imposaient. Il redoutait de passer pour subir leur direction; d’ailleurs ces ministres représentaient des idées et un système qu’il affectait de condamner. « Le roi sera mené précisément parce qu’il a peur de l’être, » écrivait Mirabeau. La crainte d’être gouverné par ses ministres le livra aux subalternes. Ceux-ci le dominèrent promptement en s’abaissant devant lui, en rassurant son orgueil ombrageux, en flattant ses passions, en exploitant surtout les défaillances de son esprit. Frédéric-Guillaume voulait le bien de l’état, il avait un sentiment obscur, mais assez vif, de la nécessité de réagir contre les excès du gouvernement de Frédéric; mais ses intentions s’égaraient et ses velléités de réforme, plus mystiques que politiques, procédaient moins de la notion des intérêts de l’état que de l’influence d’une doctrine secrète dont il était pénétré. L’homme d’état n’était en lui qu’un adepte de la magie ; il devait avoir pour ministres de simples charlatans. D’habiles prestidigitateurs, doublés de fins intrigans, allaient remplacer à Potsdam les « ministres éclairés » de Frédéric. C’est là un des traits les plus curieux de cette époque troublée.
Vers la fin du XVIIIe siècle, par réaction contre le scepticisme voltairien et le joug trop absolu de la raison, les esprits se rejetèrent brusquement dans le surnaturel. Parmi les sectes qui se formèrent alors en Allemagne, il y en avait une, celle des rose-croix, qui réunit promptement, et en particulier dans les cours, un grand nombre d’adeptes. Théurgiens et philosophes, ils offraient une doctrine et un lien aux esprits inquiets auxquels le rationalisme ne suffisait pas, auxquels le christianisme pur ne suffisait plus, et qui mêlaient un vague besoin de merveilleux aux aspirations humanitaires dont toute l’Europe était alors travaillée. Respectueux des pouvoirs établis, adversaires déclarés des réformateurs révolutionnaires, iis prêchaient aux princes la bonne parole et les conviaient à faire le bonheur de l’humanité en fortifiant leur pouvoir. Flattant à la fois leur imagination et leur ambition, ils conciliaient le despotisme avec l’humanité. Ils déclaraient posséder le secret de faire de l’or, recette précieuse en un temps où tous les trésors étaient vides ; et le secret de réformer les gouvernemens sans affaiblir l’autorité des princes, secret non moins utile à une époque où l’on sentait partout couver le mécontentement, sinon la révolte. Ils prétendaient disposer des forces de la nature au profit de leurs adeptes. Ils les mettaient en rapports avec les grands hommes des temps passés, qui devenaient ainsi leurs confidens mystiques et leurs secrets collaborateurs. Théosophes doublés de charlatans, tartufes d’humanité, hypocrites de sentiment, complaisans aux faiblesses des grands, courtisans et intrigans, tous les moyens leur étaient bons pour parvenir, et leur mysticisme grossier était pour eux une carrière. C’est ainsi que deux d’entre eux s’insinuèrent dans l’intimité de Frédéric-Guillaume, captivèrent sa confiance, arrivèrent à le gouverner, à dominer la Prusse et à exercer même un instant une action décisive sur les plus grandes affaires de l’Europe.
Le premier, Wœllner, était un pur intrigant. Fils d’un pasteur de campagne du pays de la Marche, il s’était introduit dans la famille du général d’Itzenplitz, et, après avoir enjôlé la mère, avait fini par épouser la fille. Frédéric, qui n’était point indulgent aux mésalliances, le fit enfermer dans la prison de Berlin. La haine de Wœllner contre le roi philosophe date de cette époque. Il était en ce temps-là rationaliste et disciple de Wolf; il se fit franc-maçon. Mais déjà, dans le grand monde de l’Allemagne, le vent ne soufflait plus au pur déisme. Wœllner, qui était esprit fort et demeura toujours un parfait sceptique, changea de convictions; se jugeant aussi propre qu’un autre au commerce des apparitions et à l’industrie des mystères, il résolut de se faire « courtier honnête » entre les puissances de ce monde et celles de l’autre, fondant son crédit auprès des premières sur celui qu’il s’attribuerait auprès des secondes. Il s’affilia aux rose-croix et devint bientôt une des espérances de l’ordre.
Il connut ainsi l’homme qui devait balancer sa faveur auprès du roi de Prusse et partager un jour avec lui le gouvernement de Frédéric, le Saxon Bischoffswerder. Fils d’un petit gentilhomme, officier de fortune venu comme tant d’autres chercher du service en Prusse, celui-ci s’était faufilé auprès du prince royal et l’avait promptement séduit. différent en cela de son futur associé Wœllner, il était vraiment superstitieux, croyait à ses panacées et fut même, à ce qu’on assure, au moins au début, la dupe de ses fantasmagories. Tandis que Wœllner, purement avide et cupide, ne voulait que se pousser au pouvoir, Bischoffswerder recherchait plus la réalité que les apparences du gouvernement. Enfin il était sincèrement dévoué à Frédéric-Guillaume. Wœllner avait la figure d’un cuistre de censure ou de cabinet noir. Bischoffswerder était homme de cour et homme du monde, de belle tenue, de maintien discret, le regard profond, le sourire mystérieux, séduisant, sachant allier les dehors de la dignité avec les complaisances de la servitude et dissimuler derrière un masque de modestie une insatiable ambition.
