La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/Texte entier

La Czarine noire et autres contes sur la flagellation

PRÉFACE

Depuis la publication en français de l’œuvre maîtresse de l’illustre romancier galicien Léopold de Sacher-Mazoch, Mme Wanda de Sacher-Masoch, femme divorcée du génial écrivain, a fait paraître ses Mémoires en vue de répondre aux accusations que formulent contre elle les biographes de son ex et feu mari, sous l’inspiration de la seconde épouse de celui-ci.

S’il est difficile de prendre parti entre « Elle et Lui » lorsque les deux héros du drame sont des personnalités d’égale valeur, comme il arriva pour les amants de Venise, dans le cas présent, le lecteur se trouve porté à absoudre un homme dont le talent confinait au génie et dont l’impressionnabilité presque enfantine éveille notre sensibilité.

Mme de Sacher-Mazoch d’ailleurs, au cours de ses confessions, rend malgré elle justice à son époux et nous place sous un charme qu’elle ne ressent plus : l’éternelle séduction exercée par l’artiste, parce qu’en tout artiste demeure l’enfant — et la froide raison ne prévaudra point contre lui.

Les Mémoires nous montrent, à chaque page, les côtés gracieux, délicats et élevés de cette nature : son ardeur joyeuse au travail, son inclination à rendre service, son amour de la nature et des bêtes, — allant jusqu’à apprivoiser une mouche et à subir tous les caprices de l’insupportable bestiole, — et sa patience inaltérable avec les enfants, dont la présence ne l’énervait jamais et à qui il se plaisait à faire de poétiques récits que le petit monde écoutait émerveillé.

En 1871, Sacher-Mazoch, dont les succès amoureux étaient aussi notoires que ses écrits, s’éprit par correspondance, d’une jeune fille à laquelle il suggéra de s’essayer dans la littérature et qu’il poussa dans cette voie, la tirant sans le savoir, de la plus affreuse misère. Mlle Rumelin, qui ne conservait d’espoir que dans la mort, s’épanouit, autant que sa sombre nature pouvait s’épanouir, au chaud rayon d’affection dont vinrent l’éclairer le dévouement et l’enthousiasme du poète, et, en un élan de reconnaissance, se donna librement à son bienfaiteur, qui la croyait mariée et séparée, mais non divorcée, de son mari. Wanda entretint cette illusion, la croyant nécessaire au bonheur sentimental de son romanesque amoureux et, plus tard seulement, devant le cercueil de leur premier enfant, lui révéla la vérité : son enfance malheureuse et sa vie de misère.

Sacher-Mazoch répondit à ces confidences par un cri de joie et les plus nobles, les plus généreuses paroles qui puissent couler des lèvres d’un amant. Peu de temps après, un mariage religieux unit légalement le fils du patricien polonais, ancien directeur de la police de la ville de Gratz, à la pauvre fille qui n’avait pas toujours mangé à sa faim, et qui ne sut pas apprécier cet acte d’amour et de loyauté. Autant son union libre lui avait paru quelque chose de beau, autant la cérémonie officielle lui fait l’effet d’une laide grimace — désormais le don d’elle-même ne sera plus qu’un devoir ! — tandis que l’âme toujours religieuse du poète en demeure profondément émue.

La naissance d’un chérubin aux boucles blondes, qui reçut le joli nom de Sacha (diminutif russe d’Alexandre) et devint l’idole de son père, vint jeter son rayon dans le ménage.

La célébrité de Sacher-Mazoch commençait à percer en France, tandis qu’en Allemagne quelques critiques élevaient la voix. On reprochait à Sacher-Mazoch de ne pas varier le type de ses héroïnes. Cet incident insignifiant eut de funestes conséquences.

— Si tu ne veux pas que Je mette dans mes ouvrages, des femmes impérieuses et cruelles, répondit Masoch aux remarques de sa femme, il faut que tu le sois avec moi.

Et, avec les meilleures intentions du monde — les meilleures intentions font quelquefois commettre les pires actions — Wanda consent à brandir le fouet sur son maladif époux. L’idée qu’en encourageant sa passion elle se fait complice du mal, et qu’il serait, à tout le moins, prudent de consulter un médecin compétent, ne vient pas à cette femme forte qui ne prend conseil que d’elle-même. Elle ne voit point que c’est folie d’incarner l’idéal d’un poète et de contrarier la pente naturelle de son inspiration. Folie et sacrilège.

Quelque temps après, Sacher-Mazoch, poussant plus loin ses exigences, supplie sa femme de le tromper pour lui faire revivre les torturantes et intenses jouissances de la jalousie, décrites dans son œuvre de prédilection, La Vénus en fourrure.

On se demande pourquoi Wanda qui, jeune fille, avait si parfaitement joué son rôle de femme mal mariée, n’essaya pas de répondre encore par l’illusion au rêve, en faisant au névropathe la charité de ce « mensonge vital » qu’Hendrik Ibsen signale d’une manière si saisissante dans son drame du Canard Sauvage. La malheureuse eût conservé le respect d’elle-même et l’affection maternelle due au père de ses enfants.

L’âme puritaine que Wanda tenait, par atavisme, de son père wurtembergeois, n’eût point cette bonne inspiration. Ce qui ne l’empêche pas, à son retour d’un pénible rendez-vous accepté neuf jours après la naissance de son deuxième fils, de recourir au mensonge pour expliquer l’échec de l’entreprise. Que ne mentait-elle un peu plus, ou plutôt un peu mieux, en donnant au malade l’illusion d’avoir été trompé ? C’eût été le salut pour tous.

Mais Wanda a la passion de la vérité. Pour cet être de raison, le poète illusionné, comme plus tard le journaliste vaniteux, sont des menteurs. Elle recule devant le mensonge, mais non devant le fait brutal, la profanation d’elle-même. Et elle nous l’avoue ! elle, la mère d’un fils de trente ans !

Qui ne se déguise pas, révolte, a dit le grand Nietzsche, le plus français des penseurs allemands, dans son chapitre sur l’Ami. Aussi Mme de Sacher-Mazoch révolte-t-elle, en dépit de la pitié qu’elle peut et doit inspirer, et son livre, d’un intérêt psychologique incontestable, est loin d’être un appoint aux théories qu’elle soutient.

Le bizarre sacrifice aboutit à ce que le médecin, que Wanda s’était enfin décidée à consulter, avait prédit à la jeune femme. L’épouse tombée ne se reproche point son aveugle faiblesse ; elle ne se prend pas en grippe, corps et âme, pour s’être laissée séduire par un mirage. Non, dans son cœur s’amoncelle une sourde rancune, une haine profonde contre le mari qui eut sur elle cet empire.

Le détachement du cœur va en augmentant ; un abîme se creuse. Bientôt l’amour maternel lui-même n’est plus assez fort pour soutenir l’épouse dans sa tâche, qui lui semble de plus en plus lourde, et, le jour où, pour la première fois, son cœur parle, elle abandonne son fils Sacha, le plus délicat de ses enfants, qui ne tarde pas à mourir de la typhoïde. C’est là ce que Mme de Sacher-Mazoch appelle devenir soi-même, être fort et s’aimer de la bonne façon.

Elle ne parut point aussi bonne aux yeux de l’ami platonique, Armand Rosenthal, qui se révéla aux Parisiens sous le nom de Jacques Saint-Cère, et qui, ne trouvant pas dans sa compagne, pourtant adorée, le soutien voulu, la laissa repartir. Pas plus que Sacher-Mazoch, Wanda ne sut retenir Jacques Saint-Cère sur la pente d’une dangereuse folie.

Saint-Cère sombre dans un éclatant scandale et Wanda va lui dire un dernier merci ! à son cercueil. Mais elle reste muette sur la mort de l’époux dont L’amour magnanime l’avait tirée de la misère et qui lui avait laissé, avec ce fils, sa dernière consolation, le talent littéraire qui lui permit de l’élever. Bien au contraire, elle ne cesse de réclamer contre les lois qu’elle a pourtant foulées aux pieds.

Nature étrange, à qui la vie paraît sans raison et sans but, pleine de terreur, d’énigmes et de pressentiments ; atteinte au plus haut point de cet esprit de pesanteur que Nietzsche nomme le plus grand et puissant de nos mauvais génies. Reproche qui ne saurait être adressé à Sacher-Mazoch, qui fut un merveilleux danseur et pour qui les plus capricieuses des danses slaves n’avaient point de secrets.

Les mémoires de Mme de Sacher-Mazoch sont ornés d’un portrait assez brutal de l’auteur et d’une image du romancier, où on le retrouve tout entier, délicat comme une femme, au front élevé, au regard clair et à la bouche maladive.

Sacher-Mazoch fut le dernier des romantiques, poètes ivres de beauté et dont la sensibilité surexcitée tendait à transporter dans la vie, les émotions intenses et les événements héroïques de l’art. Quant à son idéal féminin, qui lui valut de donner son nom à un état morbide connu de tous temps, il fut le produit naturel de la race dont il était issu et de cette Pologne où le culte chevaleresque de la femme s’alliait à une ardeur guerrière non moins chevaleresque et à des mœurs orientales à la fois sauvages et efféminées. L’œuvre de Sacher-Mazoch, cependant, est loin d’être immorale. L’amour tel qu’il le dépeint, s’entoure toujours d’idéal et de beauté.

Mais l’épisode le plus curieux de sa vie, féconde en évènements étranges et surprenants, est sa correspondance avec un inconnu qui n’était rien moins qu’un roi, le beau et romanesque Louis II de Bavière.

Un jour, Sacher-Mazoch reçoit un billet tracé d’une belle et aristocratique écriture, et signé du nom d’Anatole. Le signataire demande, en termes exaltés, au poète, s’il est encore le même que du temps où il écrivit Le nouveau Platon.

Sur la réponse affirmative s’ensuit un échange de lettres d’un romantisme échevelé dont quelques-unes seraient à leur place dans le nébuleux « Raphaël » de notre Lamartine. Mais bientôt Sacher-Mazoch, persuadé qu’une femme de la haute noblesse se cache derrière le pseudonyme masculin, demande à connaître son enthousiaste adorateur. Les lettres d’Anatole portaient tour à tour le timbre de toutes les résidences d’Europe.

Après mille hésitations, avec mille réticences, et en laissant percer un singulier effroi, Anatole consent à une rencontre dans des conditions spéciales ; il rejoindra son ami à onze heures du soir, dans une chambre d’hôtel de la ville de Bruck ; la chambre sera obscure et Léopold aura les yeux bandés.

À l’heure dite, le romancier, qui s’était conformé en tous points aux instructions reçues et qui, en face des terreurs exprimées en de longues pages pleines de la joie tremblante de l’entrevue et de la pâle terreur des conséquences possibles, était prêt à y renoncer, perçut un bruit de pas lourds, et un homme, qui lui parut grand et fort et dont la voix était remarquablement chaude et mélodieuse, vint prendre place à ses côtés.

— Avoue, dit-il, que tu attendais une femme ?

Sacher-Mazoch s’en tire avec beaucoup de présence d’esprit :

— Je le craignais.

Sur sa demande s’il est beau, l’inconnu répond qu’il ressemble à lord Byron.

— Tu es beau, affirme Masoch, je le sens. Qui possède une voix comme la tienne, doit être beau.

L’entretien dure deux heures, Anatole ne parlant que d’amour idéal et immatériel et confiant au romancier qu’il n’a jamais connu de femme, qu’il est pur « d’âme et de corps ».

En prenant congé, il presse ses lèvres brûlantes sur les mains de l’ami.

Mais Sacher-Mazoch, occupé à gagner le pain de ses enfants, n’était point d’humeur à perdre son temps en rêves. Il met Anatole au pied du mur, lui demandant une amitié franche et confiante, à ciel ouvert.

Sur quoi son mystique et insaisissable amant se décide à la rupture, en une lettre caractéristique que nous reproduisons :

« ANATOLE !…

«… Ton désir de m’avoir auprès de toi est irréalisable. Cela te créerait un incessant tourment. Pour ne point me faire souffrir, tu te tairais. À cause de moi ! Il se pourrait, après tout, que je ne le méritasse point. Peut-être aussi finirais-tu par t’arracher de moi ? Tandis que si moi je romps, je conserve la certitude, la pleine assurance que tu m’aimeras toujours comme je t’aimerai. Oui, Léopold, comme je t’aimerai ! Je suis à toi, à jamais. Et notre court bonheur ? Considère-le comme un rêve, un songe céleste, une splendide et magnifique promesse de béatitude sans fin.

« En ce monde des corps, il n’est point d’amour des âmes… Toi-même, tu ne le supporterais pas et, peut-être, moi non plus.

« Je veux être homme. Le monde peut faire valoir les droits qu’il a sur moi, je remplirai ma tâche, mon devoir… et cette vie passera. Et alors rien ne m’empêchera plus de jouir auprès de toi, d’une béatitude éternelle. Ne me prends pas pour un rêveur maladif. Je ne le suis point. Mais puis-je te quitter sans un rayon d’espoir ? Sans un regard vers l’infini ?

« J’aurais tant encore à te dire pour me faire comprendre, car c’est la dernière fois. Mais tout est à toi : ma pensée, mes sentiments, les douces paroles d’amour qui désormais reposeront dans mon cœur, trésor que ta main seule pourrait lever. J’ai la force et le courage, mais je suis si sensible, beaucoup trop sensible pour un homme, et pour un tel renoncement.

« Tu ne peux pas, tu ne dois pas m’oublier, Léopold, oublier que tu m’appartiens, que tu es ma propriété. Mais, je t’en supplie, ne laisse pas la douleur de la séparation envahir et obscurcir ton âme si grande et magnifique, afin que je n’aie point souffert et lutté pour rien.

« C’est pour te conserver que je renonce.

« Et maintenant, que Dieu te garde ! Sois heureux. Tu le peux. N’as-tu pas Wanda ? tes enfants ?… Moi je suis seul… et pourtant douloureusement heureux de t’avoir trouvé, de te posséder et de l’espoir de jouir dans l’au delà, de ton amour.

« Si, parfois, tu te sens joyeux, et qu’une douce tristesse, une sainte nostalgie te pénètre, pense qu’auprès de toi se trouve, en éternel amour,

« Ton
« Anatole. »

Cependant, après un silence de quelques mois, la correspondance reprend, pour aboutir à une nouvelle rencontre et à des adieux définitifs. Anatole demande à voir la famille Sacher-Mazoch dans une loge du théâtre de Gratz. Il put facilement la reconnaître d’après des photographies ; mais lui-même ne se découvrit pas.

Après la représentation, nouvelle entrevue à l’hôtel. Cette fois Wanda était de la partie ; mais quand elle pénétra dans le salon obscur, le grand et bel homme, sosie de Lord Byron, avait fait place à un petit être malingre et chétif, à la voix faible et ténue. Le lendemain, en plein jour, Wanda recevait la visite du malheureux qui la suppliait de lui pardonner et de revenir le soir au théâtre, pour un dernier adieu.

Dans le carrosse, arrêté au coin de la rue, un homme masqué se pencha. Il embrassa Sacher-Mazoch, baisa les mains de sa femme et disparut. Était-ce le beau misogyne ? ou le petit homme bossu ? On n’eut pas le temps de s’en rendre, compte.

Plus tard, Sacher-Mazoch reçut un manuscrit contenant le récit de toute l’aventure. L’ouvrage serait intéressant à connaître, ainsi que toute la royale correspondance, qui jette une vive lumière sur ce roi tourmenté d’idéal, dont la vie et la mort sont également un mystère. Quant au petit bossu, il a pu être identifié avec l’ami de Louis II, le prince d’Orange, connu des Parisiens sous le nom de prince Citron.

L’œuvre de Léopold de Sacher-Mazoch est intéressante non seulement par l’éclat du style et la beauté des descriptions, mais par son intéressante documentation, qu’il décrive les mœurs et les coutumes du présent, ou celles du passé. Les nouvelles que nous présentons au public révèlent en lui l’érudit et l’historien. On y retrouve avec plaisir de grandes figures connues évoquées dans leur intimité, tandis que d’autres personnages, non moins illustres mais moins connus, nous familiarisent avec la Russie byzantine des czars de Kiew, les cosaques, et la Hongrie du temps de Racoczy.

Marguerite Lambrun, Marie Setzi, Hemelnizki le cosaque et jusqu’à cette triste czarine Olga, condamnée à venger sur l’homme qu’elle eût pu aimer, son mari assassiné, et qui, pour avoir introduit le Christianisme en Russie, mérita d’être nommée La Sainte, sont d’inoubliables figures que l’art et l’imagination du conteur a entourées d’héroïque splendeur.

D. DOLORES.
Paris, le 22 novembre 1906.



LA CZARINE NOIRE
(900)

L’AMOUR CRUEL


LA CZARINE NOIRE

(900)

I

Au-dessus de la ville de Halycz, au haut des monts qui longent le Dniester se dirigeant du Sud à l’Est, s’étalent les ruines majestueuses du vieux château des czars, en Galicie.

Des aigles construisent leurs aires, les renards creusent leurs souterrains là où, il y a des siècles, des princes puissants tenaient leur cour et recevaient les ambassades des empereurs de Bysance. Le rouge-gorge couve ses œufs ; de petits lézards en or vert courent parmi les décombres ; des abeilles volètent en tous sens ; des fleurs sauvages s’épanouissent sur la vieille table de marbre devant laquelle se rendait la justice, sur la haute chaire de la chapelle et au fond des cachots éventrés.

Mais à l’époque où se passe cette histoire, les murailles se dressaient encore, menaçantes, dans le ciel rouge du soir, et les murs du palais scintillaient dans le miroitement de leur splendeur orientale.

Le grand czar Wladimir est couché aux pieds de son esclave.

La fenêtre est ouverte et son arche grandiose entoure d’un cadre somptueux le paysage hivernal.

Les coupoles de Halycz s’embrasent sous les derniers rayons du soleil, tandis que des ombres profondes descendent, comme un brouillard, sur la plaine blanche s’étendant à perte de vue. Les tours isolées de quelques nobles boyards en émergent comme des mâts bleuâtres ; de petits villages semblent des troncs d’arbres déchiquetés, et, dans un lointain crépusculaire, la sombre ligne des monts boisés se découpe sur des nuages blancs.

La grande salle, au centre de laquelle se trouve un lit de repos, est transformée en tente par les plis lourds d’une soie tissée de fils d’or, tombant de la clé de voûte le long des murs.

Des peaux d’ours jonchent le sol.

Exhaussée sur des coussins moëlleux, la belle esclave se prélasse. L’un de ses pieds se pose sur le maître couché, comme sur un escabeau.

De sang russe, comme lui, elle unit à une taille souple et élancée, des formes d’une grâce opulente.

Un ample vêtement de soie foncée, une tunique doublée de sombre fourrure et bordée de même, enveloppent de leur caresse douce, sa royale beauté. Ses blonds cheveux défaits sont retenus dans leur chute par les rouges rangées de corail marin, formant un fonds d’or au délicat ovale. Les traits sont doux, presque fondus ; les grands yeux sombres sous les longs cils noirs, semblent ne caresser que des rêves et des chimères. Mais les lèvres sanguines de la mignonne bouche bien arquée, sont fortement serrées l’une contre l’autre, et le menton court termine le profil en une ligne brève et dure.

Son bras rond, d’une forme classique, et sa main transparente et veinée aboutissent aux doigts courts qui caractérisent les assassins et les tyrans.

Ces petits doigts jouent nonchalamment avec les boucles du grand czar, et le regard plane, solitaire comme un aigle, sur le paysage.

Une beauté triste atténue l’apparence rude et virile de Wladimir.

De hautes bottes en cuir jaune, de larges pantalons, une tunique bordée de zibeline, l’habillent noblement et fastueusement. Il s’appuie d’une main sur la peau de l’ours que sa lance a abattu, et son regard se perd dans les charmes de l’aimée, un regard chargé de mélancolie et d’un douloureux pressentiment.

Soudain, elle tressaille sous le coup d’une frayeur, puis regarde son amant et rit.

— Qu’as-tu ?

— Tu m’as fait peur.

— Comment ?

— Par ton regard.

— T’ai-je déplu, ma souveraine ?

— Ne m’appelles pas souveraine.

— Ne l’es-tu pas ? Le plus grand des czars, maître de millions de sujets, devant qui les empereurs de Bysance tremblent sur leurs trônes d’or, n’est il pas un esclave à tes pieds ?

— Toi, mon esclave ? et un éclat de rire répercuta son sarcasme sonore sous la voûte.

— Te souvient-il du jour où tu m’as rencontrée ? dit-elle, baissant la voix et jouant avec la chevelure du maître.

— Comment ne m’en souviendrait-il pas ? La guerre contre Kiew était finie. Mon armée revenait lentement. J’étais resté en arrière et me trouvais dans le train qui, tout à coup, s’arrêta.

— Deux de tes vaillants boyards se disputaient furieusement une femme, compléta l’esclave avec un frémissement des lèvres.

— C’était toi, Narda !

— C’était moi. L’un des deux m’avait enlevée. Il avait surpris notre ferme et massacré mon époux.

Une sinistre et douloureuse lueur s’était allumée au fond de ses yeux. Elle reprit :

— Je jubilai en voyant l’un attaquer l’autre et lui enfoncer son couteau dans la poitrine. Il m’avait attachée, les mains liées derrière le dos, à la queue de son cheval, et maintenant il gisait à terre et je pouvais poser mon pied sur sa tête. Je ris en voyant son agonie, j’étais vengée !

Le czar regarda la belle créature et fut saisi d’un frisson. Elle continua.

— Il se produisit un tumulte. Tout le monde se battait pour moi, lorsque passa un homme à cheval, beau comme un jeune dieu. Ses yeux tombèrent sur moi et, dans le regard qu’il me jeta, il y avait plus de tristesse et d’ardeur que de convoitise. Quelque chose alors cria au fond de mon âme : « Tu ne seras qu’à lui, rien qu’à lui ! » — Qui est cet homme au cheval noir ? demandai-je au premier venu. — C’est le grand czar, me fut-il répondu.

Il avait passé. Je ne voyais plus que l’hermine dont sa tunique était bordée et qui fouettait la croupe de son cheval. Les épées recommencèrent à se croiser. Soudain, un grand vieillard se fraye un chemin vers moi dans la mêlée, et dit : « Cette femme est au czar ! » La horde se prosterna le visage contre terre… Ainsi je devins tienne.

Narda se pencha vers son maître et l’attirant passionnément à elle, enlaça ses bras autour de son cou.

— Tu voulais être mienne ? reprit Wladimir, et tu me griffas quand je voulus t’embrasser.

Narda se mit à rire.

— Tu me tournais le dos quand j’approchais. Un silence hautain accueillait mes paroles. Qu’as-tu fait pour me plaire ?

— Je ne voulais pas plaire, je voulais être aimée. Pour te séduire, je fis le contraire des autres femmes. Lorsque le cor sonnait dans la cour du château et que toutes couraient à la fenêtre pour voir passer le grand czar, j’allais me jeter sur mon lit. Et quand elles parlaient de toi, je me bouchais les oreilles.

— Cela m’exaspérait. Je passais les fenêtres en revue et je me mordais les lèvres. Les baisers et les caresses des autres femmes m’écœuraient. Je vais à toi : tu quittes la chambre. « Demeure », dis-je. Tu croises les bras. « Viens près de moi. » Tu restes immobile. Alors je t’attire sur mes genoux. Tu me repousses. Tu me frappes au visage. Et moi, le grand czar, je me laisse frapper !

Narda lui passa doucement la main sur la joue et le baisa à pleines lèvres :

— Je te regardai et te dis : « Tue-moi, tu le peux, mais tu ne me forceras pas. Je me ris de toi. Tu es aussi impuissant qu’un enfant. »

— J’étais aussi impuissant qu’un enfant, reprit le czar à voix basse. Je te rencontre au jardin, une fleur à la main. « Donne-la-moi », te dis-je — « Tu l’ordonnes » ? demandes-tu. — « Non », m’écriai-je. Et tu jettes la fleur dans le fleuve, qui l’emporte jusqu’à la mer Noire.

— Chante moi quelque chose, te dis-je un autre jour, je veux entendre ta voix. — « Tu veux ? » dis-tu en riant, et tu te rejettes, en fermant les yeux, sur les coussins. Furieux, je jette la lyre sur tes genoux. Tu ris encore. « Joue », fais-je en serrant le poing.

— Je casse les cordes et te jette l’instrument à la tête.

— Je me sentais devenir fou. Pendant que les autres femmes se paraient d’étoiles de Bysance, de fourrures et de perles, tu défaisais tes cheveux d’or et, rejetant tout vêtement, descendais dans l’onde, belle comme Cypris. Ainsi tu m’as vaincu.

— Un jour, tu me dis : « Va, tu es libre », et comme je te regarde avec de grands yeux étonnés : « Ne t’occupe pas de moi », dis-tu. Et tu te prosternas devant moi, toi, le czar ! Mais je te relevai et je t’embrassai. Ainsi je devins tienne.

— Ainsi nous changeâmes de rôles : tu devins souveraine, et moi, esclave.

— Ne raille point.

— Ne t’aimé-je pas plus que mon Dieu ? À lui, j’offre de l’encens, des fleurs, de l’or et des terres. À toi, je m’offre moi-même. Tu poses le pied sur moi comme sur un marchepied. Ne suis-je pas à toi ?

— Pour combien de temps ? interrogea l’esclave, et sa question sonna désespérée, menaçante, sous la voûte de la salle.

— Est-ce que je ne t’aime pas ? demanda le czar étonné.

— Tu aimes ces cheveux, s’écria Narda, en déchirant les lacets de corail.

Les perles s’égrenèrent comme des gouttes de sang et roulèrent sans bruit sur la peau d’ours. Les ondes dorées s’échappèrent, inondant Wladimir de leur tiède splendeur.

— Tu aimes ces cheveux dont tu peux t’envelopper comme d’un manteau ; ces yeux où rayonne la jeunesse ; ces lèvres que fait fleurir le printemps ; ce corps de marbre qu’on croirait dérobé à un temple de Vénus.

Elle entr’ouvrit sa pelisse, découvrant un torse de déesse.

— Tu m’aimes, tu n’aimes que moi. M’aimeras-tu, quand je serai autre ?

Elle ensevelit son visage dans les coussins, en poussant un son rauque. Priait-elle ou pleurait-elle ?

Le czar passa son bras autour de ses larges hanches, il baisa sa nuque, ses cheveux, sa petite oreille :

— Je suis à toi pour toujours, dit-il avec passion. Fais de moi ce que tu veux.

— Tu mens, cria Narda en se redressant, frémissante de colère.

— Je ne mens point.

— Je puis faire de toi ce que je veux ?

Appuyée sur l’un de ses bras, elle le regarda. Il y avait quelque chose de surhumain, d’incompréhensible dans l’expression de son visage. Son regard faisait mal.

— Fais de moi ce que tu veux, répéta le czar.

— Jure-le, commanda-t-elle d’une voix sifflante.

Un rire sardonique contractait ses lèvres.

— Par Dieu ! par mon honneur ! répondit le czar d’un ton solennel.

Un frisson le saisit.

D’un mouvement impétueux et sauvage, la belle esclave s’empara de sa main.

— Et si je te prends au mot ?

— Prends-moi au mot.

Il était perdu.

Une expression de ruse serpenta le long des lèvres de la femme.

— Je fais de toi ce que je veux, reprit-elle en l’épiant du regard. Souviens-toi de ta parole, Czar Wladimir, et quand je te dirai : « Je veux être ta femme, fais venir le patriarche et conduis-moi à l’autel… »

Le czar pâlit.

— Tu vois, je t’attrape. Tu mens.

Elle eut un rire dur.

— Je ne mens point, repartit le czar tandis qu’une rougeur brûlante lui inondait le visage.

— Souviens-toi de ta parole.

— Ordonne. Mais je ne comprends pas ton caprice. Ne suis-je pas ton esclave ? Le petit anneau au doigt te séduit-il à ce point ?

— Non, répondit-elle. J’ai soif de pouvoir. Donne-moi l’hermine.

Le czar secoua la tête.

— Crois-moi, insista-t-il doucement en écartant de la main les cheveux qui retombaient sur le jeune front obstiné, cela t’ennuyerait.

— Laisse-moi essayer.

— Veux-tu commander pendant un jour à Halycz ? dit le czar en riant.

— Tu consentirais ?

Narda l’attira violemment à elle.

— Tu as ma parole.

Elle se tut, serra la tête du maître plus fortement contre son cœur et fixa au sol, son regard où luisait un feu sombre.

— Tu voudrais ? redemanda-t-il en imprimant un baiser sur l’épaule dénudée.

— Je veux.

L’exaltation, la majesté d’une âme supérieure la transfigura.

— Je te soumets mon empire, mon peuple, moi-même, depuis le lever du soleil jusqu’à son couchant.

— C’est moi qui fixerai le jour, dit-elle avec vivacité.

— Choisis.

— Alors, demain !

— Demain.



II

Narda était encore assoupie après une nuit sans sommeil, lorsqu’un rayon glissant à travers la fente des rideaux, tomba sur son visage pâle.

Réveillée à demi, elle prononça le nom du czar en un long soupir. Au même instant, il se présentait devant elle.

Les yeux de la jeune femme étincelèrent. Elle étendit les bras et attira le bien-aimé sur sa poitrine. Elle le serra avec angoisse et, si furieusement les lèvres de l’aimée se collèrent sur sa bouche, que Wladimir s’en effraya.

— Es-tu malade ? murmura-t-il.

— Adieu, dit-elle, en le regardant avec une tendresse et une tristesse infinies.

— Qu’as-tu ?

— Rien.

Pendant un instant, ses yeux demeurèrent fixes et perdus. Puis, secouant la tête :

— Rien, répéta-t-elle. Le soleil salue en moi la Souveraine. Wladimir, mon esclave, à genoux !

Le czar obéit.

— Baise-moi le pied.

Elle lui tendit son pied nu, aux formes pures et blanc comme le marbre. Le czar en extase y pressa ses lèvres humides.

— Maintenant, aide-moi à m’habiller.

Le czar se leva.

— Je veux paraître en reine, commanda-t-elle, vêtue d’hermine.

— Tout est prêt.

Il sortit de la chambre et revint, portant les vêtements sur son bras. Il mit un genou en terre, Narda posa sur l’autre son pied qu’il chaussa de bottines en cuir de Russie, brodées de pierreries. Puis elle descendit de sa couche, et, avec l’aide du czar qui lui couvrait les seins, les bras, la nuque, les épaules, de baisers enflammés, acheva sa toilette.

Bientôt elle se trouva tout habillée devant lui. La robe de soie blanche étincelante, ruisselait autour d’elle en une longue traîne. Une tunique rouge, richement ornée et doublée d’hermine, serrait étroitement sa taille et retombait en amples plis sur les hanches. Sa chevelure d’or reposait comme une couronne, sur son front.

— Eh bien, comment me trouves-tu ?

Wladimir l’entoura de son bras.

— J’ai peur de toi et de ton imposante majesté. La passion, le délire que tu allumes en moi, je les ressens comme une cruauté. Mais quelle volupté dans la violence que tu me fais ! La jouissance se change en tourment, le tourment, en joie. De toi, je subirais en silence les plus mauvais traitements. La mort même me serait une extase venant de toi.

Narda se croisa les bras et considéra Wladimir avec une troublante curiosité.

— Tu me provoques, dit-elle, tu es imprudent. Et si je te prenais au mot une deuxième fois ? Si je voulais éprouver jusqu’où va ton amour ? Si je te faisais fustiger comme un esclave, supplicier, tuer ? M’acclamerais-tu en mourant, comme un martyr, son Dieu ?

Le czar inclina la tête en silence. Elle le regarda encore, avec cette expression étrange qui donnait le frisson. Quel mystère couvait en l’âme de cette femme ?

De temps à autre une lueur sinistre, infernale, montait du fond de cet abîme et, dans ses yeux, luisait le fanatique désir de réaliser l’épouvantable.

Toute la cour du czar s’était rassemblée dans la salle du trône, le conseil des boyards et la garde du corps.

Une mélopée barbare et monotone annonça l’arrivée du souverain. Il conduisait Narda par la main et lui fit lentement monter les degrés du trône.

Elle promena son regard sur toute l’assemblée.

— Hauts dignitaires de mon empire, dit le czar, nobles boyards, fidèles serviteurs de ma maison, apprenez quelle est aujourd’hui ma volonté. Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, je renonce à ma souveraineté sur vous et sur l’empire, et je la mets aux mains de Narda, mon esclave que voici :

Un mouvement de surprise passa sur l’assemblée.

— Seule, elle commande aujourd’hui, continua l’autocrate, seule, elle détient le pouvoir à Halycz, avec le droit de vie et de mort. Vous n’obéirez qu’à elle, à elle seule, si la vie vous est chère, car moi, le grand czar, je suis aujourd’hui moi-même son esclave et lui rends hommage à genoux.

Solennellement, Wladimir mit un genou en terre et tendit à son esclave un cercle d’or, qu’elle saisit avidement et posa sur sa tête. Au même moment tous les hauts dignitaires, boyards, gens de cour, serviteurs et guerriers se prosternèrent et lui rendirent hommage.

— Je vous salue en souveraine, dit Narda, la tête haute et d’une voix mélodieuse. Que mon règne soit un règne de paix et de bonheur. Pendant sa durée, aussi loin que mon sceptre s’étend, aucun homme ne portera une arme. En signe de paix et de douceur, des femmes formeront ma garde.

« Que cent cavaliers enfourchent leur monture, emportant chacun un sac plein d’or de mon trésor, et qu’ils répandent cet or parmi mon peuple.

« À midi, je rendrai la justice, comme le firent mes aïeux, en plein air, sous le vieux tilleul, devant notre château des czars. Chacun y pourra comparaître et défendre ses droits. Je l’entendrai et jugerai, selon ma conscience et la coutume.

« Deux heures avant le coucher du soleil, je vous convie tous à un grand festin dans la salle des fêtes de notre résidence, comme mes amis et compagnons.

« Mais, malheur à quiconque enfreindra mes ordres !

« J’exige l’obéissance, la soumission complète, irréfléchie…

« Que personne n’oublie que sa tête est un objet inutile dans ma maison et que je puis abattre, si tel est mon bon plaisir. »

Menaçante, elle regardait l’assemblée, qui s’inclina en silence. Le czar considérait avec une admiration étonnée l’enivrante et étrange femme.

D’un geste plein de condescendance, elle congédia les courtisans, qui avancèrent l’un après l’autre jusqu’au pied du trône ; et, chacun, tirant son épée du fourreau, la déposa à ses pieds.

Quand tous eurent passé, Narda s’approcha du czar perdu en contemplation devant elle, et tirant le poignard de sa ceinture, le jeta sur les autres armes.

Puis, elle quitta la salle.

Le czar avait fait un mouvement pour la suivre ; sur un signe d’elle il s’arrêta.

Les esclaves femmes occupaient une autre aile du palais. La plupart s’étiraient encore paresseusement sur leurs couches. Une seule était assise, sombre et taciturne sous sa chevelure défaite, retombant comme un noir manteau sur ses épaules olympiennes.

Quand Narda entra, toutes s’étaient prosternées. La femme aux cheveux noirs, au contraire, se redressa :

— Tu es la maîtresse aujourd’hui, use de ton pouvoir, fais-moi mourir, délivre-moi.

Narda, doucement, posa la main sur sa tête.

— Tu ne mourras point, Olga, dit-elle d’une voix caressante ; tu seras libre et pourras retourner chez ton époux.

— Moi ? cria l’esclave, moi ? chez mon époux ?

Elle regarda ses compagnes avec des yeux égarés et éclata de rire, tandis que de grosses larmes inondaient ses joues pâles. Puis, se laissant choir aux pieds de Narda, elle l’adora comme une divinité.

— Tu seras libre, répéta Narda, et non seulement toi, mais vous toutes.

Avec des cris de joie, les malheureuses se précipitèrent sur ses pieds pour les baiser.

— Je romps vos chaînes une heure avant le coucher du soleil. Jusque-là, vous serez ma garde du corps.

— À la vie, à la mort ! cria Olga.

— À la vie, à la mort, répétèrent ses compagnes.

Il y avait là, réunies, plus de quarante femmes de classes et de races différentes, quelques-unes d’une beauté classique, magnifique butin de nombreuses et victorieuses campagnes. Tous les charmes de la femme, tous les types, toutes les couleurs de peau et de cheveux étaient représentés.

— Où est la négresse ? interrogea Narda.

— Au cachot.

— Tigris ? Et pourquoi ?

— Elle a tué son gardien.

Narda fit un signe et Tigris lui fut amenée. C’était une superbe femme, qui semblait découpée dans de l’ébène. Une femme troublante par la splendeur nocturne de son corps de bacchante, par le rire cruel de son visage félin et par le sanguinaire éclat de ses yeux voluptueux.

— Tu as tué un homme ? fit Narda d’un ton sévère.

La négresse s’inclina.

— Et pourquoi ?

— Pour le plaisir, répondit Tigris en faisant étinceler ses dents.

— J’ai, pour un jour, droit de vie et de mort, dit la czarine. Que vais-je faire de toi ?

— Fais-moi mourir. Je ne puis vivre ici, si je ne dois tuer personne. Mon cœur a soif de sang, comme le vôtre de baisers.

— Bien. Tu pourras te désaltérer, fit la czarine en frissonnant. Il n’est permis à aucun homme de porter une arme dans mes domaines. Je te fais grâce, Tigris. Tu seras mon bourreau.

La négresse poussa un cri sauvage, le cri d’une bête fauve.

Narda fit venir le maître du trésor, lui donnant l’ordre de préparer pour midi, les armes de sa garde d’après ses indications.

— Ce n’est pas possible, murmura le vieillard d’un air pensif.

— Tu le rendras possible, répondit Narda, sinon gare à ta tête !

Le visage de la négresse s’éclaira. Sur un mot de la czarine, on sortit des écuries impériales, les chevaux les plus fougueux. Les jeunes femmes, chacune portant un arc et un carquois en bandoulière et tenant une lance à la main, s’élancèrent sur le dos des nobles bêtes et quittèrent, joyeuses, l’enceinte du château, pour suivre leur maîtresse à la chasse à l’ours.

La forêt étendait au loin ses arbres blancs. La neige couvrait la terre comme un linceul, révélant les traces noires de l’animal. Les chiens furent découplés ; ils reniflèrent la piste et la suivirent jusqu’à la lisière du bois où elle se perdait. La czarine chevauchait avec ses femmes le long des arbres. L’aboiement de la meute leur apprit que la chasse avait commencé. Elles l’entendirent se rapprocher.

Tout à coup, l’ours montra sa tête ébouriffée derrière le taillis et avança deux pattes sur la lisière de la forêt. Deux chiens l’avaient saisi par ses petites oreilles. Il s’en débarrassa en une secousse et montra les dents.

Les amazones s’élancèrent en poussant des cris. Dix flèches sifflèrent : l’une atteignit la bête à l’œil, une autre alla se ficher entre ses côtes. Furieux, l’animal quitta l’abri de la forêt et, se jetant sur le cheval de la czarine, lui enfonça ses griffes dans le cou. Déjà le souffle de la bête embuait l’air autour de la jeune femme. Très calme, elle se recula sur sa selle et, tandis que l’animal happait sa manche de ses terribles crocs, elle lui piqua sa lance dans la gueule. Un jet de sang éclaboussa la czarine. La bête eut un sursaut et, blessée à mort, s’effondra avec un râle, déchirant dans sa chute la robe lustrée du cheval impérial.

Narda essuya son arme au poil de l’animal, choisit une autre monture et prit le chemin couvert de neige qui pénétrait dans la forêt.

Ses femmes retirèrent leurs flèches du cadavre de la bête qu’Olga attacha à la selle de son cheval.

Bientôt, la czarine vit s’élever une colonne de fumée mêlée d’étincelles, par-dessus les arbres blancs. En même temps, elle perçut le bruit régulier d’un marteau, suivi des gémissements de l’enclume. Elle avança dans cette direction et découvrit, à un endroit où le fourré s’éclaircissait, les constructions noires et basses d’une forge.

Elle s’arrêta.

Un homme vêtu de toile, sa puissante poitrine mise à nu, se tenait debout dans la neige qui lui montait jusqu’à la cheville. Apercevant l’amazone qui, frissonnante, ramenait sur elle son ample pelisse, il essuya du revers de sa manche son front ruisselant de sueur et releva les cheveux courts qui retombaient sur son visage brun, à l’expression farouche.

— Que forges-tu ? interrogea Narda d’un ton d’autorité.

— Une épée.

— Pour toi ?

— Pour moi. Qui sait à quoi cela peut servir ?

Il se remit à l’ouvrage. Les étincelles jaillirent, l’enclume résonna. Le craquement de la neige sous le pas de nombreux chevaux lui fit relever la tête. Il parcourut du regard le groupe des belles jeunes femmes qui le considéraient curieusement, puis, le fixa longuement sur Narda.

— Veux-tu aller à la guerre ? questionna-t-elle.

— Non.

Le marteau se remit en mouvement.

— Pourquoi ne sers-tu pas le czar ?

— J’aime la liberté et je hais le czar.

Les coups tombaient furieux sur la barre de fer.

Narda vint tout près.

— Comment te nommes-tu ?

— Iégor.

— Me hais-tu, moi aussi ?

— Je hais tous ceux qui ornent leurs vêtements de fourrures somptueuses, qui incrustent de l’or dans leurs murailles et attellent des hommes à la charrue, comme du bétail. Nous vivions libres, parmi des hommes libres, dans nos villages, nos huttes blanchies à la chaux. Nous labourions nos champs et paissions nos troupeaux. Tout nous était commun, la terre, la prairie, la forêt. Un seul travaillait pour tous, tous, pour un. Nous n’avions point de guerres et si l’un d’entre nous troublait, par violence, la paix de la commune, celle-ci le jugeait ; car la commune était comme un homme géant.

« Alors des hommes inconnus vinrent du Nord.

« Ils maniaient l’épée au lieu de la charrue. Ils apportèrent la guerre, la noblesse et la tyrannie. Devrais-je les aimer ?

L’impériale chasseresse fit peser sur lui le long regard inquisiteur de ses beaux yeux. Puis, secouant la tête :

— Non, dit-elle.

Iégor, surpris, leva les yeux.

La czarine, se penchant sur lui, posa sa petite main sur son épaule massive.

— Me hais-tu, moi aussi ?

— Non, pas toi.

— Veux-tu me servir ?

— Oui.

Encore deux coups du lourd marteau que Iégor déposa avec précaution sur l’enclume, et il tendit l’épée à la czarine.

Elle la prit, et la lui rendit.

— Je suis la souveraine de ce pays jusqu’au coucher du soleil. Le pouvoir est mien ; mienne, la puissance. Le czar Wladimir est mon esclave. Veux-tu me servir jusqu’au coucher du soleil ?

— Je le veux.

— Despoijna, dit la Grecque ; le soleil est au zénith. Tu veux rendre justice.

Un rire s’échappa du gosier de la czarine. Ses yeux s’éclairèrent d’une flamme sinistre.

— Oui, s’écria-t-elle. Je veux rendre justice.



III

Devant le château des czars, se trouvait un puissant et vieux tilleul. De ses branches épaisses, recouvertes de neige, il formait comme une tente au-dessus de la table de pierre et le trône du juge. De précieuses peaux de bêtes étaient étendues sur le sol en guise de tapis, et s’étalaient sur le trône.

Majestueuse sous l’hermine, un diadème étincelant dans les cheveux, Narda siégeait, enveloppée des chaudes fourrures, et son pied reposait sur elles.

À sa droite se tenait Olga, la Russe, avec vingt femmes de la garde portant des lances et vêtues de tuniques bleues, bordées de la fourrure argentée du chinchilla.

À sa gauche, Zoé, la Grecque, se tenait avec vingt autres femmes en tuniques rouges, bordées de zibeline, et portant des arcs et des carquois garnis de flèches. Derrière la justicière, Tigris, la négresse, était couchée sur une pierre moussue, vêtue de pourpre, un turban couleur de sang enroulé autour de la tête, un court et large coutelas pendait à sa ceinture.

Le czar était mêlé à la foule qui, tête nue, formait respectueusement un demi-cercle autour de la place sacrée. Des deux côtés, les boyards, somptueusement vêtus, les visages renfrognés, étaient ramassés en un groupe serré. La czarine les considérait d’un œil sombre.

Tout à coup Iégor parut, pieds nus, chevauchant un petit cheval à qui des cordes servaient de brides ; l’épée récemment forgée, pendait à son épaule.

— Dépose ton épée, commanda la justicière.

Iégor descendit de cheval, posa l’épée aux pieds de la czarine et se retira.

— Que quiconque se trouve lésé, commença Narda d’un ton solennel, se présente devant Dieu et devant nous, et porte sa plainte.

Un silence profond suivit ces paroles. Puis un vieillard se détacha du cercle des assistants et, s’avançant d’un air résolu, se prosterna le visage dans la neige, en élevant les mains vers Narda.

— J’accuse devant Dieu et devant toi, dit-il, Gedmyn, le puissant boyard.

Gedmyn s’avança, rejeta sur son épaule son manteau bordé de zibeline et toisa le paysan d’un regard railleur.

— C’est moi que tu accuses ?

— C’est toi que j’accuse, reprit le paysan en tremblant. Ne m’as-tu pas arraché mon fils, mon fils unique ? Ne l’as-tu pas traîné de force à ton service, à la guerre ?

Gedmyn éclata de rire.

— C’est la coutume de boyards.

— Sommes-nous de tes gens ? Nous sommes sujets du czar, cria le vieillard, mon fils est libre et tu l’as emmené comme un esclave.

— As-tu un droit sur son fils ? demanda la czarine.

— Non, fit Gedmyn d’un ton bourru.

La taille haute, sa belle tête levée, il était comme un jeune dieu au milieu de l’assemblée, et soutint, sans trouble, le regard de la czarine.

— Lève-toi, dit celle-ci au vieillard. Qui se plaint encore ?

Une femme demi-nue se pressa à travers la foule et embrassa les genoux de Narda.

— J’accuse Gedmyn devant Dieu et devant toi, cria-t-elle. Il m’a volé ma fille, il a profané ma pauvre et belle enfant…

— Assez ! fit Narda brusquement.

Ses lèvres et ses narines mobiles frémissaient.

Se tournant vers le boyard :

— As-tu un droit sur sa fille, Gedmyn ?

Le jeune homme répondit par un éclat de rire et, tournant sur ses talons, alla rejoindre ses amis.

Alors deux hommes s’avancèrent simultanément. L’un, vigoureux, portait la blouse de toile des paysans ; l’autre, habillé de drap fin, était un rusé marchand.

— Qui accusez-vous ?

— Gedmyn, le puissant boyard.

— Parle, toi, le premier, dit la czarine, en s’adressant au marchand. Que t’a-t-il fait ?

— Pas grand’chose, dit le plaignant d’un air sournois. Il a attaqué les voitures qui m’apportaient des marchandises du Levant et pris ce qui lui plaisait.

— Et toi ?

— Moi, je représente ici la commune de Iezapoul, répondit l’homme de la campagne. Nous sommes des hommes libres et n’obéissons qu’au czar. Or, Gedmyn vient chez nous avec des soldats, prélève des impôts et des peaux de martre, vole nos enfants, et, finalement, se construit un château.

— Assez ! fit la czarine en bondissant, et, se tournant vers sa garde, elle commanda sans sourciller :

— Emparez-vous de Gedmyn !