Il présenta Wœllner au prince royal et c’est par leurs soins que Frédéric-Guillaume fut en 1781 reçu parmi les rose-croix. Dès lors, l’affiliation à l’ordre devint le meilleur moyen de plaire à l’héritier présomptif et plus tard de gagner la faveur du roi. Haugwitz, qui joua un si grand rôle, avait commencé par là. Ils formaient un parti, se tenant et se poussant les uns les autres, donnant à Frédéric-Guillaume des consultations et au besoin des ordres par l’intermédiaire des esprits qu’ils faisaient apparaître et parler. Malgré le mystère dont ils s’environnaient, leur secret était connu de tout Berlin. Le comte d’Esterno nous montre en 1790 Bischoffswerder « faisant jouer la machine des revenans et des illuminés dont on parle sans cesse. » A côté de lui, un autre Saxon, Lindenau, et Wœllner, qui a « le département des revenans et des choses de religion, » qui fait, quand il le faut, écrivait Biron, parler le Saint-Esprit et marcher l’ombre du grand Frédéric. Un ventriloque, « garçon illuminé, » suivant le mot piquant d’un contemporain, jouait le rôle du grand homme et touchait de ce chef cinq cents écus.
Devenu colonel et prêt à passer général, Bischoffswerder avait rang de favori attitré. « Dans le cœur du monarque, écrivait Custine en 1792, le favori l’emporte sur la maîtresse. Mais c’est sur le ministère qu’il l’emporte surtout d’une manière éclatante. Il est l’intermédiaire du roi et des ministres. Ce n’est pas, comme vous le pensez peut-être, que lui seul travaille avec eux : c’est le roi qui souvent travaille avec les ministres et qui rapporte à M. de Bischoffswerder, avec lequel ensuite il décide en dernier ressort.. » Maîtresses et favoris, rose-croix et valets, théosophes et femmes galantes vivaient du reste en fort bonne entente et s’accommodaient à merveille. Du laboratoire des rose-croix au boudoir de Mme Rietz, il n’y avait qu’un pas, et ces mystiques personnages le franchirent sans vergogne. Ils contractèrent une alliance intime avec le valet de chambre et sa femme, la « maîtresse d’habitude, » qui, à travers les incartades matrimoniales du roi, savait conserver son crédit par des artifices analogues à ceux qui avaient si longtemps à Versailles soutenu celui de Mme de Pompadour. Autour d’eux s’agitait tout un monde d’intrigans subalternes, la « clique, » comme on l’appelait à Berlin, prêts à toute besogne de coulisses à la cour, à l’armée, dans la politique, dans la diplomatie, dans les finances surtout. Besogneux et cupides, ils avaient en Europe une réputation de vénalité parfaitement établie. « Il est certain, écrivait M. d’Esterno, qu’il existe une grande différence entre le ministère Et les personnes de l’intérieur du roi de Prusse. Les ministres ont l’intelligence et l’habitude des affaires, et les autres sont à tous égards au-dessous de ce qu’il est possible d’imaginer. Ils ne s’appliquent qu’à l’argent. » — « Je mets en fait, disait Mirabeau, qu’avec mille louis, on pourrait au besoin connaître parfaitement tous les secrets du cabinet de Berlin... Aussi l’empereur a-t-il un journal fidèle de toutes les démarches du roi, jour par jour, et saurait-il tout ce qu’il projette, s’il projetait quelque chose. » C’étaient là, comme le constatait Custine en 1792, « les moyens que tous les diplomates du monde employaient ; tous les ministres qui résidaient à Berlin s’en servaient avec plus de succès et plus généralement qu’ailleurs. » Le fait est que, lorsqu’on cette année 1792 on voulut discréditer dans l’esprit du roi le comte de Ségur, envoyé du roi Louis XVI, il suffit de l’accuser publiquement d’avoir voulu acheter la maîtresse et les favoris : tout le monde le crut à Berlin et en Europe, le roi, les ministres et les favoris plus que personne.
Telle était l’étrange bande d’aventuriers qui s’était lancée à l’assaut de la monarchie et du trésor de Frédéric le Grand. Leurs moyens d’action, très complexes et très puissans, étaient bien faits pour captiver un bigot fantasque et voluptueux. Cependant ils n’auraient gagné qu’une influence d’antichambre ou d’alcôve, ils ne se seraient point élevés à l’influence politique, s’ils n’avaient su pervertir les penchans les plus nobles du roi en même temps qu’ils flattaient les moins élevés. Si médiocre et si secondaire qu’il fût dans la lignée des Hohenzollern, Frédéric-Guillaume n’était point dépourvu de toutes qualités royales. Il était brave, il était bon, ou, pour mieux dire, il était « sensible; » il désirait le bien public; il avait souffert, comme toute la nation, de l’impitoyable régime de Frédéric; il voulait, comme toute la nation, réformer l’état en adoucissant le joug. Il se croyait inspiré d’en haut, « illuminé, » et appelé par le ciel à restaurer les mœurs et la foi dans un pays qui, lui disait-on, et il le croyait lui-même, périssait par le scepticisme des esprits et le relâchement des mœurs. Comment alliait-il ces tendances avec ses goûts, ces aspirations avec ses passions, ces croyances avec ses débauches ? C’est en cela justement qu’il était un esprit faible et un mystique ; c’est pour cela qu’il s’affiliait aux sectes théurgiques au lieu de se soumettre à l’église; qu’il croyait aux visions plus qu’à l’évangile, écoutait le ventriloque qui contrefaisait la voix de Frédéric au lieu d’écouter la voix des ministres ses disciples; qu’il se méfiait enfin des gens graves, réfléchis et pratiques pour se livrer aux familiers, aux charlatans et aux favoris.
Les résultats ne se firent pas attendre, et ils furent désastreux. Un historien allemand, M. Philippson, a étudié avec autant d’érudition que de critique et très nettement exposé les causes et le développement de cette décadence subite, sinon inattendue. A l’intérieur, Wœllner, dont l’influence devint promptement prépondérante et qui se fit donner un ministère, poursuivit de parti-pris, avec toute l’âpreté d’une vengeance personnelle, une réaction totale contre le système de Frédéric. C’est sur la pensée qu’elle sévit tout d’abord et avec le plus de violence. En 1788, il parut deux édits contre la liberté de conscience et la liberté de la presse. Il fut interdit aux déistes et aux philosophes de soutenir publiquement et d’enseigner leurs opinions. L’hétérodoxie fut poursuivie au même titre que l’impiété. Une censure rigide surveilla les discours et les livres. « L’inquisition la plus minutieuse est établie, écrivait Custine; la police est l’instrument de ce ministre théologien, qui, tenant ainsi beaucoup de fils dans sa main, a présenté au roi une machine toute montée pour l’inquisition politique. » Les écrits philosophiques furent soumis à l’examen des prêtres orthodoxes; les écrits sur la médecine à des médecins officiels. On n’écrivait point sur la politique; la science fut étouffée. La répression s’étendit aux universités. Pour en dissimuler le caractère, pour tromper l’impatience qu’en devaient ressentir les esprits, on lui donna la couleur d’une réaction nationale, d’une réaction allemande contre la France. Ici encore on prit le contrepied de la politique de Frédéric.
Ce prince, qui avait été un ennemi si dangereux et un ami si peu sûr du gouvernement français, admirait le génie de la France; il était entouré de Français. S’il se servit d’eux, s’il les employa à ses desseins et exploita leur influence contre la politique de leur patrie, ce résultat est dû en grande partie au déplorable gouvernement de Louis XV. Des ministres intelligens, au lieu d’abandonner à la Prusse ce puissant auxiliaire, l’auraient retourné contre elle. C’est ce que fit en 1795 la diplomatie de la révolution; elle trouva dans les liaisons qui s’étaient formées du temps de Frédéric un levier très efficace lorsqu’il s’agit de séparer la Prusse de la coalition.
Le parti qui arrivait au pouvoir avec Frédéric-Guillaume II était non-seulement en politique un adversaire déclaré de la France, c’était un ennemi passionné de l’esprit et des idées françaises. Il en avait subi avec colère la suprématie. Sous Frédéric, les Français dominaient à la cour, aux académies, au théâtre. Le roi n’admettait point qu’un homme de bon ton parlât une autre langue que la française. Les diplomates étaient tenus de s’en servir. Kaunitz, adressant une instruction au ministre d’Autriche à Berlin, lui écrivait : « J’ai jugé devoir la coucher en français parce que c’est dans cette langue qu’il est d’usage de parler au roi de Prusse. » Les Français venaient étudier à Berlin le gouvernement et l’art de la guerre. Un publiciste, un politique, un militaire qui voulaient faire carrière et jeter quelque éclat dans le monde se croyaient obligés d’avoir passé par Berlin. Les officiers surtout y affluaient. Lauzun, le futur général Biron, y était venu, les deux Custine s’y rencontrèrent avec Mirabeau en 1786. Ces voyageurs étaient si nombreux que le ministre de France s’en plaignait. On lui annonçait l’arrivée d’un second Mirabeau, le Mirabeau-Tonneau de l’émigration, qui voyageait alors en Allemagne. « C’est bien assez du premier, écrivait-il. Permettez-moi de vous observer à cette occasion que la plupart des Français qui viennent ici y font un mauvais effet pour la dignité et la considération de la nation. Les uns, saisis d’un enthousiasme ridicule, élèvent la Prusse au-dessus de tout et déprécient sur tous les points le gouvernement et l’état militaire de la France. D’autres embrassent l’opinion contraire avec tant de chaleur qu’ils disent des invectives aux Prussiens, telles que des caractères moins flegmatiques ne les endureraient pas. » On les endurait, par ordre, sous Frédéric ; on voulut s’en venger après lui, mais la Prusse n’y gagna rien.
Que le mal vînt d’eux ou d’ailleurs, l’inquisition de Wœllner ne fit que l’aggraver. La tolérance indifférente de Frédéric avait engendré le scepticisme et le mépris des croyances; l’intolérance hypocrite, le mysticisme grossier, le piétisme de Frédéric-Guillaume en les dénaturant en donnèrent le dégoût. Il n’y a pas de lois qui tiennent contre les mœurs, il n’y a pas de censure qui prévale contre l’exemple. Le cynisme du grand roi viciait sa tolérance, le libertinage de son successeur paralysa son inquisition. La licence ne diminua pas ; elle se masqua. La religion, qui n’était que raillée sous Frédéric, devint odieuse dès qu’on prétendit l’imposer. En devenant bigote, la société de Berlin se corrompit davantage. Ajoutons qu’elle cessa de penser. La philosophie de Frédéric pouvait rétrécir les esprits, elle les tenait au moins ouverts aux idées précises et aux raisonnemens clairs. La religiosité superstitieuse que l’on mit à la mode après lui, les égara. L’autorité s’affaiblit, le prestige de la couronne tomba, le pharisaïsme officiel avilit les âmes.