En un clin d’œil, Olga et sa suite avaient renversé le puissant boyard et l’étendaient, garrotté, aux pieds de leur maîtresse. Le peuple les acclamait.

— La plaisanterie va trop loin, dit une voix dans le groupe des boyards. Czar Wladimir, songe à ton devoir.

Le czar s’approcha de Narda.

— Songe à ta parole ! dit-elle d’un ton sévère.

Le czar hésita un moment, puis baissa la tête.

— Ils ramperont sous mon pied, lui glissa à l’oreille la femme adorée. Puis, à voix haute et tranchante :

— Écoutez ma sentence : ce Gedmyn, ce valet arrogant, je vous l’abandonne en dédommagement du tort qu’il vous a fait. Mais je vois quatre plaignants, quatre personnes lésées. Je serai juste. Écartelez-le et donnez à chacun sa part.

La foule eut un mouvement de recul.

— Que ce soit là la fin du jeu, cria Islow, le vaillant capitaine. Jetez-la à bas du trône. Qui donc se soumettrait à une esclave ?

Les boyards se précipitèrent sur Narda, les lances des femmes les repoussèrent.

— Que ce soit là la fin de votre règne, cria Narda. Qui donc se soumettrait à des esclaves ?

Les femmes, aidées du peuple, jetèrent à terre les révoltés et les chargèrent de chaînes.

La foule acclamait la czarine.

Wladimir fit un mouvement, un geste de Narda le retint. Triomphante et narquoise, elle s’avança au milieu des orgueilleux, réduits à l’impuissance.

— Préparez-vous à mourir, dit-elle.

Une expression de sévérité impitoyable contractait son beau visage.

— Repentez-vous de vos péchés et priez.

Devant cette attitude inexorable, l’orgueil des boyards se brisa. Ils tombèrent à genoux, pleurant et suppliant.

— Grâce, grâce, gémissaient-ils.

— Grâce ? Eh bien soit, fit la czarine. Voici la grâce que je vous fais…

Déjà les malheureux élevaient leurs mains en un geste d’adoration, lorsqu’elle acheva :

— Vous ne mourrez pas de la mort de Gedmyn, mais sous les flèches de mes femmes.

Pendant ce temps, Gedmyn avait été dépouillé de ses vêtements. Tigris, se dressant d’un bond, retroussa lentement ses manches.

Au milieu des champs, des piquets avaient été plantés en forme de parallélogramme.

Les femmes y traînèrent Gedmyn et l’attachèrent par les pieds et les mains, aux quatre piquets, en sorte qu’il semblait mis en croix sur le dos. Les lancières formèrent un cercle étroit autour de lui. Derrière elles, se tenaient les spectateurs, parmi eux la czarine, les bras croisés.

Quand la négresse, tirant son large coutelas, s’approcha de Gedmyn, il se mit à trembler.

— Tu trembles ? fit la czarine. Mais lui, d’un ton bourru :

— J’ai froid.

La négresse appuya un genou sur sa poitrine, regarda un instant sa victime et lui enfonça son couteau dans le cœur.

Le beau jeune homme ferma les yeux. Son sang perla lentement, tachant la neige. La foule, silencieuse, retenait son souffle.

Tout à coup, le supplicié commença à gémir. La négresse le déchiquetait avec une joie féroce. Encore un hoquet, un soupir et tout fut fini.

La czarine se détourna, livide ; mais elle se maîtrisa et fit signe à ses femmes.

Celles-ci, amenant leurs prisonniers, les attachèrent chacun à l’un des arbres de la place. Les femmes armées de flèches se placèrent, sous la conduite de Zoé, en face des condamnés.

— Ne visez pas trop juste, recommanda Narda.

— Sois tranquille, repartit Zoé. Les boyards sont un gibier rare. Nous ferons durer le plaisir.

Elle appuya son arc contre terre et posa une flèche sur la corde, qu’elle tendit. Puis, parcourant des yeux les rangs des prisonniers, elle arrêta son regard, avec une sinistre complaisance sur un adolescent d’une rare beauté.

— Tu me plais, lui dit-elle. Je te choisis pour cible. Comment te nommes-tu ?

Le boyard ne répondit pas.

— Je saurai te faire parler.

Elle visa un instant et décocha la flèche, qui se fixa dans le bras droit.

— Zoé ! cria le blessé dont le sang perla.

— Ah ! tu me connais à présent, dit la Grecque en écartant de la main les cheveux d’or qui voilaient son visage régulier. Et toi, comment te nommes-tu ?

— Romain.

— Eh bien, Romain, où veux-tu que je t’adresse ma seconde flèche ?

— Tu es belle comme Aphrodite, dit le jeune homme en la fixant de son doux regard bleu. Sois miséricordieuse, comme les dieux quand on les implore. Envoie-moi ta seconde flèche…

— Où cela ?

— Dans le cœur, Zoé.

Au même instant le cœur était percé. La jolie tête s’inclina sur l’épaule. La Grecque considérait le pâle cadavre avec mélancolie.

Un éclat de rire bruyant vint la heurter comme une dissonance.

La négresse venait de manquer pour la deuxième fois sa victime. Les archères l’entouraient en sautant et criant comme des enfants. Tigris découvrait ses longues dents blanches. Elle choisit une nouvelle flèche, la posa sur la corde et visa juste cette fois.

L’arme s’ancra profondément dans la jambe droite du boyard.

— Vite, la jambe gauche, Zoé ! cria la czarine.

Zoé obéit. Elle ne visa qu’un moment et la flèche se plaça à l’endroit indiqué. Narda fit un signe d’approbation.

Les flèches volèrent ainsi l’une après l’autre, allant droit à leur but. Chaque boyard perdait le sang par plusieurs blessures. Le peuple, rempli d’admiration et de respect, approuvait les coups par des murmures et, à la fin, manifesta son enthousiasme par des cris sauvages.

Étrange concert que ces cris se mêlant au sifflement des flèches, aux plaintes des mourants et aux frais éclats de rire des jeunes femmes.

Mais la czarine détourna la tête.

— Finissez-en, dit-elle, il fait froid.

Elle ramena en un frisson son impériale pelisse autour de ses épaules.

À présent, chaque flèche éteignait une existence. Seul, Islow, l’intrépide capitaine, percé de plus de vingt flèches, respirait encore.

— Achève-le, dit la czarine à Tigris.

La négresse ne fit qu’un bond ; son couteau brilla comme un éclair et la tête du soldat roula dans la poussière.

Lentement, l’exécutrice essuya la lame à ses cheveux crépus et la remit dans sa ceinture.

— Iégor, fit la czarine en élevant la voix, Iégor s’avança.

— Monte à cheval, rends-toi à la frontière où se trouve notre armée de magyars, et amène-la-moi.

— Moi, despoïna ?

— Oui, toi, et, tirant avec vivacité un papier de son sein, la czarine le lui tendit.

— Voici ce qui te donne le pouvoir.

Iégor s’agenouilla pour recevoir le parchemin.

— C’est aller trop loin, cria le czar. Tu as fait ce qu’aucun souverain n’eût osé, humilié la domination d’une noblesse arrogante. Nous t’en remercions. Mais ne touche pas aux droits de la couronne.

Iégor s’était levé en jetant sur le czar un regard hostile.

Sur un signe de Narda, il enfourcha son cheval et disparut.

— Tu veux qu’un mendiant commande notre armée ? objecta Wladimir ému.

— Est-ce à toi à en décider ? repartit Narda. Un rire étrange fit briller ses yeux.

— Et à qui donc ?

— N’oublie pas, dit-elle en s’appuyant nonchalamment sur son épaule, qu’aujourd’hui je règne sur tous ceux qui t’obéissaient hier. N’oublie pas que le czar lui-même, est un esclave qui ne respire que par la grâce de sa souveraine.



IV

Deux heures avant le coucher du soleil, toute la Cour était réunie dans la grande salle du château des czars. Les boyards des environs étaient venus, accompagnés de leurs femmes, en des traîneaux dorés.

De lourdes tentures pourpres couvraient les fenêtres, laissant filtrer la lumière du soleil qui teintait de sang les murs et le parquet. Les peintures des vieux maîtres byzantins se détachant sur un fond d’or mat, les hauts candélabres en or repoussé, les lampes d’or qui pendaient du plafond, la lumière diffuse des cierges donnaient à la salle un éclat solennel.

En face la porte d’entrée, se trouvait un balcon supporté par d’élégantes colonnes ioniques. Une porte y donnait accès de la chambre du czar que dissimulaient de grands rideaux. Aucun escalier n’y conduisait de la salle, le balcon planait hors de toute atteinte.

C’est par là qu’entra la czarine. Passant inaperçue et sans bruit, la tête entre les rideaux, elle embrassa d’un coup d’œil l’assemblée mouvante de ses invités, puis se retournant, appela ses femmes.

— Tous les boyards invités sont-ils ici ?

— Oui, despoïna, répondit Zoé.

— Ont-ils tous déposé leurs armes ?

— Tous, avant de pénétrer dans la salle.

— Bien, fit Narda. Que rapportent mes cavaliers ?

— Ils ont répandu ton or parmi le peuple, dit Olga.

— Et le peuple ?

— Bénit ton règne, souhaitant le voir durer toujours.

— Tous les ordres sont-ils exécutés ?

— Oui, despoïna.

— Tous mes ordres, Zoé, sont-ils exécutés ?

— Oui, despoïna.

— Es-tu prête, Tigris ?

La négresse acquiesça.

— Où est le czar ?

— Il attend tes ordres.

— Qu’il vienne.

Majestueusement, Narda repoussa les tentures des deux côtés et s’avança jusqu’à la balustrade, tandis que ses femmes se retiraient sans bruit.

Lorsqu’elle parut, vêtue d’hermine, le regard dominateur, les boyards l’acclamèrent à grands cris et se prosternèrent comme en prière.

Avec une légère inclinaison de la tête, elle prit place sur le trône.

Les hérauts annoncèrent le commencement du repas en indiquant à chacun la place qu’il devait occuper.

Les serviteurs, en longues théories, apportèrent les mets succulents et les hautes amphores pleines de vins précieux.

Les sons harmonieux d’un orchestre invisible semblaient descendre du haut du ciel, couvrant le tumulte joyeux. Le czar parut sur le balcon.

Narda, ivre d’orgueil satisfait, lui tendit son pied à baiser.

— Tu vas me servir, lui dit-elle. Montre-toi digne de ma faveur. Mais, malheur à toi si tu te trompes.

— Que désire ma souveraine ?

— Dresse la table.

Wladimir sortit et reparut portant un guéridon en ivoire qu’il posa devant sa maîtresse et recouvrit d’une nappe byzantine.

Il posa dessus un plat d’argent, puis alla chercher les mets qu’il présenta à genoux. Il versa de même le vin dans la coupe.

Tandis qu’en bas, la fête dégénérait en bacchanale, Narda pétillait de malice.

Elle pétrissait avec ses doigts des boulettes de pain et les lançait à Wladimir.

Quand il apportait le plateau, elle demandait du vin ; lorsqu’il remplissait la coupe, elle commandait des fruits, et riait si le czar, prévenant son caprice, exécutait ses ordres plus vite qu’elle ne les donnait.

— Baise ma main, dit-elle.

Le czar, un genou à terre, porta la petite main à ses lèvres.

Mais Narda le repoussa du pied.

— Va-t-en, tu m’ennuies.

Elle appuya son bras sur la balustrade et regarda.

À la table du festin, un vieux boyard à barbe blanche vida sa coupe en l’honneur de Narda, et en jeta la lie au plafond.

Des milliers de voix joyeuses répétèrent l’hommage.

Narda se retourna et, apercevant Wladimir :

— Tu es encore là ?

Wladimir s’inclina.

— Donne-moi à boire.

Elle lui tendit la coupe. Il l’emplit et voulut s’éloigner.

— Reste.

Et elle lui jeta un regard si étrange qu’il en eut le frisson.

— Tu as peur, lui dit-elle d’un ton enjoué.

— Non.

— Tu mens, tu trembles de tout ton corps.

— Tu as peur, répéta-t-elle, colère.

— Oui, j’ai peur de toi.

— À la bonne heure ! Ainsi tu me plais.

Et elle se remit à rire, en montrant ses dents, blanches. Puis elle secoua la tête, siffla tout bas devant elle et entr’ouvrit sa tunique.

— J’ai chaud. Prends garde à toi, esclave ! Je te ferai fouetter à ta première maladresse.

Le czar pâlit et se mordit les lèvres.

Narda, tournant le dos à l’orgie qui se déroulait à ses pieds, dégrafa la boucle qui retenait sa tunique et rejeta l’hermine. Froide et impassible comme une divinité de l’Olympe, elle découvrit à son amant confus les radieuses formes de sa beauté.

Et, comme elle le voyait trembler et une rougeur brûlante inonder son beau visage, avec une cruauté calculée, elle choisit ce moment pour lui commander d’un ton bref :

— Du vin !

Wladimir, perdu en contemplation, demeura immobile.

— Du vin, n’entends-tu pas ? Du vin !

Effaré, il saisit la cruche d’argent, et, tout troublé, fixant du regard la bien-aimée, versa le breuvage.

Elle, les yeux attachés à ceux de son amant, retira lentement la coupe. Le vin se répandit à la fois sur la nappe, la robe de soie et l’hermine blanche.

En un geste emporté, Narda se leva et jeta la coupe.

— Valet maladroit, cria-t-elle, tu ne mérites que le fouet.

Le czar s’agenouilla en riant et lui saisit la main.

— Tu joues la maîtresse en maître, dit-il, mais cela suffit.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Je ne puis plus attendre le coucher du soleil, continua-t-il tout bas. Une cruauté voluptueuse émane de tout ton être. Je me meurs de langueur après tes caresses.

Narda se pencha vers lui.

— Oh ! je sais être cruelle, dit-elle en un murmure… cruelle, infiniment.

Sa bouche se tendit avec passion vers celle de son amant. Il sentit son haleine brûlante, enlaça son bras autour de son corps et huma, les yeux fermés, son baiser humide et parfumé.

Mais, aussitôt, elle le repoussait.

— Esclave impudent ! cria-t-elle à voix haute.

Et, tapant du pied :

— Le fouet !

Zoé entra, un fouet à la main.

Narda le déroula d’un geste furieux.

— En voilà assez, dit Wladimir avec autorité.

Un rire dur lui répondit.

— Je suis ton maître.

— Tu es mon esclave.

— Le soleil est couché, répliqua Wladimir. Je suis ton maître.

— Tu es mon esclave, répéta Narda. Il me reste une heure, je saurai l’employer… et, pour commencer, vil esclave, tu vas sentir le fouet.

Retroussant la manche de sa pelisse, elle cingla le czar au travers du visage.

Furieux, le souverain se précipita sur sa maîtresse pour lui arracher le fouet.

Narda tapa du pied pour la seconde fois.

En un instant, toutes les issues de la salle du festin se trouvèrent fermées et Zoé, accompagnée de sa garde, parut sur le balcon.

— Trahison ! cria le czar.

— Tu es entre mes mains, lui dit Narda avec une calme et terrible majesté.

Six femmes s’étaient jetées sur Wladimir et lui avaient lié les mains sur le dos.

— Qui m’aime me suive ! clama Narda d’une voix puissante.

Les boyards se précipitèrent au secours de leur czar.

Vingt flèches volèrent, chacune faisant une victime.

Les fidèles reculèrent.

Cent voix s’élevèrent en même temps :

— Grâce, despoïna ! Que veux-tu de nous ?

— La soumission.

En un clin d’œil, tous les boyards étaient à terre.

— Eh bien, Wladimir, qu’en dis-tu ?

Wladimir se jeta aux pieds de la rebelle.

— Règne, dit-il, je serai ton esclave.

Elle avait croisé les bras et le considérait avec un plaisir cruel.

— Non, dit-elle en riant, ce serait dangereux. Tu vois qu’il est trop facile à un esclave de devenir le maître. Il faut que ta tête tombe, si je dois régner, et je veux régner.

— Narda, cria le czar épouvanté.

— Eh bien, ne suis-je pas cruelle ? Je te prends au mot et fais ce qui me plaît. Grise-toi de mes cruautés et de la volupté de mourir sous ma main. Car je te ferai mourir.

— Grâce !

— Je veux bien t’accorder une grâce et constater jusqu’où va ton amour. Baise mon pied une dernière fois.

Elle lui tendit son pied, sous sa robe de soie éclatante. Wladimir y pressa ses lèvres sèches et fiévreuses.

— Et maintenant, prépare-toi à mourir.

— Narda, cria le prince, cela ne peut être ton sérieux.

— C’est mon plus grand sérieux.

— Grâce, grâce, supplia le monarque tremblant.

Mais elle secoua la tête, posa le poing sur sa hanche et fit signe à la négresse.

Tigris saisit de la main gauche les beaux cheveux bouclés du czar et, d’un seul coup, lui trancha la tête. Le sang jaillit sur l’hermine. La négresse ramassa la tête pâle, aux yeux mi-clos, et la montra à la foule.

Narda, sous son hermine tachée de sang, s’avança sur le balcon et cria vers l’assemblée, en étendant son bras d’un geste dominateur :

— Mort à quiconque ne se courbe point. Je suis la souveraine de Galicie.

Le soleil se couchait, plongeant les nuages et la ville des czars en un bain de sang.

Narda régna à Halycz. Le peuple russe la surnomma « la czarine noire ».




LE MYRTHE DES AMANTS
(1460)

LE MYRTHE DES AMANTS

(1460)

C’était un mercredi-saint florentin, joyeux comme un premier mai allemand. Je foulais cette ravissante prairie, près Florence, nommée Strozzini, emporté par le flot multicolore et bruyant des promeneurs, aux côtés d’une belle jeune femme qui, en vraie Italienne, incommodée par la chaleur, s’était, sans se gêner, déchargée de sa lourde pelisse sur mon bras, et baignait ses formes, deux fois graciles sous la robe de velours de soie qui les moulait, dans la blonde lumière du soleil.

Ses yeux étincelaient de malice et d’esprit et elle me décochait des mots mélodieux, comme autant de flèches d’amour. Soudain, interrompant sa marche, elle s’arrêta devant un buisson de myrthe, en détacha un rameau qu’elle brisa en deux, et me les tendit avec un sourire d’une indéfinissable espièglerie.

— Voulons-nous jouer au jeu del Verde ?

— Excusez-moi, je ne le connais pas.

— Eh bien, alors, il me faut vous conter la jolie aventure qui lui donna naissance.

C’était au temps de la Florence des Médicis. À cette époque, les Hébreux étaient relégués au Ghetto, dont les portes demeuraient closes depuis le coucher jusqu’au lever du soleil. Durant les heures de la nuit, aucun juif n’avait permission de quitter cet asile. Ceux qui avaient affaire aux chrétiens, se hâtaient de finir avant la tombée du crépuscule pour revenir auprès de leur famille, dans leurs maisons solidement fermées. Leurs femmes et leurs filles n’en sortaient que rarement, le jour du sabbat, pour se promener aux Cascines. Durant les seuls jours gras, les derniers du carnaval, les portes du Ghetto demeuraient ouvertes la nuit.

Un soir, le jeune Lorenzo, issu de la souche patricienne des Altoviti, traversait le Ghetto avant la fermeture. C’était l’heure où les belles filles d’Israël se tenaient aux fenêtres grillées, épiant le retour des frères, des pères et des époux. Lorenzo était un bel adolescent, ayant à peine atteint ses vingt ans. Son visage fier et doux s’encadrait d’opulentes boucles blondes et un léger duvet couleur d’or ornait ses lèvres et son menton. Le costume un peu étroit, souple et collant de l’époque, l’habillait avec grâce et comme il cheminait, l’épée au côté, faisant résonner ses éperons énormes sur le pavé, plus d’un œil noir de jeune fille se fixait sur le passant.

Soudain, comme tombée du ciel, une éclatante rose pourpre glissa à ses pieds. Il la releva et chercha d’où lui venait ce don, mais en vain. Tout paraissait comme mort autour de lui. Il reprit sa route, mais la gracieuse aventure hanta son esprit. Aussi, le jour suivant, revint-il à la même heure, et, comme il passait, la même fleur, gage d’amour et de bonheur, lui fut lancée. Cette fois, l’œil au guet, il vit la fenêtre et, attrapant la fleur au vol, devina derrière les barreaux une claire silhouette de femme, qui s’esquiva. La rue allait en se rétrécissant à cet endroit. Lorenzo recula d’un pas, et dissimulé dans l’ombre, attendit.

Au bout de quelques minutes, une merveilleuse tête de jeune fille parut, évoquant l’image de la Sulamite, avec son opulente chevelure nocturne entrelacée de perles. Elle se pencha, cherchant au loin, de ses grands yeux de velours sombre, la forme de celui qui se trouvait si proche.

Doucement, le jeune homme sortit de sa cachette et, ôtant son béret, salua la belle.

Elle s’effraya grandement en le voyant surgir, si près que leurs mains pouvaient se toucher. Son premier mouvement fut de fuir ; mais elle demeura.

— Excusez mon audace, gentille demoiselle, commença Lorenzo, je ne pouvais partir sans vous avoir remerciée.

— C’est à vous, repartit la jeune fille, à excuser une Juive qui ose importuner un chrétien, et de plus un noble à ce qu’il me paraît.

— Ne parlez pas ainsi, reprit l’adolescent, profondément ému par le son de cette voix. Il me faudrait croire que vous voulez vous moquer et j’aimerais à penser…

— Quoi donc, noble Seigneur ?

— Que je vous inspire confiance, et quelque chose de plus.

— Mon père va rentrer, fit la Juive en baissant la voix. Mais, s’il est vrai que vous ne me méprisiez point, venez demain au bord de l’Arno, où je passerai avec les femmes de ma tribu, et faites-moi un signe. Pour aujourd’hui, adieu !

Elle lui tendit la main à travers les barreaux. Avant qu’elle n’eût pu l’en empêcher, il la porta à ses lèvres.

Le jour suivant, les femmes et filles des Hébreux, vêtues d’étoffes précieuses, se promenaient, selon leur coutume, sur la rive droite de l’Arno, entre le pont-vieux et celui de la Trinité. Les patriciennes évitaient alors ces parages ; mais la jeunesse masculine accourait en nombre pour admirer les beautés de l’Orient et, si possible, nouer quelque intrigue amoureuse. La présence du jeune Altoviti parmi les curieux, ne pouvait donc surprendre.

Il eut de la peine à reconnaître la donatrice de la rose, entourée de tout le luxe de l’Asie. Ce n’était plus le doux et ingénu visage de vierge, qui lui souriait, modeste, derrière la grille de la fenêtre. Une superbe femme, aux formes opulentes, s’avançait avec la démarche d’une souveraine, sous ses vêtements brodés d’or et son caftan de damas orné des plus nobles fourrures, un diadème de rubis et de diamants couronnant sa sombre chevelure.

Il n’osa pas la saluer, mais leurs yeux se remplirent de toute l’éloquence interdite à leurs lèvres. En passant, il la frôla et lui glissa un billet dans la main. La belle enfant le remercia d’un sourire, et le jeune homme sentit s’arrêter un moment les battements tumultueux de son cœur.

Rentrée au Ghetto, la Juive se hâta de déchiffrer le billet, à la lueur rougeâtre de la lampe sainte.

Le message était ainsi conçu :

« Je t’aime, belle Juive. Si tes intentions sont aussi loyales que les miennes, j’irai te demander pour femme à ton père. Au cas où tu approuves mon projet, trouves-toi demain, après la grand’messe, dans la cathédrale.

« Lorenzo Altoviti. »

La jeune fille lut et relut le billet, puis le glissa sous sa pelisse et sous les rangs de perles que soulevait son sein virginal.

Le lendemain, après la messe, Lorenzo épiait, masqué par un pilier, l’arrivée de son idole. Les fidèles avaient évacué l’église, quand elle parut, vêtue de couleur sombre, et voilée. Elle alla droit à un confessionnal dissimulé dans l’ombre, et s’assit à l’intérieur. Lorenzo comprit et alla s’agenouiller devant la grille, comme pour une confession.

Ce fut elle qui parla la première. Elle s’appelait Rachel, était originaire de Livourne et n’habitait Florence que depuis peu, avec son père, un riche banquier. Puis, elle lui avoua l’impression profonde qu’il lui avait faite et qu’elle l’aimait de toute l’ardeur d’un cœur innocent, prête à devenir chrétienne, pour lui appartenir devant Dieu et les hommes.

À son tour, il laissa tomber tout bas, à travers la petite grille, les douces paroles d’un amour sincère et les serments sacrés de fidélité éternelle, jusqu’à ce qu’elle se levât pour partir.

Alors, quittant le confessionnal, il l’entoura de ses bras, la conduisit à l’autel le plus proche où ils s’agenouillèrent, et passa au doigt de l’aimée un anneau représentant deux mains fermées, symbole d’union indestructible, à la vie, à la mort.

En se relevant, Rachel, avec un élan de passionnée tendresse, jeta ses bras autour du cou du jeune homme, et leurs lèvres s’unirent en un interminable baiser.

— Que Dieu te protège, Rachel, dit le jeune homme.

— Et toi, Lorenzo, répliqua la jeune fille, qui disparut.

Le père de Rachel était assis dans une petite chambre au plafond voûté, occupé à poser des pièces d’or sur une minuscule balance, afin de vérifier si l’un ou l’autre de ses coreligionnaires, dans un excès de zèle, ne les avait pas circoncises. Quand Lorenzo parut, le vieux Juif supposa que le jeune homme était en quête d’argent, et se leva, empressé, pour lui offrir un siège.

— En quoi puis-je vous servir, Excellence ? demanda-t-il d’un ton doucereux et nasillard.

— Je veux vous parler franc et sans détour, commença Lorenzo, et je vous prie de me répondre de même.

— Selon mon pouvoir, gémit le banquier, mais les temps sont durs et l’argent se fait rare.

— Je ne veux pas de votre argent, répliqua Lorenzo avec vivacité. J’aime votre fille Rachel, et je viens vous prier de me la donner pour femme.

— Seigneur ! ma fille ! s’écria le vieillard. Dieu vous a-t-il privé de votre raison ? Ne savez-vous pas qu’aucune Juive ne peut devenir la femme d’un chrétien, et moins encore d’un patricien ?

— Une Juive non, en effet, repartit Lorenzo, très calme ; mais Rachel m’aime et est disposée à recevoir le saint baptême.

— Le baptême ! ma fille ! ma Rachel ! se lamenta le Juif. Maudite soit l’heure où elle est née ! Vous avez ensorcelé ma fille, seigneur, vous avez séduit son esprit à l’aide de la magie. Ô ma Rachel !

— Tranquillisez-vous, fit Lorenzo, d’un ton conciliant. L’union de votre fille avec l’héritier d’une ancienne famille de Florence peut avoir des suites inappréciables pour le bonheur de votre peuple.

— Et les fiers Altoviti recevront une Juive dans leur maison, fût-elle dotée comme une princesse ?

— Je ne leur en ai pas encore parlé ; mais j’espère.

— Vous espérez ! reprit le Juif, soudain rasséréné. Eh bien, noble Seigneur, écoutez ce que j’ai à vous dire.

Il fit une pause, pendant laquelle il considéra la manche de son caftan de soie et souffla sur les poils de la précieuse fourrure qui l’ornait.

— Allez parler à vos parents, et, s’ils vous donnent leur bénédiction, je vous donnerai la mienne.

Lorenzo voulut remercier, mais le vieillard l’arrêta :

— Ne me remerciez pas, dit-il avec un fin sourire. Parlez d’abord à vos parents.

Le jeune homme prit en hâte le chemin du palais Altoviti, enjamba les marches du haut escalier de pierre et se jeta aux pieds de ses parents, occupés à jouer aux échecs. Avec des paroles enflammées, il leur confessa son amour et son espoir.

Son père l’écouta stupéfait, tandis que sa mère se tordait les mains et sanglotait sur l’égarement de son fils.

— Jamais une Juive, eût-elle reçu le saint baptême, ne passera le seuil de ma maison, dit enfin le vieux Altoviti, sans mouvoir un muscle de son visage. C’est là ma volonté inébranlable, Lorenzo. Pas un mot de plus sur cette affaire.

Lorenzo, qui connaissait le caractère de fer du patricien, s’en retourna, désespéré, vers le Juif.

— Ne vous avais-je pas dit de ne pas me remercier ? commença le banquier. Je le savais. Jamais les Altoviti ne consentiront. Mais, dites-leur bien ceci : s’ils estiment leurs armoiries trop bonnes pour une fille d’Israël, moi, je trouve mon argent trop bon pour un chrétien. Allez et ne poursuivez plus mon enfant.

Rachel connut de tristes jours. Son père la tenait sous une étroite surveillance. Elle ne voyait Lorenzo qu’à la promenade ou lorsqu’il passait sous la fenêtre grillée et que, par hasard, elle s’y trouvait.

Vinrent les fêtes du carnaval. Les palais des patriciens s’éclairèrent de milliers de lumières, et, dans les rues, le peuple se livra à tous les plaisirs. Lorenzo profita de la liberté de ces jours de folie et de bruit, pour passer à maintes reprises, avec ses amis masqués, par le Ghetto. Mais en vain ils firent leurs lazzis devant la demeure de Rachel. Son père, chaque fois, l’appelait auprès de lui, dans la chambre du fond, où elle pleurait en silence. Mais un hasard heureux força le banquier à se rendre à Livourne pour recouvrer une créance. Confiant sa fille à la surveillance d’une vieille et fidèle servante, il partit.

Rachel parvint bien vite à attendrir la vieille par ses prières et ses larmes, et lorsque, le lundi gras, Lorenzo s’approcha masqué, de la fenêtre, elle lui fit signe d’entrer. Mais il ne leur était accordé que quelques moments d’entretien.

— Demain, dit Rachel, est le dernier jour du carnaval, la dernière nuit où les portes du Ghetto demeurent ouvertes. Je veux, Lorenzo, voir avec toi le veglione. Sous quel déguisement paraîtras-tu ? Dis-le-moi pour que je puisse te reconnaître ?

— Je serai en Sarrasin, et toi ?

— Moi ? demanda Rachel, et en un ravissant accès de coquetterie, elle laissa tomber à terre sa lourde chevelure, qui l’enveloppa tout entière d’un manteau protecteur.

— Ainsi, mon bien-aimé, ne suis-je pas suffisamment méconnaissable ?

Lorenzo entoura la délicieuse créature de ses bras, couvrant ses mains et son visage de fougueux baisers.

— Et cela s’appelle ?

— Une bohémienne. D’ailleurs, tu me reconnaîtras à ta bague.

— Donc, à demain.

— À demain, après le coucher du soleil.

Le veglione est une redoute masquée, qui se donne encore de nos jours dans la plupart des villes italiennes, la veille du carême. Bianca Capello qui, de courtisane ayant pratiqué le meurtre et le vol, devint l’épouse légitime de François II de Médicis et fille de la République, l’introduisit à Florence. Comme l’aube du mercredi des cendres inaugurait la longue et, à cette époque, vraiment triste période du carême, la folle joie de cette nuit de plaisir atteignait au paroxysme. Tout le monde sans exception, semblait avoir perdu la raison : vieux et jeunes, pauvres et riches se livraient aux plus incroyables extravagances.

C’est au milieu de ce désordre bachique que se retrouvèrent nos deux amoureux. Il ne manquait, dans la foule, ni bohémiens, ni sarrasins, mais aucun n’avait la haute et élégante silhouette de Lorenzo, aucune, la chevelure d’ébène entrelacée de perles et tombant jusqu’à terre, de Rachel.

— Donne le signe convenu, dit Lorenzo en lui prenant la main.

Elle montra sa bague.

— C’est bien toi, murmura Lorenzo.

— Et toi, répliqua Rachel. Et maintenant allons danser. Je languis du désir de reposer dans tes bras et de glisser au son de la musique, comme les bacchantes vêtues de peaux de panthères et coiffées de feuilles de vignes, dansent sur les vases étrusques de mon père.

— Oui, viens, dit-il, nous allons danser.

Elle reposa, éperdue d’amour et de plaisir, contre son épaule, les yeux mi-clos, vraie fille de l’insouciant midi.

Ils ne s’arrêtaient que pour reprendre haleine et s’embrasser à la dérobée, ou pour prendre quelque léger rafraîchissement ; après quoi ils se remettaient à danser de plus belle, en un vertige passionné, jusqu’à ce que les longues pattes de la juive se dénouèrent et qu’elle sembla une ménade prise de saint délire, sous le désordre de ses cheveux nocturnes éparpillés au vent.

La cloche de la Seigneurie sonna minuit.

Au dernier coup, le carnaval prenait fin et tout le monde devait se démasquer. Aussi nos deux amoureux s’empressèrent-ils de quitter la salle de danse dès le premier coup, se hâtant à travers la foule, vers l’air libre.

Dans la Via Calzaioli, ils se heurtèrent à une bande de masques. Leur chef saisit la Juive par les cheveux, en s’écriant :

— Cela, c’est Rachel, je parie ma tête. Aucune autre, dans la ville, ne possède ce sombre manteau pour voiler ses charmes divins.

— Laissez-nous passer, fit Lorenzo avec autorité.

— Le fiancé de la noire colombe ! cria un autre masque en riant. Si nous lui disputions son noir butin ?

— Tu as raison, fit le chef. Ôte-toi de là, Hébreux, la fille est à moi.

— La rue est libre, faites-nous place, commanda Lorenzo en s’emportant.

— Cela n’est pas un Juif, murmurèrent quelques, voix, laissons-le passer.

— Nous allons bien voir, cria le chef. Il est passé, minuit : À bas les masques !

Ses compagnons et lui enlevèrent leurs masques et Lorenzo reconnut Stephano, neveu du duc.

— À bas les masques ! répéta la bande joyeuse. Et déjà l’un des jeunes gens avait arraché le loup du visage de Rachel.

Alors Lorenzo, aussi, se démasqua et, simultanément, tira son épée. Ses adversaires imitèrent son exemple. Un combat furieux s’ensuivit. Mais le vaillant Altoviti savait se défendre, et blessa, l’un après l’autre, tous ses agresseurs. Un mouvement malheureux étendit Stéphano à ses pieds. Tandis que les amis du mort s’empressaient autour de son cadavre, Lorenzo, entraînant Rachel, réussit à se réfugier dans l’église San Michele.

— Je suis perdu, furent les premières paroles du Jeune patricien. J’ai tué un proche parent des Médicis. Il me faut fuir ou attendre, ici, la hache du bourreau.

— Le bonheur ne nous est pas destiné ici-bas, dit Rachel en s’enlaçant à lui avec une indéfinissable tendresse. Mourons ensemble. Dieu nous sera plus propice que les hommes.

— Est-ce là ton sérieux, Rachel ? demanda Lorenzo entraîné.

Elle hocha la tête en signe d’assentiment.

— Alors, c’est un bon ange qui nous a conduits. Je connais le prêtre de ce lieu. Il nous bénira, puis nous mourrons.

— Comme tu voudras, murmura la jeune fille.

Lorenzo alla quérir le prêtre. Celui-ci alluma les cierges de l’autel et donna le saint baptême à Rachel. Puis, unissant leurs mains, il les bénit. Comme ils ne possédaient qu’une bague, Lorenzo la passa au doigt de Rachel, et celle-ci, prenant une boucle de ses cheveux, en forma un anneau qu’elle remit à Lorenzo, avec ces mots :

— Maintenant, tu es mon époux.

— Et toi, mon épouse, répondit-il.

Protégés par la nuit, ils s’échappèrent de la ville. Sur la petite prairie qui porte le nom de Strozzini, il y avait alors un grand myrthe dont les branches frémissaient, nuptiales, au vent de la nuit. Là ils s’arrêtèrent, et Lorenzo attira sa femme sur son cœur, pour la première et la dernière fois.

— Rachel, fit Lorenzo, voici l’aube qui blanchit.

— Oui, il est temps de mourir, répondit-elle.

— L’orient s’éclaire, l’air est vif, je frissonne, murmura le jeune homme.

— Ceci suffira pour deux, dit-elle en dénouant ses tresses et l’enveloppant de ses cheveux. Ainsi, tu n’auras plus froid.

— Non, ma bien-aimée.

Le ciel s’illuminait. De-ci, de-là, un oiseau se secouait dans les branches ; un son de cloches se fit entendre, venant de la ville.

— Voici l’heure, dit Lorenzo. Est-ce à moi de te tuer ? ou veux-tu être généreuse et me faire mourir de ta douce main ?

— Et comment ? demanda-t-elle naïvement, comme s’il s’agissait d’un jeu.

— Prends ce poignard et enfonce-le-moi dans le cœur.

Elle prit l’arme et la fit étinceler à la lumière pâle du matin. Puis, passant les bras autour de l’aimé, elle baisa sa bouche, en posant le poignard sur son cœur.

Soudain, elle se redressa et jeta l’arme loin d’elle.

— Je ne puis pas, mon époux bien-aimé, je ne puis voir couler ton sang.

— Rachel, sois miséricordieuse, supplia Lorenzo en embrassant ses genoux.

— Je ne puis pas, sanglotait la jeune femme.

— Ne sois pas cruelle, tue-moi, implorait-il.

— Eh bien, soit. Tu mourras de ma main ; mais comme je le veux.

— Comme tu voudras.

Alors, saisissant les flots noirs de ses cheveux, elle les enroula en un lacet autour de son cou, et serra.

Puis elle se pencha vers lui, et, sans une larme, sans une plainte, posa la main sur son cœur qui ne battait plus. Il était mort.

Une fois encore, Rachel baisa les lèvres sans vie.

Puis, dénouant ses cheveux, elle les jeta autour de la plus forte branche de l’arbre hospitalier, et les passant à son cou, mourut à son tour.

La branche, plus pitoyable que les hommes, tombant à terre avec son funèbre fardeau, déposa la jeune femme sur le cœur de son époux, qu’elle couvrit du flot de ses cheveux, fidèle jusque dans la mort.

Le lendemain, mercredi des cendres, les Florentins, en se rendant à leur promenade favorite, trouvèrent les deux amoureux.

Bientôt les parents désespérés de Lorenzo et le malheureux père de Rachel se rencontrèrent, pétrifiés d’épouvante, devant les cadavres de leurs enfants. Le corps du jeune patricien fut transporté chez les frères de la miséricorde. Rachel fut enterrée au pied du myrthe où elle avait trouvé la mort.

La prairie reçut le nom de Strozzati, nom qui veut dire les « Étranglés », et qui, avec le temps, se transforma.

Les promeneurs se partagèrent la branche cassée du myrthe, en souvenir des fidèles amants. Hommes et femmes, époux et fiancés, s’offrirent réciproquement un rameau de l’arbre toujours vert, et chacun dut le porter sur soi jusqu’au dimanche des rameaux, jour où ils l’échangèrent contre un brin d’olivier, symbole de paix et de pardon.

— Et maintenant que vous connaissez l’histoire, dit la jeune femme en me regardant, je veux vous expliquer le jeu, cousin germain de votre Philippine. On partage en deux un rameau de myrthe, comme je viens de le faire, et on en offre la moitié à une personne de l’autre sexe.

Les deux partenaires se trouvent alors dans l’obligation de toujours la porter sur eux et de la produire à première réquisition. Qui manque à ce devoir, a perdu. Voulez-vous jouer avec moi ?

La charmante femme me tendait le brin de myrthe.

— Et quel sera l’enjeu ? demandais-je. Avec les femmes, comme avec le diable, il faut toujours être précis.

— Pour vous punir, ce sera une discrétion, fit-elle avec une moue. Le perdant satisfera aux vœux du gagnant, sans restriction.

— J’accepte. Et si vous perdez ?

— Je ne perdrai point.

Bien entendu, je fus assez galant pour me laisser surprendre. Nous étions dans son boudoir lorsqu’elle en fit la joyeuse découverte. La charmante femme éclata de rire comme une enfant, en me voyant livré en son pouvoir.

— Et maintenant, s’écria-t-elle, je puis faire de vous ce qui me plaira. N’avez-vous pas un peu peur ?

« Que diriez-vous, si je vous traitais comme votre héroïne, la Vénus en fourrure, traite le pauvre Sévérin : si je faisais de vous mon esclave ?

Avec une souplesse toute féline, elle s’était glissée dans sa pelisse et avait saisi une cravache posée sur la table.

— Si j’usais un peu de la même cruauté ? Si je vous cravachais ?

— Mais non, fit-elle, se ravisant, je serai clémente : je vous condamne à écrire pour vos compatriotes, la touchante histoire du myrthe des amants.

Je viens de payer mon enjeu et j’espère que mes lectrices n’estimeront pas que mon amie eût été moins cruelle en choisissant la cravache…




MARGUERITE LAMBRUN
(1589)

MARGUERITE LAMBRUN

(1589)

C’était pendant l’hiver de 1589. La reine Elisabeth d’Angleterre se trouvait au zénith de sa gloire et de sa puissance. Deux ans à peine s’étaient écoulés, depuis qu’elle avait envoyé sa cousine Marie Stuart à l’échafaud. La reine et la femme en elle étaient libérées de leur plus grand souci, et plus rien ne venait la troubler dans son illusion d’être la plus belle femme d’Europe.

La quinquagénaire se coiffait et s’habillait encore avec la plus grande recherche et toute son allure révélait une coquetterie, qu’elle savait allier à une majesté native. Sans rien trahir des basses faiblesses des czarines du siècle suivant, elle aimait à s’entourer de beaux hommes et d’adolescents, traitant ces derniers avec une familiarité maternelle, qui atténuait le caractère compromettant de la faveur dont ils étaient l’objet.

Depuis peu, un jeune homme d’une rare beauté de corps et de visage, s’était présenté à la cour de Westminster, avec le désir d’être admis au service de la virginale souveraine. Il avait nom Antoine Sparte. Un hasard lui donna l’occasion de se jeter aux pieds d’Elisabeth qui, possédant quoiqu’à un degré moindre, la nature despotique de son père, n’hésita pas, à en faire son page, malgré l’obscurité de son origine, attirant sur lui la haine et la rancune des fils de familles nobles, remplissant le même office.

Mais Antoine parut s’occuper fort peu de la jalousie de ses camarades. Il se tenait ostensiblement à l’écart, ne leur adressant la parole que lorsqu’ils l’y forçaient par leurs questions, et alors même le plus brièvement possible. Les pages se montraient surtout vexés par le fait d’avoir demandé la faveur de faire chambre à part, et de l’avoir obtenue.

— Il se croit d’une espèce supérieure à nous, disaient les jeunes sires. Mais il nous le payera.

Lorsque, le dimanche, Elisabeth se rendait à l’église avec tout le personnel de sa cour, les dames d’honneur et les pages se réunissaient dans la grande salle donnant directement accès aux appartements de la reine, comme cela se passe encore de nos jours. Sparte, chargé de porter le livre de prières de la reine et de le lui remettre quand elle serait à genoux, se tenait, vêtu de velours noir, dans l’embrasure d’une fenêtre, tandis que ses camarades s’amusaient à ses dépens.

— Voyez le favori ! chuchotaient-ils.

— Comme il baisse la tête ! remarqua le petit Seward.

— Je parie qu’il est amoureux, dit le grand Southampton.

— Comment cela ? s’exclamèrent plusieurs voix à la fois.

— Ce qui est certain, c’est qu’il cache un portrait de femme sur son cœur.

— En es-tu sûr ?

— L’as-tu vu ?

— L’autre jour, raconta Seward au groupe curieux et attentif, j’ai vu Sparte, qui ne se savait pas observé, tirer un médaillon de son pourpoint, le regarder longuement et, enfin, le baiser à plusieurs reprises.

— Et c’était le portrait d’une dame ? précisa le jeune Nothingham.

— Comment puis-je le savoir ? mais je le suppose. Sparte ne va pas embrasser le portrait d’un homme, j’imagine.

— Je donnerais cent pounds pour voir cette image, s’écria Southampton.

— Cent pounds, comme tu y vas ! railla Seward, tu n’en as pas un dans ta bourse.

Les pages se mirent à rire.

— Mais qu’est-ce qui nous empêche de surprendre son secret ? intervint le turbulent petit March.

— Tu as raison, opina Nothingham. Il faut qu’il nous montre sa belle.

— Et s’il ne le fait pas de bon cœur, reprit Southampton, nous emploierons la force. En avant les amis !

Et toute la troupe se précipita sur Sparte, tous criant à la fois :

— Cachotier ! hypocrite ! jésuite ! montre-nous l’image, nous voulons voir l’image !

— Êtes-vous fous ? leur répondit Sparte avec calme et en posant la main à son poignard. Quelle image ?

— L’image de la dame que tu portes sur ton cœur.

— Ne nie pas. Montre-nous le médaillon.

— J’ai vu comme tu l’embrassais.

— Le médaillon ! nous voulons le voir, crièrent les jeunes voix en chœur.

— Tenez-vous à distance, leur cria Sparte d’un air de défi, tandis que son beau et doux visage s’enflammait de colère. Arrière ! ou je tue le premier qui ose me toucher.

Insoucieux de la menace, les pages se jetèrent sur lui, le désarmèrent et, en un clin d’œil, Seward avait tiré le médaillon de sa cachette.

— Faisons-lui passer le démon de l’orgueil ! cria Nothingham.

Les gamins s’étaient emparés du camarade détesté, lorsqu’un jeune noble, Thomas Trafford, vint disperser la bande et libérer le captif.

— Que voulez-vous de cet enfant ? interrogea-t-il, indigné.

— Nous voulons le punir, crièrent les gamins.

— Punir de quoi ?

— De son arrogance,

— De sa duplicité.

— De son orgueil, crièrent plusieurs voix.

— Arrière ! commanda Trafford.

Et, comme le groupe ne se pressait pas d’obéir, il tira son épée et les en frappa avec le plat de la lame. Ils reculèrent.

— Où est le médaillon que vous m’avez dérobé ? balbutia Sparte, les lèvres tremblantes.

— Rendez-le, commanda Trafford.

— Regardons-le d’abord, conseilla Seward.

— Qui est la dame ? crièrent les curieux.

— Ce n’est pas une dame, fit Seward déçu, en passant l’objet à Southampton.

Les pages se pressèrent autour de celui-ci.

— Donne-le moi, commanda Trafford pour la deuxième fois, en saisissant le gamin si vigoureusement, qu’un morceau de la guipure de son col lui resta dans la main.

Du même geste, il s’emparait du portrait, qu’il rendit à Sparte, non sans y avoir jeté un involontaire coup d’œil.

Sparte le lui prit presque violemment des mains, et le replaça dans son pourpoint.

— Que signifie ce bruit et que se passe-t-il ?

Ces paroles, prononcées d’une voix claire au timbre bien connu, provoquèrent un silence soudain. La reine en personne se trouvait au milieu des pages, mortellement effrayés.

Elisabeth n’avait jamais été belle. En revanche, elle avait gardé son charme jusque dans l’âge mûr. Son visage affiné et transparent, possédait encore ce teint fameux, éclatant de blancheur, dont elle était si fière, et sur lequel se détachaient avec éclat ses lèvres rouges, ses yeux vifs et sa chevelure d’or roux. La majesté de sa taille, élancée et souple, était rehaussée par une longue traîne bordée d’or et une tunique de velours cramoisi, bordée d’hermine.

— Que se passe-t-il ? répéta-t-elle, et sa voix prit un accent tranchant. Sparte s’inclina profondément.

— Ces nobles seigneurs, dit-il en lançant un regard railleur à ses persécuteurs, me prennent à parti, bien que je ne leur aie fait aucun tort. Ils n’ont d’autre reproche à me faire que de ne pas vouloir me mêler à leurs grossières plaisanteries. Tout à l’heure ils m’ont attaqué par surprise, comme des brigands.