Les ministres de Frédéric étaient subalternes; mais ils étaient instruits, obéissans, fidèles : on les remplaça par les créatures des favoris. Ceux-ci pouvaient détruire; ils étaient incapables de fonder. La bureaucratie se relâcha; elle perdit ses seules qualités, le respect aveugle et la discipline, sans acquérir l’indépendance. On garda tous les inconvéniens du régime précédent et l’on en perdit les avantages : l’ordre mécanique et la régularité passive. Les finances, mal conduites, furent dilapidées. La désorganisation qui minait l’état gagna jusqu’à l’armée. « Si jamais on la négligeait, c’en serait fait de ce pays, » disait Frédéric. On fit pis que la négliger, on l’abandonna. Elle devint une sorte de république où chacun se mit à tirer à soi, à intriguer, à fronder à l’envi[11]. Elle raisonnait sur la politique du temps de Frédéric; elle s’en occupa sous Frédéric-Guillaume. L’unité disparut, le gouvernement se dissocia. Une coterie menait le roi; il se forma des cabales contre la coterie. Les favoris travaillaient contre les ministres, les mécontens travaillèrent contre les favoris.
C’étaient les représentans de la tradition de Frédéric, les survivans de son règne qui formaient cette opposition. Comme la réaction contre ce prince s’était surtout affichée par l’hostilité aux Français, les opposans, sous le nouveau roi, affectèrent de se rattacher à la France, d’en rechercher l’alliance et d’en propager les idées. Ce fut le noyau du parti français qui, fort effacé et très contenu dans les premières années de Frédéric-Guillaume, reprit faveur dès 1792 et exerça dans les années suivantes une influence considérable sur la politique prussienne. Au premier rang, l’oncle du roi, le frère de Frédéric, le prince Henri, l’un des héros et des favoris du XVIIIe siècle, « Vaillant guerrier, habile général, profond politique, ami de la justice, des sciences, des arts, protecteur des faibles, secourable aux infortunés, » dit le comte de Ségur, il était le mécène des Français à Berlin. Il leur nuisait alors plus qu’il ne les servait, passant pour cabaler et pour fronder. « Sa gallomanie nous a mal servis, » écrivait Mirabeau. Le grand tribun, qui n’avait point eu à se louer de lui, en fait un portrait peu flatté : « Il est faux et ne sait point être dissimulé ; plein d’idées, d’esprit et de talens, il n’a pas un avis à lui. Petits moyens, petits conseils; passions, vues, tout est petit dans l’âme de cet homme, tandis qu’il y a du gigantesque dans son esprit. » — « C’est ma commère l’empressée, et puis, c’est tout, » disait de lui Catherine II[12]. Il ne se consola jamais de n’avoir point joué le premier rôle. Pour s’en faire honneur, ce philosophe n’hésitait point à se vanter d’avoir noué la trame perfide du premier partage de la Pologne[13]. Il fut un des principaux agens de la paix entre la France et la Prusse en 1795 et demeura toujours fidèle à l’idée de l’alliance entre les deux états. Comme gage de ses sentimens, il fit, en l’an V, présent à l’Institut du manuscrit de Jacques le fataliste. Le directoire, en récompense, lui envoya des armes d’honneur avec des exemplaires reliés de Diderot[14]. Un autre « Français, » très en vue à Berlin et très en faveur à Paris, était le duc de Brunswick. « Véritable Alcibiade, disait Mirabeau, il aime les grâces et les voluptés. » Il gouvernait ses états en philosophe; on le citait au premier rang des « princes éclairés. » Depuis la mort de Frédéric, il passait pour le plus grand homme de l’Europe. L’avenir lui réservait d’étranges destinées. Après avoir dirigé, en 1792, la première invasion prussienne en France, il périt en 1806 sous les coups des Français victorieux. Cet adversaire des armées françaises avait cependant, et par deux fois, failli les commander. A la fin de 1791, Narbonne, Talleyrand, Sieyès voulaient faire de lui un généralissime et lui confier la régénération de la France. Huit ans après, ils y revinrent. Un ami de Joseph Bona- parte lui rappelait un jour qu’au début de la révolution on avait songé à faire de Brunswick, un « protecteur. » — « Mais, répondit Joseph, on y pensait encore quand Bonaparte revint d’Egypte. Talleyrand m’en parlait comme de notre ressource dans l’état des affaires; Sieyès lui-même. « Parmi ceux qui partageaient les idées du prince Henri et du duc de Brunswick, on citait encore Struensée, ministre des accises, « aussi partisan de la révolution qu’un ministre de Prusse peut l’être,, » disait Custine; puis Mœllendorf, le plus brillant des lieutenans de Frédéric, « loyal, simple, ferme et d’une vertu qui ferait honneur à un sol plus fécond en ce genre[15]. » Connus et populaires dans les états-majors, dans les universités, dans la bourgeoisie de Berlin surtout, ces hommes étaient, à la veille de la révolution, sans influence à la cour. Brunswick n’y reprit du crédit qu’en sacrifiant ses principes. Les autres ne furent écoutés que lorsque des événemens désastreux eurent justifié leurs appréhensions et leurs critiques.
Comme l’avait si bien prévu Mirabeau, ce fut par la diplomatie que la chute commença. Frédéric, après avoir étonné l’Europe par son audace, l’avait surprise par sa modération. Sur ses vieux jours, il s’était fait ermite et très conservateur. Ami de l’Angleterre, en coquetterie avec la France, protecteur des petits états de l’Allemagne, il restait allié de la Russie, où Catherine, qui l’avait pris pour maître, l’imitait de son mieux; enfin il était redouté de l’Autriche, où Joseph, qui enviait ses succès, brûlait de l’imiter. Il avait tramé entre ces deux cours et la Prusse, le seul lien qui, dans l’état du droit public, pût réunir solidement trois puissances jalouses l’une de l’autre et également ambitieuses : la complicité. Frédéric-Guillaume aurait pu jouir en paix des brillans loisirs que lui avait préparés son prédécesseur. Mais il était avide de gloire, il avait une armée disponible de cent soixante mille hommes, un trésor bien garni; il croyait le trésor inépuisable, l’armée invincible et voulait faire parler de lui. Loin de le modérer, son ministre, Herzberg, disciple présomptueux et déréglé de Frédéric, l’excitait aux grandes actions. Quand ses conseillers lui tenaient ce langage, Frédéric-Guillaume les écoutait. Il débuta, en 1787, par un grand coup. Le parti patriote s’était révolté en Hollande; la France le soutenait, tandis que les Anglais tenaient pour le stathouder. Frédéric-Guillaume vit là une occasion d’humilier la France et la saisit. Il envoya en Hollande une armée qui mit les patriotes en déroute presque sans coup férir et sans que la France osât s’y opposer. La vérité est que, paralysée par ses troubles intérieurs, la France était condamnée momentanément à l’inaction. Les Prussiens la crurent frappée à mort; ils ne comptèrent plus avec elle et tinrent pour l’œuvre la plus aisée du monde de relever un trône et d’étouffer une révolution. Le terrible mécompte de leur campagne de 1792 a son origine dans le succès de celle de 1787.
Intimement lié désormais à l’Angleterre et à la Hollande, Frédéric-Guillaume se crut de taille à affronter l’Autriche et la Russie : elles venaient de rouvrir le procès d’Orient et partaient de concert à la conquête de Constantinople. De tout temps, les expéditions des argonautes du Nord ont mis l’Europe en feu. Le roi de Prusse et son ministre entendaient avoir leur part de la toison d’or. Leur dessein était d’attiser l’incendie et de se faire ensuite largement payer le service qu’ils rendraient au monde en l’éteignant. La première partie de l’entreprise était aisée; l’Europe était remplie de matières inflammables. Joseph II, par ses mesures maladroites et arbitraires, avait exaspéré ses sujets. Les Polonais réformaient leur république et brûlaient de secouer le joug de la Russie. Il y avait en Suède un prince avide d’aventures, de butin et de gloire qui ne demandait qu’à se lancer dans la mêlée. Après avoir excité les Turcs à la guerre, la Prusse leur promit son alliance. Elle la promit aux Polonais et la signa même en 1790 pour le malheur de la Pologne et pour sa propre confusion. Le roi de Suède se lança contre la Russie; elle le soutint. Des émissaires prussiens se répandirent en Hongrie et en Belgique, semant de l’argent, prodiguant les encouragemens aux Belges révoltés et poussant les Hongrois à imiter leur exemple. La France, en pleine transformation politique et sociale, n’était point à craindre. Le ministre de Prusse en France, Goltz, eut d’ailleurs pour instruction de se lier avec le parti révolutionnaire, de le bercer de l’illusion des sympathies prussiennes et d’animer les esprits contre l’Autriche.
Le dessein était vaste, la trame savamment ourdie, mais la Prusse s’exposait à s’entraver elle-même dans le réseau trop embrouillé de ses intrigues. Ce fut ce qui advint, lorsqu’après la mort de l’imprudent et malavisé Joseph II, le gouvernement de l’Autriche passa aux mains du plus habile, du plus retors et du plus perspicace des diplomates du temps, Léopold de Toscane. Il démêla l’écheveau de la politique prussienne, rassembla les fils dans sa main et les tira dextrement à lui : on vit trébucher partout les Prussiens désorientés. L’Angleterre, revenue à des idées pacifiques, rassurée d’ailleurs par l’échec à peu près complet de la croisade de Catherine II, les abandonna. La Suède lâcha prise, et le roi de Prusse, après avoir inquiété tout le monde , se trouva menacé à son tour d’une double guerre avec la Russie et l’Autriche. La politique de Herzberg avortait partout. Le roi se dégoûta du plan et du ministre. Herzberg lui avait promis honneur et profit; le profit échappait, et, au lieu du brillant arbitrage qu’il s’était réservé, le roi se voyait réduit aux déceptions d’une retraite confuse suivie d’une transaction embarrassée. Les Turcs, les Polonais, les Hongrois, les Belges, qu’il avait abandonnés après les avoir poussés en avant, l’accablaient de leurs reproches. Il avait rêvé d’être l’effroi du monde; il en devenait la risée. On se moquait de sa politique, de son armée, de ses femmes et de ses visions. « Savez-vous bien, écrivait Catherine[16], que l’entrevue du frère Gu avec Jésus-Christ est la chose du monde depuis longtemps qui m’ait fait le plus de plaisir ; si je pouvais faire la connaissance du juif (car pour sûr c’en est un) qui a fait le rôle du Sauveur, je ferais volontiers sa fortune, mais à une seule condition qui est qu’à la seconde entrevue il lui donne une bonne volée de coups de bâton sur le dos, et cela de ma part. »