— Nous ne sommes pas des brigands, protestèrent plusieurs voix.

— Ce sont des brigands, reprit Sparte en s’adressant à la reine. Ils se sont emparés de force d’un objet m’appartenant.

— Est-ce ainsi que les choses se sont passées ? interrogea la souveraine d’un ton sévère.

— Sparte cache un médaillon sous son pourpoint, répondit Seward en s’avançant. Nous pensions que c’était le portrait d’une dame. Alors, nous avons voulu savoir, car je l’ai vu l’embrasser.

— Petits malappris ! Et ce portrait ?

— Est celui d’un homme, répondit le page.

— Veux-tu me le montrer ? dit la reine en se tournant vers Sparte.

Celui-ci, tira en rougissant, le médaillon de sa cachette et le tendit à Elisabeth.

— Le portrait d’un homme, fit-elle, et remarquablement beau. Qui est-ce ?

— Pardonnez, majesté, répondit Sparte avec un tremblement dans la voix, c’est un secret qui ne m’appartient pas, un mystère sacré dont je n’ai pas le droit de soulever le voile.

— Étrange, murmura Elisabeth. Mais nous ne voulons pas violer ta conscience.

Elle rendit le médaillon et, se tournant vers la bande :

— Vous serez sévèrement punis pour votre impudence, mes garçons. Toute la journée dans vos chambres, au pain et à l’eau. Vous étudierez le livre de Job. Pas de réplique. Et maintenant, à l’église !

Sparte, ainsi que le voulait sa charge, prit la tête du cortège, suivi de la reine et de toute la cour.

Lorsque Elisabeth, en revenant de l’office, se fut retirée dans ses appartements après avoir congédié sa suite, Sparte s’approcha précipitamment de Thomas Trafford et lui saisit la main.

— Je n’ai pu vous remercier tout à l’heure, dit-il avec effusion. Laissez-moi le faire maintenant et vous dire toute ma gratitude. Vous êtes bon, Trafford. Que Dieu vous rende ce que vous avez fait pour moi !

— Qu’ai-je donc fait de si extraordinaire ? répliqua le jeune gentilhomme en souriant. J’ai rempli mon devoir en vous protégeant.

— Combien en est-il qui remplissent leur devoir ? dit le page avec un sérieux qui contrastait d’une façon impressionnante avec son extrême jeunesse.

— J’avoue qu’en la circonstance, vous me l’avez rendu facile, s’écria Trafford, car je vous aime beaucoup, je vous aime de tout mon cœur.

— Comment cela ? balbutia Sparte troublé.

— Mon Dieu, il est vrai que nous nous connaissons peu. Mais je vous ai observé et me suis senti attiré vers vous, dès les premiers instants. Mais qu’avez-vous ? vous rougissez comme une jeune fille à qui l’on parle d’amour ?

— Excusez-moi, je ne me sens pas bien.

Sparte fit un mouvement comme pour s’éloigner.

Trafford se mit à rire.

— Pas bien ? Oh vous ne m’échapperez pas aussi facilement. Si vous êtes malade, vous avez besoin de sympathie et de soins. Vous trouverez les deux auprès de moi. Et si vous avez quelque secret chagrin, je suis un cœur fidèle et dévoué.

Sparte regarda le beau jeune homme de ses grands yeux sombres et étonnés ; puis, baissa la tête et se tut.

— Vous avez des envieux, des ennemis à cette cour, il vous faut un ami, continua Trafford. Donnez-moi votre main. Vous n’avez pas confiance en moi ?

— Je vous sais un gentilhomme parfait.

— Eh bien alors, soyons amis, et, si cela vous convient, vous pourrez partager ma chambre.

— Non, non, fit Sparte avec vivacité.

— Mystérieux enfant ! Qu’y trouves-tu à redire ? Ne fais pas le fier. Ce n’est pas là le moyen d’acquérir des amis. Un autre eût été repoussé par tes manières abruptes, mais tu m’inspires un sentiment étrange, presque aussi étrange que toi-même.

Un rire strident lui coupa la parole et Sparte tressaillit en apercevant le personnage qui, à ce moment, se trouvait derrière eux, la face grimaçante, le regard haineux. Le page salua et s’esquiva.

— Sparte ! cria le gentilhomme en faisant quelques pas pour rejoindre le fugitif. Mais le nouveau venu l’arrêta.

— Wood, que me veux-tu ? demanda Trafford avec une expression non équivoque de déplaisir. Tu sais que je ne t’aime pas.

— Moi non plus, riposta Wood, mais tu m’intéresses.

Trafford haussa les épaules avec un indéfinissable mépris.

— Veux-tu que je t’explique ton sentiment inexplicable pour ce bel oiseau ?

— Mon sentiment pour Sparte ? Et que peux-tu y comprendre ?

— Plus que tu ne penses, fit Wood avec un sourire et en appuyant sur les mots. Tu protèges Sparte, tu l’aimes, parce que… c’est une femme.

— Sparte ! fit Trafford en un cri.

— Évidemment.

— Une femme ! serait-il possible ? une femme !

Pendant tout le reste du jour, Trafford fit de vains efforts pour se rapprocher du page et pour lui parler. L’énigmatique enfant le fuyait ostensiblement, évitant même de le regarder.

Mais, pendant le repas, alors que Sparte se tenait debout derrière le trône de la reine, le gentilhomme, le cœur agité des sentiments les plus contraires, put l’observer tout à loisir. L’enfant lui parut sous un jour nouveau et Trafford se vit forcé de convenir que ces formes, à la fois sveltes et harmonieuses, n’étaient point celles d’un garçonnet. Les lignes arrondies, les courbes naissantes de la gorge et des hanches, appartenaient sans conteste à un corps de femme, et de quelle femme ! Comment avait-il pu douter que ce visage doux et mélancolique ne fût celui d’un être féminin, le plus beau qu’il eût jamais vu.

Et il se prit à aimer cette femme d’autant plus follement qu’il avait inconsciemment entretenu sa passion, sous le couvert d’une pure amitié, d’une compassion charitable pour un jeune enfant persécuté.

Trafford n’était pas encore fixé sur la manière dont il lui ferait part de son amour et soulèverait, d’une main délicate, le voile dont elle s’enveloppait, quand lui revint à la mémoire le beau sonnet que Shakespeare venait d’adresser à son ami et protecteur Essex, comte de Southampton. Il en crayonna les vers sur une page de son carnet, arracha la feuille et la glissa furtivement dans la main du page. Sparte pâlit, jeta un coup d’œil sur Trafford, puis sur le feuillet.

Il n’en lut que les premiers mots : « Je suis ton esclave, » et déjà une rougeur brûlante couvrait ses beaux traits. Il glissa le célèbre sonnet, qu’il savait par cœur comme toutes les personnes de la cour, dans un pli de ses vêtements, et précéda la reine en portant le lampadaire. En passant près du gentilhomme attentif, il baissa la tête.

Trafford, en proie à une émotion indescriptible, alla se poster au bas des marches que Sparte devait descendre en quittant la reine. Soudain, Wood se trouva à ses côtés.

— Ne t’empresse pas tant autour de la belle en costume de page, lui glissa-t-il à voix basse. Elle n’est pas libre.

— Comment cela ?

— Tu as vu l’image qu’elle cache dans son sein ?

— Eh bien ?

— C’est le portrait d’un homme, d’un très bel homme, d’un homme distingué, un noble, qui a trouvé commode de faire venir la petite, sous ce déguisement, à la Cour, et qu’elle va voir de temps en temps.

— Tu mens, cria Trafford.

— Convaincs-t-en toi-même. Une heure avant minuit, elle quitte le palais, enveloppée d’un manteau blanc. Il y a aujourd’hui cinq jours qu’elle a tenté l’aventure pour la dernière fois. Il y a donc quelque chance pour que tu acquières bientôt une certitude. Bonsoir, mon ami.

Wood laissa Trafford aux prises avec toutes les affres de la jalousie. Le gentilhomme réfléchit longuement à la conduite qu’il lui conviendrait de tenir pour découvrir le secret de la jeune femme, sans risquer de l’offenser et de la perdre à jamais.

Enfin, il se décida à la suivre. Il courut à sa chambre, prit deux pistolets, s’enveloppa d’un manteau et plaça un loup sur son visage. Puis, il se posta dans l’embrasure de l’une des fenêtres du couloir qui longeait les appartements des pages.

L’obscurité était complète, et quand Trafford perçut des pas, il chercha vainement à distinguer celui dont ils émanaient. Mais les battements précipités de son cœur lui firent deviner la présence de l’aimée. Une porte s’ouvrit et se referma. Après quelques instants, le bruit de pas recommença en sens contraire.

Trafford suivit doucement le long des couloirs, jusqu’à une porte basse dont les verrous furent poussés. Au moment de passer dans la rue, la mystérieuse forme se trouva un instant en pleine lumière. La porte demeura ouverte derrière elle.

Trafford hésita un moment, puis quitta lui-même le palais et, sans perdre Sparte des yeux, le suivit à travers une longue série de ruelles, jusqu’à ce qu’il fit halte devant un édifice abandonné.

C’étaient les ruines d’une ancienne église du culte catholique, noircie par le temps que la populace avait détruite dans une émeute, au temps du roi Henri.

Le pur ciel hivernal où scintillaient d’innombrables étoiles, répandait un peu de clarté, et le jaloux put aisément distinguer les objets qui se trouvaient dans une circonférence d’une cinquantaine de mètres. Dissimulé derrière un pilier, il épia.

Sparte traversa d’abord un vestibule et s’arrêta devant une petite porte, puis se retourna pour jeter un coup d’œil autour de lui. Ne percevant rien qui éveillât ses soupçons, il frappa trois coups légers, avec le manche de son poignard.

— Qui frappe ? fit une voix de basse, à l’intérieur.

— Ami.

— En quel nom ?

— Au nom de la très sainte Trinité.

La porte s’ouvrit. Sparte disparut derrière elle.

— Au nom de la très sainte Trinité, se répéta Trafford à lui-même. Ce n’est pas là un rendez-vous d’amoureux, plutôt une rencontre de quelques papistes mécontents.

Un pressentiment et une crainte pour la mystérieuse inconnue, étreignirent le cœur du gentilhomme. Il approcha avec précaution de la petite porte derrière laquelle le page avait disparu, espérant surprendre quelques mots.

Il s’y sentait poussé autant par sa haine des papistes, que par son amour pour la belle imprudente.

Au danger auquel lui-même s’exposait, le courageux jeune homme ne songeait pas. Son attente ne fut pas de longue durée. Les sonorités familières d’un orgue frappèrent son oreille, atténuées par ce qui semblait de l’éloignement. Le doute n’était plus possible, c’étaient bien là des catholiques, partisans du pape et de la feue reine d’Écosse, qui tenaient leur office et, peut-être, conspiraient la chute du gouvernement et la mort de la reine. Et, parmi eux, Sparte, l’énigmatique femme qu’il aimait, et pour laquelle il se mit à trembler, comme si déjà elle était perdue.

Trafford, en reprenant son poste derrière le pilier, se promit de ne pas quitter la place avant d’avoir pénétré l’angoissant mystère.

Au bout d’une heure, la porte s’entr’ouvrit à nouveau et un homme en sortit, avec l’intention évidente de s’assurer qu’il ne se trouvait personne aux environs.

Il rentra, et aussitôt une vingtaine de personnes, toutes enveloppées de manteaux, sortirent séparément, pour se perdre dans les rues avoisinantes. Sparte parut la dernière, accompagnée d’un long personnage maigre, sous le capuchon duquel Trafford crut reconnaître un prêtre catholique.

Ils s’arrêtèrent dans le vestibule et Sparte, s’agenouillant devant son compagnon, reçut sa bénédiction.

— Souviens-toi de ton serment, dit le prêtre.

— Jamais je ne l’oublierai, fit Sparte en se relevant.

— Le ciel, non plus, ne l’oubliera pas.

Ils se séparèrent. Le prêtre tourna d’un pas rapide le coin de la rue, tandis que Sparte se prosternait devant une statue de la Vierge fixée au haut d’un pilier, et pria.

Trafford, la voyant seule, s’approcha doucement et posa la main sur son épaule.

— Sparte, dit-il.

Le page interpellé se leva, tira son poignard, et l’appuyant sur la poitrine de Trafford,

— Traître, dit-il, réconcilie-toi avec ton Dieu, car tu vas mourir.

— Frappe, dit Trafford avec calme. Frappe ton meilleur ami.

— Trafford, murmura le page, qui vous a amené ici ? Vous, un espion ? est-ce possible ?

— Je t’ai suivie, parce que je t’aime.

— Pas un mot de cela, commanda le page sur un ton de colère.

— Alors tue-moi, tue-moi tout de suite, supplia le gentilhomme en se jetant à genoux. Je ne puis vivre si tu me hais.

— Je ne te hais point.

— Dis-moi que tu m’aimes, que tu m’aimeras, implora Trafford, toujours à genoux. Donne-moi l’espérance, juste assez d’espoir pour ne pas désespérer. Car je t’aime de toute la folle ardeur d’un cœur qui n’a jamais aimé.

— Tu m’aimes ? Comment cela est-il possible ? balbutia Sparte, profondément troublé. Comment peux-tu m’aimer, moi, un page ?

— Tu n’es pas un page, tu es une femme.

— Trafford ! s’exclama Sparte, qui t’a dit cela ?

— Oh je ne te trahirai pas, continua Trafford. Ce que je sais de toi, de tes secrets, demeurera enfoui au plus profond de mon cœur. Car je suis tout à toi, ton ami, ton serviteur, ton esclave si tu veux.

— Lève-toi, fit la belle inconnue, Tu ne dois pas t’agenouiller devant moi. Je veux me confier à toi, car tu es généreux. Eh bien, oui, je suis une femme, une femme qui ne doit plus songer aux joies de cette vie, qui ne doit plus aimer, ni entendre parler d’amour. Aie pitié ! Ne me parle jamais de ce que ton cœur ressent. Cela me fait mal, indiciblement mal.

— Parce que tu ne m’aimes pas, parce que tu ne peux pas m’aimer, murmura Trafford désolé.

— Non, s’écria l’inconnue avec exaltation, parce que j’ai peur de t’aimer, d’être forcée de t’aimer, et qu’un serment solennel m’interdit de jamais appartenir à aucun homme. J’ai une mission à remplir sur terre, après quoi Dieu me prendra à lui.

— Je ne veux point te questionner sur le malheur qui te frappe, repartit le gentilhomme. Mais, je t’en supplie, n’agis pas sans me consulter. Un homme prêt à te vouer son épée, sa fortune, ses biens, sa vie, ne peut-il transformer ton destin ? Un mot, seulement, ordonne ce qui te paraît nécessaire, je t’appartiens.

Sparte secoua tristement la tête.

— Il n’y a rien qui puisse me soulager. Si, une chose, la vengeance.

Ses grands yeux se remplirent de flammes menaçantes.

— La vengeance ? répéta Trafford. Si un tort, un affront t’a été fait, je puis te venger.

— Non, mon ami, je conduirai moi-même à bonne fin ce que j’ai entrepris. Quelques jours encore et tout sera consommé. Alors, Trafford, conserve-moi ton souvenir et verse quelques pleurs sur moi.

— Dieu ! que médites-tu ? Je tremble pour toi. Tu es catholique : je crains que les prêtres de ton Église ne se servent de toi et de ton enthousiasme, pour quelque acte de zèle mal compris.

— Ne crains rien, répondit la jeune femme avec Un douloureux sourire. L’acte que je veux accomplir est bon. Adieu et silence ! sur ton honneur ! sur ton amour !

Avec ces mots, elle s’enfuit.

Le lendemain soir, la reine en revenant du Conseil, aperçut Sparte dans l’antichambre et, affectueusement, laissa reposer son regard intelligent sur le page, qui se troubla et baissa la tête.

— Eh bien, te laisse-t-on la paix à présent ? ou ces jeunes turbulents te tourmentent-ils toujours ?

— Ils m’évitent, grâce à votre sévérité.

— Et cela te convient ?

— Oui, majesté.

— Si tu recherches la solitude, c’est que tu es amoureux ou philosophe.

Sparte rougit.

— Les solitaires, continua la reine, aiment la musique. Je le sais, car il fut un temps où, moi aussi, j’aimais la solitude. Touches-tu du clavecin ?

— Un peu.

— Parfait ! Tu me tiendras compagnie ce soir. Suis-moi.

Elisabeth ayant congédié sa suite, appela ses caméristes, qui la débarrassèrent de sa lourde robe de cérémonie, qu’elles remplacèrent par un vêtement non moins somptueux, mais plus confortable. Sparte resta seul dans le petit salon, où se trouvaient le clavecin, la bibliothèque et les globes de la souveraine.

À peine se vit-il sans témoin, que le visage d’ordinaire si froid et si indifférent de l’enfant, prit une expression de passion sauvage. Il tomba à genoux, leva les bras au ciel et prononça une prière, en versant des larmes. Puis, s’étant relevé, il tira, l’un après l’autre, deux pistolets de sa ceinture, s’assura qu’ils étaient chargés et les remit en place.

Lorsque la reine entra, Sparte était assis au clavecin et jouait un air religieux.

— Tu joues bien, dit la reine. Mais comment se fait-il que tu connaisses cet air ?

— Ma mère me l’a enseigné.

— C’est un chant papiste.

Elisabeth prit place sur un fauteuil élevé, à haut dossier richement sculpté, et fit signe au page de venir s’asseoir sur un tabouret à ses pieds.

L’enfant hésitait.

— As-tu peur de moi ? demanda la souveraine.

— Je ne crains que Dieu.

— En cela tu fais bien, s’écria la reine, en hochant la tête avec approbation. Aussi bien aurais-tu peu de raison de te laisser intimider par moi. Je te veux du bien, beaucoup de bien. Je t’aime comme une amie, comme une mère.

Le page s’était approché et agenouillé devant la reine qui, d’un geste tendre, releva les boucles de son front.

— Dorénavant, Sparte, tu te tiendras souvent autour de moi. Ta présence me fait du bien. J’ai été bien souvent trahie, mais, à toi, je me confierai sans hésitation. Je crains seulement que tu ne sois trop jeune pour bien me comprendre. As-tu étudié Platon, mon petit philosophe ?

— Non, majesté, répondit le page en baissant les yeux.

— Oui, oui. Les jeunes gens ne veulent rien connaître de sa sagesse. Ce n’est que lorsque notre cœur a été déchiré et mis en lambeau par les passions, que nous nous adressons à lui. Aussi, serait-il vain de t’entretenir d’amour platonique. Mais, peut-être, me comprendras-tu, si je te dis que mon inclination pour toi n’a rien de terrestre ni de matériel, que c’est mon âme qui se sent attirée vers ta tienne.

Sparte se mit à trembler de tous ses membres.

La reine le remarqua en souriant.

— Je crois pourtant que tu as peur de moi, dit-elle gaîment.

Elle prit la jeune tête entre ses mains, la regarda longuement et déposa sur ses lèvres un léger et craintif baiser, sous lequel Sparte frissonna.

— Enfant, murmura la reine.

Pendant un instant, tous deux se turent. Puis, passant le bras autour du cou de l’adolescent :

— Me trouves-tu belle ?

— On vous dit la plus belle du monde.

— Ce sont des flatteurs qui le disent. Mais toi, que dis-tu ?

— J’ai vu jusqu’à ce jour fort peu de femmes.

— As-tu connu la reine d’Écosse ? questionna Elisabeth avec une singulière vivacité.

Sparte devint pâle comme un mort.

— Qu’as-tu ?

— Je l’ai vue.

— Pourquoi changes-tu de couleur ?

— Je l’ai vue sur l’échafaud et le souvenir m’en est effroyable. Je vois encore la belle tête sanglante…

— Comme tu es ému ! dit Elisabeth d’un ton de reproche. Une exécution n’est pas un spectacle pour les enfants.

« Elle savait s’attacher tous les cœurs. Mais la Stuart devait mourir, Sparte. L’Angleterre et notre sainte foi étaient en danger aussi longtemps qu’elle restait en vie. On raconte qu’elle a dû mourir parce qu’elle était plus belle que moi. Mais c’est un mensonge, jamais elle ne m’a disputé le prix de la beauté. Puisque tu l’as connue, Sparte, quel est ton avis ?

Sparte se tut.

— Tu te tais ? fit la reine en souriant. Cela veut dire que tu n’as pas d’opinion. Tu n’as pas encore eu le courage de bien me regarder, mais une voix intérieure m’affirme qu’il est impossible que je te déplaise. Une sympathie aussi profonde que celle que je ressens pour toi ne peut être le jeu d’un caprice, d’une fantaisie. Elle repose sur l’opposition de nos caractères et ne peut demeurer sans retour. Je t’aime, Sparte, comme un enfant, un frère, un ami, et je te donnerai des preuves que l’affection d’Elisabeth n’est pas versatile comme celle de la Stuart.

— Vous êtes injuste pour la Stuart, s’écria le page avec véhémence. Son malheureux destin, l’affront qu’elle subit en prison et devant les juges et, tout à la fin, sur l’échafaud, ne vous ont-ils jamais inspiré de pitié ?

— Certainement, mon enfant. J’ai pleuré en lisant la lettre dans laquelle elle me demandait un dernier entretien. Mais, avec elle, une paix durable n’était pas possible. Assez sur ce sujet. Moi aussi, Sparte, j’ai eu à subir des persécutions. J’ai langui en prison, à la Tour d’abord, puis à Woodstock ; j’ai comparu devant un tribunal, comme la Stuart ; j’ai supporté mon sort avec dignité, jamais je n’ai cherché à soulever des émeutes ou à armer le bras d’un meurtrier. Je me suis occupée de Dieu et de mes études, et, plus tard encore, quand j’eus recouvré ma liberté, j’ai vécu retirée, en la seule société de mon cher Platon et d’Horace que j’avais entrepris de traduire. C’étaient des jours graves, mais beaux. Je ne regrette pas de les avoir connus ; et, souvent, je regrette de ne plus les vivre.

Elisabeth demeura plongée dans ses rêves.

Sparte était toujours à ses pieds, les yeux fixés à terre.

Soudain, il se leva, comme poussé par une résolution subite et chercha de la main l’un de ses pistolets.

À ce moment, le regard de la reine se posa sur lui. Il y avait tant de calme, tant de courage et de confiance dans ce regard, que le page laissa retomber sa main.

Elisabeth, se levant, le baisa au front et dit :

— Tu peux t’en aller. Mais, demain, entends-tu, nous reprendrons cet entretien, et nous ferons de la musique, si tu en as envie. Bonne nuit !

Aussitôt que la reine eut quitté la chambre, Sparte tira le médaillon de son sein et le couvrit de larmes et de baisers.

— Pardonne, murmura-t-il, je ne pouvais pas. Tu aurais agi de même. Mais tu seras vengé, et, elle aussi, notre bonne reine ! Je l’ai juré, je tiendrai mon serment.

Il faisait nuit. Antoine avait encore quitté le palais, mais, cette fois, sans être suivi. Rentré dans sa chambre, il jeta son manteau et posa sur la table son béret, d’où s’échappèrent un flot de boucles noires, tombant le long de son dos. Puis il s’agenouilla devant sa couche, au-dessus de laquelle pendait une pauvre croix de buis, et pria longuement. Lorsqu’il se releva, ses yeux étaient remplis de larmes.

— Il le faut, murmura-t-il, il le faut. Le ciel a mon serment et les morts m’appellent. J’irai les rejoindre bientôt… bientôt.

Le page marcha encore de long en large pendant quelque temps, s’assura que la porte était bien fermée, se dévêtit et se jeta sur son lit.

Des images multiples et changeantes passèrent devant son âme, d’abord éveillée, puis en rêve.

Enfin, un calme et profond sommeil enchaîna ses sens, mais pas pour longtemps. Quelques coups, frappés avec persistance, le réveillèrent. Ils se dressa.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— Moi.

— Qui cela, moi ?

— Trafford.

— Que veux-tu à cette heure ? demanda Sparte qui, en entendant ce nom, s’était mis à trembler.

— Ouvre, supplia le jeune homme.

— Je ne puis pas.

— Tu ne veux pas, parce que tu me hais.

— Non, parce que je t’aime, fut la réponse tremblante et fiévreuse.

— Laisse-moi entrer, supplia le gentilhomme. J’ai tant à te demander, tant à te dire ! N’as-tu pas de cœur, que tu prennes plaisir à me faire souffrir ?

— Tu souffres, Trafford ! et pourquoi ?

— Parce que tu me bannis de ta présence, belle et mystérieuse femme.

— J’agis comme je le dois. Si ma volonté était libre et si je pouvais me donner, c’est toi, Trafford, que je choisirais de préférence à tous les grands de la terre, car tu es l’homme le meilleur que je connaisse. Mais un serment terrible m’enchaîne. Je n’appartiens plus à la vie, je suis vouée à la mort. Je ne puis ni aimer, ni donner le bonheur. La haine et la vengeance sont mon destin. Fuis-moi, je t’en conjure. Le malheur suit mes talons et le malheur émane de moi. Fuis, il en est temps encore.

— Je ne puis pas. Mon amour est devenu une folie. Si je ne puis vivre auprès de toi, laisse-moi mourir pour toi.

— Non, mon ami, tu ne dois pas mourir. Ressaisis-toi, sois homme. Ne m’alourdis pas ma tâche, facilite-moi mon triste devoir. Il faut que tu vives, car je te veux léguer mes derniers désirs et tu défendras mon souvenir quand je ne serai plus.

— Laisse-moi entrer, supplia de nouveau le jeune homme. Rien qu’une petite heure à tes côtés, non dans tes bras, à tes pieds !

— Non, Trafford, va-t-en, au nom de ton amour !

— Je ne m’en vais pas.

— Eh bien, reste. Mais tu n’auras plus une parole de moi.

— Eh bien, cria Trafford, si je ne puis me jeter à tes pieds, je m’étendrai sur ton seuil, jusqu’au matin. Ton pied, en le passant, réveillera ton esclave.

L’inconnue se taisant, Trafford s’enveloppa de son manteau et se coucha devant la porte, avec l’intention d’y passer la nuit.

Mais un quart d’heure ne s’était pas écoulé, qu’il entendit des pas qui se rapprochaient. Un soupçon affreux, tel que la jalousie en fait naître constamment dans les cœurs amoureux, lui tenailla le cœur. Il se leva sans bruit et se retira dans l’embrasure de la fenêtre faisant face à la porte de Sparte, devant laquelle les pas s’arrêtèrent.

— Antoine Sparte, fit une voix de basse.

Pas de réponse.

— Ouvre, c’est moi.

Tout retomba dans le silence.

— Marguerite Lambrun !

— Qui appelle ? répondit Sparte de l’intérieur.

— Moi, Charles Wood.

— Ah ! c’est vous ! Que voulez-vous ?

— Vous-même, Marguerite.

— Je suis Sparte, page de la reine d’Angleterre.

— Fort bien, c’est ce que tu es. Mais dois-je te dire ce que tu as été ?

Pas de réponse.

— Marguerite Lambrun, tu as été au service de la reine d’Écosse ainsi que ton mari, mort de chagrin après l’exécution de la Stuart. Tu vois, je te connais bien. Ouvre-moi, j’ai à te parler.

— Nous pouvons nous parler à travers la porte, comme vous voyez.

— Laisse-moi entrer. Je connais ton secret. Tu es entre mes mains. Mais je ne te trahirai pas, si tu veux être à moi, toute à moi.

— Je ne puis pas.

— Tu ne veux pas. Je te suis en horreur, je le sais. Mais, ici, il n’est pas question de plaire. Il s’agit de vie et de mort ou, pour le moins, d’une longue prison. Une dame d’honneur de la Stuart déguisée à la cour d’Elisabeth, Lord Burleigh n’en demande pas davantage.

— Misérable ! éclata la jeune femme. Va-s-y donc ! trahis-moi ! J’aime mieux le cachot et la hache que t’appartenir. Je te méprise.

— Marguerite, réfléchis bien, menaça Wood.

— Le choix est fait. La hache du bourreau est un délice comparée à ton aspect. Va, trahis-moi. Je ne veux plus entendre ta voix, elle me fait mal.

— Je m’en vais, murmura Wood, mais tu entendras parler de moi.

Et, proférant un juron, il s’éloigna.

Quand Trafford se retrouva seul, il frappa à son tour à la porte.

— Marguerite !

— Est-ce toi, Trafford ?

— Oui, moi qui t’aime et suis prêt à te donner ma vie.

— Laisse-moi à présent, fit Marguerite Lambrun, nous nous verrons demain.

— Alors, à demain.

— À demain.

Le jour commençait à poindre. Un sanglant soleil d’hiver luttait vainement contre le brouillard, quand Trafford fit sortir son cheval de l’écurie, dans l’espoir de calmer, en une course échevelée, les mouvements tumultueux de son cœur. Il mettait le pied à l’étrier, lorsque Marguerite, en costume de page et enveloppée d’un sombre manteau, s’approcha de lui.

— Nous avons à nous parler, dit-elle.

— Disposez de moi, répondit Trafford, en jetant un regard inquiet et douloureux sur la femme adorée.

— Je vous attendrai dans une heure, devant la vieille église où vous m’avez surprise l’autre nuit.

— J’y serai, fit le gentilhomme. Il s’inclina, donna de l’éperon et partit au galop.

L’heure écoulée, Trafford se trouva à l’endroit indiqué et descendit de son cheval qu’il attacha à un pilier. Marguerite, qui l’attendait, sortit précipitamment de l’église et, en un élan passionné, lui prit les deux mains.

— Merci d’être venu, Trafford, balbutia-t-elle émue.

— C’est à moi à vous remercier, repartit le gentilhomme en appuyant les mains de la jeune femme sur son cœur, puis sur ses lèvres. Je commence à espérer…

— Il n’est point d’espoir pour une désespérée.

— Je ne vous comprends pas. Craignez-vous la trahison du misérable qui, cette nuit, implorait vos faveurs et finit en vous menaçant ?

— Oui.

— Alors, fuyez. Je vous donnerai les moyens de quitter Londres, l’Angleterre. Je vous accompagnerai, je vous suivrai partout, en ami, en serviteur, si vous le voulez, et vous ferez de moi le plus heureux des mortels.

La jeune femme secoua tristement la tête.

— Il ne m’est pas permis de fuir. Un serment me lie, j’ai à terminer une entreprise à laquelle j’ai voué mon existence.

— Une entreprise ? répéta Trafford avec effroi, vous, la dame d’honneur de la Stuart, déguisée à la cour d’Elisabeth ! Cela ne me dit rien de bon.

— La cause est sacrée, pour laquelle j’agis et pour laquelle je me sacrifie toute, répliqua la jeune femme d’un ton solennel.

— Marguerite, supplia Trafford, faut-il que cela soit ?

— Il le faut, mon ami, et rien ne saurait m’empêcher de le payer de mon sang. Adieu ! Adieu ! pleurez-moi, ne m’oubliez pas complètement… un mot encore. À Dalbrith, en Écosse, vit ma vieille mère. Quand je ne serai plus, allez la trouver. Vous lui parlerez de moi et lui remettrez ceci.

La jeune femme tendit à Trafford le médaillon qu’il connaissait.

— C’est le portrait de mon mari et une boucle de cheveux.

— Et moi, Marguerite, que me donneras-tu en retour de mon amour, de ma fidélité ?

Marguerite fixa sur lui un regard d’infinie tendresse. Puis, se détournant, elle couvrit son visage de ses mains et pleura.

Trafford se laissa tomber à ses pieds.

— Marguerite, implora-t-il, il est temps encore. Vous êtes égarée, l’une des nombreuses victimes des jésuites qui ne sont jamais embarrassés, quand il s’agit de leurs ambitions égoïstes, de pousser d’autres à la mort pour une cause perdue. Fuyez avec moi ce royaume.

— Non, non, Trafford, sanglota la jeune femme. Jamais plus je ne serais heureuse, si je manquais à mon serment. Pour Marguerite Lambrun, il n’est pas de retour, pas de bonheur sur cette terre. Relevez-vous !

— Marguerite, supplia Trafford toujours à genoux.

— Adieu, dit-elle, et, détachant rapidement une deuxième boucle de ses cheveux, prenez ce souvenir… et celui-ci.

De ses deux bras, elle entoura le bien-aimé et leurs lèvres s’unirent. Puis, s’arrachant violemment à l’étreinte, elle disparut dans les ruines.

La cour se trouvait de nouveau rassemblée — dames d’honneur, cavaliers et pages — dans l’antichambre de la reine, afin de l’escorter à l’office. Trafford avait paru l’un des premiers, arpentant la salle à grands pas, en proie à une agitation fébrile, mais décidé à empêcher Marguerite d’accomplir le funeste projet qu’il commençait à soupçonner, et, malgré elle, à la sauver.

Elle tarda longtemps. Toute la cour était déjà réunie, quand elle entra d’un pas tranquille et alla se placer près de la porte de sortie. Sauf une légère pâleur, aucun changement ne se remarquait en elle. Ses yeux rêveurs parcoururent les assistants et se fixèrent sur l’aimé, qui le leur rendit avec ferveur et désormais ne la quitta plus du regard.

Wood, aussi, observait Marguerite d’une manière ostensible et, profitant du mouvement des groupes, réussit à se faufiler auprès d’elle.

— Toujours aussi revêche ? demanda-t-il.

Le page ne daigna pas répondre.

— Vous vous repentirez de votre dédain. La tour est, à ce qu’on dit, une habitation plutôt pénible.

Marguerite haussa les épaules et sourit avec un indicible mépris. Wood se mordit les lèvres et se tourna vers une dame d’honneur, occupée à rajuster sa dentelle.

Tout à coup, un mouvement se produisit. Les gentilshommes de service ouvrirent les portes donnant accès aux appartements de la reine, chacun gagna en hâte la place qui lui était attribuée dans le cortège, et Elisabeth parut, respectueusement saluée. La majestueuse femme était entièrement vêtue de velours noir et de guipure de Venise ; un grand col raide, en dentelle des Flandres, entourait son cou ; sa chevelure d’or roux était retenue sous une coiffe de velours noir, formant une pointe sur le front.

Elle avança lentement, saluant de droite et de gauche, jusqu’au milieu de la salle, suivie par le grand-maître de la cour.

— Où donc Sparte reste-t-il aujourd’hui ? demanda-t-elle avec un léger froncement des sourcils.

— Je ne sais… je ne comprends pas, balbutia le grand-maître. Il connaît ses fonctions et n’y a jamais manqué.

— Tenez, le voilà ! fit la reine. Sparte, que signifie ? pourquoi n’apportes-tu pas la bible ?

Sparte, troublé par le ton bienveillant de ces paroles, sembla lutter contre lui-même. Il fit quelques pas et s’arrêta.

— Quelle singulière conduite ! murmura Elisabeth.

Le moment décisif était venu. Trafford le sentait. Son pouls battait à se rompre et son cœur semblait vouloir lui sauter à la gorge. Insensiblement il s’était approché de l’exaltée servante des Stuarts et se trouvait maintenant derrière elle.

— Sparte, m’entends-tu ? la bible ! commanda la reine.

À ce moment, Marguerite Lambrun se trouvait en face d’elle. Elle lança à la reine un regard flamboyant de haine fanatique, tira son pistolet et le déchargea.

Mais son bon ange Trafford, ne s’était pas placé pour rien derrière le page. Lui seul avait vu le mouvement. Il releva du doigt le canon du pistolet. La balle alla se loger au plafond. Alors Marguerite, tirant le second pistolet, le dirigea sur elle-même. Trafford, lui saisissant le bras, la désarma à temps.

Un désordre indescriptible s’était produit dans la salle. Une partie des assistants avaient tenté de s’enfuir ; une dame s’évanouit ; une autre tombait à genoux, en levant les bras au ciel, tandis que Wood et quelques gentilshommes de la cour s’emparaient de Sparte et s’apprêtaient à lui lier les mains.

La reine qui avait reculé d’un pas, resta quelques instants pâle et muette, puis, s’étant ressaisie, s’approcha de la jeune femme.

— Sparte, dit-elle, quelle ingratitude sans nom ! Es-tu devenu fou ? qui t’a poussé à cet acte abominable ?

— Fouillez-le ! cria le grand-maître, c’est un agent des papistes, il n’y a pas de doute.

— Ne permettez pas à ces hommes grossiers de me toucher, dit Marguerite Lambrun en s’adressant à la reine. Respectez en moi votre sexe.

— Sparte, une femme ! s’écria Elisabeth.

— C’est exact, confirma Wood.

— Alors qu’on la laisse libre.

Les gentilshommes se retirèrent.

— Qui êtes-vous ? quel est votre nom ? votre patrie ? continua la reine.

— Oui, madame, répondit Marguerite en levant sur elle son courageux regard, bien que vêtue de ce costume, je suis une femme. J’ai nom Marguerite Lambrun et je suis Écossaise. Mon mari et moi avons été au service de la reine Marie, que vous avez fait mourir d’une manière aussi injuste que cruelle. Par la mort de notre reine, vous avez poussé mon mari dans la tombe. Il est mort de chagrin. J’ai juré de venger les deux êtres que j’aimais de toute la tendresse, de tout le dévouement de mon cœur fidèle. J’ai dû lutter de toutes mes forces contre moi-même, car j’abhorre le meurtre autant que je vous hais. Plus d’une fois, j’ai été sur le point d’abandonner mon projet. Mais les ombres sanglantes des deux martyrs revenaient devant mon âme, réclamant leur vengeance, et l’image de mon inoubliable époux, que je portais sur mon cœur, me rappelait le serment fait sur son cadavre. J’ai entendu dire qu’une femme, poussée par l’amour, ne pouvait ni par des raisons, ni par des prières, être empêchée d’accomplir sa volonté. En moi, cela s’est trouvé vrai. Pour mieux accomplir ma mission, j’ai pris des vêtements d’homme et suis entrée à votre service, sous le nom d’Antoine Sparte. J’avais toujours sur moi deux pistolets — l’un pour vous, l’autre pour moi — afin d’échapper à la honte publique d’une exécution. Dieu ne l’a pas voulu. J’attends, tranquille et sans me plaindre, ce qu’il m’a réservé.

— Avez-vous fini ? demanda Elisabeth, après un court silence.

— J’ai fini, dit Marguerite Lambrun.

— Vous êtes convaincue que, par cet acte, vous avez rempli un devoir, une obligation que votre fidélité à vos maîtres et à votre mari, vous imposait ?

— Oui, Majesté.

— Et, maintenant, que croyez-vous que soit mon devoir ? interrogea Elisabeth, sans trahir la moindre émotion.

— Madame, repartit la jeune femme avec une fermeté virile, je suis prête à vous répondre en toute franchise, si vous consentez à me dire si c’est en reine ou en juge, que vous me posez cette question.

— En reine, fit Elisabeth avec vivacité.

— Alors Votre Majesté ne me punira point.

— Et si, en effet, je vous accordais le pardon, quelle garantie aurais-je que vous n’entreprendrez plus rien contre moi ?

— Madame, répliqua Marguerite Lambrun, accorder une grâce à condition n’est pas une grâce, et Votre Majesté ne me traite plus en reine, mais en juge.

Elisabeth regarda l’intrépide femme avec étonnement, puis, se tournant vers sa Cour :

Je suis reine depuis trente-trois ans, et jamais personne ne m’a dit ces vérités.

— Que décide Sa Majesté ? demanda Lord Burleigh, accouru à la nouvelle de l’attentat.

— J’accorde à cette fidèle servante et épouse, un pardon sans condition et libre parcours jusqu’aux frontières de mon royaume. Qu’elle apprenne que la cruelle et injuste souveraine sait être généreuse là où la générosité est à sa place.

Marguerite baissa la tête et se tut.

— Ôtez-lui ses liens, commanda la reine.

On obéit.

— Et vous, Sir Trafford, continua-t-elle, vous m’avez sauvé la vie, comment vous remercier ? Toute faveur que vous demanderez, vous est à l’avance accordée.

— Je n’ai plus rien à demander, fit le jeune homme, en pliant le genou. Votre Majesté a, de son propre mouvement, accordé la vie et la liberté à cette malheureuse femme. Ce qu’il me reste à désirer n’est pas en son pouvoir.

— Au pouvoir de qui donc ?

— La voici, s’écria Trafford, celle qui dispose pour moi, du bonheur et du malheur, de la vie et de la mort, Marguerite Lambrun !

— Et que voulez-vous d’elle ? questionna Elisabeth avec vivacité.

— Sa main.

— Jamais, traître, murmura Marguerite Lambrun.

— Vous saviez que Sparte était une femme, s’écria la reine stupéfaite, vous aimiez cette femme, et votre fidélité envers moi n’en a pas été ébranlée ?

— Pas un seul instant. Mais, ce que j’ai fait, je l’ai fait pour elle autant que pour vous.

— Donnez-lui votre main, dit la reine, en se tournant vers Marguerite Lambrun. Il est digne de vous, fidèle à sa reine comme vous à la vôtre, comment pourriez-vous le repousser ?

— Non, non, gémit Marguerite en se couvrant le visage avec les mains.

Pendant quelques instants, elle sembla en proie à des sentiments contraires, puis elle jeta les bras autour du cou de son ami :

— Je suis à toi, tu as bien agi.

— Ma bien-aimée, ma femme ! balbutia le gentilhomme en la serrant sur son cœur.




LA VÉNUS DE MURANY
(1644)

LA VÉNUS DE MURANY

(1644)

C’était en l’an 1644. Depuis vingt-six ans, la guerre entre puissances catholiques et protestantes, qui reçut le nom de guerre de trente ans, sévissait en Europe.

Georges Racoczy, prince de Siebenburgen, avait enfin répondu à l’appel des Hongrois mécontents, et aux instances des Suédois lui offrant la couronne de Hongrie pour prix de son alliance contre Ferdinand III, et jetait son gant à la face de l’Empereur. Les Suédois venaient d’envahir la Bohême, quand le capitaine Racoczy publia le célèbre manifeste résumant les réclamations, les plaintes, les doléances des patriotes hongrois et, en particulier, des évangélistes, se déclarant champion de leurs droits et de leurs libertés. Les mécontents de toute la Hongrie prirent les armes, et Racoczy vint à leur secours, à la tête d’une armée nombreuse et bien exercée.

Mais nul ne reçut les nouvelles de guerre avec plus de satisfaction que le jeune Feld-Oberst Franz de Filek, baron de Wesseleny. Il se trouvait dans la salle d’arme de son Burg, en train de jouer aux échecs avec le chapelain, quand elles lui parvinrent. Joyeusement ému, le jeune et vaillant seigneur fit venir le messager et lui offrit un verre du noble vin de Tokai.

C’était un aide-de-camp de Pouschaim, le meilleur général que Ferdinand eût en Hongrie, qui fit au jeune baron et à son hôte, la description de la situation déplorable des Impériaux.

Sous les ordres de Racoczy, Barkas et Bornemissa venaient de pénétrer en Hongrie, en passant par la montagne et la ville de Liptau. Kemeni, le plus capable de ses généraux, avait porté l’épouvante dans Kaschau et occupé Szements. Les Polonais de Homenay étaient anéantis, et Pouschaim, repoussé au delà de Buschau. C’étaient de mauvaises nouvelles. Tout autre que Wesseleny en eût été découragé ; mais, en lui, elles éveillèrent un sentiment de joie, car son ambition n’avait point d’égale, et, plus le danger était grand, meilleure était l’occasion qui s’offrait à lui d’employer son énergie et sa valeur, et d’atteindre à la renommée. Aussi le vin de Tokai coula-t-il à flots, comme s’il s’agissait de fêter une victoire, et l’invitation, transmise au baron, de se réunir à l’armée de Pouschaim, fit-elle se gonfler la poitrine du jeune guerrier, des espérances les plus exaltées.

Le départ fut organisé. Toute la nuit, on entendit, dans les couloirs et dans les salles, le bruit des armes et les appels joyeux des soldats, tandis que Wesseleny, assis devant sa table en bois massif, rangeait ses papiers en homme qui fait ses adieux à la vie. Tout à coup, ses yeux tombèrent sur un portrait, égaré au fond d’un tiroir. Il le prit dans sa main et le regarda longuement, avec un sourire douloureux. L’image représentait une jeune dame d’une rare beauté et dont les traits semblaient unir les charmes de Vénus à la majesté de Junon. Une somptueuse fourrure enveloppait le torse gracieux et fier, une opulente chevelure blonde encadrait la tête au port noble et hautain, d’une physionomie douce et virile. Wesseleny passa la main sur son front, comme pour en chasser un pénible souvenir, et rejeta l’image, avec un mouvement d’humeur, dans le tiroir.

Dès l’aurore, les hommes étaient prêts.

En guerrier expérimenté, Wesseleny les passa en revue, puis s’élança sur son cheval et mena son régiment d’hommes choisis, au général Pouschaim, qui le reçut avec une joyeuse cordialité. Bientôt, ils furent rejoints par Zriny et ses Croates, Barcoczy et ses Polonais, tandis que Kemeny, poursuivant Pouschaim, avait réussi à s’adjoindre un corps de troupes commandé par Ibramy et faisant partie de l’armée de Racoczy.

Les Impériaux tinrent conseil. Le général Goetz, un grossier fils de paysan, lent et prévoyant, voulait continuer la retraite ; Barcoczy partageait son avis. Wesseleny et Zriny, au contraire, tenaient à livrer bataille.

Le maigre et énergique Pouschaim fit prévaloir leur opinion, en se mettant de leur bord.

Les préparatifs se firent dans le plus grand silence, et, dès le lendemain, l’armée impériale avança à l’attaque d’une manière si inattendue, que l’ennemi céda. En vain, Kemeny rétablit l’ordre dans ses troupes, un assaut de Wesseleny mit tout le centre en déroute, forçant l’armée à la retraite.

Au coucher du soleil, Pouschaim envoyait à Vienne un courrier, avec la nouvelle que l’Autriche venait de remporter près d’Onod, une éclatante victoire.

Les troupes de Racoczy se retiraient sur tous les points. Mais, tandis que Pouschaim poursuivait le gros de l’armée, il réservait la tâche la plus difficile à Wesseleny. Il s’agissait du siège de Murany dans le comté de Gumerer, forteresse qui passait, à la fois, pour imprenable et pour la plus importante de la Haute-Hongrie.

Le général, en donnant cet ordre glorieux au jeune capitaine, ajouta avec un fin sourire :

— D’ailleurs, vous trouverez à Murany, une ancienne connaissance.

— Comment cela ? fit Wesseleny surpris.

— Eh bien, Marie Scetzi, la châtelaine de Murany.

En entendant ce nom, une émotion indescriptible s’empara du jeune guerrier. Il pâlit, balbutia et, pendant quelques minutes, trembla de tous ses membres.

— Marie Scetzi, à Murany ! proféra-t-il enfin avec effort.

— Cela vous surprend ?

— Je n’en avais pas le moindre soupçon.

— Comment est-ce possible ? On affirme pourtant…

— Qu’un jour Marie me tenait au cœur ? C’est vrai… Mais, aujourd’hui, je l’abhorre autant que je l’ai aimée et, depuis des années, je n’ai pas permis qu’on prononçât son nom devant moi.

— Vous haïssez cette belle et crâne femme ? fit le général avec étonnement. Puis-je savoir pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce qu’elle a foulé à ses pieds mon cœur, mon honneur, ma dignité.

— Racontez-moi cela.

— C’était au temps où j’habitais encore mon rocher de Strécca sur la Waag, d’où je ne m’éloignais que rarement, pour aller combattre les Turcs, ennemis de mon empereur et de ma foi. Mon bonheur aux armes me rendit bientôt célèbre dans ma patrie, et, lorsqu’une affaire me conduisit à Kaschau, je trouvai auprès du vieux Scetzi et de sa fille, un bienveillant accueil. Voir Marie et l’aimer fut pour moi une et même chose. Elle partagea ma passion et sut en exciter la flamme jusqu’à l’extrême.

« Aussi hautaine que belle, elle m’enchaînait à elle tantôt par sa féminine et virginale tendresse, tantôt par ses caprices despotiques, et, si singulier que cela paraisse, ces derniers me séduisaient le plus. Moi, l’ambitieux, le dominateur, qui ne me courbais devant personne, j’éprouvais de la jouissance à me soumettre à cette main adorée, qui finit par me réduire à un esclavage complet. J’obéissais au moindre signe, au moindre appel, comme un faucon dressé, jusqu’au jour où elle voulut me détacher de ma foi et de mon souverain. Alors, je me ressaisis. Ce fut un dur combat, mais le devoir triompha de ma faiblesse. Je m’arrachai de mon idole et je m’enfuis. Peu de temps après, Marie accordait sa main à Stephan Bethlen. Si vite, elle oubliait celui qui l’avait vénérée comme une sainte, servie en tremblant comme un esclave, entre les bras d’un autre ! Ne dois-je pas la haïr ?

— Non, Wesseleny, répondit le général, vous êtes injuste, vous êtes dans l’erreur. Comme je vois, je suis mieux instruit que vous sur ce mariage, et je veux détacher le bandeau qui trouble votre vue. Marie vous est restée inébranlablement fidèle, même après que, sans prendre congé, vous vous enfuîtes de Kaschau, comme un malfaiteur. Elle a refusé, avec une incroyable fermeté, de devenir la femme de Bethlen. Pour briser sa résistance, Georges Scetzi la fit jeter dans un cachot. Un jour, on l’amena au lit de son père mourant ; en même temps elle apprenait que vous l’aviez abandonnée. Alors, elle n’eut plus la force de résister au moribond et suivit Bethlen à l’autel.

— Ce serait vrai ?

— Je vous le dis.

— Et vous êtes convaincu… ?

— Absolument. Après une brève union demeurée sans enfant, elle devint veuve et retourna au burg de ses pères, où elle tient le bâton du commandement. Comment elle s’en acquitte ? Point n’est besoin de vous le dire. Vous savez mieux que moi si elle est née pour commander. Comme pour dédommager le héros de lui avoir refusé un fils, dame nature lui donna cette fille, véritable amazone. Gare à vous, Wesseleny ! Vous avez en elle un redoutable adversaire. Veillez sur votre tête et, plus encore, sur votre cœur.

— Je ne connais pas la crainte, dit Wesseleny en souriant. Ma poitrine sera cuirassée contre ses regards et contre les balles de ses fusils.

— N’ayez point trop de confiance. Marie est désirable. Ce n’est plus la jeune fille d’autrefois, c’est une femme impérieuse et rusée que vous avez en face de vous. Ce n’est pas pour rien que le peuple la nomme « la Vénus de Murany ! » Soyez donc sur vos gardes, Wesseleny. Murany, à ce que disent nos éclaireurs, est défendu non seulement par Marie et ses gens, mais encore par des troupes de Racoczy, sous les ordres de son beau-frère Illehazy, et largement approvisionné de vivres et de munitions. Faites donc attention. Souvenez-vous de Nicolas Salm, le héros fameux qui vainquit Zalpaya et sauva Vienne il y a cent ans, et qui, vainement, assiégea Murany, perdant devant l’inexpugnable citadelle les bénéfices de ses heureuses campagnes. De la prudence, mon ami ! et maintenant, en avant, au nom de Dieu !

Les deux vaillants, une fois encore, se secouèrent les mains, les trompettes de Wesseleny retentirent dans le camp, et le guerrier, à la tête de ses troupes, marcha sur Murany, la forteresse irréductible et l’irréductible femme.

Après avoir complètement investi la place, Wesseleny, selon l’usage, envoya son aide-de-camp, Nicolas Benjo, pour sommer la ville de se rendre.

Arrivé devant le rempart, Benjo brandit le drapeau blanc et demanda à communiquer avec le commandant du fort.

— Notre châtelaine, Marie Scetzi, commande en personne à Murany, lui fût-il répondu.

— N’y a-t-il pas d’habitants de Siebenburgen dans la place ?

— Eux, aussi, sont sous les ordres de notre maîtresse, repartit l’officier interrogé.

— Benjo hocha la tête et demanda à être introduit auprès de ce commandant féminin.

On lui banda les yeux et on le guida, à travers la ville, jusqu’à l’intérieur du château. Quand le bandeau tomba, le parlementaire était en face de Marie Scetzi entourée de ses capitaines, et contempla avec admiration la merveilleuse créature.

La Vénus de Murany faisait tout honneur à son nom. Majestueuse et charmante à la fois, une robe de soie noire, brodée d’or, tombait jusqu’aux fines chevilles de ses minuscules petits pieds. Une cuirasse d’acier contenait sa gorge de déesse. Sur ses épaules, tombait un dolman de velours noir, bordé de martre, tandis que sa belle tête autoritaire portait un cimier empanaché de plumes blanches, d’où les flots d’or de ses cheveux blonds s’échappaient en cascade sur son dos. La dextre protégée par un gant à revers, s’appuyait au pommeau d’une épée, tandis que le poing gauche posait légèrement sur la hanche.

— Qui vous envoie ?

— Mon général.

— Il se nomme ?

— Franz de Wesseleny, commandant les Impériaux à Filek.

En entendant ce nom, jadis si cher, Marie Scetzi tressaillit imperceptiblement. Mais elle se domina aussitôt et sembla, après comme avant, l’image d’une impassible divinité.

— Et que désire-t-il ? fit-elle avec hauteur.

— Très haute dame, vous devez savoir que les généraux de Racoczy sont vaincus, que tout renfort vous est coupé. En conséquence, mon général vous somme de vous rendre.

Marie l’interrompit avec colère :

— Pas un mot de reddition ! Pour cette fois, je vous fais grâce et vous laisse repartir sain et sauf. Mais, malheur à vous, ou à tout autre qui oserait me lancer un tel affront à la figure. Sortez.

L’impérieuse femme désigna la porte, du doigt. Benjo s’inclina en silence et revint porter à Wesseleny l’insolente réponse. Wesseleny tapa du pied, en un accès d’impuissante fureur.

— Est-elle aussi belle qu’on le dit ? demanda-t-il au bout d’un instant.

— Une déesse ! s’écria l’officier, une femme qui mériterait que l’homme le meilleur se prosternât devant elle dans la poussière.

— Assez, murmura le chef. Allez !

Il prit ses mesures pour donner l’assaut. Pendant toute la nuit, on construisit des remblais, on traîna des canons et, quand le jour vint, tous les feux de l’artillerie tonnèrent à la fois contre la ville, qui ne demeura pas en retard pour la réponse. Au soir, on arrêta la canonnade. Çà et là, les fortifications paraissaient avoir été fortement endommagées, mais la citadelle, elle-même portait à peine quelques légères traces des boulets qui s’étaient aplatis contre ses murs. En dérision, des femmes vinrent avec des balais épousseter les endroits que les projectiles avaient touchés.

Au comble de l’exaspération, Wesseleny se décida à attaquer la forteresse la nuit même, du côté où elle semblait la plus abordable.

Déjà ses soldats avaient escaladé les premiers renforts, lorsque Marie parut au milieu des combattants. On entendait, au loin, sa voix claire donnant des ordres, on voyait briller son casque et son épée. En peu d’instants, la fortune changea, et Wesseleny vit ses troupes reculer ; il vit le dernier de ses soldats précipité du haut des remparts, de la main même de la belliqueuse Vénus, et lui, le héros de tant de batailles, obligé de céder la victoire à une femme.

Pendant plusieurs jours, les armes se reposèrent. Puis, Wesseleny fit à nouveau tonner ses canons, tout en essayant de lasser les assiégés par des assauts partiels et de feintes attaques.

À la faveur de la nuit, une troupe d’élite s’approcha des remparts et lança dans la ville investie, une flèche à laquelle était fixée une lettre promettant de fortes récompenses aux personnes qui prêteraient la main à une surprise de Murany.

Un condottière siebenburgeois se laissa tenter. Il dissimula le billet dans sa veste, puis le montra à un camarade qu’il gagna à l’entreprise. La nuit suivante, l’un des deux quitta la ville et entra en pourparlers avec le général. Mais lorsqu’il revint, tout avait été découvert. Les deux traîtres furent saisis et amenés devant la châtelaine, qui prononça leur sentence.

C’était la mort.

En vain, les coupables tombèrent aux pieds de Marie, il ne leur fut point accordé de pardon.

Le lendemain matin, une flèche tombée dans le camp des Impériaux, leur apportait un message de la guerrière, ainsi conçu :

« Ce que la valeur n’a pu obtenir, la ruse l’a tenté en vain. En attendant Marie Scetzi sait récompenser les amis que Wesseleny s’est faits parmi les assiégés, en leur accordant l’élévation qu’ils méritent. »

Une heure après, les deux Siebenburgeois pendaient aux créneaux de la terrible forteresse.

Le siège de Murany durait depuis plusieurs semaines. Wesseleny et ses troupes épuisaient leur courage, leur force et leur imagination contre les invincibles murailles, sans aucun espoir de succès. Le malheureux chef se retira sous sa tente en grondant, et défendit, sous peine de mort, qu’on vînt le déranger. Demeuré seul, il se jeta sur sa couche en versant des larmes de rage.

Pendant plusieurs jours, personne n’osa troubler sa retraite. Mais, un beau matin, son vieux serviteur Stéphane, bravant la colère de son maître, se présenta devant lui.

— Comment oses-tu ? s’écria celui-ci. Ne connais-tu pas ma défense, vieil imbécile ?

— Je la connais fort bien, Excellence, répondit le vieux serviteur, mais c’est pour une affaire qui ne souffre point de retard. Une estafette du commandant Barcocz demande à vous parler.

Wesseleny se leva et commanda de faire entrer. Le message qu’apportait l’estafette tomba sur Wesseleny comme un coup de massue et acheva de le terrasser.

Le Suédois Torstensohn avait refoulé Barkas et se trouvait devant Brunn. Goetz rappelé par Pouschaim, se rendait avec son corps d’armée, en marches forcées, au secours de Barkas. En conséquence, Pouschaim se voyait obligé de céder la place à Kemeny et Racoczy, et venait en personne faire lever le siège de Murany.

Wesseleny congédia le messager et s’enferma à nouveau, non pour s’abandonner à son chagrin, mais pour réfléchir et prendre une décision, en vue d’agir le plus promptement possible. Il arpentait sa tente à grands pas.

Soudain, il s’arrêta et fit venir son fidèle Benjo.

Sa résolution était prise et devait recevoir une exécution immédiate.

Peu d’instants après, un héraut des Impériaux arrivait, au galop de son cheval, devant la ville assiégée, demandant, au nom de Wesseleny, un entretien avec l’héroïne de Murany pour l’un de ses officiers, et l’armistice pendant la durée des pourparlers.

Marie Scetzi consentit, et le héraut revint avec la réponse attendue.

Aussitôt les canons se turent, les arquebuses firent silence et il régna un profond silence.

La visière baissée, le drapeau blanc à la main, un parlementaire quitta le camp des assiégeants. Devant le rempart extérieur, il descendit de son cheval, qu’il remit aux mains d’un soldat de la garnison. Deux officiers le prirent entre eux et le firent pénétrer dans la ville par une petite porte.

La Vénus de Murany l’attendait, entourée de ses officiers, au haut des remparts. Bien qu’elle se sût victorieuse, l’audacieuse femme se sentit prise d’un pressentiment qu’elle ne pouvait s’expliquer, moitié joyeux et moitié angoissant. Son cœur se mit à battre violemment, et quand le parlementaire s’inclina devant elle avec respect, un frisson la parcourut tout entière. Il leva sa visière, elle réprima un cri. C’était Wesseleny lui-même, dans toute la force et la beauté de sa jeunesse, et dont les yeux, interrogateurs et ravis, se posaient sur elle.

Tous deux se turent un instant, en proie à une puissante émotion. Wesseleny se ressaisit le premier et demanda à être écouté.

— Cela vous est accordé, répondit Marie dont la voix tremblait légèrement, mais, pas un mot de reddition, sinon je me verrais forcée de reprendre ma parole et de vous punir de mort, et cela me ferait de la peine.

— Vraiment ? murmura Wesseleny.

— Venons au fait, reprit la guerrière.

— Ce n’est pas de reddition que je vous parlerai, mais de l’abandon d’une vieille inimitié, de fraternité et de l’union sincère de tous les amis de notre malheureuse patrie, contre le tyran et l’oppresseur, l’ennemi commun.

— Et ce serait ? interrompit Marie avec vivacité.

— Le Turc, répondit Wesseleny.

— Vous avez raison, repartit la jeune femme. Son joug nous pèse lourdement à tous. Mais il n’est pas seul à combattre notre foi, notre liberté. Vous parlez d’opprimés ? C’est nous qui le sommes, nous, les défenseurs des antiques libertés de la Hongrie et de la foi évangélique. Notre plus dangereux oppresseur est à Vienne. C’est votre roi, votre empereur. Ce qui nous attend sous sa domination est cela même dont nous menace le Croissant : l’esclavage ! Or, nous préférons la mort à la servitude, et c’est pourquoi il ne peut être question d’alliance entre nous.

— Toujours les mêmes plaintes, les mêmes préjugés, reprit Wesseleny après une courte pause. Les ennemis de l’empereur, les Suédois et le prince de Siebenburgen vous exploitent à leur profit, à leur avantage. Dieu sait, en tous cas, que ce n’est pas pour celui de notre malheureux pays ! Notre antique Constitution ne nous offre-t-elle pas un abri contre les empiètements éventuels d’un souverain ? Notre Parlement ne nous donne-t-il pas le moyen pacifique et légal d’aplanir les difficultés et de régler les différends entre particuliers, comme avec la couronne ? N’est-ce pas un sacrilège envers une nation comme la nôtre que de recourir aux armes pour la moindre vétille ? Et ne serait-il pas temps de faire enfin la paix ? N’y a-t-il pas assez de sang répandu en guerres civiles ? Vous vous imaginez servir votre pays et votre foi ? Vous servez l’ambition aveugle de Racoczy qui, d’une part, se révolte contre son roi légitime et, de l’autre, courbe l’échine sous le talon du sultan, vous servez les Suédois qui, sous prétexte de protéger la foi évangélique…

— Arrêtez ! s’écria Marie. Je pourrais dire, avec plus de raison, à vous et au général Wesseleny, qu’ils servent le despotisme de l’Église et de l’Empereur, les prétentions du pape et les intrigues des Jésuites. Nous combattons pour la liberté des suffrages et de la foi, et tous ceux qui, pour ce combat, nous apportent leurs armes, sont les bienvenus. Vous en voulez aux Suédois et à Racoczy, parce que, sans eux, nous ne pourrions vous résister. Vous me faites penser à la fable du loup conseillant aux brebis de se défaire de leur chien, afin de pouvoir les dévorer tout à leur aise. Mais, assez sur ce sujet. Ce n’est pas nous qui avons troublé la paix, mais ceux qui ont osé porter atteinte à nos libertés. Je plains votre maître, le vaillant Wesseleny, de prêter son bras à une aussi mauvaise cause, et cela me paraît un juste châtiment de la Providence qu’il doive perdre ici, devant une petite forteresse et de la main d’une femme, la gloire des lauriers conquis sur les champs de bataille.

Wesseleny voulut reprendre la parole. Marie coupa court à l’entretien. Alors, tirant de son pourpoint un papier scellé, il le lui tendit.

— Que contient cet écrit ? demanda la châtelaine.

— C’est l’ultimatum de mon général. Il vous prie de le prendre en considération et d’y répondre aussi promptement que possible.

Avec ces mots, il prit congé, monta en selle et revint à son camp.

Marie Scetzi avait compris que le pli était pour elle seule. En conséquence, elle attendit d’être dans sa chambre à coucher, pour en rompre le sceau. La feuille trembla dans sa main, tandis qu’elle lut :

« Un destin étrange me force à vous combattre, vous que je vénère et idolâtre de toute mon âme. Mon vœu le plus ardent est de vous gagner, ô reine des femmes ! à ma cause, qui est celle de ma patrie et de la justice. Je vous offre tout ce dont je dispose, avec mon cœur et ma main. Faites-moi connaître sur-le-champ si vous ne me jugez pas indigne de vous.

« Votre fidèle serviteur,
« Franz von Wesseleny. »

Marie demeura un instant comme pétrifiée d’étonnement. Puis l’éclair d’une résolution subite passa sur son visage et elle se leva pour répondre au message.

Une heure ne s’était pas encore écoulée, qu’un homme de confiance portait au général de l’Empereur la décision de la châtelaine de Murany. Wesseleny rompit le cachet avec la fièvre de la passion. Il lut :

« Mon noble ennemi et prétendant,

« Si vous voulez sérieusement une réponse à votre proposition, venez la chercher vous-même. Si vos intentions sont loyales et votre courage tant vanté, réel, vous trouverez, à minuit, du côté nord de la forteresse, une fenêtre éclairée et une échelle de cordes pour l’atteindre. Ce chemin n’est ouvert qu’à vous. Malheur à tout autre qui poserait le pied sur le premier échelon.

« Marie Scetzi. »

Wesseleny eut à soutenir un long et pénible combat. Son âme audacieuse, son cœur passionné, le poussaient à tenter l’aventure ; mais la raison, plus encore que le devoir, le dissuadait. Avait-il le droit, lui général, à qui une mission si importante, la vie de tant de braves, étaient confiées, de se livrer aux caprices d’une femme ? Et si le cœur de la guerrière était cuirassé de fer comme sa poitrine ? Si elle l’attirait dans un piège pour se venger de l’homme, aimé jadis, et aujourd’hui haï à un degré égal ?

— Non, lui criait une voix, Marie est incapable d’une trahison aussi vile. D’ailleurs, si elle ne l’aimait plus, que lui importait la vie ? Maintenant qu’il l’avait revue, qu’il s’était enivré de sa beauté et pénétré de la noblesse de son être, l’existence loin d’elle lui paraissait sans valeur.

Dix heures sonnaient à la tour de Murany. Wesseleny appela son fidèle Benjo, lui communiqua la lettre et, non sans hésitation, lui révéla son intention de se rendre à l’appel.

En vain, Benjo le supplia de ne pas se confier à une femme qu’un fanatisme politique et religieux rendait capable de tout. En vain rappela-t-il à son chef les responsabilités qui pesaient sur lui, Wesseleny n’était pas homme à changer sa décision.

— Plutôt que de m’en retourner, vaincu et ridiculisé, de Murany, je préfère jouer la partie. Je veux, d’un seul coup, conquérir la plus belle des femmes et la plus imprenable des forteresses, ou y perdre ma tête.

Wesseleny remit au fidèle, en cas d’insuccès, le commandement de ses troupes, et prit toutes les dispositions utiles. Une dernière fois, il s’assura que tout était en ordre dans le camp, que les sentinelles veillaient, et fit, à son remplaçant, de courts mais affectueux adieux.

Le premier coup de minuit sonnait quand il posa le pied sur l’échelle de cordes et s’élança d’un pas rapide dans le vide, jusqu’à la fenêtre qu’il enjamba.

Il mit le pied dans une petite chambre qu’éclairait d’un jour douteux, une lampe rougeâtre. Pendant quelques instants, tout demeura dans le silence. Tout à coup, des hommes masqués se précipitèrent sur Wesseleny et le cernèrent.

— Trahison ! cria-t-il.

Au même moment, il était empoigné par le dos et, jeté à terre, malgré sa résistance.

En un clin d’œil, son épée et son poignard lui furent arrachés des mains.

Wesseleny grinçait des dents.

— Misérables !

— Silence ! commanda le chef de la bande, sinon vous serez bâillonné et garrotté.

Wesseleny se tut, en proie à un désespoir fou. Les masques le conduisirent le long d’un couloir et lui firent descendre les marches d’un escalier, jusqu’à un cachot obscur où on le laissa, après lui avoir intimé l’ordre de se tenir tranquille.

La lourde porte tourna sur ses gonds. Il était prisonnier.

D’épaisses ténèbres enveloppaient la malheureuse dupe qui, se prenant le visage dans les mains, se jeta à terre en maudissant le fol amour qui l’avait perdu.

Au bout d’un moment, une lucarne grillée s’entr’ouvrit et une voix se fit entendre.

— Marie Scetzi, la suzeraine de Murany, vous offre la liberté et, de plus, son cœur et sa main, si vous consentez à abandonner Ferdinand et à prêter serment au drapeau de Racoczy. En cas de refus, la mort par la hache du bourreau sera votre partage et votre armée, privée de chef, vouée à une perte certaine. On vous accorde une heure de réflexion.

Wesseleny écouta le tentateur, sans faire un mouvement. Quand la voix se fut tue et que la fenêtre eut été refermée, il se releva et se mit à réfléchir. Lui, le héros que chantait le peuple, le capitaine à qui son empereur et son général avaient confié une mission importante, s’était fourvoyé, comme un étudiant amoureux, dans une aventure galante, et il se trouvait là, prisonnier d’une femme ! Sa gloire était évanouie, ses lauriers, effeuillés, sous la main capricieuse de la cruelle Vénus de Murany.

Des larmes de douleur et de rage jaillirent de ses yeux ; mais son cœur n’hésita pas un instant. L’image de la séductrice se présentait en vain à ses regards, il ne songeait qu’à son devoir, à son serment.

L’heure s’écoula.

Des pas lourds se firent entendre, descendant les marches. La porte s’ouvrit. Des hommes armés remplirent le cachot. Une heure sonnait au beffroi.

Un homme s’avança, le même qui avait parlé à travers la fenêtre grillée.

— Je viens, noble Seigneur, prendre votre réponse.

— Je suis venu ici, répondit Wesseleny, confiant en la parole et en la noblesse d’une femme qui me semblait être la couronne de son sexe. Sans exemple, fut ma confiance, sans exemple, est sa trahison ! Actuellement, ma fidélité doit lui paraître naïve et folle, et même risible. Quoi qu’il en soit, je n’achèterai point sa main par une lâcheté. Dites-lui que je l’aime, que je l’aimais encore au moment où ma tête est tombée sur son ordre. Portez-lui mon adieu… et mon pardon.

— C’est votre dernier mot ? fit l’homme masqué.

— Oui !

— Alors, préparez-vous à mourir.

Le groupe des soldats se partagea et le bourreau parut, la hache étincelante à la main, tandis que ses valets roulaient le bloc funèbre au milieu du cachot.

Wesseleny fit une courte prière, se laissa bander les yeux et s’agenouilla.

— Réfléchissez ! Je vous le demande une fois encore : voulez-vous passer à Racoczy ou mourir ?

— Mourir ! dit Wesseleny en posant sa tête sur le billot.

Il s’attendait à recevoir le coup mortel ; mais un bras tiède et moëlleux entoura son cou, tandis qu’une voix bien connue résonnait à son oreille :

— Tu vivras, noble héros, pour ta patrie et pour moi.

Wesseleny arracha le bandeau et vit devant lui, Marie, belle d’une beauté surnaturelle, vêtue, non plus du casque et du harnois, mais d’une robe nuptiale de soie blanche bordée d’hermine, sur ses tresses blondes un diadème chatoyant.

— Marie, ma bien-aimée ! balbutia-t-il enivré, passant, en un instant, des affres de la mort à la plus radieuse vie.

— Ta femme, corrigea-t-elle, ta femme, qui n’a jamais aimé que toi, et qui, disposant librement d’elle-même, te donne son cœur, sa main, sa fortune et son inexpugnable forteresse.

— Comment ai-je mérité cela de toi, la victorieuse ?

— Non, c’est toi le vainqueur, et elle l’enlaça d’une étreinte de feu. Une cause pour laquelle un homme tel que toi est prêt à sacrifier sa liberté, sa vie et jusqu’à son amour, ne peut être qu’une cause juste. Je suis tienne à jamais.

Il fallut user de prudence, car les soldats de Racoczy occupaient la forteresse sous les ordres du beau-frère de Marie ; mais la ruse de la femme vint à bout de toutes les difficultés.

La Vénus de Murany, transformée en Circé, versa à la garnison un vin mêlé de narcotique. Bientôt les vaillants Siebenburgeois tombaient sous leurs bancs, et ronflaient ou rêvaient tout haut.

Wesseleny retourna à son camp par le chemin qu’il avait pris en venant, réveilla ses soldats et escalada, avec les plus dévoués, les remparts de la citadelle.

Illehazy et ses soldats, surpris dans leur sommeil, furent tous faits prisonniers.

Quand les premiers rayons du soleil dorèrent les créneaux, les toits et les murailles de Murany, Marie et Wesseleny se trouvaient dans la chapelle du château et recevaient la bénédiction nuptiale.

Sur la prière de sa femme, Wesseleny laissa partir Illehazy et ses soldats.

La prise de Murany fit une impression colossale dans tout le pays. Les circonstances qui l’avaient accompagnée frappèrent l’imagination du peuple et des poètes. Des chansons populaires, relatant l’histoire, volèrent de bouche en bouche, et un écrivain contemporain composa un poème en plusieurs chants ayant pour titre La Vénus de Murany, à la gloire des deux héros. Wesseleny reçut de l’empereur le titre de comte et la charge de gouverneur de la Haute-Hongrie. Plus tard, il fut élu Paladin au Parlement de son pays.




HEMELNIZKI LE COSAQUE
(1648)

HEMELNIZKI LE COSAQUE

(1648)

« La douceur sied à la femme,
À l’homme, la vengeance ! »
Mirza Schaffi.

C’était en l’an 1648. En Allemagne, la guerre de trente ans touchait à sa fin. En Orient, la lutte entre Polonais et Russes, pour la domination du monde slave, avait commencé. Un hiver très rigoureux avait sévèrement éprouvé les campagnes petites-russiennes, entourant les rares villages et les fermes seigneuriales d’un rempart de neige.

Les habitants d’Hemelin étaient, eux aussi, terrés comme des blaireaux. Les huttes construites avec des branches de bouleaux mêlées d’argile et couvertes de chaume, du misérable petit hameau, se serraient autour de la seigneurie, de l’église et de l’auberge. La première se distinguait des demeures des paysans, par sa charpente en bois, couverte en bois et crépie intérieurement et extérieurement à la chaux, de même que les granges, les écuries et les étables, le tout, entouré d’une haie imposante.

L’église, aussi, était en bois, avec ses trois tours grecques et le petit presbytère se collant à elle. En face l’église, l’auberge rivalisait de luxe et de confort avec la seigneurie.

Le soir tombait. Le ciel était clair et scintillant d’innombrables étoiles, l’air, tranquille. Un silence profond régnait dans le village et sur l’immense plaine de neige, d’où émergeaient quelques saules rabougris et, à l’horizon, les bandes obscures des petits bois de sapins. Ce silence n’était que rarement interrompu par l’appel rauque d’un corbeau ou l’aboiement d’un chien.

Les spectres tristes des paysans glissaient sans bruit, vêtus de toile, plus rarement couverts de peaux de bêtes, sur leurs souliers de feutre, jusqu’à l’auberge où une sordide petite servante juive leur versait l’eau-de-vie empoisonnée, tandis que l’aubergiste paresseux, enveloppé d’une longue pelisse en renard, se tenait adossé au rond poêle en grès, et que sa belle jeune femme, assise au comptoir, vêtue d’une confortable jaquette doublée de peau d’Iltis, donnait le sein à un enfant et promenait son noir regard du plafond aux dalles recouvertes de nattes, et de celles-ci aux paysans frileux et tremblants, qui se frottaient activement les mains et frappaient leurs deux pieds alternativement contre le sol.

Le juif Chaim Pintchew et sa jeune femme pouvaient jeter un regard de dédain non seulement sur les paysans petits-russiens grelottants et affamés, mais sur le seigneur lui-même, dont l’aisance, voire la simple existence, dépendait d’une bonne récolte. Son bien-être à lui, Pintchew, reposait sur des assises solides ! Le juif possédait en fermage tout ce qui à Hemlin et dans les environs, pouvait être pris à ferme.

Le gouvernement polonais d’alors, le roi et tous ses fonctionnaires, woiwodes, starostes et castellans, semblaient n’avoir d’autre tâche que de mettre au pillage leurs propres nationaux et, en particulier, le peuple petit-russien appartenant à l’Église grecque. Ils avaient élevé ce pillage à la hauteur d’un système bien organisé, tout ce qui était imposable était imposé, et tous les impôts et les droits, jusqu’au droit de justice, affermés aux juifs.

Ainsi Chaim Pintchew était devenu le premier personnage d’Hemelin et, sous le respect apparent qu’il témoignait au seigneur, perçait une pointe d’ironie.

Cependant, Bogdan Hemelnizki n’était pas un homme qui prêtât à rire, passant dans les environs, à Cracovie et à la cour, pour un brave soldat, un homme d’une loyauté et d’une droiture sans exemple.

Les gentilshommes campagnards, les paysans, les fermiers juifs et ses propres domestiques le considéraient avec un respect mêlé de crainte. Sa demeure était remplie de serviteurs et de cosaques ; car, si le seigneur Hemelnizki ne possédait que peu d’écus sonnants, il ne manquait, à la ferme, ni nourriture ni boisson pour hommes et chevaux. En ces temps troublés, la considération d’un homme était en raison du nombre de cosaques qu’il pouvait entretenir. Hemelnizki en comptait cinquante, tous bien armés et bien montés. Ils s’exerçaient journellement au maniement de leurs armes, galopant sur de petits chevaux fringants, et, le soir venu, se couchaient dans la paille auprès de leurs montures, ou bien, assis dans l’auberge, buvaient de l’eau-de-vie ou chantaient des refrains tristes et lents.

Ce soir, profitant de l’absence du maître, ils s’étaient rassemblés dans la longue salle de la seigneurie où les domestiques avaient coutume de prendre leurs repas, et devisaient avec les gens de la maison et quelques paysans du village, sur la persécution de la foi et les exactions des gentilshommes polonais et des fermiers juifs.

— Une maison à soi, quelque petite qu’elle puisse être, vaut mieux qu’une plus grande qu’on partage avec autrui, se lamenta un vieux cultivateur au front chauve et à la longue moustache blanche. Nous étions plus heureux quand nous n’étions pas chez des Polonais.

— Pour sûr que cela allait mieux, repartit une belle vieillarde, bien soignée dans sa jupe en toile multicolore et sa courte jaquette de peau de mouton.

C’était Barbara, la nourrice du seigneur, actuellement chargée de la surveillance de la boulangerie.

— Que Dieu nous soit propice, si cela continue. Déjà, l’on traite le paysan comme du bétail, oui, et pis encore. Et comment tient-on les contrats ? comment respecte-t-on les droits de notre Église ?

— Oui, nous pouvons nous étonner, nous Grecs petits-russiens et cosaques, qu’ils ne nous aient pas encore imposé l’eau, le feu et l’air. Ne payons-nous pas déjà des droits de baptême, de chasse, de pêche et jusqu’au droit de justice ?

— Et tout cela est affermé aux juifs, qui se prélassent dans de confortables fourrures, tandis que nous tremblons de froid, s’écria un paysan en crachant avec fureur.

— Chaque dimanche, on nous marchande les clés de l’église, si nous voulons entendre la messe, compléta un jeune cosaque.

— On devrait se plaindre au roi, suggérèrent plusieurs voix.

— Quoi ! à ce gros débauché, qui ne s’occupe que de femmes, de chasse et de vin de Tokai ? s’écria le portier, qui jouissait de la faveur du maître.

— Eh bien, qu’on aille chez le staroste, opina un cosaque.

Le portier partit d’un formidable éclat de rire.

— Notre staroste de Tschérin ? C’est le pire de tous, brutal, violent et sans pitié comme un Tartare. Un vrai Turc !

— Cela ne peut pas continuer ainsi, fit, à voix basse, un cosaque arrivé depuis peu de l’Ukraine. Cela bout, croyez ce que je vous dis, vous verrez quelque chose. Nous autres cosaques n’avons d’autres devoirs envers les Polonais, que de défendre leurs frontières contre les Tartares et les Turcs. Nous avons toujours été un peuple libre, et nous le resterons, si Dieu le permet. Ces impôts qu’on exige de nous sans aucun droit, font mûrir le fruit. Faites attention ! de grands événements se préparent. On a vu, il y a quelques jours, une épée flamboyante au ciel, dans la direction de l’Ukraine.

— Ce que vous dites ! murmura la vieille.

— C’est exact, moi aussi, je l’ai vu, confirma un paysan.

— Notre pauvre peuple n’a, de toutes façons, que la vie à perdre, ajouta un autre, et quand les cosaques viendront, tout le pays ira à eux.

— Contre les Polonais, il n’y a de remède que la guerre, opina le portier.

— Il n’y en a qu’un qui pourrait nous venir en aide, fit la nourrice après quelques instants de réflexion. Un seul !

— Qui cela ? questionnèrent plusieurs voix ensemble.

— Notre maître.

— Oui, celui-là, murmura-t-on de tous les côtés.

— Celui-là, reprit le portier avec un sourire, a autre chose en tête. Croyez-vous qu’il ait pris une jeune et belle femme, pour s’arracher de ses bras et partir en guerre après un mois ?

— Pourvu que les choses aillent bien à la maison, grommela la vieille servante. Notre maître a dépassé la quarantaine — je le sais bien, moi qui l’ai élevé, — le fils de sa première femme est déjà grand, et il prend chez lui une femme de vingt ans à peine, et donne à son fils une belle-mère plus jeune que lui ! Que Dieu le préserve de malheur !

La vieille se tut. Les autres poursuivirent l’entretien à voix basse, car on attendait le maître, qui pouvait revenir de chasse à tout moment.

Pendant ce temps, Lidwine, sa jeune épouse, se tenait dans la chaude salle du château, occupée à filer.

Comme toute la seigneurie, cette pièce était d’une installation à la fois rustique et martiale, confortable mais dépourvue de tout luxe.

Le plafond en caissons et les murailles à panneaux étaient en bois de chêne ; les armoires, tables et sièges, en bois blanc décoré de fleurs peintes. Dans les panneaux, pendaient quelques saintes images, un grand crucifix devant lequel brûlait une lampe, des cuirasses, des cottes de maille, des haches de combat, des sabres courbes, de petits boucliers ronds et des lances, une paire de pistolets et deux énormes arquebuses, des bois de cerfs, des peaux de bêtes, des cornes pour boire et des trophées turcs.

Le côté le plus long était occupé par le manteau d’une gigantesque cheminée de pierre. C’est là que se tenait la châtelaine, les pieds posés sur une éclatante peau d’ours.

Le reflet des flammes se jouait autour de son noble et charmant visage, à qui un nez aquilin et une bouche aux lèvres bien arquées, d’un rouge vif, donnaient une expression à la fois volontaire et finement sensuelle.

Sa taille moyenne, de forme élancée, était mise en valeur par le costume national épousant étroitement les formes, et dont la jupe de laine bleue n’atteignant que les chevilles, découvrait les pieds mignons, chaussés de hautes bottines en maroquin rouge. La kasabaïka de cuir bistre doublé d’une peau d’agneau noir, enveloppait le buste et, sous le fichu de soie rouge qui entourait la tête comme un turban, la soyeuse chevelure châtain clair s’échappait, caressant les tempes et retombant en larges nattes le long du dos.

Une grande chatte, d’un blanc de lait, était accroupie sur le dossier du fauteuil de sa maîtresse et, les yeux fermés, ronronnait confortablement. À part ce ronronnement et le pétillement du feu, aucun bruit n’était perceptible. La jeune femme était absorbée dans le mouvement de son fuseau, ses grands yeux bleus, vides de pensées.

Tout à coup, des pas résonnèrent dans le couloir longeant la salle.

Lidwine prêta l’oreille, puis se dressa et d’un bond à la fois sauvage et gracieux, rejoignit les deux hommes qui paraissaient sur le seuil. Le chat, fuyant devant les grands danois qui précédaient leurs maîtres, avait sauté sur le rebord de la cheminée et suivait, avec une apparente tranquillité, les aboiements de ses ennemis naturels.

Les deux hommes étaient Bogdan Hemelnizki et son fils Jan.

Hemelnizki, de taille élevée, aux muscles d’acier, au visage allongé brûlé par les intempéries, à la moustache foncée, à la chevelure abondante et brune, aux yeux profonds mais vifs et étincelants, pouvait passer pour le frère aîné de son fils. Ses mouvements, malgré leur distinction, étaient rapides et remarquablement élastiques. Le trait frappant de sa physionomie était une expression de loyauté et de franchise, unie à de la bonhomie. Avec une indicible tendresse, son regard se posa sur celui de la jeune femme, qu’il attira sur sa poitrine et couvrit de baisers.

Son fils Jan, un vigoureux garçon de 22 ans, était le portrait accompli de sa défunte mère : la peau blanche, les joues colorées, les yeux clairs et rieurs, les cheveux blonds.

— Nous avons eu de la chance, dit enfin le seigneur d’Hemelin. Voici notre butin.

Trois paysans entraient à ce moment, portant sur un bâton le corps d’un gigantesque ours brun.

Sur un signe du maître, ils le déposèrent aux pieds de leur maîtresse.

Lidwine recula effrayée. Jetant les bras autour du cou de son mari, comme pour lui demander protection, elle toucha du bout de son pied le formidable animal.

— N’aie pas peur, la tranquillisa Hemelnizki.

— Je pense au danger que tu as couru, repartit la jeune femme. C’est cela qui me fait trembler, rien que cela.

— Cette fois, tu t’es inquiétée sans raison. Quand le gaillard s’est dirigé sur moi, je l’interpellai. Alors il se dressa sur ses jambes de derrière, Jan s’apprêtait à me venir en aide, mais déjà je lui enfonçais ma pique dans le cœur. Ce fut l’affaire d’un clin d’œil. Tu as maintenant la couverture promise pour ton traîneau.

Les hommes s’assirent à la rustique table couverte de toile fine, et prirent leur souper composé de sarrazin grillé et de viande fumée, arrosés de vin de Hongrie servi dans des verres à anses qu’un juif avait rapportés de la foire de Dantzig.

Hemelnizki causait d’abondance. Jan restait silencieux, rentré en lui-même, ne faisant même pas attention aux chiens qui appuyaient affectueusement leurs grosses têtes sur ses genoux.

Enfin le père se leva pour aller prendre du repos.

Lidwine le suivit et revint quelques instants après, éteindre la lampe devant le crucifié.

Elle trouva Jan toujours dans la même position, appuyé sur ses mains et le regard fixe.

S’approchant de lui, elle posa sa main sur son épaule.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle avec sollicitude.

Jan secoua la tête.

— Tu semblais si gai, si plein de vie, lorsque je suis venue dans la maison, et maintenant…

— Oui, oui, murmura-t-il, lorsque tu es venue…

— Comment ?

La jeune femme effrayée, recula d’un pas.

Il était trop tard, Jan était tombé à genoux, lui baisant les mains, les pieds, le bord de la jupe, et pleurant.

Lidwine se pencha vers lui. Ses lèvres effleurèrent d’un souffle de pitié son front, puis elle disparut comme une biche effarouchée.

Le lendemain matin, — c’était un dimanche — Chaim Pintchew parut à la seigneurie, en talar noir, le haut bonnet de fourrure sous le bras, s’informant en termes affectueux, de très haut et très puissant seigneur et de très haute et très puissante dame ; mais, en réalité, pour se livrer à son trafic habituel avec les clés de l’église.

Mais, ni Hemelnizki ni sa femme ne firent mine de les réclamer.

— Belle journée ! commença le juif. Notre châtelaine aura une belle promenade jusqu’à l’église.

— Mon cher, répondit Hemelnizki, les temps sont durs, les groschen se font rares ; alors il faut voir à s’arranger avec Dieu, sans église.

— Mais, très bienveillant et très puissant Seigneur, s’écria, effrayé, le juif qui s’était promis ce jour-là d’augmenter encore la taxe, — que dira-t-on à Hemelin si l’on n’y va plus dire la messe et si la parole de Dieu n’y retentit plus, éloquente et forte, du haut de la chaire ? Votre Grâce se plaît à rire.

— Bogdan Hemelnizki ne s’est jamais demandé ce qu’on dira. Il a toujours agi d’après son propre jugement, et la suite a prouvé que c’était bien.

Le juif secoua ses petites boucles, luisantes de graisse.

— Alors que donnera Sa Seigneurie ? fit-il avec une douloureuse grimace et en tirant à moitié les clés de sa poche.

— Pas un groschen.

— Donnerez-vous un thaler ?

— Tu n’y penses pas.

— Alors que donnerez-vous ? reprit le juif avec vivacité.

— Tu veux marchander avec moi ? J’ai dit que je ne donnerai pas un groschen. Je te l’ai dit et je m’y tiens. Tu me connais. Je ne fais pas l’usure avec mes paroles. Tu peux t’en aller.

Le juif haussa les épaules et sortit.

— Mon père, commença Jan qui, appuyé à la cheminée, avait gardé le silence, si tu permets, je partirai pour la guerre.

— Quelle guerre ?

— Celle contre les Tartares et les Turcs.

— Quelle folie as-tu en tête ? Tu veux jeter ton sang pour une patrie qui t’a vendu aux juifs ?

— Je n’aime pas les Polonais plus que toi…

— Un demi-thaler, cria tout à coup le juif, en montrant sa tête à travers l’entrebâillement de la porte.

— Pas un groschen ai-je dit, répliqua le Seigneur d’Hemelin, puis se tournant vers son fils : Alors, pourquoi veux-tu partir ?

— Parce que, balbutia Jan en jetant un regard désespéré sur sa belle-mère, parce que je ne puis plus rester ici.

— Et pourquoi ? interrogea Hemelnizki d’un ton grave.

À ce moment, le juif rentra dans la salle, posa les clés sur la table, et s’enfuit en courant.

— Qui t’empêche ? qui te gêne ? redemanda le père, soucieux.

Lidwine se leva brusquement et quitta la chambre sans bruit.

— Tu n’as pas confiance en moi, continua le père en se rapprochant de son fils.

— Je me meurs ici, fit celui-ci avec éclat, car…

— Car ? reprit le père affectueusement.

— Car… ce n’est pas ma faute, murmura Jan, j’aime ma mère.

Hemelnizki attira son fils contre sa poitrine et ils s’embrassèrent longuement.

— C’est un malheur, fit Hemelnizki, mais pour cela, tu n’as besoin ni de mourir ni de partir en guerre.

Son fils s’arracha de l’étreinte, sortit précipitamment, monta à cheval et partit au galop.

Hemelnizki envoya les clés au curé et alla s’habiller pour la messe. La sonnerie des cloches invita les fidèles à se rendre à l’office. De tous les côtés, les campagnards arrivèrent en foule et remplirent l’église.

Bientôt Hemelnizki parut en kontousch — tunique polonaise à larges manches fendues — sur sa tête, le bonnet carré des Tartares, coiffure que la noblesse polonaise d’alors avait universellement adoptée, la karabelle, sabre courbe, au côté. Il donnait le bras à sa femme vêtue de sa plus belle robe, en satin rouge bordé de martre, derrière eux, les cosaques et les domestiques.

La messe était suivie de sermon.

Avant qu’il n’eût pris fin, Jan revenait sur son cheval couvert d’écume, accompagné d’un paysan. Ils s’arrêtèrent devant l’église et demandèrent à parler à Hemelnizki.

— On ne doit pas interrompre l’office divin, répondit le seigneur d’Hemelin.

Le prêtre qui avait remarqué le mouvement, se hâta de finir.

Quand Hemelnizki, sa femme au bras, sortit de l’église, suivi des cosaques et de ses domestiques, Jan, pâle et tremblant d’indignation, cria :

— À cheval ! le staroste de Tschérin a envahi Bobrowka, chassé nos gens et s’est emparé du domaine.

Hemelnizki tourmenta nerveusement sa moustache et donna ordre de seller son cheval.

— En selle, compagnon, aux armes ! cria Jan aux cosaques qui répondirent par un joyeux Hourrah !

— Non pas, repartit Hemelnizki, je pars seul avec toi.

— Et que pouvons-nous à deux ? demanda Jan étonné.

— Un homme seul, avec son bon droit, vaut mieux que toute une armée sans celui-ci, repartit le seigneur de Hemelin. Je ne songe pas à employer la force, je ne veux que ce qui m’appartient devant Dieu et les hommes, dès lors, qu’ai-je besoin d’armes et de cosaques ?

— Que pourront tes raisons contre des violences ? s’écria le jeune homme ; le staroste se rira de nous.

— Il ne rira pas, assura Hemelnizki.

Son fougueux cheval d’Ukraine avait été avancé. Hemelnizki monta en selle, souleva son bonnet et partit au galop. Son fils seul le suivit.

À Bobrowka, ils trouvèrent le staroste, en compagnie de ses nobles amis, attablés à boire, tandis que dans la cave, ses gens étaient fort affairés autour d’un tonneau de vin de Hongrie et à peu près complètement ivres. Personne ne parut remarquer l’arrivée du propriétaire des lieux, ni songer à lui opposer de la résistance.

— Bonjour, messeigneurs, dit Hemelnizki en paraissant soudain au milieu des Polonais. Je vous salue, car, sans être mes invités, vous êtes néanmoins mes hôtes.

Bene dixisti ! s’écria le staroste. Qu’on lui verse un verre de vin. In vino veritas ! Et maintenant, il nous faut considérer que c’est toi notre hôte. Oui, oui, donnez-lui un verre de vin, un verre de son vin !

Le staroste, homme jeune encore, aux cheveux et à la barbe blond pâle et coupés courts, tapa du poing sur la table et éclata en un rire bruyant.

In vino veritas ! répéta Hemelnizki, en s’efforçant de sourire. Vous reconnaissez donc que ce vin est à moi, que cette maison et cette métairie sont mon bien. Je n’en demande pas davantage. Donc, une fois encore : soyez les bienvenus, mes hôtes !

— Je crois qu’il est ivre, fit le staroste en se tournant vers ses amis. Il s’imagine que cette terre de Bobrowka, mon Bobrowka, est à lui !

— Comme tu le vois, cria l’un des gentilshommes à Hemelnizki, c’est nous, maintenant, les propriétaires de Bobrowka.

— Oui… nous… reprit le staroste, moi, moi… Donc si tu ne veux pas de vin, que cherches-tu ici ?

— Mon droit, répondit Hemelnizki.

— Le voici ton droit, repartit le staroste en tapant de la main sur son sabre.

— Plaisantez-vous ou est-ce votre sérieux ? interrogea Hemelnizki avec calme.

— Le staroste a-t-il jamais plaisanté quand il s’emparait d’un bien ? riposta l’un des Polonais.

— Vous êtes donc des brigands, cria Jan.

— Des brigands, qui ? nous ? s’écrièrent tous les Polonais en pâlissant.

— Ils nous attaquent, fit le staroste en dégainant son sabre à moitié. Aux armes !

Mais Hemelnizki lui renfonça le sabre dans le fourreau.

— Je cède à la force, dit-il, mais je proteste hautement contre tes agissements, comme des actes criminels et contraires aux lois, pour lesquels je porterai plainte.