Ce n’était point un juif qui remplissait le rôle de conseiller mystique du roi, c’était un bon Allemand, un Saxon nommé Steinert, auquel son talent de ventriloque avait conquis la confiance de Bischoffswerder. Ce dernier minait sourdement et depuis longtemps l’influence du ministre des affaires étrangères, le seul des conseillers de Frédéric qui eût résisté à l’assaut des favoris. Laissant à son « compère » Wœllner le département de la religion et de l’intérieur, il s’était réservé celui de la diplomatie occulte, dont Frédéric-Guillaume, à l’imitation de Louis XV, se servait pour seconder sa diplomatie officielle et plus souvent pour la combattre. Il représenta au roi qu’il avait fait fausse route, que le mal venait de ce qu’au dehors on avait continué à suivre en partie les faux erremens du précédent règne alors qu’on les abandonnait au dedans. Il fallait mettre la politique extérieure d’accord avec l’intérieure, les ramener au même principe qui était la lutte contre le mauvais esprit du siècle et la guerre aux révolutions. Celle de France menaçait tous les trônes; en l’étouffant, Frédéric-Guillaume s’attirerait la reconnaissance de l’Europe, se couvrirait d’une gloire immortelle en ce monde et s’assurerait une éternelle félicité dans l’autre. Il sauverait l’Allemagne et grandirait la Prusse. Ce plan avait pour conséquence une alliance avec l’Autriche : c’était le renversement complet du système de Frédéric. Bischoffswerder s’y employait avec ardeur. Le roi avait hésité longtemps entre les deux conseillers et les deux politiques : Herzberg le tenait par l’ambition inquiète et l’esprit de convoitise qui couvaient en lui; Bischoffswerder l’entraînait par son imagination, par ses goûts, par ses fantaisies, par ses faiblesses. La révolution française l’arracha à ses incertitudes et le décida pour le plan des favoris. Il crut en combattant la révolution concilier ses sentimens et ses ambitions, ses passions et ses intérêts. Il entra dans la croisade des rois, il en commanda même l’avant-garde; mais, en changeant brusquement sa politique, il demeura le même homme et apporta dans sa nouvelle entreprise la même incertitude de pensée, les mêmes velléités de grandeur combattues par les mêmes arrière-pensées de lucre. Un désintéressement absolu était la seule raison d’être et la seule condition de succès de la guerre dans laquelle il se jetait. Elle trompa toutes ses prévisions, déçut toutes ses espérances. Ni lui ni ses conseillers ne se trouvèrent à la hauteur des prodigieux événemens auxquels ils eurent à faire face. La résistance formidable de la France, le machiavélisme de la Russie, le désarroi de la vieille Europe, les trouvèrent éperdus et désorientés. Ils cherchèrent en vain en eux-mêmes une direction et un soutien; ils ne trouvèrent que la passion du gain et l’habitude de l’intrigue. L’une et l’autre dictèrent leur conduite. Entachées et viciées ainsi dans leur principe, leurs entreprises échouèrent. Les incertitudes de la diplomatie entravèrent les mouvemens de l’armée. La complexité des convoitises amena la contradiction des mesures. Ne cherchant partout que leur profit, ils le virent échapper partout à la fois. De là l’équivoque dans les engagemens, la duplicité dans la conduite, l’avortement des desseins mal conçus et des reviremens qui ont été justement qualifiés de trahisons. C’est ainsi qu’on les vit successivement livrer la Pologne aux Russes et la partager avec eux après avoir promis de la défendre; conspirer contre l’Autriche et l’abandonner brusquement après avoir recherché son alliance et l’avoir poussée a la guerre; donner le signal de la capitulation des dynasties après avoir prêché la croisade des rois; s’associer au démembrement de l’Allemagne après avoir pris les armes pour la protéger ; se faire les premiers associés de la révolution après avoir été ses premiers ennemis; joindre enfin à la perfidie prussienne, sans le génie de Frédéric, l’hypocrisie autrichienne, sans les vertus de Marie-Thérèse. Devenu suspect à tous, Frédéric-Guillaume prépara l’isolement de la Prusse en Europe après avoir hâté sa décadence à l’intérieur.
Les dix années de paix qui suivirent le traité de 1795 ne firent que retarder la catastrophe ; mais les causes qui la rendaient inévitable continuaient d’agir, et elles étaient toutes posées dès 1792. « Dans l’armée, dit M. Philippson, le caprice, la présomption, l’égoïsme, nul esprit de sacrifice, nul dévoûment au roi et à la pairie; dans l’administration, la brigue, l’indolence, la routine, la jalousie, peu d’aptitude, moins de zèle encore ; dans les classes supérieures, le désir des jouissances et la haine des efforts; un esprit qui dogmatisait, tranchait de haut et critiquait toutes choses sans aucune force de volonté ou de pensée, voilà où en était la Prusse à la fin du XVIIIe siècle. La haute discipline qui l’avait placée à un rang si élevé avait disparu dans le gouvernement et dans la nation. Il restait sans doute dans la nation beaucoup de forces et de grandes ressources, mais elles étaient vaines sous le gouvernement d’une bande d’intrigans sans conscience, de misérables médiocrités, de débauchés vaniteux. » La Prusse se trouva ainsi devant la France triomphante avec un gouvernement sans assiette, une nation en désarroi, une diplomatie déconsidérée. De l’œuvre de Frédéric il ne restait plus que son armée : Napoléon l’anéantit.
Dans cette catastrophe, il semblait que l’état prussien allait s’écrouler et le nom même de la Prusse disparaître de la carte d’Europe. La décadence était prononcée depuis longtemps ; c’était à un moribond condamné par tous les docteurs politiques du siècle que Napoléon avait porté le dernier coup. La Prusse se releva cependant, elle sortit régénérée de cette terrible épreuve. Les hommes qui conçurent ce grand ouvrage, les élémens au moyen desquels ils l’accomplirent, existaient au moment même où la chute se préparait ; mais ils passaient inaperçus. » La Prusse n’a qu’une façade sur l’Europe, » disait l’abbé de Pradt. Cette façade, élevée à la hâte avec des matériaux hétérogènes, se lézardait déjà du temps de Frédéric ; il était aisé d’en prévoir l’écroulement. Mais on ne voyait pas qu’il y avait au-dessous des fondations profondes et solides, sur lesquelles, les décombres déblayés, des architectes habiles pourraient reconstruire un édifice nouveau plus ferme que le premier et dont tous les matériaux avaient été patiemment accumulés alentour par les anciens rois.