— Auprès de qui ? interrogea le staroste en souriant avec des yeux vitreux.

— Auprès du tribunal.

— Le tribunal, c’est moi, mon très cher, bégaya le staroste.

Il prit un verre et essaya de le porter à ses lèvres, mais il en répandit le contenu sur son kontouch bordé de zibeline.

Hemelnizki ne favorisa l’assemblée d’aucune autre parole. Posant son bonnet sur sa tête, il quitta la salle.

— Je suis le tribunal, cria le staroste en tombant de son siège. Je suis le roi, balbutia-t-il, couché sous la table.

Depuis des mois, Hemelnizki était en procès avec le staroste de Tschérin. Il avait dépensé des sommes considérables et hypothéqué une terre, sans parvenir à aucun résultat.

On ne lui donnait pas tort, mais on ne lui donnait pas raison.

Il espérait encore en l’autorité du roi.

Son fils et sa femme ne partageaient pas cette confiance.

Le premier poussait à des voies de fait, tandis que Lidwine entretenait le projet de profiter de l’absence de son mari qui s’était rendu à la Cour, pour tenter d’obtenir, par voie de conciliation, ce qui lui semblait aussi irréalisable par les armes que par un jugement du tribunal.

Elle comptait plus sur sa jeunesse et sa beauté, que sur le sabre et le vaillant bras de son mari.

Le staroste, au lendemain d’une nuit d’orgie, se trouvait sur le balcon de son palais de pierre, enveloppé d’une longue pelisse de nuit et occupé à railler un juif qu’il avait fait mettre au pilori et que la foule s’amusait à frapper à coups de morceaux de lard et d’os de jambon, lorsqu’un traîneau, attelé de quatre chevaux de l’Ukraine, s’arrêta devant l’entrée. Lidwine rejeta la peau d’ours qui lui servait de couverture, descendit de traîneau et pénétra dans le palais.

Le staroste, sans même s’informer de son nom, donna aussitôt ordre de la recevoir.

Elle était vêtue d’une robe de soie pourpre, d’un kontouch de même nuance bordé de peau de martre, et coiffée d’une toque de martre, ornée d’une plume de vautour.

Quand elle releva son voile, le staroste poussa un cri d’admiration. La jeune femme l’éblouit au point qu’il rougit et s’excusa de la recevoir en négligé du matin. Puis il la pria de s’asseoir.

— Avec qui ai-je l’honneur de parler ? demanda-t-il du ton exquis de la galanterie polonaise.

— Je suis la femme d’Hemelnizki, répondit la visiteuse.

L’embarras du staroste augmenta.

— Et en quoi puis-je vous servir ? fit-il en baissant les yeux.

— Vous nous avez dépouillés d’une terre…

— Vous ? non, contre cela je proteste. Votre époux, je l’avoue ; il y a des circonstances qui… mais nous n’allons pas nous occuper d’affaires, j’imagine. Ce serait un crime, de ma part, en face d’une aussi jolie femme. Permettez-moi de vous faire offrir du thé et des gâteaux…

— Alors vous ne voulez pas m’entendre ? reprit Lidwine.

— Certes, je veux vous entendre, mais pas sur cette affaire.

— C’est pourtant pour cette affaire que je suis ici.

— Oui, je sais tout ce que vous pourriez me dire. Malheureusement, je ne suis pas à même… mais que vous êtes belle !…

Il se rapprocha de Lidwine, à qui le sang monta aux joues.

— Je n’ai donc plus rien à faire ici, fit-elle froidement et se leva.

— … et que vous êtes jeune ! continua le staroste en saisissant sa main, beaucoup trop jeune pour le vieux, je parle d’Hemelnizki.

— C’est de tout mon cœur que je suis l’épouse d’Hemelnizki, s’écria la jeune femme en s’enflammant de colère, et je l’aime précisément parce que c’est un homme et pas un jeune freluquet… excusez-moi…

Elle se dirigea vers la porte.

— Restez, implora le staroste. Je suis prêt à traiter avec vous, à de certaines conditions, mais rien qu’avec vous. La question, pourtant, ne sera pas si facile à résoudre ; il faudra plus que quelques heures et même que quelques jours, et j’espère qu’en vue de la solution désirée, vous daignerez, pour ce temps, accepter l’hospitalité chez moi.

La jeune femme le foudroya d’un regard chargé du plus noble ressentiment féminin, et avant que le staroste se fût rendu compte de ce qui se passait, elle était descendue les marches du perron et montée dans son traîneau, qui disparut.

La même nuit, Hemelin fut attaqué par le staroste et par ses gens. La jeune femme sans défense, fut arrachée de son lit, bâillonnée, enveloppée de fourrures et jetée sur un traîneau, qui repartit en emportant le royal butin. Ce n’est qu’après le départ des ravisseurs, que Jan, rassemblant ses cosaques dispersés, découvrit la cause de l’attaque, l’enlèvement de Lidwine.

Il poursuivit les nobles brigands sans parvenir à les joindre. Arrivé à Tschérin, il en trouva les portes closes et dut s’en retourner, le désespoir au cœur.

De retour à Hemelin, il arma tout le peuple, en vue d’attaquer le staroste.

C’est au milieu de ces préparatifs, que Bogdan Hemelnizki le surprit.

Jan lui fit part du rapt, en versant des larmes, et le supplia d’en tirer une vengeance éclatante. Hemelnizki cacha dans ses mains son visage pâle et crispé ; puis il dit :

— Ne me parle pas de vengeance. En répondant par les armes au tort qu’on nous fait, nous agirions comme ces malfaiteurs. Aussi longtemps qu’il y a un droit et des lois, une Justice et un Monarque, j’ai foi en l’excellence de ma cause plutôt qu’en celle de mon sabre.

— Tu serais capable de la laisser en son pouvoir ? s’écria Jan terrifié. Ne songes-tu pas…

— J’ai songé à tout. Une terrible fatalité s’est appesantie sur nous. Elle ne me fera pas dévier de la voie droite. Tiens-toi à cela. C’est mon dernier mot.

Le jeune homme, plongé dans ses pensées, resta longtemps assis sur sa chaise, tandis qu’Hemelnizki désarmait les paysans et les renvoyait à leurs foyers.

Rentré chez lui, Hemelnizki prit une plume, de l’encre et du papier, et rédigea sa plainte.

Lorsqu’il l’eut achevée, il la relut et la relut encore. Puis il se rendit dans sa chambre à coucher, et quand son fils, inquiet, vint écouter à la porte, il entendit cet homme de fer, pleurer comme un enfant.

Un évanouissement bienfaisant avait enveloppé les sens de la malheureuse jeune femme. Revenant à la vie, elle se vit dans une salle somptueuse du palais du staroste, étendue sur une ottomane. Deux négresses habillées de soie blanche, attendaient ses ordres à genoux, les bras croisés sur leur poitrine.

Lidwine jeta ses regards autour d’elle et palpa à plusieurs reprises la tapisserie, les étoffes de soie et les précieuses fourrures qui la couvraient, avant de se rendre compte de l’endroit où elle était et de tout ce qui s’était passé.

Elle plongea sa figure dans sa chevelure défaite, et se mit à pleurer. Puis elle resta quelque temps dans un état de torpeur.

Une vieille servante entra et lui adressa quelques questions, auxquelles elle ne répondit pas et qu’elle parut ne pas entendre.

Le soleil de midi introduisant ses bienveillants et chauds rayons dans la pièce, la décida à se lever et à demander ses vêtements.

— Ils sont restés à Hemelin, répondit la vieille, on vous en a préparé d’autres. Mais, gracieuse dame, avant de t’habiller, tu voudras sans doute prendre un bain ?

Lidwine se tut.

Sur un signe de la vieille, les négresses la prirent sur leurs bras et la portèrent dans une salle de bains ornée de tapis d’Orient, où elles la dévêtirent et la servirent.

Au sortir de l’eau, les noires et muettes servantes l’essuyèrent avec de la toile fine, lavèrent son corps et ses cheveux avec des essences parfumées, la chaussèrent de pantoufles brodées d’or et l’enveloppèrent d’une pelisse de nuit en velours rouge, doublée et bordée de peaux de zibelines.

Puis elles ramenèrent Lidwine dans la salle où elle s’était réveillée et où un déjeuner succulent l’attendait. Les négresses lui présentèrent tour à tour de la confiture fine, des fruits, du sorbet et du vin, tandis que se faisaient entendre les sons d’une musique invisible, caressante et tendre, comme la jeune femme, élevée dans les solitudes petite-russiennes, n’en avait jamais entendu.

Cette magnificence éblouit Lidwine, et quand le staroste demanda audience, la jeune femme dut sourire malgré elle.

Jetant un rapide coup d’œil sur la glace et se voyant pour la première fois dans toute la splendeur de sa beauté mise en valeur par un costume princier, elle rougit, et, comme si le crime du staroste lui parût plus pardonnable, elle le pria d’entrer.

Le staroste qui, par exception, n’avait ni bu ni veillé cette nuit, parut dans ses habits de fête bordés de zibeline, la karabelle au côté. C’était un homme jeune encore, dont les joues, d’ordinaire pâles s’étaient parées comme par enchantement, des couleurs de la santé.

— Très noble dame, je regrette beaucoup la manière dont je me suis vu forcé de vous renouveler l’invitation que vous aviez si brusquement refusée. Que voulez-vous opposer à un fou, amoureux jusqu’au délire, qui donnerait pour vous son sang, sa vie et tout ce qu’il possède ? Mais, aussi, que vous êtes belle ! Jamais, ni dans nos campagnes, ni à la cour du roi, je n’ai vu de femme comme vous !

Lidwine recommença de rougir.

— Ne croyez pas que vos flatteries…

— Je dis l’entière vérité, repartit le staroste en mettant, en signe de protestation, la main sur son cœur, et si mes hommages vous offensent…

Du moins, n’espérez pas qu’ils me fassent la moindre impression. Je suis femme et incapable de résister à la violence, je ne puis imposer à votre brutalité que des prières et des larmes, mais que sont larmes et prières pour vous ?

— Oh ne redoutez aucune contrainte, repartit le staroste avec un gracieux sourire. À l’intérieur des murailles de Tschérin, vous êtes la souveraine et moi, l’esclave.

Lidwine baissa les yeux sous le regard brûlant qui la fixait et, toute troublée, passa la main sur les poils soyeux de sa pelisse.

— Vous pouvez, en toute liberté, vous mouvoir en ce palais, qui est votre royaume, et dans la ville, qui vous est soumise.

— Voilà de séduisantes paroles. Mais les murailles, où je commande, me retiennent prisonnière.

— Rien que jusqu’au moment où vous ne voudrez plus les quitter.

— Vous voulez dire, jusqu’au moment où mon mari viendra me délivrer, corrigea Lidwine, dont la fierté et la plus noble partie d’elle-même se réveillèrent un instant.

— Le seigneur Bogdan Hemelnizki n’y songe pas, insinua le staroste avec un fin sourire.

— Vous en avez menti.

— Ne vous fâchez pas, ma belle amie. Vous devez connaître Bogdan, au moins aussi bien que le monde le connaît. C’est un homme d’honneur, mais qui se dresse en notre temps, comme un épouvantail au milieu des corbeaux. On se rit de lui. Ce n’est pas de sa part que l’on peut s’attendre à une attaque à main armée. Oui, des plaintes, des répliques, des duplicatas, en un mot de l’encre et du papier, et puis encore du papier ; mais pas un coup de sabre !

— Non, non, ce n’est pas possible, s’écria la malheureuse femme.

— Cependant il y paraît. Le seigneur Bogdan est un homme de paroles et non d’actions.

— S’il ne me délivre pas, s’il ne fait rien pour me reconquérir par les armes, s’écria Lidwine surexcitée au plus haut point, c’est qu’il ne m’aime donc pas.

— Vous l’avez dit, ma belle suzeraine. Il ne vous aime pas. Et comment un homme aussi vieux, pourrait-il aimer ?

Lidwine devint pourpre.

— Mais, moi je vous aime, fit le staroste en manière de conclusion, et se laissant tomber aux pieds de sa prisonnière, il porta à ses lèvres le pan de sa pelisse. L’instant d’après, il avait disparu.

La lourde tenture se referma derrière lui avec un froissement solennel.

Les jours suivants, le maître de Tschérin ne se laissa point voir, et la belle Lidwine eut tout le temps de faire des comparaisons entre sa situation actuelle et celle qu’elle avait perdue, ce qu’elle fit en toute conscience et, quelquefois, contre sa volonté.

Au commencement, elle pensait à Hemelin avec attendrissement ; mais, bientôt, le luxe et le confort exercèrent leur séduction habituelle. Quel contraste entre les salles, l’ameublement et tous les objets qui l’entouraient à Tschérin, les repas qui lui étaient servis, les étoffes dont on la parait, et Hemelin, avec ses tables en bois blanc, ses mets grossiers, presque misérables ! La belle jeune femme glissait ses doigts fuselés entre les pointes dorées de la précieuse zibeline et songeait aux rudes peaux de moutons dont son mari l’avait enveloppée. Elle dut rire involontairement.

Une semaine se passa et Lidwine se plut à Tschérin.

Une deuxième s’écoula, et la jeune femme sentit qu’il ne lui serait plus possible de vivre à Hemelin.

Le staroste lui rendait visite tous les jours.

Aux débuts, il demandait la permission ; puis, ce fut elle qui l’engagea à venir.

Il se passa encore un peu de temps et Lidwine prit place à la table du staroste, joignant sa voix au rire bruyant des convives. Des têtes brillantes, des parties de traîneau, des cavalcades, des bals furent donnés en son honneur.

Une fois, seulement, elle demanda des nouvelles de son époux.

— Il vient encore de m’adresser un duplicata, répondit le staroste avec un sourire de faune.

La femme du meilleur homme de la Pologne éclata d’un rire outrageant.

Toute la noblesse des environs de Tschérin était réunie ce jour-là à la table du staroste. Lidwine, en robe de satin rose et en hermine, présidait la fête. Lorsque la gaîté et l’entrain joyeux furent à leur comble, le staroste, tout à coup, s’agenouilla devant Lidwine, lui enleva l’un de ses petits souliers, l’emplit de vin et le vida à sa santé.

La musique accompagna d’une fanfare cet acte de courtoisie chevaleresque, qui constituait une déclaration d’amour officielle.

Les cavaliers crièrent : « Vivat, kochaime, me ! » « Vivat, aimons-nous ! »

On se félicita, on s’embrassa.

Puis les couples se rangèrent, les musiciens — en Pologne toujours des juifs — en tête, pour la polonaise, et la longue file fit serpenter ses anneaux le long des galeries du palais, jusqu’à la salle de bal, où l’on s’arrêta.

Alors les juifs aux longues barbes et aux boucles grasses, se mirent à jouer les airs nationaux, la mazour, la cosaque, la cracoviaque et la kolomique, accompagnés du trépignement des danseurs tapant le sol de leurs talons et faisant résonner leurs éperons énormes, au milieu des acclamations et des rires des buveurs.

Passé minuit, Lidwine s’était retirée. Elle se laissa déshabiller par les servantes, et enfila sa pelisse de nuit, faisant semblant de rester levée. Mais, à peine seule, elle ferma rapidement la porte, poussa le verrou et respira profondément.

Alors seulement, elle fit lentement glisser sa pelisse, avec un sourire mi-espiègle mi-méchant.

Elle était devenue coquette, la belle Lidwine, mais, jusqu’à ce jour, n’avait pas violé son devoir conjugal.

Vite, elle éteignit les cierges, laissant une petite lampe répandre sa lueur diffuse et rougeâtre dans la chambre, et se coucha.

Elle ne reposa pas longtemps. Un courant d’air effleura ses joues, et le staroste se trouva devant elle, semblant sortir de la muraille. Une porte secrète lui avait livré passage.

Lidwine tressaillit de frayeur. Elle réprima un cri, mais déjà le staroste était à ses pieds et elle… elle lui ouvrit les bras.

Tandis que sa femme succombait, vaincue par le luxe et les hommages, Hemelnizki demandait en vain justice contre le séducteur, à tous les tribunaux de Pologne. Toute la passion et l’impétuosité de son fils n’avaient pu le décider à recourir à la force. Alors Jan, que l’amour et le désespoir menaçaient de rendre fou, résolut d’agir par lui-même.

Toute la noblesse du staroste était rassemblée à Tschérin pour une fête masquée, lorsqu’une fusillade éclata dans la rue et un heiduque couvert de sang pénétra dans le palais, poussant, au milieu des danses, des bavardages et de la musique frivole, le cri : « Surprise ! Trahison ! L’ennemi est dans la ville ! »

Le staroste costumé en sultan, arracha son masque et prit les armes. Ses hôtes suivirent son exemple. Le tocsin sonna, des fanfares éclatèrent et, de tous côtés, les habitants accoururent, vêtus à peine, mais armés de piques et de sabres, à l’encontre des assaillants. En un tour de main, le staroste avait réuni dans la cour de son palais, serviteurs, cosaques, heiduques et invités, et les conduisait à pied dans la rue. Les assaillants arrivaient au pas de charge. Ils avaient enfoncé la porte de la ville à coups de hache, tué les sentinelles et pénétré, sans trouver de résistance, jusqu’au milieu de la ville.

Le staroste embrassa d’un coup d’œil la situation et prit tout aussi rapidement ses mesures. Il jeta les gentilshommes à l’encontre des assaillants ; lui-même sortit avec ses soldats par une porte de derrière et, après quelques détours, se trouva devant la porte de la ville, que les envahisseurs avaient insuffisamment gardée. Il n’eut pas de peine à les en déloger, fit barricader la porte et placer devant elle, la bouche tournée vers la rue, deux gros canons que l’on descendit des remparts.

Il y laissa cosaques et serviteurs, et, suivi des heiduques, tomba de dos sur les envahisseurs, lesquels, cernés de tous côtés, se dispersèrent. Une partie tomba sur place, les autres, poursuivis par le staroste, réussirent à gagner la porte de la ville et furent anéantis par les canons. Tout ceux qui ne gisaient pas morts ou blessés, finirent par se rendre à merci.

Parmi ces derniers, se trouvait leur chef.

Le staroste et les gentilshommes rentrèrent au palais, où les dames les reçurent en vainqueurs en secouant leurs voiles.

Le staroste demanda à voir le chef des rebelles.

Lidwine en sultane, habillée d’une pelisse verte brodée d’or et ornée d’hermine, sa chevelure châtain entourée d’un turban, se tenait à ses côtés.

Soudain elle poussa un cri et se couvrit le visage.

— Qu’avez-vous ? lui demanda le staroste, qui est cet homme ? le connaissez-vous ?

— C’est Jan Hemelnizki, le fils de mon mari, répondit l’infidèle à voix basse, en remettant son masque.

— Et c’est pour cela que vous détournez de nous votre joli visage ? fit en souriant le staroste. Que craignez-vous ? un prisonnier, qui attend, enchaîné, notre sentence ? Vous-même, ravissante Lidwine, allez décider de son sort.

— C’est impossible, balbutia-t-elle.

— Vous pouvez user du droit de grâce, si cela vous plaît, continua le staroste ; puis s’adressant au jeune homme : Jan Hemelnizki, dit-il, qui t’a poussé à pénétrer, comme un brigand, dans notre ville ?

— C’est toi, le brigand, riposta le prisonnier. Je n’ai eu recours aux armes que pour t’arracher l’objet de ton vol.

Le staroste eut un sourire de mépris.

— Tu aurais pu t’épargner cette peine. L’auguste dame que tu veux délivrer, ne réclame pas de toi ce chevaleresque service. Elle est à Tschérin, non prisonnière, mais maîtresse.

— Tu mens.

— Tu pourras t’en convaincre toi-même, c’est elle qui va prononcer ta sentence.

— Non, non, pas moi, cria Lidwine en laissant tomber son masque.

— Toi ici ! clama le jeune homme, et dans ce costume, aux côtés de ce gredin ? que signifie ?

— Cela signifie, reprit le staroste, que Lidwine ne songe pas le moins du monde à retourner au potage de gruau de Hemelin.

Les assistants éclatèrent en un rire insultant.

— Misérable ! cria Jan à Lidwine, et c’est pour toi que je méprise et que j’exècre autant que tout à l’heure encore je t’aimais et te vénérais, que je vais perdre la vie, fou que je suis !

Lidwine, sous l’affront ouvertement infligé, rougit de honte autant que de colère.

— Non, fit-elle d’un ton glacial, tandis que dans ses yeux s’allumait la joie de la vengeance, non, tu ne perdras pas la vie. Mais tu goûteras du fouet et je compterai les coups jusqu’à cent.

— Parfait ! cria le staroste. Oui, il sera fouetté, et cela sur-le-champ.

Sur son ordre, les Cosaques prisonniers au nombre de vingt-deux, furent attachés aux arbres qui entouraient le palais. Un poteau fut dressé au milieu, et Jan, dénudé jusqu’aux hanches, dut, comme un vulgaire criminel, subir le fouet des mains du bourreau, en présence des gentilshommes polonais formant cercle autour de lui, des dames nobles occupant les fenêtres du palais, et de Lidwine appuyée à la balustrade du balcon et comptant les coups à haute voix.

L’énergique jeune homme serra les dents, le sang ruisselait le long de son dos, mais il ne poussa pas un gémissement. À l’avant-dernier coup, il s’évanouissait.

Le bourreau prit un dernier élan.

Lidwine ne l’arrêta point.

L’exécution était terminée.

Les heiduques détachèrent le supplicié et le portèrent dans la salle de garde. Lorsqu’il eut repris connaissance, l’un d’eux vint au palais demander les ordres.

— Eh bien, que faut-il faire encore de votre fils et adorateur ? demanda le staroste.

— Que les heiduques lancent les chiens à ses trousses jusqu’aux portes de la ville et puis le laissent aller, commanda Lidwine.

L’ordre fut aussitôt exécuté. La vindicative femme vit, avec un cruel plaisir, les chiens poursuivre comme un vil gibier, l’homme qui l’avait idolâtrée et qui, peut-être, l’aimait encore. Et elle se pencha, pour suivre de son rire infernal, le malheureux dont la chair avait été mise en lambeaux par le fouet et les crocs des molosses.

Hemelnizki revenait de chez le woïwode, auprès de qui il avait en vain demandé protection contre le staroste. Il était tard dans la nuit, quand il heurta une forme voilée, assise sur une pierre de la cour.

Il reconnut son fils et le questionna sans recevoir de réponse.

Il supplia Jan de ne pas le rendre plus malheureux encore qu’il ne l’était.

— Que pleures-tu ? lui dit-il, est-ce Lidwine ? est-ce notre terre ?

— Je pleure mon honneur, répondit enfin le jeune homme.

— Que s’est-il passé ? s’écria Hemelnizki épouvanté.

Jan cacha, en sanglotant, sa tête contre la poitrine paternelle. Lorsque Hemelnizki sut toute l’horrible vérité, il se sentit pris d’un calme soudain.

— Il faut que tu me venges, père, supplia Jan, toi seul, le peux.

Hemelnizki secoua la tête. Le lendemain matin, il régla toutes ses affaires, puis se rendit à Cracovie, auprès du roi.

L’excellent homme était si pénétré de son bon droit qu’il ne concevait point la pensée que l’arbitraire pût prévaloir contre lui : la vérité et la justice lui donneraient satisfaction, il en était sûr.

Il resta absent un mois, puis deux, puis trois. Lorsqu’il revint enfin, ses nobles traits étaient ravagés, ses cheveux, gris.

Sans prononcer une parole, il baisa son fils sur le front et des larmes roulèrent le long de ses joues.

— Que t’a dit le roi ? demanda le jeune homme.

— Il n’a rien dit, il a caressé sa moustache.

— Tu vois, père, il n’est point de justice.

— Il y a une justice, reprit Hemelnizki sur un ton d’effrayante solennité, et nous irons la chercher où elle est… auprès de Dieu, qui juge les coupables et les innocents.

— Que veux-tu faire ? demanda son fils étonné.

— Chercher mon droit, n’as-tu pas entendu ?

Le même jour, Hemelnizki rédigea une provocation à la République polonaise, provocation constituant en même temps un manifeste en faveur des opprimés. Il y notifiait au gouvernement, qu’ayant vainement cherché auprès des tribunaux ordinaires et extraordinaires et chez le roi lui-même, la justice, il la demandait à Dieu, le sabre au poing, ainsi que le châtiment du coupable, pour le vol de sa femme et de son bien, et le déshonneur de son fils.

Il chargea des gens sûrs d’afficher cette lettre aux portes des tribunaux, starostats, woïwodes et églises de Pologne, ainsi qu’au palais du roi. Puis il mit le feu aux quatre coins d’Hemelin, et commanda à ses gens de se tenir prêts pour le départ.

— Où nous conduis-tu ? demanda son fils.

— Au pays des Cosaques, répondit Hemelnizki, berceau de la guerre et de la liberté.

Hemelnizki et sa petite troupe se dirigèrent avec de grandes précautions, à travers les forêts et les steppes déserts, évitant les routes et s’arrêtant de temps en temps, pour dresser leurs tentes, nourrir leurs chevaux et se refaire eux-mêmes autant que cela était possible.

Parfois, une auberge juive isolée, leur permettait de s’approvisionner sans danger. Après un long et pénible voyage au cours duquel ils avaient été, plus d’une fois, assaillis et poursuivis par des bandes de loups, ils atteignirent les prairies de l’Ukraine.

Le printemps avait rompu ses liens, la neige fondait, les ruisseaux et les rivières mugissaient avec une force renouvelée, à travers la plaine.

Arrivé au premier hameau cosaque, Hemelnizki fît halte. Quand les habitants virent la troupe armée, ils redoutèrent une invasion des Polonais, dont la noblesse turbulente avait coutume de poursuivre ses rapines jusque dans leurs domaines. En conséquence, le tocsin fut sonné et des mâts dressés, supportant des bottes de paille embrasée. Ces signaux transmirent la nouvelle de colline en colline et de hameau en hameau.

Hemelnizki parvint facilement à s’entendre avec les habitants de ces frontières. Il était encore occupé à leur exposer sa situation, lorsque, de tous côtés, des Cosaques arrivèrent au galop. Bientôt, toute une armée se trouva rassemblée, tant ce petit peuple, qui connaissait la perfidie de ses voisins. était toujours prêt à la guerre.

Hemelnizki demanda à parler à leur hetman.

— Nous n’avons de chef qu’au temps de guerre, lui répondit un vieux Cosaque. En temps de paix, nous vivons tous égaux, en terre libre. Pour rendre la justice, chaque commune élit, pour une année, un ataman et des jurés. En dehors de cette autorité à laquelle chacun se soumet parce qu’il l’a lui-même établie, nous n’en connaissons point d’autre que Dieu.

— Eh bien alors, conduisez-moi chez celui qui, parmi vous, jouit de la plus grande considération.

— C’est Nawaleiko, un ataman qui fut notre chef contre les Polonais, il y a cinquante ans. Il est vrai que c’est un vieillard, mais sa tête est lucide et tous s’en tiennent à ses décisions.

— Demeure-t-il loin ?

— À deux jours de marche, sur la montagne du Renard, repartit le vieux Cosaque.

— C’est bien, je m’y rendrai, décida Hemelnizki.

Après s’être accordé, et à ses compagnons, un court repos, il se remit en route, le soir même.

Cet homme qui, il y a si peu de temps, patientait des heures et des jours dans les antichambres des tribunaux, qui reculait devant toute idée de violence comme devant une tentation du démon, était à présent tout action.

Arrivé au mont du Renard, il ne se donna pas le temps de secouer la poussière de ses souliers et se mit tout de suite à la recherche du vieil ataman. On le conduisit à une vaste hutte, construite avec des branches de saule entrelacées et recouvertes de chaume, et formant une seule pièce où bêtes et gens vivaient en paix.

Dans un coin entouré de pieux, se trouvaient le bétail et les chevaux du Cosaque. Sur des bâtons, perchaient des poules. Lui-même avait pris place avec les siens, autour d’un grand feu ouvert. Le vieillard, ses fils, des hommes vigoureux, leurs épouses, de belles et jeunes femmes, et ses petits-enfants, aux joues rouges et aux boucles pâles, prenaient ensemble leur repas du soir, humbles et joyeux, de vrais pâtres.

Le vieux guerrier apercevant Hemelnizki en sa parure martiale, se leva et se découvrit un instant.

— Je viens vous demander hospitalité et secours commença le seigneur d’Hemelin. Chez nous, j’ai Vainement demandé justice pour des torts graves, c’est pourquoi je viens à toi et à ton peuple, vous priant de me recevoir comme un persécuté, un proscrit.

Le vieillard souhaita la bienvenue à son hôte avec du pain et du sel selon la coutume slave. Puis, il l’invita à prendre place.

— Nous te recevons de tout cœur, comme il est de notre devoir, répondit-il. Mais, dis-nous à présent ce qui t’a frappé si cruellement, afin que nous voyions si nous pouvons te venir en aide.

Peu à peu, la hutte de Nawaleiko s’était remplie de Cosaques. Formant demi-cercle autour de l’ataman, tous écoutaient, avec l’intérêt ingénu d’hommes primitifs, le récit d’Hemelnizki. Et comme il décrivait son sort immérité en des couleurs de plus en plus douloureuses et sombres, dépeignant en traits de flamme, la tyrannie de la noblesse et le mépris des lois, tels qu’ils sévissaient dans sa malheureuse patrie, ces hommes, ardents et libres, accompagnèrent ses paroles d’exclamations de colère et de malédictions contre les Polonais détestés. Et lorsqu’enfin, Hemelnizki, en termes émouvants, leur demanda protection et appui, tous crièrent comme un seul homme, qu’ils voulaient l’aider à reprendre ses droits et à punir les coupables, qu’ils étaient prêts à partir en guerre contre la Pologne.

— Réfléchissez bien, reprit le vieillard interrompant leur fureur et leur enthousiasme, réfléchissez avant d’agir. Personne de vous ne hait la Pologne comme je la hais. N’est-ce pas moi qui vous conduisis à l’insurrection, il y a cinquante ans ? Mais nous ne sommes pas en nombre et nous succomberons, comme nous avons succombé.

— Permettez-moi de vous contredire, répondit Hemelnizki. Autrefois n’est pas aujourd’hui, Les temps sont changés. La Pologne est, à l’heure actuelle, un fruit piqué des vers, prêt à tomber dans la main de celui qui voudra le cueillir. Pourquoi ne serions-nous pas celui-là ? Je connais la république et je connais les Cosaques. Là, c’est l’oligarchie, ici, l’égalité. Là, la tyrannie, ici, la liberté. Là, un pays sans foi ni loi et la division des partis, ici, la justice et l’union. Sitôt que vous prendrez les armes, tous les opprimés, les paysans que l’on maltraite, les dissidents dont on persécute la religion, les petits-russiens que l’on veut priver de leur langue et, avec elle, de leur âme, se lèveront et se grouperont autour de votre drapeau. L’orgueilleuse Pologne compte-t-elle un seul ami au delà de ses frontières ? Je ne lui vois de tous côtés que des inimitiés.

« Suédois, Hongrois, Russes, Turcs et Tartares sont prêts, au premier signal, à recommencer la lutte. Nous trouverons des alliés sans en chercher.

« Vous n’avez besoin que d’un guide connaissant les faiblesses du pays, qui vous conduise là où vous pouvez frapper à mort.

« Ce guide, vous l’avez en moi. Je parie ma tête que nous triompherons. La Pologne tombera le jour où vous le voudrez.

Hemelnizki, accompagné de ses gens et des Cosaques les plus belliqueux, parcourut le pays de ce vaillant peuple libre, allumant, en chaque village, en chaque hutte isolée, le désir du combat et de la guerre d’extermination de la Pologne. Il réussit enfin à entraîner le peuple tout entier.

Dans une assemblée de plus de vingt mille hommes, la campagne contre l’aristocratique Pologne écrasant sous son talon tout droit et toute indépendance, fut décidée, et Bogdan Hemelnizki, choisi comme hetman, c’est-à-dire chef.

De toutes parts, on prépara les armes, avec une hâte et une énergie contrastant avec les lents armements des Européens de l’Ouest, comme la constitution démocratique et socialiste du peuple cosaque contrastait avec les États occidentaux.

Aussitôt que les Tartares apprirent la campagne projetée, ils vinrent offrir leur alliance. Hemelnizki reçut leurs envoyés et accepta leur secours, à la condition qu’eux aussi se rangeraient sous ses ordres, ce qui fut consenti.

Au printemps de 1648, l’année même où se terminait la grande guerre allemande, commença le combat des Cosaques contre les Polonais, la lutte de la race polonaise et de la race russe pour la domination du monde slave.

Hemelnizki, au nom de ses Cosaques, notifia à l’orgueilleuse République, la rupture de leur contrat et, simultanément, passa la frontière à la tête de cent mille hommes.

L’impression que produisirent ces nouvelles à la résidence royale de Cracovie et dans toute la Pologne, fut de la stupeur. Mais, bientôt, l’on se secoua : l’esprit ardent et belliqueux de la race fut attisé par des moyens politiques et religieux, une armée imposante, réunie et envoyée contre les « rebelles ».

À Zoltewody, auprès des Eaux-Jaunes, les ennemis se rencontrèrent et, après quelques escarmouches insignifiantes, se rangèrent en ordre de bataille.

Hemelnizki ne perdit pas de vue qu’il se trouvait totalement dépourvu de canons. Il s’agissait donc, pour lui, de s’exposer le moins possible au feu des batteries polonaises, et de s’emparer dès la première rencontre et grâce à un mouvement tournant, de l’artillerie ennemie.

Pour se faciliter cette tâche, il plaça les Tartares, dont la pusillanimité lui était connue, au centre, et les chargea, au grand mécontentement des Cosaques, de l’honneur de la première attaque. Il était assuré qu’à la première décharge des canons, ils prendraient la fuite, et certain aussi que, dans la fougue de la poursuite, les Polonais, dont le manque de discipline était également avéré, emportés par le succès, se laisseraient entraîner à leur suite, s’engageant entre les ailes de son armée formées par les Cosaques dont il était sûr.

Les Polonais avaient établi leurs canons sur une petite colline, devant celle-ci, leur infanterie, des deux côtés, la cavalerie.

Au moment où ils commençaient à faire avancer leurs lignes, Hemelnizki donna le signal de l’attaque.

Les Cosaques avancèrent au petit trot, les Tartares, au galop, lequel se transforma bientôt en charge furieuse, renversant les piétons polonais et les criblant en même temps de flèches empoisonnées.

Les Polonais se partagèrent, découvrant leurs canons qui commencèrent le feu. L’effet fut foudroyant.

Des centaines de chevaux et de cavaliers tombèrent, emportés par les boulets à chaînes. Au même instant, les Tartares firent volte-face, aussi prompts à la fuite qu’à l’attaque, jonchant le champ de bataille de morts et de blessés.

D’autre part, les cavaliers polonais ne furent plus à retenir. Au lieu d’attaquer les ailes, ils se précipitèrent, avec une chevaleresque impétuosité, sur les Tartares, désarçonnant les fuyards du fer de leur lance, et laissant loin derrière eux, leurs fantassins et leurs canons.

Du choc furieux des cavaliers, de leur fuite et de leur poursuite, le sol trembla. Des nuages de poussières tourbillonnèrent, enveloppant le champ de bataille d’un impénétrable nuage. C’est le moment qu’Hemelnizki avait prévu.

Pendant que les Polonais se croyaient vainqueurs, les Cosaques, dissimulés par les nuées de poussière, se précipitèrent sur eux de tous les côtés à la fois. L’aile droite, commandée par Bogdan, l’aile gauche, par son fils Jan, enveloppèrent les batteries, qui furent prises en un clin d’œil.

Dès lors, la supériorité des Polonais était détruite. Leurs piétons, que l’artillerie ne protégeait plus, furent cernés, en partie massacrés et, en partie, faits prisonniers.

Sur ces entrefaites, les Tartares s’étant reformés à l’abri des canons, revenaient à la charge. Un véritable corps à corps en résulta, homme contre homme, avec la pique et le sabre courbe.

Les Polonais avançaient toujours, mais sans parvenir à déloger l’ennemi du champ de bataille.

Les Tartares, en immobilisant la cavalerie, avaient rendu possible la prise des canons et l’anéantissement de l’infanterie, et brillamment rempli leur mandat. À présent, les Cosaques vinrent à leur rescousse.

Jan Hemelnizki, poussé par la soif de la vengeance, avait entraîné ses cavaliers, il cherchait le staroste de Tschérin, avec l’espoir de laver dans son sang, l’affront qu’il en avait subi.

Bientôt entouré de Polonais, il tomba, frappé de plusieurs lances, sous les pieds des chevaux, qui passèrent en tempête sur son corps. Le sort de la bataille était décidé.

Pris entre les Tartares et les Cosaques, les cavaliers polonais durent arrêter leur élan. Une mêlée terrible s’ensuivit, inutile boucherie qui se termina par la fuite des vaincus. Les rangs de la fière noblesse se désorganisèrent complètement, chacun chercha le salut comme il put.

Des milliers trouvèrent la mort dans le combat, des milliers, dans la fuite.

Hemelnizki les poursuivit aussi longtemps qu’il resta un cavalier et un cheval qui ne fussent pas hors d’haleine. La nuit seule l’arrêta.

Les résultats de cette victoire étaient prodigieux. Les canons et les munitions de l’armée ennemie, leurs fourgons, leurs généraux et plus de dix mille prisonniers restaient aux mains des Cosaques. Près de quarante mille morts et blessés polonais couvraient le champ de bataille. Mais, mieux que tout cela, la légende de l’invulnérabilité de l’armée polonaise avait été détruite. Près des Eaux-Jaunes, Bogdan Hemelnizki avait fourni la preuve que des hordes non exercées pouvaient non seulement battre une armée régulière, mais encore l’anéantir.

Un tel triomphe ne pouvait coûter trop cher. Hemelnizki le paya de son sang, par la mort de son fils bien-aimé. Lorsque la poursuite eut pris fin et que le chef eut accompli son devoir jusqu’au bout, il chercha le héros tombé et le trouva sanglant et piétiné par les chevaux.

L’enveloppant de son manteau, il le porta à la rivière, le lava, et baisa une dernière fois les lèvres décolorées, tandis que des larmes coulaient le long de ses joues.

Il demeura ainsi longtemps, sous le ciel étoilé étendant sa calme splendeur sur le champ de mort, assis sur un rocher, la tête appuyée dans ses mains, tandis qu’autour de lui s’allumaient les feux de bivouac des Cosaques.

Le roi Ladislas IV était assis dans la salle de son palais de Cracovie, entouré des magnats les plus considérables de la République et des premières beautés de cette Pologne si riche en splendeur féminine. Les sons d’une musique turque accompagnaient un repas somptueux, quand le message de malheur fut annoncé.

Le roi demeura un instant stupéfait : puis il tordit sa moustache, et se retira, suivi du primat et des hauts dignitaires, dans son cabinet.

La nouvelle se répandit avec rapidité par tout le pays. D’abord on n’y voulut pas croire. Comment les Polonais, avec leur armée régulière, pouvaient-ils avoir été battus par les Cosaques tant méprisés et des paysans ! C’était impossible.

Puis, lorsqu’il fallut reconnaître que l’impossible était vrai, on accusa les chefs, et finalement, comme chaque fois où la Pologne joua de malheur, on cria à la trahison !

La cour et la noblesse s’armèrent avec empressement, pour effacer la honte de la défaite.

Bientôt une nouvelle armée se trouva prête et put être envoyée contre les envahisseurs.

De son côté, Hemelnizki avait employé l’armistice à soulever le peuple de son pays. Des bandes de Cosaques parcoururent la contrée opprimée. Les paysans, maltraités depuis des siècles, s’insurgèrent. Des faux et des fléaux furent transformés en armes de guerre, depuis le Dnieper jusqu’aux Carpathes tous les châteaux des nobles, incendiés, les oppresseurs, chassés ou tués, et, souvent, de terribles représailles exercées.

L’armée polonaise, harcelée par les paysans petits-russiens, arriva, affaiblie et découragée, à Corsum où elle subit une nouvelle défaite.

Cette fois encore, la retraite dégénéra en déroute. Pourtant les généraux parvinrent à sauver et à rassembler une partie de leurs forces.

Ce nouveau coup acheva de tirer la nation de son apathie. Les divisions et les querelles furent oubliées. Le roi, les magnats et les princes de l’Église rivalisèrent de zèle en engageant et armant tous les hommes valides, jeunes et vieux.

Hemelnizki avait établi son camp à Pilawze et l’avait entouré de travaux de retranchements. Puis il attendit tranquillement l’ennemi.

Ladislas IV se rendit en personne à son armée, mais seulement pour la passer en revue. Après avoir constaté l’excellent état de ses troupes et l’ardeur belliqueuse de la noblesse, il caressa sa moustache d’un air satisfait et rentra à Cracovie. Oublieux de tout danger, il y donna des fêtes comme avant, rendit hommage aux belles et alla à la chasse.

Il chassait précisément à Merecze, lorsqu’un messager se présenta, au milieu de la sonnerie des cors et des aboiements de la meute,

— Qu’y-a-t-il ? demanda le roi, en caressant sa moustache, est-ce la victoire ?

Le messager, pâle et défait, les vêtements en lambeaux et couverts de poussière, fut amené devant lui.

— Eh bien, avons-nous triomphé ? lui cria le roi. Parle ! Pourquoi ne parles-tu pas ?

— Nous sommes vaincus, balbutia le messager.

— Vaincus ? murmura le roi.

— Anéantis en bataille rangée, près Pilawze. Il n’y a plus d’armée polonaise.

Le roi voulut lever sa main, pour caresser encore sa moustache, mais il n’y parvint pas.

Il tomba. On vint à son secours, on chercha le médecin. Il était trop tard.

— C’est le jugement de Dieu, soupira le roi.

Ce furent ses dernières paroles.

Il n’y avait plus d’armée polonaise. Ce qui restait des troupes, piétons et cavaliers, se réfugia dans les châteaux fortifiés et dans les villes, et tenta de s’y défendre. Les Cosaques pénétrèrent en Galicie, jusqu’à Zamosc. Partout, la Pologne n’offrait plus qu’un spectacle de dévastation, un champ de morts.

Maintenant, seulement, où la victoire du peuple qu’il conduisait, était complète, Hemelnizki songea à ses affaires personnelles. Des espions mandés par lui, rapportèrent la nouvelle que le staroste de Tschérin, échappé à la défaite de Pilawze, s’était réfugié, avec l’épouse infidèle de l’hetman, dans l’enceinte fortifiée de Tschérin.

Hemelnizki prit aussitôt ses mesures, non pour se venger, mais pour accomplir une effroyable justice.

Pendant que l’armée cosaque et tartare s’établissait en camp retranché près de Zamosk, pour, de là, envoyer ses cavaliers rapides à l’attaque et au pillage, Hemelnizki, accompagné de dix mille Cosaques et de vingt pièces d’artillerie, prises à l’ennemi et dont ses hommes avaient appris à se servir, marcha sur Tschérin. Partageant ses forces, il s’approcha lentement avec la moitié, tandis que l’autre moitié faisant un détour, cernait la ville en l’entourant d’un cercle qui alla se rétrécissant. Lorsque les Cosaques surgirent en même temps, au Nord et au Midi, à l’Est et à l’Ouest, en vue de Tschérin, la garnison les salua du feu de toutes ses pièces, mais Hemelnizki, tenant ses hommes à distance, se contenta d’investir la place.

Pendant la nuit, il fit construire une batterie du côté nord, y employant six mille hommes qui la terminèrent jusqu’au matin, et, avant que les assiégés ne se fussent rendus compte de ce qui se passait, les canons mis en place, commencèrent leur feu, auquel celui des assiégés répondit aussitôt, tuant bon nombre de Cosaques, endommageant leurs travaux et démontant deux batteries. Mais, au soir, les remparts de la ville montraient une ouverture béante.

Les Polonais tentèrent une sortie pendant la nuit et furent repoussés. Bientôt les Cosaques, continuant leur feu, réduisirent les canons du staroste au silence. Le lendemain soir, une brèche était pratiquée.

À la faveur de l’obscurité, Hemelnizki commanda l’assaut.

Six mille de ses hommes tenaient la ville investie ; deux mille se tenaient en réserve derrière les batteries ; deux mille montèrent à l’assaut, par la brèche ouverte, et, dès le premier élan, escaladèrent les remparts. Le combat se déchaîna dans les rues et bientôt une partie de la ville fut en flamme. La population éperdue hissa le drapeau blanc.

Le staroste fut fait prisonnier par ses propres soldats, tandis que les bourgeois envahissaient son palais et s’emparaient de sa maîtresse.

Hemelnizki, paraissant à cheval, ordonna d’arrêter le combat. Le maire se présenta devant lui, accompagné de deux anciens et d’un officier, le priant à genoux d’épargner la ville et s’engageant à livrer les coupables et à lui payer une indemnité de cent mille florins polonais.

L’hetman accepta ces conditions.

Les Cosaques occupèrent la ville, les soldats du staroste rendirent leurs armes.

Peu d’instants plus tard, le staroste lui fut amené, ainsi que Lidwine.

Hemelnizki, qui était descendu de cheval, jeta un long et douloureux regard sur l’infidèle naguère tant aimée. Lidwine tomba à ses pieds, en suppliant grâce.

— Il n’est pas question, ici, de grâce ou de disgrâce, répondit Hemelnizki d’un ton froid, mais de crime et de droit. Ce n’est pas moi qui jugerai votre faute. Un tribunal régulier sera saisi de l’affaire ; il décidera entre vous et moi.

Sur l’ordre de l’hetman, les prisonniers furent enchaînés à sa tente.

Le lendemain, les bourgeois de Tschérin payèrent l’indemnité promise et Hemelnizki donna l’ordre du départ.

Selon l’usage cosaque, il fit attacher les prisonniers à la queue de son cheval et quitta le théâtre de sa juste vengeance, entouré de sa petite armée.

C’était un singulier cortège : les fringants chevaux de l’Ukraine caracolant et hennissant, la parure martiale des Cosaques et, au milieu d’eux, l’homme triste, assis sur une selle ordinaire et vêtu d’un caftan de paysan et, derrière lui, l’orgueilleux despote et la belle infidèle, en vêtements de velours ornés de fourrures, têtes nues, traînant leurs chaînes. C’est ainsi qu’Hemelnizki revint à Zamosk.

Son vaillant peuple l’acclama avec des cris de joie.

Il traversa le camp, silencieux et austère, et se retira sous sa tente.

Le lendemain, on choisit un emplacement pour le tribunal, qui siégeait à l’air libre « sous l’œil de Dieu », ainsi qu’il est dit dans le droit cosaque. Un jugement devait être rendu par les hommes les plus notables du pays, contre la tyrannie patricienne.

Douze jurés furent élus par le peuple, des vieillards connaissant la coutume. Les accusés se trouvaient à gauche, l’accusateur Hemelnizki, à droite, au milieu, les témoins leur faisant face.

Autour des barrières, se tenaient les Cosaques, soixante mille hommes environ, impatients d’entendre la sentence. Un mouvement incessant animait cette foule.

Le ciel s’était couvert, au moment où l’ancien prit la parole engageant Hemelnizki à formuler son accusation.

L’hetman parla simplement. Avec l’éloquence innée de sa race, il laissa la vérité se manifester d’elle-même. Et ce langage émut les cœurs et les consciences à tel point que des guerriers à cheveux blancs, qui avaient combattu à plus de vingt batailles et qui portaient autant de cicatrices, se mirent à pleurer.

Hemelnizki raconta sa vie de famille entre son fils et sa femme, son tranquille et paisible bonheur à Hemelin ; puis, le vol de sa terre, l’enlèvement et l’infidélité de Lidwine, le supplice infâmant infligé à son fils, ses vaines démarches auprès des tribunaux polonais et jusqu’aux pieds du roi, et la mort héroïque du fils déshonoré, à la bataille des Eaux-Jaunes.

Il termina en demandant justice et le châtiment des coupables.

Alors commença le défilé des témoins. C’étaient, soit des serviteurs d’Hemelnizki qui l’avaient suivi en Ukraine, soit les gens de la garnison de Tschérin et de la résidence royale, actuellement prisonniers des Cosaques.

Tous témoignèrent en faveur de l’accusateur et prêtèrent serment.

Lorsque l’ancien s’adressa au staroste, celui-ci refusa de répondre. Mais Lidwine tomba à genoux :

— Tout cela est vrai, gémit-elle, nous sommes coupables, nous demandons grâce, et non justice !

Les jurés se consultèrent à voix basse. Puis l’ancien se leva et promulgua la sentence :

— Les juges reconnaissent les droits de Hemelnizki, en toutes ses accusations.

Un cri de joie, poussé par toutes les poitrines cosaques, suivit ces paroles.

— En conséquence, le staroste de Tschérin est condamné à lui restituer sa femme et son bien. Pour leur crime, les coupables recevront cent coups de verge et la mort.

Le jugement était terminé.

Lidwine leva ses mains, en pleurant, vers son mari. Celui-ci se détourna.

Deux piloris furent dressés, ainsi que deux potences.

Le staroste, le premier, fut attaché à l’un des poteaux et reçut cent coups de fouet. Après quoi, on le conduisit à la mort.

Lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, Hemelnizki se retira.

Quelques instants après, le corps de sa belle épouse était lacéré sous le knout des Cosaques.

Bientôt, elle aussi expia sa faute par la mort.

Justice était faite.

Après avoir reçu sa terrible satisfaction, Hemelnizki reprit, avec une énergie nouvelle, la tâche qu’il s’était fixée : la destruction de l’aristocratie polonaise.

À Ladislas, avait succédé son pieux frère Jean-Casimir, qui offrit à l’hetman victorieux, une paix avantageuse qu’il n’accepta point.

L’année suivante, Hemelnizki assiégeait Zamosk avec deux cents mille hommes. Les Polonais avaient réussi à se refaire une armée. Une bataille indécise fut livrée à Zboroz, après laquelle le chef des Cosaques accepta les conditions offertes. Il rendit la liberté aux généraux polonais et, en retour, fut reconnu Hetman par Jean-Casimir. En l’an 1650, cependant, Hemelnizki lui déclara la guerre à nouveau. Il commença par être vaincu à Bereschko et à Kopotchinze ; mais, peu de temps après, il surprit les Polonais près de Batow et, cette fois, les anéantit. Russes, Suédois et Hongrois, ces derniers sous la direction de Raccoczy, se joignirent alors aux Cosaques pour, à tour de rôle, envahir la Pologne et, graduellement, la transformer en désert.

Après la mort d’Hemelnizki, les Polonais conclurent l’humiliante paix d’Oliva, qui ne fut qu’un armistice prolongé. Les paysans petits-russiens continuèrent leurs insurrections, les Cosaques, leurs invasions.

Enfin, l’hetman Dorochenko conquit l’indépendance complète des Cosaques.

Sous Sobieski, la Pologne fêta une courte résurrection ; puis, s’achemina lentement vers sa fin.

Les causes de cette fin ne furent ni les divisions intérieures, ni la désunion de l’aristocratie régnante, ni l’oppression des paysans et de la religion dissidente, ces phénomènes se manifestaient à ce moment dans tous les pays de l’Europe. La Pologne mourut de l’oppression des petits-russiens de l’Ukraine et de la Galicie ; elle tomba victime de l’héroïque défense de ces énergiques et indestructibles petits peuples, défense qui prit tantôt les caractères d’une révolte, tantôt ceux d’une guerre de races. La Pologne tomba sous le coup des insurrections des paysans petits-russiens et de la guerre de cent ans des Cosaques.

La race la plus forte triompha de la plus faible, la démocratie, de la féodalité.

Mais la semence qu’Hemelnizki, le vengeur du droit et de la liberté, avait répandue, ne leva pas au profit de la République du Don et du Dnieper.

Ce fut Catherine II qui en bénéficia.

Une fois encore sous son règne, Pougatchez, encore un Cosaque ! brandit l’étendard de la liberté. Il fut vaincu par la cruelle Czarine et enfermé, comme une bête fauve, dans une cage.

De nos jours, seulement, l’esprit de Hemelnizki et de Pougatchez s’est réveillé pour accomplir une révolution aussi grandiose que pacifique.


TRAIT D’ESPRIT DE LA POMPADOUR
(1750)

UN TRAIT D’ESPRIT DE LA POMPADOUR

(1750)

C’était au temps où Louis XV régnait sur le trône de France, où la belle et spirituelle Marquise enroulait gaîment ses rubans autour du sceptre royal, au temps de la poudre et des mouches, de la bastille et de la sorcellerie.

Au fond d’une étroite ruelle du vieux Paris, dans un minuscule palais dont la porte d’entrée s’ornait d’un vieil écusson ébréché, et dont le parc en miniature était rempli d’arbustes grotesquement taillés, une délicieuse enfant de vingt ans, plus piquante que jolie et plus gracieuse que belle, se trouvait dans son mignon boudoir, assise au clavecin, et esquissait un air de Lulli, tandis qu’auprès d’elle sur un tabouret, presqu’à ses pieds, un jeune homme alignait sur une feuille blanche, des mots qui le faisaient rire aux éclats.

Ce poète, car c’en était un, n’était ni beau ni élégant ; mais son fin visage portait le sceau de l’esprit et du talent, qualités qui, à cette époque, étaient aussi appréciées que le rang et la fortune. Le jeune écrivain, sur le désir exprimé par son amie, avait accepté une tâche qui, pour le moins, pouvait conduire le docile adorateur à la bastille. Il composait une satire contre la toute-puissante favorite aux pieds de laquelle la France entière se prosternait et dont la petite main glissait ses doigts jusque dans les rouages des affaires d’État.

— J’ai fini, Adrienne, cria soudain le jeune homme, en se mettant à danser de joie, à travers la chambre. Puis, prenant une attitude copiée sur les meilleurs artistes des Français, il déclama son poème.

Adrienne, interrompant son jeu, écoutait avec un intérêt croissant les vers sonores et méchants.

— Très bien ! charmant ! approuvait-elle de temps en temps.

À la fin, bondissant de son siège, elle applaudit des deux mains.

— Vous êtes satisfaite ? demanda Desforges, au comble du bonheur.

— Je vous nomme aujourd’hui mon chevalier et mon poète, dit la jeune fille sur un ton de rieuse emphase.

— Accepté.

— Et ces vers m’appartiennent ?

— Oui, permettez-moi seulement d’en prendre copie.

Et, tandis qu’en hâte, le jeune écrivain copiait son manuscrit, Adrienne lui disait sa haine contre l’infâme courtisane, la honte et le malheur de la France, et elle se montrait ravie lorsque son aveugle amoureux lui promettait de répandre le venimeux poème dans tous les bureaux d’esprit de Paris.

Un dernier baise-main, et il courut tenir promesse, tandis que la jeune fille se remettait à son clavecin comme si rien ne s’était passé.

Elle venait de terminer la cadence finale, quand Mme de Marneville, une dame encore jeune et coquette, entra.

— Mon enfant, dit-elle, je t’apporte une brillante surprise.

— Ah ! tu m’as acheté la parure d’émeraude ! s’écria Advienne rayonnante.

— J’ai mieux que cela. Le marquis de Maurepas demande ta main.

— Maurepas, un bel homme, fit Advienne en rougissant.

— Un cavalier de la meilleure noblesse et très riche, compléta la mère.

— Et dois-je vraiment l’épouser ? demanda naïvement la jeune fille.

— Évidemment. Nous ne sommes pas fortunées. Ce serait folie de ta part de ne pas saisir des deux mains ton bonheur.

— Et Desforges ?

— Ton camarade d’enfance ? le poète ?

— Il m’aime, objecta timidement Adrienne.

— C’est très naturel.

— Et moi, aussi, je l’aime, soupira la jeune fille.

— C’est incompréhensible. Mademoiselle, il est grand temps de vous marier.

— Je puis vraiment ?…

— Devenir marquise de Maurepas, certainement. Tu te promèneras en équipage à quatre chevaux, tu brilleras à la cour, et seras servie par des nègres, comme une impératrice d’Orient.

— Tout cela est fort beau, mais…

— Ainsi, je fais part au Marquis que tu consens ?

— Il a des nègres, le Marquis, je les ai vus, pensa tout haut la jeune fille dont l’humeur était aussi capricieuse que celle de la femme qui jouait avec le sceptre de France.

— Donc, tu es d’accord, conclut la mère.

— Oui, maman, mais que dira Desforges ? le pauvre Desforges !

La mère prit sa fille par la main et la conduisit au salon, où le Marquis et plusieurs dames attendaient.

Lorsque Desforges, tout rayonnant du succès éclatant de sa satire, revint auprès de son amie, Mme de Marneville le reçut avec un salut glacial, Adrienne, les yeux baissés, et le joli cavalier qui tenait tendrement la main de la jeune fille, avec un regard provocant.

— Nous avons à vous annoncer une grande nouvelle, commença la maîtresse de maison. Adrienne vient de se fiancer avec le marquis de Maurepas que voici.

— Toutes mes félicitations, balbutia Desforges.

Ses yeux s’obscurcirent, il s’inclina et sortit en chancelant.

— Quelle singulière conduite ! remarqua le marquis.

— Mon Dieu, c’est celle d’un poète, fit la mère en souriant.

Lorsque Mlle de Marneville, accompagnée de sa vieille nourrice, sortit de l’église Notre-Dame, Desforges était là qui l’attendait.

— Quel crime ai-je commis, mademoiselle, s’écria-t-il d’un ton exalté, pour qu’en une heure vous fassiez de moi le plus heureux et le plus malheureux des hommes ? Vous êtes à peine moins cruelle et sans cœur que la Marquise que vous détestez.

— Je n’ai pas de comptes à vous rendre, répondit Adrienne avec dignité.

— Vous m’assuriez, cependant, que vous m’aimiez, plaida le poète.

— Oui, je me l’étais imaginé, fit la jeune fille en haussant les épaules. Vous étiez le seul homme que je connaissais. Êtes-vous satisfait ?

— Et maintenant ? balbutia le jeune homme.

— Maintenant, j’aime le Marquis, mon fiancé. C’est là un tout autre adorateur, mon pauvre Desforges ! Adieu.

Desforges erra à travers les rues, s’agitant comme un forcené, pleurant et criant, et finit par entrer chez un armurier, où il acheta une épée.

Il comptait provoquer son rival, le soir même, et l’attendit sous les arcades qui entouraient une maison en face de l’hôtel Marneville.

Quand le Marquis parut, enveloppé de son manteau et s’arrêtant pour jeter un dernier regard sur les fenêtres éclairées, Desforges l’apostropha.

— Monsieur, fit-il d’une voix tremblante d’indignation, vous voulez me ravir Mlle de Marneville ? Sans doute vous ne savez pas que je l’aime et que c’est en passant sur mon cadavre que vous la conduirez à l’autel. Tirez votre épée et défendez-vous !

— Êtes-vous fou ? railla le Marquis.

— Il vous faut vous battre avec moi, insista le poète.

— Me battre ! et pourquoi ?

— Misérable lâche ! s’écria Desforges exaspéré. Tu ne mérites pas l’honneur d’un combat régulier. Voilà pour toi.

Et, en un accès de folle rage, l’amoureux éconduit se précipita sur son rival, l’entortilla dans son manteau pour l’empêcher de se servir de ses mains, et se mit à le frapper à tour de bras, du plat de son épée, jusqu’à ce qu’un attroupement se formât et que Mlle de Marneville parût à sa fenêtre. Reconnaissant son fiancé qu’on maltraitait, loin de prendre le parti du vaillant agresseur, comme cela eût semblé naturel, elle appela au secours et jura de se venger.

Desforges finit par se lasser du jeu inoffensif avec le plat de l’épée, et s’esquiva, laissant son heureux rival rentrer dans l’hôtel de sa bien-aimée, pour refaire sa toilette. Le malheur voulut que, pendant que le Marquis cherchait dans le sourire de la jeune fille une consolation à sa défaite, Mme de Marneville parlât d’obtenir de la favorite une lettre de cachet contre Desforges.

— Cela ne serait pas si mal, remarqua le Marquis. La Pompadour est justement montée au plus haut point contre les poètes, à cause d’une satire qui lui fait jouer un assez vilain rôle.

— Comment cela ? s’écrièrent les deux dames.

— Oui, confirma le Marquis, des vers circulent depuis deux jours, qui livrent la Marquise à la risée du public.

— Depuis deux jours ? précisa Adrienne.

— Richelieu, le galant duc, toujours en guerre avec la belle Marquise, les lui a montrés… La vieille femme est hors d’elle et a mis la police et toute la justice en mouvement, pour en découvrir l’auteur.

— Alors on ne le connaît pas ? questionna Adrienne troublée.

— Non.

— Et lui infligerait-on un châtiment sévère ?

— Il recevrait sans doute, à la Bastille, une hospitalité gratuite et forcée.

Adrienne se leva et demanda son manteau.

— Où vas-tu, mon enfant ? questionna Mme de Marneville.

— Chez la marquise de Pompadour.

— Chez la Marquise ! à cette heure ?

— Je veux obtenir satisfaction, dès aujourd’hui.

Par suite de la colère où l’avait mise la spirituelle satire du pauvre Desforges, la marquise de Pompadour était malade et s’était retirée plus tôt que de coutume.

Lorsqu’on introduisit Mlle de Marneville, la favorite, dépouillée de ses parures, pâle et fatiguée, mais non moins séduisante dans ses moëlleux coussins, fixa sur la jeune fille ses grands yeux perçants qui avaient décontenancé plus d’un diplomate important.

— Une affaire grave peut seule vous excuser de venir me troubler dans mon repos, car vous me voyez souffrante.

— Mes nouvelles feront miracle, répondit Adrienne avec assurance. Votre mal va guérir, madame, j’apporte le remède.

— Et ce serait ?

— La satire que…

— Pas un mot de cela.

— Cependant, madame, vous donneriez beaucoup pour en connaître l’auteur.

— Tout au monde, s’écria la Marquise, en se dressant sur son séant.

— Je ne demande qu’une chose, c’est que vous ne me trahissiez pas…

— Accordé.

— … et que vous punissiez le coupable, acheva la jeune fille, les joues empourprées.

— Rapportez-vous-en à moi. Il sera puni de manière à faire passer à jamais aux poètes l’envie de composer des satires, dit la favorite, les yeux pétillants du désir de la vengeance.

— J’ai votre parole, madame ?

— Vous l’avez.

— Voici le manuscrit.

La favorite le parcourut.

— Et le nom de l’auteur ?

— Desforges.

— Il est de sa main ?

— Tout entier.

— Comment vous remercier ? s’écria la Marquise, au comble de l’exaltation.

— En punissant Desforges. C’est à la grandeur du châtiment, que je mesurerai le service.

— Vous serez récompensée sans mesure, plaisanta la favorite en congédiant la visiteuse d’un geste majestueux.

La nuit même, Desforges était arrêté et conduit à la bastille.

Les jours suivants, la Marquise ne s’occupa que d’une seule chose : trouver le châtiment le plus original et le plus cruel à infliger à son insulteur Enfin, ayant trouvé la solution du problème, elle prit ses mesures pour en assurer la prompte exécution.

En attendant, Desforges, dans sa cellule, se trouvait dans la plus triste situation. Il pressentait que l’impitoyable déesse de la vengeance le poursuivait en la personne de deux femmes aussi belles que méchantes. Il fallut toute l’insistance de son geôlier, pour lui faire prendre quelque nourriture. Il se coucha tout habillé sur son lit, pleurant nuit et jour, ou déclamant des vers tragiques pouvant s’appliquer à son cas.

Enfin, le jour vint où il devait apprendre le sort qui lui était réservé.

On le conduisit dans une petite salle où se tenaient assis, derrière une table couverte d’un tapis vert, trois juges en longues robes et un petit scribe borgne.

Derrière les sièges des juges, se trouvait un grand paravent ; l’accusé était entouré par une vingtaine de geôliers.

L’instruction se distingua par sa brièveté. On présenta à Desforges une copie de sa satire, puis on lui demanda s’il la connaissait.

Sur sa réponse affirmative, ou lui demanda encore s’il s’en reconnaissait l’auteur.

Et, comme il niait, on produisit le manuscrit autographe.

Il se vit perdu. Il avoua et implora sa grâce.

La cour se concerta quelques instants à voix basse, puis le président se leva et prononça la sentence.

Le pilori et la détention perpétuelle. Épouvanté, le malheureux poète tomba à genoux, en levant les mains au ciel.

— Grâce, gémit-il, grâce !

À ce moment, une dame de taille élancée, vêtue de soie claire, s’avança de derrière le paravent et fixa Desforges à travers son face-à-main :

— N’attendez point de grâce, dit-elle avec une froide nonchalance. Le tribunal vous a condamné, et le roi m’a accordé un pouvoir illimité, pour faire exécuter votre peine selon mon bon plaisir. Comprenez bien, spirituel satiriste, nouveau Juvénal ! selon mon bon plaisir.

— Mon Dieu ! vous seriez ?…

— La marquise de Pompadour… Oui, celle que vous avez offensée avec tout votre esprit et qui, par conséquent, doit employer tout son esprit, pour vous punir avec le même bon goût.

Desforges couvrit son visage de ses deux mains et resta muet. De cette femme au cœur de pierre, il n’avait pas à espérer de pitié ; il ne le savait que trop.

Une angoisse mortelle s’était emparée de lui et le faisait trembler comme une feuille.

Sur un signe de la Marquise, on replia le paravent, découvrant une cage basse, formée par de solides barres de fer.

— Je veux conserver ce rare exemplaire de chanteur dans cette cage, dit la Pompadour d’un ton de persiflage. Sa fertile imagination l’aidera à la transformer en une seconde bastille… car elle est étroite, très étroite, et construite de telle sorte qu’un homme ne peut s’y tenir ni couché, ni debout, ni assis. Mais un poète n’est pas un homme comme les autres, et ce cachot, si peu ordinaire, le surprendra agréablement.

Les geôliers avaient saisi Desforges et l’avaient introduit dans la cage, qu’ils cadenassèrent en remettant la clé à la Marquise.

— Voilà, mon jeune Juvénal, dit-elle en le considérant à nouveau à travers son face-à-main. Paris pourra vous admirer depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, et le peuple viendra s’entretenir avec vous, comme il ne l’a pu faire jusqu’ici, qu’avec les singes de la ménagerie de Versailles.

Sur ces mots, le séduisant bourreau abandonna sa victime, lequel, en proie à un impuissant désespoir, se frappait la tête contre les barreaux.

Ce ne fut point un hasard que le jour même où Desforges, dans sa cage, était exposé au pilori, et où la lie du peuple s’amusait à le piquer avec des bâtons, à lui jeter des pommes pourries et des ordures, eut lieu, à l’église Notre-Dame, le mariage du marquis de Maurepas avec Mlle de Marneville. Le Marquis, offensé, l’avait ainsi voulu.

Du lieu de son supplice, le poète put voir sa bien-aimée, radieuse de beauté et de bonheur, revenir de la cérémonie en carrosse vitré, aux côtés de son époux. Adrienne, naturellement, ne le vit point. Elle était bien trop heureuse et n’avait d’yeux que pour le noble et distingué gentilhomme qui lui donnait son nom.

Des années avaient passé et Desforges était depuis longtemps oublié de celles-là mêmes qui l’avaient enfermé dans une cage et poussé aux confins de la folie, quand le hasard voulut qu’une clé rouillée tombât sous les yeux de la despote de France. Aucune de ses dames d’atour ne put lui dire ce que la clé signifiait.

On l’essaya à toutes les serrures, mais le mystérieux instrument ne voulait s’adapter à aucune. Soudain, un éclair traversa la mémoire de la Marquise. Serait-ce la clé de la cage du misérable satiriste ?

— Comment s’appelait-il donc ? demanda-t-elle.

— Desforges.

— Oui, Desforges, répéta la Marquise. Vivrait-il encore ? Eh bien, je me sens aujourd’hui d’humeur bénévole. J’aime la rencontre de cette clé, formulant une muette requête en faveur du poète oublié… Je lui fais grâce. Qu’on aille à la bastille et qu’on lui octroie la liberté, avec ordre de sortir de France dans les huit jours.

Un Suisse fut dépêché au Château du roi. Quand le gouverneur vint annoncer la nouvelle à Desforges, celui-ci demeura stupéfait. Puis, il se mit à pleurer et à rire comme un enfant. Enfin il balbutia :

— Je ne puis sortir, Monseigneur, mes membres sont ankylosés.

On le tira à grand’peine de la cage et il fallut deux jours avant qu’il ne pût suffisamment retrouver l’usage de ses jambes, pour quitter la bastille appuyé sur des béquilles.

Il était midi, Paris brillait au soleil du printemps, lorsqu’une forme enveloppée de haillons, se traîna sur la place Louis XV, s’arrêtant à examiner les maisons, les boutiques, les passants, avec une curiosité enfantine. Tout à coup, un courrier passa en coup de vent, criant :

— Place ! place ! pour le marquis de Maurepas.

— Maurepas ? murmura l’homme aux haillons. D’où vient que je connais ce nom ? qui est ce Maurepas ? se décida-t-il à questionner un passant.

— Le ministre de la Marine.

— Ah ! fit l’homme aux haillons.

Un carrosse passa. Aux côtés d’un jeune homme de grande beauté et distinction, était assise une ravissante personne, vêtue avec tout le raffinement de ce temps, et causant familièrement avec un charmant officier qui caracolait à cheval près de la portière.

— Adrienne ! cria l’homme aux haillons, à qui revinrent la conscience et la mémoire de son malheur.

Il fit un mouvement vers le carrosse. La jeune femme, en entendant son nom, se retourna avec indifférence vers celui qu’elle prenait pour un mendiant, puis sourit à nouveau à l’officier.

— Adrienne ! répéta le poète.

La voiture avait disparu, Desforges, assis sur une pierre, pleurait. Il demeura ainsi jusqu’à la nuit. Puis il se leva brusquement et lança sur la ville endormie une terrible malédiction.

— Que maudite soit l’engeance qui estime un écusson plus que la dignité humaine. Maudites, les femmes qui remplacent les vertus et les mœurs par la cruauté et la ruse ! Maudits, les tyrans qui nous foulent aux pieds et nous arrachent le cœur, en se riant de le voir palpiter entre leurs mains Malédictions sur elle, sur elles toutes !

Sur ces mots, il partit pour se rendre à la frontière.

La malédiction du poète ne devait que trop rapidement s’accomplir. La Pompadour mourut, détestée et privée de funérailles, et, après la mort de son royal amant, ce fut le déluge qu’il avait prévu, c’est-à-dire la Révolution française.

Quarante ans après avoir été exposé dans une cage de fer à la risée de la populace, Desforges vit, sur cette même place, tomber les têtes du marquis et de la marquise de Maurepas sous le couperet de la guillotine.



LES NOCES SANGLANTES DE KIEW
(946)

LES NOCES SANGLANTES DE KIEW

(946)

I

Sous la coupole dorée de son château de Kiew, le czar Igor, en compagnie du moine grec Anastase, l’un des apôtres les plus infatigables que l’Église de Bysance envoyât parmi les Slaves payens, était occupé à jouer aux échecs, lorsqu’on vint lui annoncer une ambassade des Dérewlans, habitants de la Podolie.

— Je les verrai demain ou après, quand je me sentirai disposé.

Ainsi parla le czar à la taille de héros et de virile beauté dans ses larges pantalons de soie, sa longue tunique de même étoffe bordée de somptueuses fourrures, qui le faisaient ressembler à un monarque de l’Orient, plus qu’à un prince européen.

— Puissant roi, objecta le chambellan, les envoyés désirent être reçus tout de suite.

— Ils désirent ? Ne sont-ils pas mes sujets ? n’est-ce pas moi qui les gouverne et les protège ? s’écria le monarque irrité. Mais, qui sait les nouvelles qu’ils apportent ? Peut-être les hordes asiatiques menacent-elles une fois de plus nos frontières. Fais-les entrer, je veux les voir.

Le chambellan s’inclina et sortit chercher les Dérewlans, pour les conduire auprès du czar. Lorsqu’ils entrèrent, Igor avait pris place sur son trône, consistant en un siège d’or richement décoré, surélevé de quelques marches. À ses côtés, une belle et jeune femme, aux formes opulentes, à la chevelure d’or, au regard clair et dominateur, vêtue de tissus et de fourrures non moins riches, que le czar.

Mak, jeune boyard que ses compatriotes avaient choisi comme porte-parole, demanda avec une vivacité singulière qui était cette personne.

— C’est l’épouse de notre maître, la czarine Olga, lui répondit le chambellan.

Les traits du jeune homme s’assombrirent un instant, puis il marcha, suivi de ses compagnons, d’un pas assuré à travers la salle, jusqu’au siège du monarque.

La manière dont ces hommes libres saluèrent leur souverain, était fort différente de l’humilité obséquieuse qui régnait au palais de Byzance. Ils ne plièrent même pas le genou. Un salut plein de dignité fut tout ce qu’ils accordèrent au respect.

— Eh bien, que m’annoncez-vous de bon ? commença le czar.

Mak prit la parole.

— Sire, nous ne sommes pas venus t’apporter des présents, mais te prier de reprendre ceux que tu nous a faits.

Le czar fronça le sourcil.

— Vous vous plaignez du nouveau tribut ?

— Sire, vous l’avez dit.

— Vous avez fait bien du chemin en vain. Il m’est impossible de rien changer à mes décisions.

— Et nous, il nous est impossible de suffire à tes exigences. Le tribut fixé par toi est trop élevé, il nous écrase et nous pousse à la révolte, par cela seul, déjà, que son produit n’est destiné ni à toi ni au royaume, mais aux hommes de ta suite. Est-il juste, czar Igor, que nous payions de notre sang, ceux qui n’ont pas fait pour toi et tes ancêtres, plus que nous-mêmes ? Ne vous avons-nous pas suivis, toi et tes prédécesseurs, par terre et par mer, dans toutes vos campagnes contre les empereurs de Byzance ?

— Et qui retira le plus d’avantage de ces guerres ? interrompit le monarque, sinon vous, habitants de la Podolie. Qui vous a libérés de la domination des Chasars et du tribut que vous payiez à ces brigands d’Asie ? nous, les czars de Kiew. Le Dniester ne porte-t-il pas vos blés d’or jusqu’à la mer Noire ? La mer ne les conduit-elle pas jusqu’aux Sept Tours ? Et ne recevez-vous pas en échange, les précieux tissus et autres marchandises rares, produit de l’art des Grecs, pour les écouler sur nos marchés ? On dit qu’en Podolie coulent le miel et le lait, que ses gras pâturages maritimes sont couverts de troupeaux, qu’à perte de vue s’étendent ses champs féconds en un océan jaune d’épis, et que, sur les rives du Dniester, mûrissent la noble vigne et les doux fruits du midi. Vous habitez un paradis et jouez le rôle de mendiants qui se nourrissent péniblement dans un désert.

— Notre peuple nous a délégués pour prier… recommença le jeune ambassadeur.

— Et si j’oppose un refus à vos prières ?

— Nous opposerons notre refus au tien.

— Alors, c’est un défi ? cria le czar en se levant. Eh bien, nous verrons cela. Retournez à votre pays de miel et de lait et apprenez à vos mandataires que ce que vous ne donnerez pas de bon cœur, j’irai me le chercher.

— Tu laisses partir ces arrogants, avec cette bonté ? demanda la czarine à son époux, en jetant sur les Dérewlans un regard étincelant de colère. Je sais un meilleur procédé.

— Et que ferais-tu ?

— Je les ferais enchaîner, et j’imaginerais de nouvelles tortures, pour vaincre leur orgueil.

— J’ai donné ma parole, je la maintiens. Allez !

— La belle créature ! murmura Mak en quittant la salle.

— Elle eût préféré nous voir écarteler tout de suite, railla l’un de ses compagnons.

— Elle ne m’en plaît que davantage, repartit le jeune homme. Quant au czar, je le hais deux fois, depuis que je connais sa femme.

Un marchand grec m’a parlé, un jour, d’une femme à cheveux d’or, pour laquelle des rois étaient partis en guerre et une grande résidence avait été la proie des flammes. Cela me sembla un conte ; aujourd’hui, je le crois.



II

Le czar Igor s’en tint à sa décision et ne diminua pas le tribut des Podoliens. Ceux-ci s’obstinèrent de même à ne pas le payer. Journellement, des gens de la suite d’Igor, des nobles, des boyards à qui il avait abandonné ce tribut, venaient se plaindre.

— À quoi nous sert ta générosité, disaient-ils, si nous ne pouvons tirer profit de ce que tu donnes ? Tu aurais pu, tout aussi bien, nous abandonner les trésors de l’empereur de Byzance ou des propriétés dans la lune.

Ce mécontentement ironique chagrinait le czar et, comme il savait sa femme rusée et jamais à court de bons conseils, il alla lui demander avis sur ce qu’il conviendrait de faire pour forcer les rebelles à s’exécuter.

Olga ne chercha pas longtemps.

— Montre que tu es le maître, dit-elle, va chez eux, accompagné des guerriers de ta suite, et lève le tribut toi-même, de gré ou de force. S’ils résistent, fais semblant de céder, et puis retourne avec une armée.

Le czar se décida à suivre ce conseil. Il fit appel à ses boyards et, en peu de temps, cinq cents guerriers brillamment équipés se trouvaient réunis à son château de Kiew. Lui-même, aidé par son chambellan, revêtit sa cuirasse et ses éperons, et ceignit son sabre courbe, incrusté de diamants. Puis il embrassa sa femme, monta sur son cheval, couleur blanc de lait, et partit, à la tête de son escorte.

Lorsque la troupe passa le pont, Olga se tenait au haut des créneaux, les saluant de son voile blanc.

Longtemps, les cavaliers la purent voir comme une colombe blanche sur la coupole d’or, et, finalement, disparaître.

Les Dérewlans informés de l’arrivée du souverain, envoyèrent à sa rencontre cent gentilshommes à cheval, qui le reçurent à la frontière et l’escortèrent jusqu’à Iskoreskou, leur capitale, construite tout en bois, mais solidement fortifiée.

Au moment où, le pont-levis ayant été baissé, le cheval du czar y posa son sabot, l’animal d’ordinaire si brave et si soumis, se cabra, et son maître dut recourir à ses éperons, pour le faire avancer. Les hommes de la suite d’Igor y virent un mauvais présage, les Dérewlans échangèrent des regards de sournoise entente.

Le jour même de son arrivée, Igor rassembla tous les notables de la ville et fit connaître son intention de lever lui-même le tribut. Personne ne fit d’objection et le czar envoya ses cavaliers dans toutes les directions. Mais, comme ni les nobles ni les bourgeois, ni les paysans ne se décidaient à payer, les gens d’Igor s’emparèrent de force, chez les uns, des chevaux de race, chez les autres, des marchandises entassées dans les greniers, et prirent aux paysans, leurs bestiaux et leurs récoltes. Il en résulta, dans tous le pays, une sourde fermentation qui, bientôt, dégénéra en révolte. De toutes parts, éclatèrent des rixes entre les hommes de Kiew et les habitants de la contrée.

Un matin, le czar Igor fut réveillé par la nouvelle qu’à Jampol, des hommes de sa suite, une vingtaine environ, avaient été surpris dans leur sommeil, et massacrés. Les boyards indignés crièrent à la trahison. Le czar lui-même, rouge de colère, prit les armes pour se rendre à Jampol et y exercer une terrible justice. Mais, parvenu à la place du marché, il se heurta à une foule compacte venue des environs, qui se jeta à la tête des chevaux en les arrêtant par la bride. Le czar menaçant de se servir de ses armes, ils lâchèrent prise, mais au même moment, parut une troupe de cavaliers, à leur tête Mak, qui lui barrèrent la route.

— Grand czar, cria le chef des insurgés, nous sommes ici pour te demander, une dernière fois et les armes à la main, ce que tu as refusé à nos prières. Déclare que tu retires les impôts, donne-le-nous par écrit, et nous te laissons partir. Si tu refuses, tu ne quitteras cette ville qu’en passant sur nos cadavres.

— Jamais encore, répondit le czar, la violence ne m’a arraché ce que je n’ai point fait de ma libre volonté.

— Est-ce là ton dernier mot, czar Igor ?

— La parole d’un homme est toujours sa dernière, fit le czar avec hauteur. Laissez-moi passer.

Il éperonna son cheval en le poussant sur les mutins, qui s’écartèrent pour lui livrer passage. Alors Mak, le suivant, lui asséna, avec la rapidité de l’éclair, un coup de sabre sur la tête. Igor tomba de selle sans proférer un cri. Son cheval se pencha sur lui et poussa un hennissement étrange, qui ressemblait à un sanglot ; puis il s’élança en tempête au travers de la foule, et disparut.

Les boyards de Kiew avaient tous tiré leurs sabres, s’apprêtant à une lutte héroïque, lorsque Mak prit la parole.

— Le czar est mort, dit-il, un mort vaut-il la peine que des vivants s’entr’égorgent pour lui ?

Les gens de Kiew se consultèrent ; finalement, le plus ancien parla.

— Laissez-nous enterrer le mort, dit-il, et retourner tranquillement chez nous. Nous n’en demandons pas davantage.

— Qu’il soit fait comme vous le désirez, répondit Mak.

Tous, alors, remirent leurs sabres aux fourreaux.

Puis, ceux de Kiew portèrent le prince mort hors de la ville, à un endroit ombragé par trois chênes. Là, ils creusèrent une fosse, y déposèrent le czar, et roulèrent une grosse pierre sur sa tombe.



III

Il faisait nuit noire, quand la czarine se réveilla avec un cri. Elle posa son pied sur la peau d’ours au pied de son lit, et revint lentement à elle, examinant sa chambre à la lueur de la veilleuse, suspendue au milieu, à une lourde chaîne. Elle était tout à fait réveillée maintenant et songeait, assise sur ses coussins. Tout à coup un bruit sourd, mais distinct, frappa son oreille. Il lui sembla qu’un poing géant heurtait à la porte de son château. Bientôt, elle ne douta plus : c’était un sabot de cheval frappant à coups réguliers le pavé de la rue. Olga appela ses femmes et s’habilla. Tout le palais était en mouvement.

Saisie d’un effroyable pressentiment, la princesse s’enveloppa d’une pelisse et descendit, accompagnée de ses gens portant des torches, jusqu’à la porte que l’on ouvrit.

Là, elle vit le cheval blanc de son mari, la tête penchée, tout couvert de poussière, de sueur et de sang. Aussitôt que l’animal aperçut sa maîtresse, il poussa un court et plaintif hennissement et s’étendit à ses pieds, fatigué à mourir.

— Un grand malheur est arrivé, dit Olga pâle et tremblante d’émotion. Le czar est blessé ou prisonnier, peut-être mort !

Et elle dépêcha des messagers. Avant qu’ils ne fussent partis, les boyards de l’escorte du czar revenaient, apportant la nouvelle de la mort de leur maître, tué de la main d’un insurgé.

Olga écouta en silence. Ses sens ne la trahirent point, elle ne tomba, ni ne pleura. Muette, elle congédia les boyards et s’enferma pendant trois jours et trois nuits, sans consentir à prendre aucune nourriture, regardant devant elle, les yeux fixes, sans bouger. Le quatrième jour, elle descendit aux écuries et s’approchant du cheval blanc de lait, passa son bras autour du cou de l’animal, qui posa la tête sur son épaule. Elle resta longtemps ainsi, puis remonta à ses appartements, revêtit des habits de deuil et commanda un somptueux office mortuaire.

De vingt lieues à la ronde, le peuple accourut, les boyards portant leurs armures sur leurs vêtements de deuil. Des chants funèbres retentirent, et les prêtres récitèrent les prières des morts. Puis les boyards se réunirent dans la grande salle, où des bœufs et des moutons entiers furent servis sur une longue table. Le cuisinier, armé d’un coutelas étincelant, les découpa en larges tranches, tandis que des esclaves apportaient incessamment des cruches en grès, remplies d’hydromel.

Ainsi fut célébré le festin mortuaire d’Igor, tandis que la czarine, enveloppée de voiles épais, restait assise dans ses appartements, entourée de ses femmes pleurant ou chantant des lamentations et de déchirantes complaintes.

Pendant ce temps, Mak, élu prince des Dérewlans, avait réuni en son palais, les nobles et notables des diverses communes, élaborant avec eux de nouveaux projets contre Kiew. Tous étaient d’accord sur ce point, que les Podoliens ne recouvreraient leur indépendance qu’en ne s’arrêtant pas au premier pas et en se décidant aussitôt à un second, plus décisif, celui de soumettre Kiew et de transporter le centre du royaume à Iskorteskou. Mais, sur les moyens d’atteindre ce but, les avis se partagèrent. Les jeunes et belliqueux parlaient d’envahir le royaume tombé aux mains d’une femme, avant qu’il n’ait retrouvé un chef. Les anciens, au contraire, rêvaient d’une conquête pacifique et que Kiew leur fût soumis de la manière qu’une femme est soumise à son mari, en recherchant, pour leur prince, la main de la veuve d’Igor.

Cette combinaison eut l’assentiment de Mak, non que l’ardeur au combat lui fît défaut, mais parce que la passion qu’Olga lui avait inspirée à première vue, dominait sa volonté, et qu’il avait plus d’espoir de conquérir la belle et fière czarine en venant à elle comme messager de la paix, qu’en frappant de son épée à la porte de sa retraite de veuve.

La lune n’avait point rempli son disque depuis la mort d’Igor, que le Dniester vert et mugissant amenait à Kiew un vaisseau tout doré et d’une splendeur inouïe, portant les ambassadeurs chargés de demander la main d’Olga pour le jeune prince des Dérewlans.

Une foule innombrable les reçut au débarcadère et les escorta jusqu’au palais.

La czarine était assise à la petite fenêtre de sa tour, absorbée dans des rêves de vengeance, et laissait errer sa vue sur les lointains brumeux. Tout à coup, elle remarqua le mouvement dans la rue et en demanda la raison.

— Le Dniester a apporté un navire tout en or, lui répondit-on et, sur ce navire, des hommes vaillants, étincelants de pierreries. Ce sont les ambassadeurs que t’envoie le prince des Dérewlans.

— Je ne veux pas les voir, répondit la czarine en fronçant les sourcils, mon oreille est sourde à leurs prières. Renvoyez-les.

L’instant d’après, ses femmes revinrent :

— Les Dérewlans implorent la faveur de se jeter à tes pieds.

— La faveur serait grande en effet.

— Ils t’offrent, en expiation de la mort de ton époux, la main de leur prince, le vaillant Mak.

Olga regarda son interlocutrice de ses grands yeux clairs et perçants, dans lesquels une idée infernale étincela.

— Dis-tu vrai ? dit-elle enfin d’un air sombre.

— Aussi vrai que je vis.

— Alors, c’est autre chose. Amène-les-moi, je veux les entendre.

Un soldat de la garde entra.

— Les hommes de Podolie demandent que ceux de Kiew les portent sur leurs bras jusqu’au palais.

— C’est leur droit, dit Olga. Ils sont les vainqueurs, et vous, les vaincus. Faites ce qu’ils désirent.

En conséquence, les habitants de Kiew, obéissant aux ordres de leur princesse, portèrent les Dérewlans sur leurs bras, jusque dans le château où Olga les reçut, assise sur son trône d’or, et écouta leur demande avec un sourire mauvais. Puis elle les convia à un grand festin.

Dans la salle même où avait été célébré le festin mortuaire du czar assassiné, la table était dressée. Tout en haut, la princesse ; les boyards de Podolie et ceux de Kiew, en longues files à ses côtés. Ces derniers ayant déposé leurs armes à la porte, les étrangers suivirent leur exemple. Olga prit une coupe pleine de vin précieux et la vida en l’honneur de ses hôtes.

C’était le signal convenu : de tous côtés, les gardes du corps et les gens de sa suite pénétrèrent dans la salle, les Podoliens sans défense furent, en un clin d’œil, saisis et garrottés.

— Le sang du czar Igor crie vengeance contre vous, dit la czarine qui s’était levée, imposante et terrible. Le mort réclame son droit.

Elle fit creuser sur les bords du fleuve, une fosse géante. Des centaines de paysans y travaillèrent jour et nuit. Quand ils eurent fini, on y descendit le navire et les ambassadeurs, et on les ensevelit.

Après quoi, la czarine envoya deux boyards au prince des Dérewlans, lui porter son salut et ses remerciements. La czarine, disait le messager, considérait d’un œil favorable la demande en mariage du prince de Podolie ; mais son ambassade lui avait paru insuffisante. Elle le priait, en conséquence, de lui adresser les hommes les plus importants de ses États, ainsi que l’exigeait sa haute situation.

Les Dérewlans n’ayant pas le moindre soupçon du sort échu à leurs premiers envoyés, choisirent aussitôt les plus nobles parmi leurs boyards et les embarquèrent sur un vaisseau encore plus beau que le premier.

Olga les reçut en vêtements de deuil, mais avec un sourire qui leur sembla de bon augure. Puis, elle invita les Dérewlans à se mettre à leur aise et à dîner avec elle.

Les ambassadeurs, sensibles à l’honneur qui leur était fait, se confondirent en remerciements, et, aussitôt, douze jeunes filles parurent, avec mission de les accompagner au bain, selon l’usage de Russie.

Les Podoliens les suivirent sans appréhension jusqu’au jardin où se trouvait, isolée, une construction en bois, formant établissement de bains.

À peine y eurent-ils pénétré que les jeunes filles en fermèrent les issues. Puis, apportant en hâte des fagots enduits de poix et de goudron, elles les entassèrent autour de la maison et y mirent le feu.

Bientôt, les flammes et la fumée montèrent de toutes parts, menaçant d’étouffer les Dérewlans qui, saisis d’angoisse, crièrent au secours après avoir, en vain, essayé d’échapper par les portes.

Ils entendirent la czarine crier :

— Quel bain sans pareil ! Il est, ma foi, capable de laver le sang d’un czar ! Mais tâchez qu’il ne vous devienne pas trop chaud.

En vain, les Podoliens supplièrent grâce, la czarine demeura impitoyable ; elle ne répondit pas à leurs cris, les laissant rôtir sans pitié.


IV

Satisfaite d’une première vengeance, Olga réunit une suite nombreuse, assez forte pour la protéger, et adressa à Mak, de nouveaux messagers, lui annonçant sa visite. Le cœur de l’ardent jeune homme se gonfla d’orgueil et d’ivresse. Il fit de somptueux préparatifs pour recevoir la femme qu’il idolâtrait, avec tous les honneurs qui lui étaient dus. L’impatience du prince de voir celle qu’il aimait de toute la passion d’une âme païenne, l’adorant comme une divinité, l’empêcha de l’attendre ainsi qu’il eût convenu à son propre rang. Il se rendit au-devant d’elle à la frontière, et l’apercevant en ses voiles de deuil, portée par quatre esclaves sur une litière d’or, ne se sentant plus maître de lui, il descendit de cheval et se jeta à ses pieds.

— Que les dieux bénissent ton entrée en Podolie ! s’écria-t-il, accorde au premier de tes serviteurs la faveur de passer sur lui, en posant le pied sur ce sol.

— Relevez-vous, répondit Olga, ce n’est pas un esclave que je viens chercher, mais un seigneur et protecteur, un époux.

Elle lui tendit la main, sur laquelle il imprima ses lèvres brûlantes, et le releva.

— Tu es trop indulgente pour ton serviteur, s’écria le prince rayonnant de jeunesse et de beauté, en dévorant d’un regard d’adoration la gracieuse et majestueuse femme, dont le doux visage s’entourait de boucles d’or comme de serpents.

— La bonté ne serait pas encore de mise, reprit Olga d’un ton grave. Nous venons apaiser d’abord l’ombre sainte de mon époux.

Le prince pâlit sous le regard clair des grands yeux qui le pénétraient jusqu’au fond de son âme. Il baissa la tête, comme un pécheur qui demande son pardon, un criminel qui implore sa grâce.

— Nous sommes venus, poursuivit Olga, pleurer sur la tombe de notre maître et époux, ainsi qu’il sied à une fidèle épouse et à de loyaux serviteurs. Nous éléverons un mohila (petits monticules de terre que les Russes dressaient sur les tombes de leurs héros tombés au champ d’honneur) et célébrerons un festin mortuaire.

— Si tu le permets, auguste princesse, nous partagerons ton deuil et nous nous joindrons à toi pour offrir des sacrifices au mort.

La czarine inclina la tête en signe d’assentiment. Sur un signe d’elle, le cortège se remit en marche.

Le prince chevauchait humblement à quelques pas de sa litière, respectant sa douleur et se contentant de répondre à ses questions, sans oser lui adresser la parole. Ainsi ils atteignirent Iskoretskou, dont les hautes tours étaient pavoisées et dont les habitants vinrent offrir à genoux, selon la coutume slave, à leur royale hôtesse le pain et le sel, symboles de paix et d’hospitalité.

Quand Olga se trouva seule dans le luxueux appartement qui lui avait été préparé, elle arracha ses voiles, s’assit devant un miroir serti d’or, et s’y regarda longuement.

— Mes joues sont pâlies par les larmes, dit-elle, mais je suis belle et désirable encore. Je veux être belle, car il faut qu’il m’aime.

— Quel beau jeune homme que le prince, remarqua l’une de ses femmes.

— Noble et beau, reprit la czarine, rêveuse. Mais il y a du sang à ses mains, le sang de mon maître qui crie vengeance. Oui, je pourrais l’aimer si je n’étais forcée de le haïr.

De grand matin, la czarine se rendit avec ses femmes et les hommes de sa suite, à la tombe de son époux. Elle s’y laissa tomber en sanglotant, couvrant la froide terre de ses larmes brûlantes, et s’arrachant ses cheveux d’or. Puis elle fit dresser un grand tertre, en forme de cercueil. Elle-même y apporta les trois premières pelletées de terre. Aucun Dérewlan ne fut autorisé à y mettre la main, elle ne le souffrit pas, et Mak se soumettait en toutes choses, à sa volonté.

Elle avait dépouillé son voile de veuve, mais conservé ses vêtements de deuil. Mak mit un genou en terre, attendant de ses lèvres la décision d’où dépendait son bonheur.

— Le mort a reçu satisfaction, commença-t-elle, d’un ton grave, mais doux. Maintenant, il nous faut faire justice aux vivants. Vous avez demandé ma main, noble prince, la voici. Je suis à vous.

— Comment te remercier, ô ma reine ! s’écria Mak, enivré. Avec ces mots, tu fais de ton esclave un dieu.

— Je suis prête, continua-t-elle, à échanger ces sombres couleurs contre celles qui conviennent à la joie, à l’amour et au bonheur, et, si Dieu veut, avant que la lune ne soit pleine, nous fêterons nos noces à Kiew.

— Pourquoi à Kiew, ma souveraine ?