La nation en Prusse était artificielle comme l’état. C’était, suivant le mot ingénieux d’un historien, une mosaïque savamment composée[17]; mais la mosaïque était compacte et solide : elle faisait corps. Les institutions avaient fondu ces populations d’origine diverse et en avaient formé une race à part, qui n’avait point de langue spéciale ni de caractères physiologiques particuliers, mais qui possédait un caractère et des tendances qui lui étaient propres. L’état, en ce pays, était à la fois rationnel et national. Au-dessous du réseau de la bureaucratie, au-dessous de la surface agitée et de l’écume des grandes villes, il restait dans les provinces une masse d’hommes animés des mêmes aspirations, habitués à vivre les uns près des autres, à servir le même maître, à aimer la même patrie et chez lesquels s’était développée cette espèce d’esprit public qui, du temps de Mirabeau, aurait fait, disait-on, envie, même aux Anglais, et que l’on appelait en Allemagne « l’aiguillon prussien. » On n’avait pas exagéré la corruption des classes supérieures, mais cette corruption s’arrêtait à la capitale[18]. La petite noblesse, qui était le nerf de l’état, n’en avait point été atteinte. Elle était pauvre et laborieuse. C’était à elle que pensait Frédéric lorsqu’il écrivait au duc de Brunswick en 1782 : « Vous dans votre basse Saxe et moi dans ma sablonnière, nous n’avons pas à craindre que l’opulence dégrade les sentimens de nos concitoyens... » Vivant au milieu des paysans, associée au gouvernement local, elle était respectée du peuple, auquel, tout en le commandant, elle rendait des services. Ce peuple était primitif et relativement grossier; son instruction était médiocrement développée, mais les sous-officiers invalides, auxquels Frédéric confiait volontiers la direction de ses écoles, avaient enseigné aux Prussiens, à défaut de science, le patriotisme en action; ils étaient habitués à révérer le roi, à confondre la patrie avec la famille royale et la discipline avec le devoir. Ils étaient dociles aux impulsions d’en haut. Il leur restait de la souplesse. On ne les vit pas se dissocier et se désagréger parce que le moule dans lequel on les avait façonnés s’était brisé. L’armée, recrutée d’étrangers, était détruite; il restait un peuple que l’on pouvait appeler aux armes; la noblesse de campagne était toute prête à former les cadres de l’armée nouvelle. Le lien militaire s’y fortifia du lieu féodal et de l’esprit national. La bureaucratie était décrépite et impuissante, mais elle trouvait dans les provinces tous les élémens d’une administration plus alerte, plus vivante, plus personnelle et mieux appropriée aux besoins de la nation. L’état avait été ruiné, mais le peuple avait conservé les forces avec lesquelles on fonde les états. La Prusse devait périr, disait-on, parce qu’elle était factice et de construction récente : ce fut précisément ce qui la sauva.
Elle était formée d’élémens très disparates, de pays d’origines très diverses. L’état avait respecté, sinon leur autonomie, au moins leurs usages. Tout en tirant à lui et en absorbant, ainsi que le voulait l’esprit du siècle, il avait laissé subsister, ou, pour parler plus exactement, il n’avait pas eu le temps d’anéantir les anciennes institutions, les anciennes pratiques d’administration locale, dans la province et surtout dans la commune. Là où ces institutions avaient disparu en partie sous l’effort de la bureaucratie, les souvenirs, les goûts, les habitudes, les traditions survivaient; il y avait des élémens de vie provinciale. Bref la centralisation administrative s’était arrêtée à la surface; elle n’avait pas pénétré la nation. Il en résulta que, lorsque l’état fut ébranlé, il ne fut pas nécessaire, pour en rassembler les élémens, de centraliser davantage et de pousser à l’excès, sous prétexte de le réformer, le système qui avait rendu la réforme nécessaire. On put remonter le cours des temps, et, renonçant à une organisation artificielle que sa chute même avait condamnée, chercher dans le développement naturel des élémens nationaux de la monarchie le moyen de reconstituer l’état. De là l’extrême différence de la révolution politique et sociale qui s’était faite en France en 1789 et de la réforme qui s’accomplit en Prusse après 1807. On y put, ce qui avait été impossible en France, concilier avec le respect du passé et le maintien d’institutions surannées, des transformations aussi profondes que celles qu’opérèrent Stein et ses collaborateurs : l’abolition successive du régime féodal, l’égalité de l’impôt, le service militaire universel, l’admissibilité de tous aux emplois.
Les mêmes motifs expliquent pourquoi, malgré les commotions violentes dont elle fut ébranlée, la Prusse demeura si réfractaire à l’esprit de la révolution française. Cette révolution procédait de principes et aboutissait à un système de gouvernement centralisé qui étaient précisément ceux contre lesquels la Prusse protestait, dont elle avait souffert et dont ses réformateurs voulaient l’affranchir. Ajoutons qu’il n’y avait point en Prusse de partis politiques, que le peuple y était dévoué à ses rois, que l’irréligion des classes supérieures ne l’avait point gagné et que c’était le pays du continent où le noble était le moins détesté du paysan, parce que c’était celui où il était demeuré le plus associé à sa vie.