— Ce n’est pas ici un lieu de réjouissances pour moi, dit-elle d’un ton grave. Sur le marché de cette ville…

— N’en parlons plus, si tu le permets, fit Mak avec vivacité. Tu ordonnes, j’obéis.

— Comme il sied à un esclave, fit-elle en souriant, et se penchant vers lui, elle lui donna selon l’usage, le baiser des fiançailles. Mais ses lèvres, en l’effleurant, étaient froides comme celles d’une morte.



V

Les timbales retentissaient, les trompettes éclataient en fanfare du haut des coupoles dorées, et des milliers de voix joyeuses acclamaient l’arrivée des vaisseaux podoliens qui, les voiles rouges déployées, remontaient le Dniester, à leur tête, la nef d’or du prince Mak. Olga vint au devant de lui jusqu’aux rives du fleuve. Aussitôt que le prince aperçut la bien-aimée, sans attendre que le vaisseau eût accosté, il se jeta d’un bond par-dessus les eaux mugissantes, aux pieds de la czarine.

La première question des Dérewlans fut pour leurs ambassadeurs.

— Ne les avez-vous pas rencontrés ? leur demanda Olga. C’est étrange ! Peut-être que, honteux de leur insuccès, ils seront retournés chez eux.

— C’est ainsi que cela se sera passé, opina Mak.

Escortés de tous les habitants, les Dérewlans, au nombre de cinq mille, pénétrèrent dans la cité.

Le jour s’écoula en réjouissances de toutes sortes. Les chevaleresques boyards montrèrent leur adresse aux armes dans des luttes courtoises, des chanteurs aveugles accompagnèrent au son de la harpe, de vieux poèmes relatant les hauts faits des héros nationaux, et lorsque la nuit vint, les hommes se réunirent dans les vastes salles, jouant et buvant. Le jeune prince, qui ne quittait plus la czarine, assis sur des coussins soyeux, tenait sa froide main dans la sienne et lui parlait d’amour.

Le lendemain, eut lieu le mariage. Olga, pour la première fois, dépouilla ses robes de deuil et se para, aidée de ses femmes, comme jamais elle ne l’avait fait, même au jour de son mariage avec le czar Igor. Dans la cour, les boyards de Kiew attendaient la princesse, en compagnie des Podoliens, tandis que Mak, fiévreux d’impatience, se tenait dans l’antichambre. Lui aussi resplendissait dans la magnificence d’un souverain russe. Tout, sur lui, étincelait : les brocarts de soie, l’or, les joyaux et les fourrures de prix.

Mais quand Olga parut, suivie de ses dames d’honneur également parées, il sembla rentrer dans l’ombre.

La robe de la czarine était en soie bleu de ciel et découvrait ses petits pieds, chaussés de cuir fin. Par-dessus la robe, une sorte de sarafan en drap d’or étincelait, bordé et doublé d’hermine éblouissante. Le haut bandeau en brocart bleu, brodé d’or et de pierreries, entourait son front d’un nimbe d’où s’échappaient les pans du voile blanc, comme deux ailes de cygne, sur ses épaules, lui donnant un aspect de triomphante majesté, sans lui ravir le charme qui ne saurait être absent de la beauté la plus auguste et la plus accomplie.

Le jeune prince poussa un cri de surprise et voulut, dans son transport, prendre la divine apparition entre ses bras. Un regard hautain et sévère le retint et le fit tomber aux pieds de son idole.

Le couple descendit lentement les marches recouvertes de tapis. Alors la joie générale ne connut plus de bornes, de tous les côtés, on criait :

— Bonheur et santé !

— Longue vie et bonheur !

Deux jeunes filles, vêtues de soie blanche, amenèrent le cheval blanc de lait, dont la selle et le harnachement étincelaient de pierreries. Olga, s’élança en selle, aidée par Mak. Le gracieux animal portant son fardeau avec orgueil, prit la tête du cortège. Le prince des Dérewlans suivit, également à cheval ; derrière eux le cortège des nobles des deux pays et la foule du peuple.

Ils avancèrent lentement jusqu’au temple du dieu du feu, qui était aussi le dieu de la gloire et des fêtes nuptiales.

La cérémonie finie, le cortège revint par le même chemin. Cette fois, Mak chevauchait aux côtés de la czarine. Arrivé dans la cour du château, il la prit dans ses bras pour la faire descendre de cheval. Presque toutes les salles du château avaient été emménagées pour un festin monstre, où boyards de Kiew et boyards de Podolie se trouvaient réunis. Les esclaves avaient peine à traîner les plats géants et les cruches énormes, pleines d’hydromel et de vin. Une forêt des environs de Kiew avait été abattue, pour faire rôtir les bœufs et les moutons destinés tant aux boyards dans les salles qu’au peuple dans la cour.

Au fond de la dernière salle, étaient assis, côte à côte, sur une estrade, le prince des Dérewlans et la czarine Olga, qu’il croyait sienne à tout jamais. Le prince buvait et mangeait de bon cœur et les paroles d’amour coulaient avec abondance de ses lèvres. Olga l’écoutait, silencieuse et froide comme un marbre. Elle ne toucha à aucun mets, ni n’humecta ses lèvres à une coupe.

Les hommes festoyèrent jusque très avant dans la nuit, lors même que le prince et la czarine se furent retirés, pour se rendre à la chambre nuptiale splendidement décorée.

L’audacieux Mak qui ne craignait rien, pas même les dieux, tressaillit en franchissant le seuil, saisi d’un frisson étrange, comme si un souffle de mort l’eût effleuré. Était-ce l’amour, la passion, qui l’étreignait ? ou bien, alors,… qu’était-ce ?… Il ne sut s’en rendre compte. Pendant qu’il déposait sa tunique et sa ceinture et défaisait son sabre, Olga se retira avec ses femmes derrière un rideau blanc, qui séparait la chambre par le milieu. Puis, ayant éloigné ses femmes, elle appela le prince auprès d’elle. Celui-ci rejeta le rideau et vit la merveilleuse créature, assise sur la couche royale. Elle était enveloppée d’une ample pelisse en hermine, qui descendait jusqu’à terre. Autour de ses cheveux s’enroulait un turban, couleur de sang.

— Agenouille-toi, fit la czarine d’un ton froid, et fais ton service.

Le prince gravit les marches et plia le genou devant sa femme, pour la déchausser. C’était, selon l’usage, la première et la dernière humiliation de l’homme devant la femme. À partir de ce moment, il était le maître.

Tandis qu’Olga posait son pied sur le genou du prince l’enveloppant d’un regard de menace et de pitié, il s’écriait avec toute l’exaltation de la jeunesse :

— Je te sers pour la première et dernière fois, ma souveraine, mais je suis ton esclave pour la vie.

— Oui, repartit Olga dont le visage s’assombrit, tu me sers pour la première et dernière fois. Mais tu es mon esclave et seras traité en conséquence. Arrière, impudent !

Et elle le poussa du pied, de toute la force dont elle était capable. Le coup fut si inattendu que le jeune homme roula au bas des marches. Il n’avait pas eu le temps de se relever qu’Olga, saisissant la hache du czar Igor, en frappa le petit bouclier rond, suspendu au chevet du lit.

Elle en tira un son étrange, lugubre et sonore, résonnant comme un glas, à travers les salles et les couloirs du palais ; mais il ne réveilla pas les Dérewlans qui s’étaient assoupis, ivres de boisson, sous les tables et les bancs. C’était, pour la garde, le signal de surprendre les dormeurs et de les massacrer ; pour les esclaves, l’ordre de pénétrer dans la chambre nuptiale et de s’emparer du prince qui venait de se relever, pour le terrasser à nouveau. En un clin d’œil, on lui lia les mains et les pieds et on l’étendit, garrotté, aux pieds de la czarine.

— Te voilà en mon pouvoir, prince de Podolie, commença Olga sur un ton d’effrayante ironie. La ruse de la femme a triomphé de la valeur et du courage de cinq mille hommes.

— Trahison ! gémit Mak, trahison de toi que j’aime !

— L’amour d’un esclave ! railla Olga, un crime de plus et que je punirai.

À présent, on entendait des cris d’angoisse et de douleur, des vociférations et des râles monter du rez-de-chaussée.

— Qu’est-ce que cela ? fit Mak terrifié.

— Cela ? c’est notre musique de noce. Cinq mille Dérewlans que j’envoie au czar Igor, en un sacrifice funèbre tel qu’on n’en a jamais vu depuis qu’on honore les morts et qu’on châtie les meurtriers.

— Femme, ne crains-tu pas les dieux ? cria le prince, après avoir fait de furieux et vains efforts pour se libérer de ses liens.

— Et toi, les as-tu craints, reprit Olga avec solennité, lorsque tu assaillis ton prince, en traître, par derrière ? Et tu croyais, aveugle que tu es, qu’une épouse vertueuse, une princesse de la maison Rurik, s’oublierait au point de laisser sans vengeance l’ombre sainte de son époux et de tendre la main à son meurtrier ? Tu croyais que je déchoirais au point d’accorder mes faveurs et mon amour à un esclave ? Aussi sacrilège que fut ton crime, aussi insultants pour moi sont tes espérances et tes désirs, aussi cruel sera ton châtiment. Tous ceux qui t’ont suivi, mourront, mais pas toi. La mort serait une grâce et je ne connais point la clémence. Tu ne mourras point.

Sur ces mots, la czarine sortit, laissant le prince étendu dans la chambre. Entourée de ses esclaves, elle descendit achever l’œuvre de vengeance.

Plus de quatre mille Dérewlans avaient été massacrés, quand elle parut dans la salle remplie de la vapeur chaude et de l’âcre odeur du sang. Les plus nobles parmi les boyards podoliens, avaient seuls été épargnés. C’étaient la plupart de ceux qui avaient pris part au meurtre d’Igor. Ils attendaient enchaînés, que l’on statuât sur leur sort.

Olga n’eût point satisfait l’âpre besoin de son amour ni les désirs de son peuple, en les faisant simplement mettre à mort. Digne fille de ces temps barbares, elle ne se lassa point d’inventer de nouvelles tortures et des supplices surhumains qu’elle faisait exécuter en sa présence.

Aux uns, elle fit couper les mains et les pieds, et puis scier la tête. Les autres furent cloués entre deux planches et, graduellement, étouffés. D’autres furent couchés sur le pavé de la cour, le visage à découvert, et la czarine, montée sur le cheval de son époux assassiné, passa sur leurs corps, belle et terrible comme la déesse de la vengeance, suivie par une escorte des plus jeunes et fougueux boyards, jusqu’à ce que la dernière victime eût expiré sous les sabots de leurs chevaux.

Ici, flambèrent des bûchers, enveloppant de leurs flammes quelques malheureux Dérewlans, là il y en eut d’étendus sur des grils rougis au feu et qui hurlaient comme des bêtes sauvages, tandis qu’au jardin, se creusaient des fosses où on en enterrait vivants, par séries de dix. Des deux côtés du palais, s’éleva une pyramide géante, construite avec les crânes des Podoliens massacrés.

Ainsi Olga, la czarine, sut venger la mort de son époux Igor, le héros fameux qui, sur de blancs vaisseaux, avait porté, à maintes reprises, la terreur dans Constantinople et tomba des mains d’un assassin.

Le prince des Dérewlans, maintenu dans les chaînes, fut jeté dans un cachot souterrain privé d’air et de lumière, jusqu’au jour où il plairait à la justicière de prononcer son jugement.



VI

Après que Mak fût tombé en son pouvoir et que les hommes les plus valeureux et les plus considérables de son pays eussent été massacrés, l’infatigable et courageuse femme, dont le corps de déesse contenait l’âme d’un homme, s’arma en guerre pour aller soumettre la Podolie. Elle réunit une grande armée, monta le cheval blanc qui avait porté son époux à de si nombreuses victoires, et, la poitrine délicate recouverte d’une cuirasse d’argent, l’épée au côté, l’hermine flottant sur son épaule, elle conduisit elle-même son peuple contre les Dérewlans. Ceux-ci équipèrent tout ce qui pouvait porter les armes et, choisissant pour chef Olef, allèrent vaillamment à sa l’encontre.

Dans un sanglant combat, non loin du Dniester, les Dérewlans furent vaincus abandonnant le champ de bataille en une fuite échevelée, Olga, à la tête de ses cavaliers, les poursuivit aussi loin que leurs chevaux purent les porter, faisant plus de mille captifs, qui furent aussitôt exécutés. Le général Olef, tombé en ses mains dès le début de la bataille, fut livré comme cible, aux archers de sa garde.

En une véritable course à la victoire, elle arriva devant Iskoretskou, incendiant sur son passage les hameaux et les villes, et exterminant les habitants. La capitale des Dérewlans se défendit désespérément. Plusieurs de leurs tours avaient été abattues, quand la czarine, en un message, leur déclara sa vengeance assouvie, ne demandant plus que les apparences de la soumission et, en signe de paix, trois passereaux de chaque maison et trois pigeons de chaque pigeonnier.

Les bourgeois de la ville trouvant les conditions bénignes, s’empressèrent de se rendre à ses désirs. La czarine reçut avec bienveillance, les otages ailés, promettant de quitter dès le lendemain le camp avec son armée. Mais, sitôt que la nuit fut venue, elle fit distribuer les oiseaux parmi ses soldats, qui leur attachèrent aux pattes de l’étoupe enflammée et leur rendirent la liberté. Les oiseaux reprirent leur vol vers la cité de bois, y portant le feu destructeur. Bientôt, tous les toits d’Iskoretskou, ainsi que les tours du château, furent la proie des flammes. Dans l’impuissance où ils étaient d’arrêter l’incendie, les habitants ne songèrent qu’à fuir, mais les assiégeants les repoussèrent, les armes à la main. Ceux qui ne périrent pas sous le fer, furent victimes du feu. La czarine, assise sur le tertre funéraire de son époux, assista au spectacle, le cœur rempli d’une infernale joie, jusqu’à ce que la ville entière ne fût plus qu’un monceau de cendres.

Puis elle parcourut la Podolie en tous sens, réduisant la population par le fer et par le feu, pillant, châtiant, décapitant, jusqu’à ce qu’enfin tout le pays rampât dans la poussière à ses pieds. Les boyards prisonniers devinrent esclaves. Elle en choisit plusieurs pour elle et distribua le reste parmi ses guerriers, qui les attachèrent à la queue de leurs chevaux. En quittant le pays, elle y laissa un gouverneur chargé d’y régner avec la plus extrême rigueur.

Sa rentrée à Kiew fut un triomphe. Le peuple vint au-devant de la guerrière, avec des cris d’admiration. Son premier soin fut de s’occuper de Mak, le meurtrier d’Igor. Il tressaillit en revoyant la jeune femme, dont l’attitude était empreinte d’une sombre majesté. Vêtue de zibeline, elle était étendue sur un divan et entourée d’esclaves, parmi lesquels il reconnut les hommes les plus considérables de son pays.

— Je t’ai promis, commença-t-elle avec un ironique sourire, un châtiment plus cruel que la mort. La Podolie vaincue rampe à mes pieds ; ses nobles sont esclaves, ses villes incendiées, Iskoretskou n’est plus qu’un tas de cendres.

— C’est impossible, s’écria Mak atterré.

— Cela est, affirma la czarine, et ton châtiment sera de survivre à la honte et à la déchéance de ta patrie. Tu seras mon esclave, moins encore, une bête que chacun pourra repousser du pied. Faites ce que j’ai dit.

Quelques esclaves se saisirent du prince et, à coup de haches, lui coupèrent les mains et les pieds. Sa vie durant, le malheureux fut condamne à ramasser avec la langue, les miettes tombées de la table d’Olga.

Olga régna à Kiew au nom de son fils mineur, Saitoslaw, avec une prudence et une énergie capables de remplacer un héros.

Des moines grecs la convertirent au christianisme. Elle se rendit à Constantinople pour mieux s’y faire instruire, et reçut le baptême en l’an 955.

Elle mourut en 969, pleurée et regrettée de tous. Le célèbre chroniqueur Nestor lui donne le nom d’« Étoile du salut », le peuple la nomma « la sage », et l’Église, « la sainte ».




ARIELLA
(1592)

ARIELLA

(1592)

I

Par une claire matinée d’hiver, trois gentilshommes cheminaient à travers les rues du vieux Londres, éblouissantes de neige que dorait un chaud rayon de soleil. Tous trois portaient le costume mâle et gracieux du temps de la reine virginale : de hautes bottes, de larges chausses formant des centaines de petits plis, un vaste pourpoint et un petit mantelet court, tombant sur les épaules ; le tout, en velours de prix bordé d’or et orné de guipures flamandes, qui entouraient le col raide et retombaient en jabot sur la poitrine, les mains, et jusque sur les genoux.

Les cheveux coupés courts et la barbe taillée en pointe, donnaient une expression hardie et provocante à leurs silhouettes, qu’achevait un chapeau à larges bords, posé de biais, dont les glands d’or et le panache à plumes retombaient le long de leur dos.

Les trois fredonnaient un grossier refrain de matelots et tenaient la mesure en tapant de leur épée contre leurs éperons. Au milieu d’une strophe, ils furent soudain interrompus par une joyeuse exclamation de surprise. Un élégant officier de la garde venait à leur rencontre, et s’avançait en ouvrant les bras, au-devant de lord Glendower, l’aîné de la bande.

— Toi, Amias ! s’écria celui-ci avec joie, toi à Londres ! Tes sept tantes qui, telles des Parques, filent pour toi des jours d’ennuis et te séquestrent à Digby, loin de tout plaisir dangereux, t’ont donc enfin donné ton vol ? Salut, ami de ma jeunesse, sois le bienvenu !

Les deux hommes s’embrassèrent, comme c’était l’usage en ce temps, et se baisèrent tendrement, comme deux jeunes filles de nos jours.

— Et pourquoi ne pas venir me voir, ingrat ? questionna Glendower.

— Je ne suis ici que depuis peu de temps et je n’osais quitter mon service, s’excusa le jeune officier. Mais, aujourd’hui, je suis libre et tout à tes ordres.

— Parfait ! s’écria le Lord. Voici mes bons amis, sir Hazlitt et sir Cornwall. Quant à ce vaillant guerrier, son nom est Amias Rapely. Et maintenant, viens avec nous. Si tu devines où nous te menons, je te paye une fine.

— Et où pourriez-vous aller, demanda l’officier en prenant le bras du Lord, sinon dans une taverne ?

— Oh ! nous sommes très vertueux à Londres, plaisanta Glendower, tandis que tous quatre se remettaient en marche, et, de plus, très connaisseurs. Sais-tu ce que c’est que Mécène ?

— Je l’ignore, mais je suppose que c’est quelque saint papiste.

— Tu n’y es point. Ce fut un protecteur des arts et des lettres, et moi, regarde-moi bien, je suis aussi un Mécène, mais je protège de préférence les artistes femmes. Donc, écoute bien, nous nous rendons à cette heure chez les Blackfriars.

— Tu te moques, fit l’officier, incrédule, qu’iriez-vous faire dans un couvent de frères noirs ?

Les trois jeunes gens partirent d’un formidable éclat de rire.

— Écoute, Amias, reprit Glendower, c’est un joyeux monastère que celui où nous allons, car on y joue la comédie et il y a là des nonnains aussi aimables que belles.

— Comment dois-je l’entendre ?

— Jeune homme, aurais-tu dormi cent ans en quelque forêt enchantée ?

— Ami, tu connais notre vie de campagne. Les nouvelles n’y parviennent qu’à l’état de pain rassis.

— Mais il y a longtemps que ce n’est plus une nouveauté même ancienne, que nous possédions à Londres, notre théâtre fixe et même plusieurs, fonctionnant toute l’année. Jadis, les comédiens parcouraient le pays, jouant tantôt dans une église, tantôt dans une salle de tribunal, ou dans une école, ou, encore, dans le château d’un Lord, et, quand il le fallait, dans une grange, devant des matelots et des paysans.

— Oui, j’en ai vu à Stratford, repartit l’officier. Ils représentaient une pièce sanglante, à la fin de laquelle tout le monde était tué. Cela se passait en France.

— Sanglante ! s’écrièrent les trois amis à la fois. Tout le monde tué ? Cela ne peut être que Marlowe. Le drame ne s’appelait-il pas : Le Massacre de Paris ?

— Ainsi donc, reprit Glendower, à Londres, la cour entretenait sa troupe et chaque Lord, la sienne. Or, il y a juste seize ans, puisque c’était en 1576 et que nous sommes en 92, les comédiens du comte Leceister acquirent le couvent désaffecté des frères noirs et y montèrent leur scène.

— Ah ! je comprends. Et on y joue la comédie dès le matin ?

— Non, grand bénêt, railla Glendower, on ne fait que répéter la pièce qui doit être jouée ce soir. William Shakespeare veut, à l’aide de ce drame, donner le coup de mort aux tragédies copiées sur les anciens, telles que les font les écrivains savants. C’est une histoire d’amour qui, paraît-il, s’est passée à Vérone.

— Shakespeare ! fit l’officier, est-ce là un poète ? Je connais, à Stratford, un marchand de laine de ce nom.

— Très exact. C’est son père.

— Et son fils, William, le joyeux fainéant, écrit des pièces dont tout le monde parle ?

— Et qui mettent Londres sens dessus dessous. À son sujet, la cour et la noblesse, les poètes et les savants se divisent en deux partis qui se combattent violemment. Mais, aujourd’hui, nous comptons mettre fin à la gloire de ce clown.

— En quoi est-ce un clown ?

— En ce qu’il se permet d’écrire pour le peuple, fit Glendower avec animation, et qu’en recherchant l’approbation des filles et des matelots qui l’acclament, il introduit dans l’art un goût bas et grossier que nous ne saurions souffrir. Produire sur les planches des personnages tels que nous en voyons journellement, en plein jour, dans les rues, et, la nuit, dans les tavernes, qui boivent, jouent et se querellent, ce n’est pas de l’art, mon cher Amias, et c’est là tout ce que Shakespeare sait faire. Il s’est bien essayé dans la manière noble ; mais, après avoir piteusement échoué dans des saloperies telles que Vénus et Adonis, L’enlèvement de Lucrèce ou comme ses inepties s’appellent, comprenant qu’il ne pouvait rivaliser avec un Lilly et un Hughes, il s’est mis à écrire pour le peuple.

— Cela lui ressemble bien, remarqua l’officier. À Stratford, on raconte de lui des tours pendables et j’ai failli mourir de rire en entendant comme il avait été surpris à braconner et puni de prison.

— Shakespeare braconnier ? s’écria Glendower, c’est parfait ! Une arme de plus contre le doux cygne de l’Avon, comme l’appellent ses comédiens.

Les quatre jeunes gens étaient arrivés à la porte du théâtre et, passant fièrement devant le portier, pénétrèrent avec assurance dans la salle. Après que ses yeux se fussent habitués à l’obscurité qui y régnait, l’officier regarda autour de lui avec curiosité, se faisant expliquer les particularités qui le frappaient.

La décoration de la scène shakespearienne, ce lieu sacré voué à la vénération de tous les pays et de tous les temps, où Othello, Macbeth et Lear virent pour la première fois le feu de la rampe, consistait en une tenture qui, tantôt représentait une salle du trône et, en un tour de main, une salle d’auberge ou une forêt.

Le jour était signalé par une toile blanche, la nuit, par une toile noire, tombant du plafond. Un écriteau portait en lettres géantes l’indication du lieu où l’action se passait. Deux fauteuils signifiaient une salle d’auberge, une table, un encrier et une plume, un bureau. Les transformations se faisaient par un simple changement d’écriteau.

Le milieu de la scène était actuellement occupé par un balcon, auquel donnait accès, des deux côtés, un escalier.

Sur ce balcon, l’officier distinguait à présent une jeune fille d’une beauté vraiment céleste, avec un doux visage aux teintes délicates et l’expression enfantine d’une héroïne de contes de fée, des lèvres fraîches et pleines, et des yeux qui étincelaient comme des étoiles dans l’obscurité. Et, de tout cœur, il eût voulu joindre sa voix à celle du jeune comédien qui se tenait sous le balcon, lui adressant des paroles enflammées :

Two of the fairest stars in all the heaven
Having some business, do entreat her eyes
To twinkle in their spheres till they return.
What if her eyes were there, they in her head ?
The brightness of her cheek would shame those stars,
As daylight doth a lamp. Her eye in heaven
Would through the airy region stream so bright
That birds would sing and think it were not night.

« Deux des plus belles étoiles du firmament ayant affaire ailleurs, demandent à ces yeux de scintiller à leur place, jusqu’à leur retour.

« Mais qu’adviendrait-il, si son regard était là-haut et les étoiles sous son front ?

« L’éclat de ses joues humilierait les astres, comme la lumière du jour éteint celle d’une lampe,

« Tandis que son regard, transporté au firmament, répandrait ses rayons à travers les ondes de l’air,

« Si bien que les oiseaux se mettraient à chanter, croyant qu’il ne fait plus nuit. »

Ces paroles ne semblèrent point triviales au jeune officier, mais bien au contraire une musique à son oreille, et il se sentit froissé en entendant Glendower dire à ses amis :

— Ce que ce Shakespeare met de drôles de choses dans La bouche de Roméo ! À cet endroit, il faudra siffler.

— Ce jeune homme s’appelle Roméo ? demanda Rapely.

— Roméo, fils de Montégu, répondit Hazlitt, et la dame se nomme Juliette, fille de Capulet. Dans cette folle pièce, bien entendu, car, dans la vie réelle, il est le parfait Richard Burbadge à qui sont soumises toutes les intonations capables d’émouvoir le cœur humain, et elle, la délicieuse Ariella, une comédienne à qui tous, sans exception, nous faisons la cour. Celui qui se tient devant, est l’auteur et, à côté de lui, lord Southampton, son protecteur.

Les jeunes gens disparurent dans les coulisses, faisant la chasse aux jolies comédiennes. Seul, l’officier resta, fasciné par le tableau féerique du balcon. La scène terminée, Southampton applaudit des deux mains.

— Dans cette scène, tu t’es surpassé, mon doux cygne de l’Avon, dit-il en passant son bras autour du cou du poète.

Shakespeare, alors âgé de 24 ans, n’était point beau, mais en tout point un homme. Il eut un douloureux sourire.

— Ils n’en conviendront point, murmura-t-il. Ben-Jonson, Hughes, Marlowe, comme s’appellent tous mes adversaires, trouveront que le clown est devenu sérieux, et ce sera tout.

— Que nous importe ! fit Southampton en riant. Tu triompheras d’eux tous. À partir d’aujourd’hui, une ère nouvelle s’ouvre pour la poésie anglaise. Que veux-tu de plus ?

— Eh bien, êtes-vous satisfait ? demanda Burbadge en s’approchant.

— Très satisfait.

Le poète jeta un coup d’œil sur Ariella, qui n’avait pas quitté le balcon et, appuyée des deux bras à la balustrade, semblait perdue en un rêve.

— Et vous, Ariella, mon opinion vous serait-elle indifférente ? pourquoi ne me la demandez-vous pas ?

— Parce que je sais que je ne vous satisfais jamais, sir William, répondit-elle sans bouger.

— Aussi, je ne suis pas satisfait.

— Eh bien, n’avais-je pas raison ?

— La scène du balcon peut passer, mais la rencontre de Juliette et de Roméo ne saurait me convenir.

— Voulons-nous la recommencer ? proposa Burbadge à la comédienne.

— Il le faudra bien.

Lentement, elle descendit les marches.

— Alors, nous commençons.

Mais, dès les premiers mots, Shakespeare interrompait les comédiens.

— Ne pouvez-vous pas vous mettre dans la tête que c’est un sonnet que vous récitez là ? cria-t-il. Ne rompez pas les vers, Burbadge, et vous, Ariella, ne savez-vous pas donner un baiser ?

— Il paraît que non.

— Dois-je vous l’enseigner ?

— Il faudrait savoir d’abord si je veux l’apprendre.

— Elle a toujours une réponse toute prête, dit Shakespeare, en se tournant vers Southampton. C’est une récalcitrante, surtout avec moi. Mais il est des moyens d’apprivoiser ces douces colombes.

Ariella haussa les épaules.

— Essayez-le donc, sir William. De vous, j’accepte le défi.

— Revenez à votre sujet, supplia Burbadge.

— Le sujet est précisément un baiser. Un baiser qu’Ariella souffle en l’air au lieu de le poser sur vos lèvres.

S’approchant de Juliette, il lui prit la main.

Ce n’était plus Shakespeare, c’était Roméo en personne, et, pourtant Shakespeare plus que jamais, lorsqu’il déclama ces vers :

« If I profane with my unworthy hand
This holy shrine, the gentle fine is this :

My lips, two blushing pilgrims, ready stand
To smooth that rough touch with a tender Kiss.

« Si, de ma main indigne, je profane ce tabernacle, mon amende sera que sur vos lèvres, tels deux pèlerins rougissants, les miennes amortissent la rude étreinte, avec un doux baiser. »

— Il est capable de le faire, murmura Glendower, revenu auprès de Rapely avec ses amis, mais je ne le souffrirai point.

— As-tu quelque droit sur elle ? demanda l’officier.

Glendower nia, mais sa jalousie était à tel point excitée qu’oubliant les règlements du théâtre, il fit, de la coulisse, des signes à Juliette qui se troubla et s’embrouilla, trouvant de moins en moins les intonations que lui demandait l’auteur. Tout à coup, Shakespeare devina ce qui se passait.

— Ah ! je vois, fit-il, offensé, Burbadge somnole après une nuit d’orgie, et vous, Ariella, êtes distraite. Ne regardez pas dans les coulisses.

Il tapa du pied, Ariella tressaillit.

— Maîtrisez-vous, Shakespeare, cria Glendower à haute voix. Traitez cette douce créature avec la délicatesse qu’elle mérite.

— Je ne suis pas aussi douce que je le parais, railla Ariella, je me défends moi-même, Mylord. Portez vos services là où on les réclame… et les désire.

— Vous transgressez notre règlement, dit Shakespeare en se tournant vers les jeunes gens. Je vous invite à quitter la salle.

Les gentilshommes s’apprêtaient à sortir, mais Glendower les retint :

— Sommes-nous des valets qu’on renvoie ? cria-t-il.

— Vous êtes des malotrus, leur lança Ariella.

— Veuillez quitter le théâtre immédiatement, ordonna lord Southampton en s’approchant. Vous savez que notre reine désire que les règlements soient respectés, même si ce ne sont que des règlements de théâtre.

Glendower tourna sur ses talons et sortit fièrement, suivi de ses amis.

— J’ai subi une défaite, dit-il pour prévenir la raillerie des camarades. Aussi longtemps que le braconnier sera auprès d’elle, je n’ai rien à espérer. Mais ce soir l’ensevelira à jamais et la chasse sera libre.

— Où allons-nous ? demanda l’officier.

— À la taverne de la sirène, mon innocent, répondit Glendower en riant, au rendez-vous de tous les gens d’esprit.

Pendant ce temps, Shakespeare avait recommencé son beau sonnet et cette fois, à partir du moment où le poète toucha sa main, Ariella sembla tout à fait dans son rôle : ses yeux se fixèrent sur lui, avec l’étonnement ingénu d’un amour naissant.

Good pilgrim, you do wrong your hand
Which mannerly devotion shows in this ;
For saints have hands that pilgrim’s hands do touch
And hand to hand is holy palmer’s kiss.

« Bon pèlerin, vous faites tort à votre main, qui nous témoigne ainsi sa dévotion polie ; car les saints ont des mains pour toucher les paumes des pèlerins, et le toucher des paumes est le baiser des pieux pèlerins. »

Have not saints lips and holy palmers too ?

« Les saints n’ont-ils pas des lèvres, comme les pèlerins, continua Shakespeare. »

Ay, pilgrim, lips that they must use in prayers.

« Certes, des lèvres pour la prière », fut l’espiègle réponse.

O then, dear saint, let lips do what hands do ;
They pray, grant thou, lest faith turn in despair.

« Oh alors, que les lèvres fassent ce que font les mains ; elles implorent, toi, exauce leur prière, pour que la foi ne tourne au désespoir. »

Et il sembla que ce n’était plus Shakespeare, mais Roméo qui implorait, et ce n’était plus de la comédie, mais une profonde sincérité, quand Ariella répondit à mi-voix :

Saints do not move, though grant for prayers’ sake.

« Les saints ne se meuvent pas, lors même qu’ils consentent », et qu’elle se laissa faire doucement.

Then move not, while my prayers’ effect I take
Thus from my lips by yours, my sin is purged.

« Eh bien, ne te meus pas, tandis que je recueille le fruit de mes prières ; ainsi, par tes lèvres, les miennes seront lavées de tout péché. »

Les lèvres du poète effleurèrent celles de la comédienne. Alors il se fit comme un miracle. Non seulement Ariella ne se défendit point, mais elle frissonna toute, et une rougeur brûlante inonda ses joues. Personne ne s’en aperçut, mais Shakespeare sentit la main de la jeune fille, fiévreuse, dans la sienne.

— Eh bien, Burbadge, dit-il brusquement, comprenez-vous ce que je veux ?

— Parfaitement, répondit l’acteur en jetant un regard significatif sur Ariella, mais je crains de ne pas réussir comme vous.

La répétition reprit son cours, les acteurs recommencèrent la scène du balcon. Southampton suivait, le dos tourné à la rampe.

— Qu’as-tu contre Ariella ? demanda-t-il tout bas à son protégé. Tu la traites mal, t’inspire-t-elle de la répulsion ?

— À moi ? Au contraire.

— Pourtant cela en a tout l’air.

— Non, mon cher Lord, je voudrais lui dire ce que Roméo dit à Juliette. Mais un homme qui a eu une femme et trois enfants, et cet ange capricieux ? Vous voyez bien, cela ne va pas. Je ne suis pas non plus un Lord, pour lui offrir un palais une calèche de cour. Mais voyez donc comme elle est belle… comme elle appuie la main contre sa joue.

« Que ne suis-je le gant à cette main, pour baiser cette joue ! »



II

Jamais la taverne de la sirène n’avait été aussi fréquentée que ce jour-là. Le cotillon court de la jolie hôtesse flottait comme une bannière au vent tandis qu’elle s’empressait de tous côtés pour satisfaire tous les clients, matelots ou Lords, sans distinction.

Chacun recevait son verre d’ale bien plein et une parole aimable par-dessus le marché.

Dans un enfoncement de la pièce obscure, dont la voûte semblait peser sur la tête des buveurs et dont les murailles décorées de panneaux rouges, étaient noires de fumée, quatre hommes étaient assis à une longue table. Ces hommes jouaient un rôle important dans la littérature de l’époque. C’étaient Ben Jonson, le critique redouté ; Christophe Marlowe, le génial compétiteur de Shakespeare ; John Lilly, le poète de la cour partout fêté, favori de la reine Elisabeth, et le dramaturge Thomas Hughes.

Non loin d’eux avaient pris place Glendower et ses amis, avec quelques autres jeunes Lords ; à une troisième table, toute proche, étaient attablés des artisans et des matelots, et tous parlaient de l’événement du jour : la représentation annoncée de Roméo et Juliette.

Ben-Jonson prenait Shakespeare violemment à parti.

— Je ne nie pas la grandeur de ses dons, dit-il, mais il n’en est que plus blâmable s’il en abuse pour détruire le goût élevé, le noble idéal de tant de siècles, et porter à la scène les figures, les mœurs, les particularités et le langage de la populace. Il ne respecte aucune tradition, se moque de toutes les règles et jette, pêle-mêle, tous les genres et toutes les formes, avec une sorte de joie sauvage et destructrice, plaçant la simple prose à côté du vers cadencé, comme il mélange le subtil, le délicat et le tragique au grotesque, au vulgaire et jusqu’au grossier. En assistant à ses pièces, on se croit tantôt à une tragédie et tantôt à une farce.

— Très juste, fit Marlowe en coupant la parole au pédant. Shakespeare aspire à créer un drame populaire. Il n’écrit pas pour les savants, mais pour le monde entier qui ne saurait s’intéresser exclusivement aux questions d’État. Il cherche à rendre la vie telle qu’elle est, le monde suivant son cours, et où, il faut en convenir, le rire côtoie journellement les larmes. Je considère cette voie comme la seule vraie.

— Vous prêchez pour votre paroisse, cria Thomas Hughes, car vous, aussi, êtes infidèle aux règles de l’art élevé. Mais, comme c’est avec moins de succès, vous êtes moins dangereux.

— Je n’ai pas l’audace de Shakespeare, murmura Marlowe, ni peut-être son génie. Voilà tout. Tous, vous blâmez Shakespeare, sa manière et son but, et vous jouissez de vos critiques. Mais moi, je dois voir comment un autre réussit ce que j’ai tenté, comment un plus grand atteint ce que j’ai ambitionné, c’est là ce qui me rend misanthrope. Je hais Shakespeare, peut-être parce qu’au fond, je l’admire et, il faut bien l’avouer, parce que je l’envie.

— Et vous pensez sérieusement que Shakespeare parviendra à expulser le drame régulier ? demanda Lilly inquiet.

— Il n’y manque plus grand’chose. Je pense que Kye, Lodge, Beale, Greene et moi, avons suffisamment enfoncé les murailles. Depuis que les comédiens se sont libérés de l’influence des Lords et qu’ils ont choisi ce Shakespeare comme poète de leur scène populaire, il n’y a plus un chat qui se soucie des comédies de cour, et toute la noblesse d’Angleterre, à sa tête notre glorieuse reine, rivalise avec les marchands, les matelots et les artisans, pour applaudir des deux mains à ses pièces. On les critique, mais ni votre Alexandre et Diogène, ni aucune autre pièce écrite dans les règles, n’a autant plu que Henri II, Peine d’amour perdue, Tout est bien qui finit bien, La comédie des erreurs et, avec Roméo et Juliette, les comédiens prophétisent une véritable révolution de la scène et du goût.

— Nous verrons bien, grommela Ben-Jonson en balançant sa tête sur le gros bouton d’or de sa canne.

— Excusez-moi, cria Glendower de l’autre bout de la salle, mais il me semble que vous faites bien des embarras pour un marchand de laine de Stratford.

— Feriez-vous reproche à Shakespeare de ses origines ? demanda Marlowe. Il est en tous cas plus commode de naître avec les rentes d’un Lord, que de les acquérir.

— Que voulez-vous dire ?

— Shakespeare touche, pour ses pièces et comme participant du théâtre des Frères-noirs, un traitement annuel de deux mille pounds, revenu que plus d’un Lord pourrait lui envier et assez gentil pour un marchand de laine.

— Bah, il n’en reste pas moins un homme sans culture, fit le Lord avec dédain.

— Je suis un adversaire de Shakespeare, remarqua Ben-Jonson, mais, en ceci, je dois vous donner tort. Il est désordonné, quelquefois même cru, mais c’est un poète de talent et, croyez-m’en, un vrai poète est toujours aussi cultivé que né.

— Le voici en personne, chuchota Lilly. En effet, Shakespeare venait de pénétrer dans la salle, accompagné de Burbadge et de quelques autres comédiens, et alla se placer à la table des matelots, qui le reconnaissant, s’écartèrent avec respect.

— Vous allez voir, dit lord Glendower à ses amis, comme je vais lui régler son compte.

Puis, se tournant vers les écrivains, il lança, si haut que chacun pouvait l’entendre :

— Très honoré Ben-Jonson, vous êtes bien de l’avis que nos entrepreneurs de spectacles font jouer les rôles féminins par des femmes, comme moyen d’attirer le public. Les fictions de ces grossiers poètes ne suffisant pas, ils prennent à leur secours des clowns et de jolies filles. C’est ainsi que prospère le théâtre du peuple.

— Je tiens que les rôles d’hommes doivent être tenus par des hommes, et ceux des femmes, par des femmes répondit Ben-Jonson.

Shakespeare ne sembla pas avoir entendu la provocation, car il n’interrompit pas son entretien avec les acteurs, auxquels il développait le plan de son Richard III.

— Ce sera un rôle pour toi, Burbadge ! Là, tu pourras déchaîner en tempête tous les éléments de la nature humaine : lâcheté et courage, hypocrisie et amour ; la haine et la soif du sang, ainsi que les remords et l’angoisse du trépas.

— Sera-ce donc un drame cruel, comme Titus et Andronicus ? demanda Burbadge.

— Oui et non. Je n’ai écrit mon Titus Andronicus que pour dépasser le Hérode de Marlowe, qui triomphait alors sur toutes les scènes. Mais, aujourd’hui, cela n’est plus nécessaire. Ce sera un drame sanglant, mais sans horreurs ni exagération.

— La pièce d’aujourd’hui, recommença Glendower en s’adressant aux Lords, est une fabrication tout à fait ordinaire. J’ai assisté à la répétition. Il n’y a pas de doute, la pièce sera sifflée. Mais, aussi, que peut-on attendre de mieux d’un braconnier ?

— Qui est un braconnier ? cria un matelot de la table du poète.

— Sir Rapely nous a conté cela, poursuivit le Lord, sans se laisser distraire.

— Comment ? Racontez-nous cette histoire ! Cela n’est pas mal ! crièrent tous les Lords à la fois.

— Mon Dieu, au fond, c’est une histoire tout à fait inoffensive, dit l’officier interrogé.

Shakespeare, avec de joyeux amis, alla chasser et voler du gibier dans le parc de Charlecote appartenant à Sir Lucy. Il fut attrapé et puni.

Le matelot s’était planté, les mains dans les poches, devant la table des Lords.

— Je suis Jack de la marine de Sa Majesté, dit-il, et je vous dis : Vous mentez !

— Impudent ! cria l’officier, en faisant mine d’empoigner le marin.

Ses compagnons le retinrent.

— Calme-toi, mon brave Jack, lui cria Shakespeare vers qui se dirigèrent tous les regards. L’honoré gentleman a dit la vérité. Mais il aurait dû ajouter que je composai sur Lucy, une satire qui fut placardée à la grille de son parc, et que, depuis, il n’ose plus se laisser voir à vingt lieues à la ronde, de peur d’être moqué. Si Dieu veut, tu auras occasion de le voir dans la personne d’un juge de paix, dans ma comédie Les joyeuses commères de Windsor. Alors toute l’Angleterre pourra se moquer de lui.

— Comment vous plaît ce bijou ? demanda lord Glendower qui se préparait à décocher à son rival, sa flèche la plus empoisonnée.

Il tendit à Hazlitt un objet que les Lords se passèrent de main en main.

— Superbe ! Ravissant ! Magnifique ! Quel goût impeccable ! s’exclamèrent-ils.

— À qui destinez-vous ces pierres étincelantes ? questionna la jeune hôtesse, en s’arrêtant à la table des Lords, une demi-douzaine de cruches dans les mains.

— À la belle Juliette, fit le Lord d’un air fanfaron.

— Peine d’amour perdue, murmura Shakespeare.

— La résistance d’une comédienne, continua Glendower, est à mettre en ligne avec l’obstination d’un Hébreu qui veut faire une bonne affaire. Les diamants pèseront d’un plus grand poids dans la balance de la belle Ariella, que des serments d’amour.

— C’est maintenant que vous mentez, dit Shakespeare, Ariella se rit de vos présents.

— Vous me paierez cette insolence, cria Glendower en se levant et en mettant la main à son épée. Ses compagnons imitèrent son exemple. Mais Shakespeare n’était pas homme à se laisser provoquer deux fois. Déjà la lame brillait à son poing.

Au même instant, la voix de Jack se fit entendre :

— Mettez-les dehors !

En un clin d’œil, les matelots, armés de bâtons de chaises, tombèrent sur les Lords que l’exiguïté de la salle empêchait de se servir de leurs armes, et qui gagnèrent la rue, couverts de bleus et poursuivis par les quolibets des vainqueurs.

Shakespeare revint, en souriant, vers les comédiens, et les clients de la taverne mis en gaîté par la lutte, portèrent un toast au poète, vidant en son honneur plus d’un bon verre d’ale.

Mais, quand Shakespeare, au sortir de la taverne, voulut se rendre au théâtre, il fut appréhendé par un Shériff qui évidemment l’attendait, et malgré ses protestations, le conduisit au palais de justice.

En vain, Burbadge se précipita chez Southampton et celui-ci, chez la reine, Shakespeare devait expier l’offense faite à un Lord et, le soir même, être conduit à la Tour, et cela, au moment où toute la ville, dans un état de surexcitation indicible, se rendait en masse au théâtre des Frères-noirs, pour assister à Roméo et Juliette.



III

Lord Glendower, sir Hazlitt, sir Rapely et sir Cornwall étaient venus occuper leur avant-scène, bien avant le commencement de la représentation.

Le peuple remplissait déjà les galeries. Au parterre, des bourgeois, des artisans, des étudiants et des officiers se faisaient passer le temps en jouant aux cartes, tandis qu’au paradis, la cruche d’ale passait de main en main, et que le cassement des noix faisait un bruit caractéristique. Comme les loges communiquaient directement avec la scène et que les gentilshommes avaient le singulier privilège de s’y installer sur des sièges ou d’y fumer leur pipe, étendus sur des nattes, lord Glendower, sitôt qu’il put supposer qu’Ariella s’y trouvait, se hâta vers les coulisses, décidé à profiter de l’avantage que lui donnait l’absence du poète.

Il n’eut pas à chercher longtemps. Ariella se tenait derrière le rideau de la scène, rayonnante de beauté juvénile, qu’une souple robe de soie blanche et une rose blanche dans les cheveux, rehaussaient encore.

Lorsque le Lord vint la saluer, ses grands yeux éloquents se fixèrent sur lui avec un déplaisir étonné.

— Qui cherchez-vous, Seigneur ? dit-elle avec vivacité. Certes, c’est vous que je m’attendais le moins à trouver ici ce soir.

— La ravissante et non moins malicieuse Ariella, n’a-t-elle point deviné depuis longtemps que lord Glendower est son esclave ?

— Épargnez-moi vos flatteries à double sens, répondit Ariella, tandis qu’un sourire méprisant relevait le coin de sa lèvre en fleur.

— Je dis la pure vérité en vous confessant le charme sous lequel vous me tenez enchaîné.

— Pas un mot de plus. C’est par vous que Shakespeare est à la Tour. Je vous abhorre.

— Abhorrez-vous aussi ces pierres ? demanda Glendower en ouvrant son écrin et faisant chatoyer les diamants aux yeux de la jeune fille.

Juliette pâlit. Après avoir toisé le Lord de haut en bas et de bas en haut, elle le laissa, comme un écolier penaud.

Glendower se mordit les lèvres et retourna à sa loge, le visage inondé de rougeur. On venait d’allumer les chandelles jaunes qui éclairaient péniblement la salle, mais qui en revanche, la remplissaient d’une fumée argentée d’un aspect féerique, qui contribuait à transporter le public mangeur de pommes et casseur de noix, dans l’état d’âme voulu.

On n’attendait plus que la reine pour commencer.

Derrière un pilier, au parterre, se tenaient Christophe Marlowe et Ben-Jonson, le premier, dans un état d’énervement indicible.

Il passait, à chaque instant, la main dans ses cheveux, non pour les lisser comme il le croyait, mais pour les ébouriffer de plus en plus.

Enfin, la porte conduisant à la loge royale fut ouverte par deux pages, et Elisabeth, la virginale reine, qui tenait la plume d’une main non moins sûre que le sceptre, entra, suivie de sa Cour. La grande et maigre femme, habillée à la mode du temps, d’une double jupe en brocard et velours, de manches à gigot, et d’un col raide orné de dentelles d’or, paraissait non seulement majestueuse, mais opulente de formes. Seul, son visage émacié et pâle, couvert de taches de rousseur, donnait un démenti à cette ampleur.