La nation n’était pas préparée aux séditions ; la conquête étrangère, loin de provoquer une révolution, provoqua au contraire une sorte de recrudescence et de réveil du sentiment monarchique. La nation, l’état, le roi se confondant, la défaite qui ranima l’esprit national ranima en même temps le dévoûment à l’état et l’attachement à la dynastie. C’était la révolution française armée et personnifiée dans un conquérant qui les avait vaincus; leur réforme fut une réaction contre la domination intellectuelle et politique des Français; elle avait pour mobile et pour but un soulèvement contre la domination militaire de la France. Et cependant, tout en la détestant, tout en travaillant à la combattre, ils subissaient malgré eux son ascendant. Dans le moment même où ils retournaient contre elle les idées de liberté et d’indépendance nationale qu’elle avait semées dans le monde, ils suivaient encore l’impulsion généreuse de son génie. Ce qu’il y avait de plus noble dans les conceptions que les réformateurs prussiens appliquèrent à leur patrie, c’était l’essence même des idées du XVIIIe siècle, et la France en avait été le foyer. Stein et ses disciples s’assimilèrent ces idées et les adaptèrent à la régénération de l’état prussien, comme leurs prédécesseurs du XVIe siècle l’avaient fait pour les idées de la réforme. L’originalité des uns et des autres fut précisément dans l’art avec lequel ils surent concilier le respect des traditions monarchiques avec les grandes innovations politiques et religieuses. En se faisant luthérien, le grand maître de l’ordre teutonique pensait moins à faire le salut de ses sujets qu’à fonder une grande maison; la réforme religieuse lui en offrait le moyen, il l’adopta. En appropriant aux besoins de la Prusse quelques-unes des idées pratiques de la révolution française, les ministres prussiens de 1807 ne songeaient nullement à créer un état idéal et à travailler pour l’humanité : ils ne pensaient qu’à reconstituer l’état prussien ; la réforme sociale et politique leur en présentait les moyens, ils se firent réformateurs.
Ces hommes étaient nés du temps de Frédéric; ils avaient été dans leur jeunesse les témoins de la décadence de la monarchie. La catastrophe les éclaira sur les causes du mal avant qu’ils en eussent eux-mêmes ressenti les effets. Ils appartenaient à une génération qui, sans avoir subi l’action dissolvante des mœurs du XVIIIe siècle, était cependant imprégnée de son esprit. Ils en avaient acquis la haute culture intellectuelle et politique ; le désastre de leur pays les força d’y joindre le cens de la réalité, la mesure, la pratique. L’épreuve trempa leurs caractères. C’est ainsi que, dans l’espace de vingt ans, entre 1786 et 1806, on vit se développer les causes qui devaient faire tomber la Prusse si bas et la faire remonter si haut. On vit son étonnante décadence sortir de sa prospérité même, et sa régénération, plus surprenante encore, sortir de sa décadence. Lorsque Frédéric mourut, son neveu, qui lui succéda, avait quarante-deux ans, et son petit-neveu, qui devait régner ensuite, en avait seize. Frédéric-Guillaume II faillit détruire la Prusse, Frédéric-Guillaume III la reconstitua. Le premier résumait en sa personne toutes les causes de la ruine, le second portait en lui les élémens du relèvement. Mirabeau, qui avait le flair des révolutions et qui eut, dans les matières d’état, des pressentimens de génie, avait mieux que personne discerné ce qu’il y avait de solide et ce qu’il y avait de fragile dans l’œuvre de Frédéric. Il en avait annoncé la chute, mais il eut en même temps l’instinct de sa rénovation. « Peut-être, écrivait-il en décembre 1786, après avoir rencontré le prince royal qui devait régner sous le nom de Frédéric-Guillaume III, peut-être ce jeune homme a-t-il de grandes destinées, et quand il serait le pivot de quelque révolution mémorable, les hommes qui voient de loin n’en seraient pas surpris. »
ALBERT SOREL.
- ↑ Histoire secrète de la cour de Berlin, 1789; lettre du 24 octobre 1786. — Voir pour le détail de la mission, Bacourt, Correspondance de Mirabeau et du comte de la Marck, I, p. 343, note.
- ↑ Lombard, Matériaux pour servir à l’histoire des années 1805, 1806 et 1807 ; Leipzig, 1808.
- ↑ Custine le fils, 1er avril 1792.
- ↑ Rapport du référendaire Spielmann, sur l’entrevue de Pillnitz. Vivenot. Quellen, I, 208.
- ↑ Le baron de Trenck, Examen critique de l’histoire secrète de la cour de Berlin, 1792.
- ↑ Mémoires, éd. Boutaric, II, p. 331.
- ↑ Voir, outre le livre de M. Philippson, les Souvenirs de la comtesse de Voss, Leipzig, 1876, et Wolf : OEsterreich und Preussen, Vienne, 1880.
- ↑ Ranke, die deutschen Mächte und der Furstenbund, I, p. 287.
- ↑ Journal et Correspondance de lord Malmesbury. Décembre 1793 et janvier 1794. — Philippson, II, p. 148.
- ↑ Lettre à Grimm, 23 juin 1790, en allemand. Société d’histoire de Russie, Correspondance de Catherine II avec Grimm.
- ↑ Voir Ranke, Hardenberg, I, chap. XII.
- ↑ Lettre à Grimm, 8 avril 1795.
- ↑ Voir Ségur, Mémoires, I, p. 145 et suiv.
- ↑ Procès-verbaux du directoire, 2 et 7 vendémiaire, an V.
- ↑ Mirabeau, Lettre du 2 décembre 1786.
- ↑ A Grimm, 1er septembre 1790.
- ↑ Lavisse, Études; Formation de l’état prussien. Leçon d’ouverture faite à la Sorbonne.
- ↑ Mémoires d’un homme d’état, I, p. 59.