Après avoir embrassé la salle d’un regard circulaire, elle s’assit. Au même instant, le son d’une cloche arrêta le cassement des noix et le froissement des cartes. Le rideau se leva lentement.

Dès la première scène, le langage savoureux et les joyeuses plaisanteries des serviteurs des Capulets et des Montéguts égayèrent la galerie et mirent le parterre en belle humeur.

La physionomie pittoresque de la nourrice excita des rires approbateurs, tandis que Mercutio, avec son récit de la reine Mab, fixait l’attention des loges.

La rencontre de Roméo et de Juliette, merveilleusement rendue par Ariella et Burbadge, enflamma toute la salle. Dès le premier acte, le succès alla grandissant, se transformant en délire enthousiaste. Le public tout entier, depuis la souveraine jusqu’au dernier des matelots, suivait en retenant son haleine, le tragique destin des deux amants et le merveilleux poème. Quand le rideau tomba sur la scène de la fin, ce fut une tempête d’applaudissements. Shakespeare fêtait un triomphe inconnu jusqu’à lui.

C’est le moment que les Lords, d’accord avec les adversaires du poète, avaient choisi pour troubler l’unanimité des suffrages, par une dissonance criarde. Mais, à peine Glendower et ses amis eurent-ils commencé de siffler, qu’un regard de la reine leur intima l’ordre de se taire. Alors Marlowe, se levant, clama à haute voix, le nom de l’auteur.

Ce n’était pas l’usage d’appeler un auteur sur la scène. C’est pourquoi il se produisit un silence pendant lequel tous les yeux se tournèrent vers Marlowe. Mais aussitôt que le public l’eut reconnu et qu’il eut compris l’extraordinaire hommage rendu à un rival, les loges, le parterre et les galeries se joignirent à son appel.

Mais il se passa un long temps avant que le rideau ne se levât. Les cris de la salle forcèrent enfin le directeur à se présenter au public et à lui faire part, d’un air gêné, que le poète ne pouvait paraître.

Il s’ensuivit un de ces colloques familiers, comme il ne pouvait s’en produire que sur ce vieux théâtre anglais où l’intimité entre acteurs et spectateurs était si grande.

— Shakespeare doit paraître, commandait le public.

— Cela lui est malheureusement impossible, répondait le directeur.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Le directeur jeta un regard inquiet sur la loge royale, haussa les épaules et se tut.

Soudain parut Juliette qu’on venait de voir étendue morte dans son cercueil, criant avec la bravoure qui la caractérisait et la rendait si irrésistiblement belle :

— Shakespeare ne peut paraître parce qu’à la suite d’une querelle avec quelques Lords insolents, il a été arrêté et conduit à la Tour.

La première impression qui suivit ces paroles fut de la stupéfaction. Mais le public ne demeura pas longtemps consterné et se livra bientôt à un accès de fureur, qui se traduisit par des cris, des coups de sifflets et des trépignements. Lord Glendower et ses amis se virent assaillis de noix et de pommes, arrosés de bière, et durent évacuer leur loge. L’indignation générale prenait les proportions d’une émeute : les uns réclamaient à cors et à cris la mise en liberté du poète ; les autres engageaient le peuple à se faire justice sur les Lords ; en vain, la reine fixait sur le parterre son regard sévère et dominateur.

Le hasard voulut qu’à ce moment Shakespeare traversât, les menottes aux mains, une ruelle derrière le Black-Friars-Theatre, escorté par les hallebardiers qui le conduisaient à la Tour. Au moment où il passait la porte, il entendit son nom clamé par des centaines de voix. Alors, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il renversa ses gardiens et se précipita sur la scène.

En proie à une émotion surhumaine, il avança jusqu’à la rampe où, tombant à genou, il s’appuya sur l’une de ses mains enchaînées et, de l’autre, salua le public.

Deux hallebardiers le rejoignaient à cet instant, mais, troublés par l’aspect de la salle en délire, ils s’arrêtèrent derrière leur prisonnier. Des couronnes et des fleurs tombèrent aux pieds de celui-ci, et, finalement, la reine elle-même se leva, prit une rose qui ornait son sein virginal, et la jeta au poète.

Puis elle quitta sa loge.

Peu à peu, l’effervescence se calma : le rideau put être descendu, et le public se dispersa, tandis que, sur la scène, les comédiens entouraient Shakespeare, et que Burbadge lui posait une couronne sur le front.

Soudain parut l’officier des hallebardiers suivi de ses hommes, il enjoignit à Shakespeare de le suivre. En vain, les comédiens supplièrent et menacèrent, l’officier saisit le poète assez rudement par le bras, en conseillant à ses amis de respecter la loi.

Les gardes prirent entre eux le poète couronné et s’apprêtaient à l’amener à la Tour. Mais, en sortant du théâtre, ils se heurtèrent à un nouvel et insurmontable obstacle. Excité par les étudiants et les matelots, le public s’était massé dans la rue et réclamait avec des cris assourdissants la liberté du prisonnier, et, comme l’officier faisait mine de se frayer un chemin à l’aide de son épée, le brave Jack, toujours prêt à risquer sa vie pour Shakespeare, excita le peuple à attaquer les soldats et délivrer de force le grand William.

Déjà les pierres volaient sur les hallebardiers, lorsque Southampton parut, acclamé par la foule, et interpella l’officier :

— Mettez Shakespeare en liberté, commanda-t-il, au nom de la reine !

L’officier rengaina son épée, ses hommes détachèrent les menottes, et la foule, poussant des cris de joie et lançant les casquettes en l’air, accompagna en triomphe Shakespeare et Southampton à la taverne de la sirène, où de nombreux amis et admirateurs du poète restés sous le charme de l’immortel chef-d’œuvre, lui firent une ovation et vidèrent plus d’un verre de noble vin, à la santé du créateur de Roméo et Juliette.



IV

Lorsque Shakespeare quitta la célèbre taverne accompagné de son ami Southampton, il remarqua deux silhouettes masquées, qui le suivaient. Il s’arrêta à plusieurs reprises pour les laisser passer, mais, chaque fois, les ombres s’arrêtaient aussi et disparaissaient dans quelque ruelle, pour reparaître inopinément aussitôt qu’il reprenait sa route.

Arrivé devant la porte de sa maison, il s’attarda en conversation avec Southampton, ce qui parut impatienter les mystérieux poursuivants, qui s’approchèrent résolument.

— Ces masques ne me disent rien de bon, dit Shakespeare, je parie dix contre un qu’ils sont à la solde de Glendower pour nous assaillir.

— Non, William, répondit son ami, je connais le Lord. Il est arrogant et frivole, mais incapable d’une vilenie.

— En tous les cas, prenons nos précautions.

Shakespeare tira son épée et s’adossa à sa porte. Quand les deux formes virent briller la lame aux rayons de la lune, car il n’y avait point de lanternes dans la rue et l’astre nocturne lui-même avait peine à traverser l’épais brouillard, elles étouffèrent un rire qui sonna si argentin et espiègle, que Southampton dit à voix basse :

— Ce sont des voix de femmes, William. Une aventure galante te sourit. J’y suis de trop. Qui sait quelle orgueilleuse lady descend de son Olympe vers le poète couronné ? Bonsoir.

Il s’éloigna d’un pas rapide et Shakespeare remit son épée au fourreau.

Les deux femmes semblaient se concerter. Enfin, l’une d’elles s’avança et frappa légèrement la joue du poète de son éventail.

— Maître William, commença-t-elle, vous avez trouvé grâce devant une puissante dame qui brûle d’amour ardent pour vous. Si vous daignez me suivre, les délices suprêmes de l’amour vous attendent, et tout ce que votre imagination d’artiste a rêvé dans Vénus et Adonis et Roméo et Juliette, deviendra réalité.

Shakespeare ne douta pas un seul instant de la sincérité de ces paroles, car Londres, à cette époque galante, était coutumière d’aventures de ce genre, plus ou moins poétiques, mais jamais il ne s’était senti moins disposé à écouter le séduisant appel d’une aristocratique Putiphar.

— Excusez-moi auprès de votre maîtresse, répondit-il, mais mon âme est, cette nuit, pleine d’une émotion sainte, et je ne puis tomber aussi subitement de mon ciel sans nuage, sur cette terre de brouillards anglais.

— Ah ! vous en aimez une autre !

Shakespeare garda le silence.

— Ma maîtresse, poursuivit l’inconnue, est belle, spirituelle, jeune et riche. Veuve depuis deux ans, elle dispose librement de sa main et de son cœur. Ce n’est pas une femme galante qui vous invite, la chose est sérieuse et honorable.

— Je vous remercie.

— Vous aimez, maître William, dit le masque avec vivacité, et dois-je vous dire votre idéal ? Son nom est Ariella.

— Et quand cela serait ?

— Je vous plaindrais, car votre Juliette vient de se faire enlever par lord Glendower.

— Ce n’est pas vrai, cria Shakespeare, cela ne peut être vrai. Cet angélique visage ne ment point. Ariella ne peut abandonner ni son art ni son poète.

— Oh merci, merci, William ! fit soudain une voix bien connue. Vous ne vous trompez pas, Ariella est fidèle à son art, à la poésie et à son Shakespeare.

Au même moment, le deuxième masque se découvrit et Shakespeare reconnut le ravissant sourire de sa Juliette. Il saisit les deux mains d’Ariella et les baisa avec transport.

— Ne mécomprenez pas ma démarche, murmura la comédienne, mais mon cœur se serait brisé du trop-plein de son bonheur. Je devais vous voir, vous parler aujourd’hui même. Devant les autres, je ne pouvais pas dire…

— Quoi, divine Ariella ?

— Aidez-moi, balbutia-t-elle. Près de vous, je ne sais plus rien de tout cela, plus rien. Si, je sais une chose : vous devez m’écrire une pièce…

— Tout ce que vous voudrez.

— Une pièce très sérieuse et très drôle… et nous l’appellerons…

— Comment, ma bien-aimée ?

La récalcitrante apprivoisée.




SABBATHAI ZEWI
(1666)

SABBATHAI ZEWY

(1666)

Au commencement du xviie siècle, vivait à Smyrne, un juif du nom de Mardoche Zewy, dans une grande pauvreté. Il colportait des volailles et entretenait du maigre produit de son travail, sa famille composée de sa femme et de ses trois fils, Joseph, Elie et Sabbathai. Plus tard, il devint le courtier de quelques négociants anglais et parvint ainsi à une situation qui lui permit de mieux soigner l’éducation de ses enfants. Le plus jeune, Sabbathai, né en 1625, se distingua de bonne heure à l’école, dépassant en savoir non seulement ses camarades, mais jusqu’à son maître.

Après avoir quitté le collège, il s’absorba dans l’étude de la cabbale, doctrine occulte des Hébreux, et semblait réfractaire à toutes les joies du monde, transportant d’admiration tous les rabbins de la ville, qui lui donnèrent le titre de Lacham, ce qui, au Levant, signifie maître. Les plus grands savants de Smyrne allaient le voir dans la maison de son père et se laissaient instruire par lui.

Sabbathai, cependant, n’était ni un simple cabaliste ni, dans le vrai sens du mot, un savant. C’était un fanatique. Le zèle religieux ordinaire et la curiosité scientifique de ses auditeurs ne lui suffisaient pas. Il exigeait d’eux une stricte application de la doctrine et des exercices rigoureux. À son exemple, ils devaient jeûner plusieurs jours par semaine et se baigner la nuit en haute mer.

Bientôt, ces mortifications et d’autres semblables ne le contentèrent plus. Pour s’imposer de plus héroïques souffrances, il rechercha en mariage, Sarah, la fille du riche et considéré Jacob Eldavid, la plus belle personne de Smyrne. Étant donnée la réputation dont jouissait le jeune saint de vingt ans, Eldavid s’estima heureux de lui confier son unique enfant. Le mariage fut célébré avec un éclat extraordinaire et, après un festin comparable à celui des noces de Cana, on conduisit la fiancée tremblante à son jeune époux.

Dans une chambre fastueusement décorée, avait été placé un lit de repos d’une mollesse et d’un luxe asiatiques. Sur les coussins de soie bleue d’un divan oriental, était assise, voilée, la merveilleuse créature qui désormais était à lui. Elle était vêtue d’un caftan de soie blanche semé de perles, la chevelure coiffée d’une résille en or d’où pendaient des pierres en gouttes étincelantes et, devant elle, se tenait Sabbathai en sa chemise mortuaire, en long talar, une toque blanche sur ses boucles noires, costume dans lequel les Juifs se présentaient devant Dieu, dans leur Temple, le jour de la réconciliation.

La belle Sarah fixa sur lui son noir regard de biche étonnée.

— As-tu remarqué, commença-t-il, que je n’ai pas touché aux mets du repas ?

Sarah soupira.

— Je l’ai remarqué.

— Et sais-tu pourquoi ?

— Pour t’exercer dans la sobriété et te rendre agréable à Dieu.

— Tu l’as dit, et c’est aussi pour plaire à Dieu que je renonce aujourd’hui à toucher à ce qui est mille fois plus tentant et plus merveilleux encore. Tu es la plus belle entre toutes les femmes, c’est pourquoi je t’ai choisie afin que tu m’induises en tentation par ta beauté, ô fiancée du cantique ! et pour que j’apprenne à dompter mes passions ; car le Seigneur m’a élu et destiné à de grandes choses sur terre.

Sarah tremblait et ne trouvait pas de paroles.

Elle eût voulu crier :

— Fou, insensé, je t’aime, veux-tu me tuer ?

Car Sabbathai était l’homme le plus beau que l’imagination pût rêver. Ses contemporains nous le dépeignent comme un ange dont le visage répandait un éclat éblouissant, et le corps, les plus enivrants parfums. De longues boucles noires coulaient le long de son ovale délicat, qui se terminait par une barbe soyeuse ; ses lèvres, pareilles à des lèvres de vierge, semblaient une rose entr’ouverte ; ses yeux brillaient comme de sombres étoiles où rayonnait une lumière céleste.

— Dévoile-toi, commanda-t-il.

Et, comme elle ne bougeait point, il saisit le bout du voile de sa main diaphane dont l’intérieur était rose et transparent comme de l’albâtre, et le rejeta en arrière.

— Que tu es belle ! murmura-t-il. Tes cheveux sont pareils à l’ombre de la nuit ; tes yeux ont la limpidité des yeux de gazelle ; tes lèvres sont un fil de corail, et tes cils, un fin tissu de l’Inde. Je t’aime, Sarah.

— Tu m’aimes, répondit Sarah, et tu ne veux pas faire de moi ta femme ?

— Je fais de toi ma femme selon l’esprit de Dieu. Tu seras à mes côtés comme un doux supplice, je coucherai sur ton sein comme sur un lit de torture. Je loue Dieu qui m’a choisi entre mille et mille.

Durant trente jours et trente nuits, la belle Sarah tenta de séduire son mari, mais il demeura froid comme une statue de marbre. Finalement, l’espoir mourut dans le cœur de la jeune fille, comme une lampe qui s’éteint, et elle se confia à son père.

Jacob Eldavid vint trouver son gendre et l’admonesta une première fois, puis une seconde et une troisième fois.

Sabbathai souriait, alléguant la volonté de Dieu qui lui défendait d’appartenir à aucune femme.

Le bruit de son extraordinaire pénitence se répandit dans Smyrne et tout le peuple juif le proclama Élu de Dieu, Les hommes les plus considérables vinrent se faire bénir et instruire par lui. Un savant médecin qui le visita, fut frappé de l’arôme qu’il répandait.

— Comment peux-tu, lui demanda-t-il, toi, un homme craignant Dieu, te parfumer comme une fille ?

Sabbathai laissa tomber ses vêtements et le médecin put se convaincre qu’il n’avait ni aromates ni onguents sur le corps.

— Étrange, murmura le médecin.

— Je veux t’expliquer cette énigme, dit alors Sabbathai. Dieu m’a élu et, dans la même nuit, m’apparurent Abraham, Isaac et Jacob, qui m’ont oint de leurs mains. Depuis, mon corps exhale ces senteurs.

La réputation de Sabbathai allait croissant de jour en jour ; il n’y avait personne dans la ville qui ne l’admirât et ne le vénérât. Seule, sa jeune épouse ne l’admirait point, car elle l’aimait, et toute sa fierté de femme se révoltait contre sa force sainte et sa froideur.

En conséquence, le père de Sarah invita Sabbathai à comparaître devant le tribunal des rabbins de Smyrne. Le jeune époux leur expliqua sa conduite dans les mêmes termes qu’il l’avait fait à sa femme.

— Ne te suffit-il pas, demanda un rabbin, d’éviter ce qui est défendu ?

— Cela ne suffit pas, fut la réponse de Sabbathai. Quel mérite y aurait-il ? Qui enfreint la loi est un pécheur, qui l’applique est un juste ; mais un élu se prive même de ce qui est permis.

Le tribunal condamna Sabbathai à changer de conduite ou à délivrer à sa femme sa lettre de congé.

Il choisit la seconde alternative et la belle Sarah quitta sur l’heure la maison.

— Ne pleure pas, lui dit-il, lorsqu’elle se jeta une dernière fois en sanglotant contre sa poitrine. Il faut que la volonté de Dieu s’accomplisse.

Le jour même, Sabbathai alla trouver une riche veuve, qui avait une fille d’une grande beauté.

— Je me suis séparé de Sarah, lui dit-il, parce que l’amour terrestre était en elle plus fort que la crainte du Seigneur. Mais la volonté de Dieu est que je ne demeure pas seul et que la beauté et la ruse de la femme me tentent, comme Ève tenta Adam. Veux-tu me donner en mariage ta fille Hannah ?

Hannah était assise au fond de la chambre, devant un précieux tissu qu’elle entrelaçait de fils d’or. Elle vit Sabbathai et l’aima.

— Je veux être sa femme, s’écria-t-elle avec ferveur, pour que la volonté de Dieu s’accomplisse en lui.

Sabbathai trembla en entendant cette voix, qui lui parut une musique suave.

Il regarda la vierge : des boucles noires flottaient autour d’elle comme des ailes de corbeau.

— Dieu parle par ta bouche, dit-il. Tu m’as été prédestinée par la Bathkol[1], mon doux tourment.

Sabbathai, dans ce second mariage, se supplicia d’une manière inimaginable. La moitié de la nuit, il couchait auprès de sa femme, puis il s’étendait jusqu’au matin sur un lit d’épines, qui mettaient son corps en sang ; ou bien, le jour du sabbat, il prenait, avec Hannah, un repas savoureux, et restait jusqu’au sabbat suivant sans prendre aucune nourriture ; ou bien encore, il se privait de dormir pendant six nuits consécutives qu’il passait au bord de la mer à prier et, à minuit, descendait dans les vagues et s’y baignait au péril de ses jours.

Jamais sa femme n’essaya de le tenter et d’exciter ses sens, elle eût cru faire un gros péché. Mais elle passa les jours et les nuits dans les larmes, jusqu’à ce que le cœur de Sabbathai s’en émût.

— Mon devoir est de me torturer, lui dit-il avec son inaltérable et céleste douceur, mais ce n’est point la volonté du Seigneur que d’autres souffrent par moi. Va-t-en en paix.

Il lui remit, comme à Sarah, sa lettre de congé, et la renvoya à sa mère. Et le peuple loua Sabbathai Zewy, qui prenait sur lui les péchés du monde.

Vers cette époque, Sabbathai commença d’enseigner en public. Il s’en allait, suivi de ses disciples, dans les champs et sur le rivage de la mer, comme l’avaient fait avant lui les philosophes grecs, Pythagore et Platon, et le Hébreu Jésus, prêchant et enseignant en plein air, sans accorder plus d’attention aux moqueries des Infidèles qu’aux ardeurs brûlantes du soleil. Quant aux juifs, ils se rassemblaient en foule autour de lui, oubliant le boire et le manger et écoutant les mystères de la cabbale. Son nom se répandit dans toute la Turquie.

Il venait d’atteindre sa vingt-quatrième année, lorsqu’un jour, se trouvant assis sous le ciel étoilé au milieu d’une innombrable assistance, il dit :

— Sachez donc que je suis le Messie, fils de David et sauveur d’Israël, que Jéhovah vous a envoyé afin qu’il prenne sur lui tous vos péchés.

— Il a prononcé le nom de Dieu ! murmurèrent ses élèves, murmura le peuple.

Le lendemain, les rabbins de Smyrne citaient Sabbathai devant leur tribunal.

— Sabbathai Zewy, lui dirent-ils, tu as prononcé le nom de Dieu. Ne saurais-tu pas, toi le savant et le sage, que le nom de Dieu ne doit pas être prononcé ?

— Je le sais, répondit Sabbathai, car, dans Moïse, 24. 15, 16, il est dit : «Celui qui prononce le nom du Seigneur doit mourir. »

— Pourquoi donc l’as-tu prononcé ?

— Pourquoi ne suis-je pas mort en le prononçant ?

En disant ces mots, le visage de Sabbathai rayonnait au point que ses juges éblouis durent baisser les yeux.

— Je ne suis pas mort, poursuivit Sabbathai, parce que la loi du Seigneur n’est point faite pour moi ; car je suis le Messie, fils de Dieu, et Jéhova Sabbaoth m’a envoyé pour délivrer Israël.

— Malheur, crièrent les rabbins, il a prononcé le nom de Dieu !

Sabbathai quitta la salle du conseil et une foule de peuple lui fit escorte jusqu’à sa maison. Mais les rabbins le condamnèrent, disant qu’il avait mérité deux fois la mort, puisqu’il avait prononcé le nom de Dieu et osait se faire passer pour le Messie.

Une déclaration officielle fut publiée en ces termes : « Quiconque tuera Sabbathai Zewy se rendra agréable à Dieu, et nous purgerons pour lui le châtiment décrété par le Sultan. »

Sabbathai assembla ses disciples et leur dit :

— La Ruach Hacodesch (inspiration) m’a fait connaître qu’il me faut fuir ces lieux.

La nuit même, il passa à Tessalonique, où il se fit, en quelques jours, de nombreux partisans. Mais, là aussi, quand il se déclara le Messie et prononça le nom de Dieu, il fut condamné à mort.

Alors il parcourut la Morée, partout persécuté et honni, et s’embarqua pour l’Égypte et Jérusalem.

À Gaza, vivait un juif allemand du nom de Nathan Benjamin universellement estimé pour sa science et sa sagesse. Il avait épousé la fille d’un homme considérable, Samuel Lisabona, et, en dépit de tout son savoir et de sa connaissance profonde du Talmud et de la cabbale, était un homme enjoué et spirituel, apprécié dans toutes les sociétés.

Tout à coup, il se mit à vivre à l’écart et à faire pénitence, prêchant l’arrivée du Messie, et lorsque Sabbathai parut à Gaza, Nathan l’annonça en ces termes :

— Voici le libérateur d’Israël, il n’en est point d’autre, c’est de lui que parlent les prophètes.

Sabbathai invita Nathan à se rendre auprès de lui, et c’est en tremblant que Nathan passa le seuil de sa demeure.

Il se prosterna le visage contre terre, incapable de prononcer un mot.

Sabbathai le releva et le questionna :

— Qui t’a appris que je suis le sauveur d’Israël ?

Nathan répondit :

— Je jure par le Dieu tout-puissant et terrible, que je t’ai vu sur un trône ailé, comme le prophète Ézéchiel, entouré des dix Zéphiroths (légions d’anges correspondant à autant d’émanations de Dieu) semblables à des vagues. Et j’entendis une voix crier : « Voici ce que dit Jéhovah : — Votre sauveur est venu et il se nomme Sabbathai Zewy. Il se lève comme un héros, un guerrier enflammé de vengeance. — Et, non seulement j’entendis ces paroles, mais je les vis écrites en caractère de feu.

Arrivé à Jérusalem, la foule courut vers le jeune maître. Il leur confirma qu’il était le Messie et que, dorénavant, il n’y aurait plus de jeûne à l’anniversaire de la destruction du Temple, ni le douzième jour du mois Thamus, ni le neuvième du mois Ub.

— Qui t’a dit que tu es le Messie ? vint demander un rabbin, déguisé en pauvre, qui s’était glissé parmi son auditoire.

Sabbathai regarda son interlocuteur et lui dit :

— Connais-tu Salomon Melchu et son livre Chajetho Jaar ?

— Je connais Salomon Melchu et son livre Chajetho Jaar.

— En ce cas, tu dois savoir qu’il y a cent ans Salomon Melchu prophétisa que le sauveur d’Israël paraîtrait en l’an 1666.

— Je le sais, mais qu’est-ce qui prouve que ce Messie, c’est toi ?

— N’est-il pas écrit dans Isaïe, 64, 3 :

« Il est un jour de vengeance pour mon cœur, l’année de la délivrance vient d’être inaugurée. »

— C’est exact.

— En transposant, à l’aide de la cabbale, les trois derniers mots du verset, quel chiffre obtiens-tu ?

— 814.

— Et quel nombre te donne Sabbathai Zewy ? — 814.

— Sabbathai Zewy est le Messie, crièrent tous les assistants en jetant des pierres au sceptique, qui dut s’esquiver.

Vers le même temps, Nathan de Gaza commença de prophétiser et tout ce qu’il annonçait se réalisait. Il adressa à tous les consistoires de l’empire ottoman, un écrit ainsi conçu :

« Frères en Israël,

« Je vous annonce en ce jour que le Messie qui nous est né à Smyrne et qui se nomme Sabbathai Zewy, nous manifestera bientôt son empire. Il arrachera la couronne de la tête du sultan et la posera sur la sienne, et le sultan le suivra, comme l’esclave son maître. Puis, rendu invisible, il passera le ruisseau Samabation et épousera une fille de Moïse du nom de Miriam, et, les dix tribus s’étant groupées autour de lui, il entrera, accompagné par Moïse, dans Jérusalem sur le dos d’un dragon ailé dont les brides seront formées par un serpent à sept têtes. Sur sa route, Gog et Magog l’attaqueront avec une nombreuse armée, mais ce n’est pas avec des flèches et des épées que le Messie se défendra : le souffle de sa bouche terrassera son ennemi et ses paroles l’anéantiront. Après être entré dans Jérusalem, le Seigneur fera descendre du ciel le Temple reconstruit en or et en pierreries et dans lequel le Messie, en qualité de grand-prêtre, offrira le sacrifice. Je m’empresse de vous faire part de ces choses.

« Nathan-Benjamin Aschkenacy. »

Et il n’y eut plus qu’une voix dans tous les pays : «Le Messie a paru, le jour de la délivrance est levé. » Et la voix se transmit à travers la Pologne et l’Allemagne, jusqu’en Italie et en Hollande.

Pendant treize années, Sabbathai Zewy vécut et enseigna à Jérusalem et mortifia sa chair par toutes sortes de pénitences, tandis qu’en Asie et en Europe, aussi loin qu’il existait des Hébreux, on le considérait et vénérait comme le Messie.

Un jour, il dit à ses disciples :

— Une voix céleste m’a ordonné de me rendre en Égypte ; l’épouse qui m’a été annoncée le jour de ma naissance vient d’y arriver, de Pologne.

Le soir même, il partit. En Égypte, il trouva une jeune fille dont la beauté n’avait point d’égale sur la terre et qui s’appelait Miriam. Il l’épousa et elle fit, à ses côtés, son entrée dans Jérusalem, montée sur un cheval barbe d’une blancheur immaculée. Ses disciples s’étonnèrent qu’elle n’eût pas coupé ses cheveux.

— C’est la volonté du Seigneur, répondit Sabbathai, car, voyez, elle est reine d’Israël.

Et tous se prosternèrent devant elle.

Les partisans de Sabbathai répandirent sur Miriam toutes sortes de légendes : un rabbin du nom de Meyer vivant en Pologne, avait eu une fille volée par les Moscovites à l’âge de six ans. Après de longues et infructueuses recherches, les parents désolés apprirent que leur enfant avait été baptisée et enfermée dans un cloître, et moururent de chagrin. Mais quand l’enfant eut atteint sa dix-huitième année, son père lui apparut une nuit, la prit dans ses bras et s’envola avec elle par la fenêtre, jusqu’au cimetière juif de la ville d’Amsterdam. « Ma fille, lui dit-il alors, je suis venu t’apprendre que tu es de sang juif et que ton frère Samuel vit à Amsterdam. Demeure ici jusqu’au matin, des juifs viendront te prendre et te conduiront chez ton frère. De là, tu passeras en Égypte où tu deviendras l’épouse du Messie de la maison de David et reine du peuple d’Israël. »

Le lendemain, au jour, la jeune fille fut recueillie par des juifs qui venaient enterrer un des leurs. Ils l’habillèrent, car elle était en chemise, et la conduisirent à son frère. Celui-ci l’emmena en Égypte et la maria à Sabbathai Zewy.

Miriam connaissait les idées de son époux et l’histoire de ses deux jeunes femmes, par les récits de ses disciples. Elle résolut de le traiter tout différemment. Aussi, lorsque la nuit de leurs noces, il voulut l’approcher, ce fut elle qui lui dit d’un ton de commandement :

— Ne me touche pas, Sabbathai Zewy, car tu es le sauveur d’Israël. Le Seigneur m’a donnée à toi pour que je sois une épine dans ta chair et un incessant tourment pour tes sens.

— Qui t’a révélé ces choses ? demanda Sabbathai interloqué.

— L’esprit de mon père m’est apparu pendant trois nuits de suite. Il m’a fait défense de couper mes cheveux, parce que je dois être reine d’Israël et que tous ceux qui reconnaissent le vrai Dieu doivent me servir et se prosterner devant moi.

Sabbathai se tut pendant quelques instants, puis il dit :

— Tu as raison. Nous devons obéir à la volonté du Seigneur.

— Je souhaite que cela te soit aussi facile qu’à moi, répondit la belle Miriam.

Sabbathai soupira. Jusqu’à ce jour, il lui avait été facile de dominer ses sens ; mais l’homme commençait à s’éveiller en lui, le mâle dont la nature est de se sentir plus attirée par la froideur et l’indifférence de la femme que par son amour.

Durant sa longue absence, les frères de Sabbathai restés à Smyrne, avaient réussi à accroître de jour en jour le nombre de ses partisans. Invoquant les lettres du prophète Nathan, ils prouvaient, à l’aide de la cabbale, que Sabbathai était véritablement le Messie. Aussi, celui-ci ayant été condamné à mort à Jérusalem pour avoir annoncé sa mission divine dans la synagogue, se décida à retourner dans sa ville natale.

Il est vrai que les rabbins de Jérusalem y envoyèrent également leur acte de condamnation ; mais les juifs de Smyrne n’en tinrent pas compte. Ils allèrent tous à la rencontre du Messie, lui baisèrent les pieds et lui rendirent, ainsi qu’à son épouse, les honneurs royaux.

L’Europe entière était agitée d’une véritable fièvre à son sujet. Au sein des consistoires israélites, des camps se formaient pour et contre lui, se combattant avec passion, et, parmi les chrétiens eux-mêmes, les opinions les plus diverses furent soutenues. Les riches commerçants d’Amsterdam écrivirent à leurs agents au Levant, leur demandant ce qu’il fallait penser du personnage. La réponse fut : « C’est lui et aucun autre ».

Quand la nouvelle arriva, les marchands rassemblés à la bourse poussèrent des cris de joie. Un seul, Analkias, se permit de douter. Rentré chez lui, au moment de se mettre à table, il tomba de son siège et mourut.

Ce châtiment tragique fortifia les partisans de Sabbathai dans leur croyance et lui fit, en Europe et en Asie, de nouveaux adeptes.

Sabbathai demeurait et vivait à Smyrne comme un roi. Quand il sortait, il était précédé d’un drapeau portant cette inscription : « La droite de Jéhovah s’est levée ».

Il commença à faire le partage de son royaume entre ses disciples, nomma son frère Joseph roi d’Israël, son frère Elie roi de Juda, conservant pour lui-même la suprématie sur toute la terre et sur tous les royaumes. Ceux qui se déclaraient contre lui, furent persécutés.

Un riche Smyrniote juif, Péchéna, fut lapidé, se réfugiant à grand’peine dans la synagogue ; un juif considérable de Constantinople dut expier son incrédulité sur les galères où les autorités turques, gagnées par les partisans du nouveau Messie, le firent enchaîner sous le prétexte d’un crime contre l’État.

De tous les pays, des ambassades venaient avec des présents.

La presse était si grande qu’il leur arrivait d’attendre quatre semaines avant de pouvoir être reçus.

On priait tous les jours en l’honneur du Messie le psaume 27 : « Jéhovah, le roi, se réjouit de ta victoire » et, le sabbat, une prière spéciale. De tous côtés se levaient des prophètes et des prophétesses ; jusqu’à des enfants étaient saisis par l’esprit du Seigneur, et tous annonçaient, au milieu de violentes convulsions : « Sabbathai Zewy est le vrai Messie de la maison de David, à qui sont donnés la couronne et l’Empire ».

Sa renommée atteignit son point culminant lorsque la fille de ce Péchéna que les Smyrniotes avaient poursuivi à coups de pierres, le reconnut publiquement pour le Messie, et que l’un de ses plus ardents adversaires, Rabbi Moïse Servil, parut excitant le peuple à la pénitence et signalant Sabbathai comme le Sauveur d’Israël.

En Perse, les Juifs abandonnaient leurs travaux et leurs affaires, et s’adonnaient à la prière et à la pénitence, afin de hâter la délivrance. Les autorités turques commencèrent à s’émouvoir et à redouter le jeune homme et sa popularité.

C’est sous de tels auspices que s’inaugura l’année 1666, annoncée par les prophètes comme celle où l’œuvre de la Rédemption s’accomplirait. Encouragé par ses disciples, Sabbathai résolut d’aller trouver le sultan et de lui faire part de sa mission. Il s’embarqua avec son épouse et une suite nombreuse, sur un navire en partance pour Constantinople.

Une foule compacte était massée sur les bords, et quand les voiles furent déployées, tous se prosternèrent le visage contre terre et Sabbathai, levant les mains, les bénit.

Le vingtième jour du mois Thebet de l’an 1666, Sabbathai Zewy arriva à Constantinople, salué avec un enthousiasme fanatique par tous ses coreligionnaires.

Il fit son entrée dans une litière dorée portée par ses disciples, suivi de la reine d’Israël, également en litière et somptueusement vêtue. La foule se jeta à leurs pieds et les porteurs passèrent sur les corps des fanatiques.

Le sultan Mahomet VI se trouvait à ce moment à Andrinople. Le grand vizir s’empressa de lui faire part que Sabbathai, dont le nom était parvenu aux oreilles du commandeur des croyants, venait d’arriver dans sa capitale et demandait à être entendu. Mahomet ordonna aussitôt qu’on s’emparât du prétendu Messie et le grand vizir chargea un Aga, commandant cinquante janissaires, de l’arrêter.

Mais Sabbathai fit une impression telle sur l’Aga, que celui-ci déclara au grand vizir qu’il lui était impossible de faire ce qu’on lui ordonnait, que Sabbathai était un ange, indubitablement envoyé par Dieu. Un deuxième Aga, avec deux cents janissaires, revint de même sans avoir rempli son mandat.

Sur ce, Sabbathai se rendit lui-même chez le grand vizir, pour se constituer prisonnier. Le haut dignitaire de l’Empire subit son charme comme tout le monde. Il l’envoya bien, conformément aux ordres du sultan, à l’un de ses châteaux des Dardanelles (Castel-Cesto), mais Sabbathai y fut entretenu et servi comme un prince, et ses partisans, autorisés à lui rendre visite.

De sa prison, Sabbathai adressa à ses frères l’épître suivante :

« Mes frères et mon peuple !
« Mes fidèles coreligionnaires !

« Je vous ordonne de célébrer, le neuvième Ub prochain, une grande fête accompagnée de réjouissances. Car c’est le jour de naissance de Sabbathai Zewy, votre roi et le roi des rois de la terre. Je conclus avec vous une éternelle alliance, l’alliance promise à David. Ainsi vous parle l’homme qui est au-dessus de toute gloire et de toute louange, l’oint du Dieu d’Israël,

« Sabbathai Zewy. »

Un jour, un célèbre rabbin polonais, du nom de Néhémias, vint trouver Sabbathai et entreprit de lui prouver par le Talmud que les signes précurseurs de l’arrivée du Messie ne s’étaient pas encore réalisés. À son tour, Sabbathai ne put le convaincre. Le rabbi polonais le traita d’imposteur et, Sabbathai l’ayant menacé de mort, il s’enfuit poursuivi par les partisans de Zewy. Déjà il se voyait perdu, lorsqu’il eut l’idée de jeter à terre son bonnet polonais, et prenant le turban du premier Turc venu, il s’en coiffa en criant qu’il se faisait musulman. Ainsi seulement il put sauver sa vie.

Amené à Andrinople, il y réitéra, en présence du Sultan, son affirmation que Sabbathai était un imposteur.

Mahomet ordonna qu’on lui amenât le prisonnier. Le 16 du mois Ellul, Sabbathai, accompagné de son épouse, fut conduit sous bonne escorte à Andrinople, et consigné dans une maison isolée, entourée de janissaires.

Le lendemain, il fut amené chez un mufti, qui le reçut aimablement et lui posa des questions. Ceci n’était que pour la forme.

À la même heure, la femme de Sabbathai était amenée chez la valide sultane, qui la reçut en caftan de soie verte bordée d’hermine, assise sur de moëlleux coussins. Les deux femmes se considérèrent d’un même regard scrutateur. Toutes deux étaient belles, rusées et expertes. Aussi leur conversation se traîna-t-elle assez longtemps sur des sujets indifférents. Enfin, la sultane s’impatienta.

— Tu te dis reine d’Israël, commença-t-elle, ton époux est-il réellement le Messie ?

— Il le dit, répondit la prudente juive, et Nathan le dit aussi, et des centaines de prophètes et de prophétesses.

— Ce n’est pourtant pas la vérité, repartit la sultane, mais quand même ce serait vrai, rien ne peut sauver ton époux de la colère du sultan, à moins que Dieu ne fasse un miracle.

— Dieu fera le miracle.

— Et moi je te dis que ton époux mourra demain.

Les deux femmes se turent.

— Il est vrai, reprit la sultane, que Sabbathai pourrait sauver sa vie en se convertissant à notre foi.

— C’est ce qu’il ne fera jamais, riposta Miriam, car si Sabbathai n’est point le Messie, il est pourtant un saint.

— Qu’est-ce qui le prouve ?

— Je suis sa troisième épouse et jamais encore une femme ne reçut son amour.

— L’aimes-tu ?

— Je l’aime.

— En ce cas fais, avant l’aurore, de ton saint un homme. Ainsi tu pourras le sauver, mais non autrement. Mets-y toute ta ruse et le pouvoir de ta beauté, mais ne trahis pas que je t’ai donné ce conseil.

D’un geste nonchalant, la belle sultane congédia la juive qui s’agenouilla devant elle, les bras croisés sur sa poitrine, et quitta en hâte le sérail.


Miriam était tout à fait la femme qu’il fallait pour humaniser un saint. Elle avait réellement été volée par des Russes à ses parents polonais, puis baptisée et élevée au couvent. Mais la suite de sa vie n’avait été ni surnaturelle ni sainte, comme les partisans de Sabbathai se plaisaient à le raconter. Miriam s’était enfuie du couvent et rendue directement dans une maison de courtisanes.

Consacrée au culte de Vénus, elle parcourut la Pologne, l’Allemagne, l’Italie et la Hollande. À Amsterdam, elle retrouva son frère qu’elle suivit au Levant, espérant y faire fortune. Le sort voulut qu’elle y devînt, non la favorite d’un pacha, mais l’épouse de Sabbathai Zewy et, de courtisane frivole, reine d’Israël. Initiée à tous les artifices de la séduction féminine et à tous les mystères de l’amour, il lui avait été facile de tirer parti de la sainte folie de son époux, en simulant une froideur qui était loin de ses instincts naturels vis-à-vis d’un homme d’une beauté angélique.

Sa manière de traiter le fanatique jeune homme imposait à celui-ci des supplices incomparablement plus cruels que la passion de Sarah et les larmes d’Hannah. La froideur calculée de Miriam éveilla l’amour dans le cœur du vierge et mit tous ses sens en émoi. Plus d’une fois, il s’était senti poussé aux confins de la folie ; plus d’une fois, celui devant qui tous se prosternaient, avait été sur le point de se jeter aux pieds de sa femme en implorant sa pitié. Mais jusqu’à présent Miriam avait cru à la mission divine de son époux, et elle eût résisté à ses supplications par crainte de le priver de la grâce.

Maintenant, des doutes lui venaient. Elle songea aux paroles de la sultane et à celles du rabbi polonais et, finalement, se dit : « Sabbathai n’est point le Messie ». Dès lors, il ne s’agissait plus que de sauver la vie de l’homme qu’elle aimait. Il n’y avait de salut pour lui que dans sa chute, donc il devait tomber. Elle écrivit à la sultane et celle-ci lui promit son aide.

Une heure avant minuit, Miriam réveilla son époux et lui dit :

— L’esprit du Seigneur est en moi. J’ai vu le Maître du monde, entouré des dix Zéphiroths comme de vagues enflammées. Sabbathai, viens, lève-toi, et fais comme je te dirai.

Sabbathai mit ses vêtements et suivit sa femme. La voyant habillée de tissus précieux, il demanda :

— Dans quel but t’es-tu ainsi parée ?

— Le Seigneur me l’a ordonné.

Ce fut un étrange spectacle que de voir les janissaires qui gardaient la maison reculer devant Miriam, comme devant une apparition céleste, la laissant sortir librement, ainsi que son mari.

— Femme, tu fais des miracles ! s’écria Sabbathai stupéfait.

— C’est l’esprit du Seigneur qui les accomplit, répondit Miriam avec une dignité sereine, mais tu vas voir d’autres effets encore de la puissance qu’il m’a donnée.

Et ce fut non moins étrange de voir s’avancer dans la nuit, la belle et majestueuse femme, son corps merveilleux enveloppé d’étoffes soyeuses et de fourrures de prix, ses cheveux de flamme scintillant de perles et de diamants, et son visage entouré de voiles au travers desquels luisait le feu sombre de son regard ; et l’homme, beau comme un séraphin, qui la suivait docile comme un agneau.

À l’endroit où les trois fleuves, Arda, Tuntcha et Narisso, se rejoignent, Miriam s’arrêta et dit :

— C’est ici.

Sabbathai regarda sa femme et soupira. Il souffrait des tortures indicibles.

— M’obéiras-tu ? demanda-t-elle.

— Je t’obéirai.

— En tout ?

— En tout.

— Fais donc ce que le Seigneur t’ordonne par ma bouche. Demain tu dois paraître devant le sultan, c’est pourquoi, Sabbathai, tu dois te purifier pour l’œuvre sublime. Tu subiras une pénitence cruelle ; mais, après, tu recevras ta récompense.

— Je suis prêt à faire ainsi que tu l’ordonnes, dit Sabbathai avec solennité.

— Tu vas, poursuivit Miriam, prendre un bain ici même, au confluent des trois fleuves, à l’heure de minuit.

Sabbathai obéit en silence et descendit dans les flots. C’était pendant la nuit qui suit le 28 du mois Ellul, le 16 septembre. L’air était froid et l’eau glaciale, mais Sabbathai ne s’en effraya pas. Tout à coup, il vit que Miriam aussi s’était dépouillée de ses vêtements et plongée dans le fleuve.

— Que fais-tu ? demanda-t-il tout tremblant, car, soudain, l’eau lui parut bouillante.

— Ne le demande pas, Sabbathai Zewy. Obéis à l’esprit qui est en moi.

Elle resta quelque temps dans le fleuve, puis elle dit :

— Homme, l’heure est venue. Remonte sur terre et habille-toi.

Lorsque Sabbathai se fut habillé, Miriam sortit également de l’onde, belle comme Vénus Anadyomène, et Sabbathai se prosterna devant elle le visage contre terre.

— Que fais-tu ? lui demanda-t-elle.

— J’adore le Seigneur dans son œuvre.

— C’est l’Esprit qui te dicte ses paroles. Viens, aide-moi, car telle est la volonté du Seigneur.

Sur un signe, Sabbathai lui tendit la précieuse fourrure et lui mit aux pieds les pantoufles brodées d’or. Puis elle dit :

— Suis-moi. Et elle se dirigea vers les jardins du sultan dont les grilles en or brillaient à travers les arbres. La grille s’ouvrit comme par enchantement aussitôt que sa main l’eût touchée, et lorsqu’ils approchèrent d’un kiosque éclairé par la lueur d’une lampe, la porte du kiosque s’ouvrit de même.

Ils y pénétrèrent.

— Femme, tu opères des miracles, dit encore Sabbathai.

— C’est l’esprit du Seigneur qui les opère, répondit Miriam, et tu verras de plus grandes choses encore, grâce au pouvoir que Dieu m’a donné.

Miriam se laissa tomber sur le divan qui longeait les murailles. Sabbathai se tenait devant elle, tremblant de tous ses membres et agité d’un inexprimable tourment.

— Femme, cria-t-il soudain, tu es sur ma tête comme un fléau meurtrier.

— C’est la volonté du Seigneur. Dénude tes épaules et agenouille-toi devant moi, car telle est la volonté du Seigneur.

Sabbathai dénuda ses épaules et s’agenouilla.

— Tu vas confesser tes péchés et faire pénitence, ainsi l’ordonne le Seigneur par ma bouche. Récite la confession du Wido.

Sabbathai se mit à prier. Pendant qu’il priait, Miriam saisit une branche épineuse qui se trouvait sur le divan et en forma une couronne et une verge. Elle enfonça la couronne sur la tête de Sabbathai, si fort que le sang lui coula le long des tempes, puis elle le frappa cruellement avec la verge, et le sang rouge coula le long de son dos.

Mais Sabbathai ne sentait point la douleur. Il ne voyait que la femme qui se tenait devant lui, telle Vénus Anadyomène, dont le corps resplendissait comme de la lumière sous la sombre fourrure et dont les cheveux défaits flamboyaient comme de divines flammes autour d’elle.

— Tu es la femme que la Bathkol m’a destinée, cria-t-il.

— Tu dis vrai. C’est ainsi que le veut le Seigneur, et ce sera ta récompense.

En disant ces mots, elle jeta la verge sanglante, arracha la couronne et, en un transport de tendresse sauvage, entoura le jeune homme de ses bras blancs.

— Mon Dieu, mon Dieu, gémit Sabbathai.

Il était perdu.

Lorsqu’il revint à lui, des larmes brûlantes inondaient son visage.

— Femme, sanglotait-il, qu’as-tu fait de moi ?

— J’ai fait de toi un homme, répondit Miriam avec un sourire de triomphe, et c’est là mon plus grand miracle ; car, Sabbathai Zewy, tu n’es pas le sauveur d’Israël, tu n’es pas le Messie.

Sabbathai ne répondit point, il était étendu sur le sol sans parole et sans mouvement.

Le lendemain matin, Sabbathai se trouvait en présence du sultan. Le commandeur des croyants, étendu sur des coussins brodés d’or, enveloppé de la pelisse de soie blanche bordée de renard noir que lui seul avait le droit de porter, et coiffé du turban vert avec la plume de héron ornée de diamants, regardait avec une visible curiosité, le célèbre Hébreu.

Un renégat juif lui servait d’interprète.

— Es-tu réellement le Messie envoyé par Dieu pour délivrer les Juifs et les ramener à Jérusalem ? questionna le sultan.

Sabbathai, saisi de terreur, ne répondit point.

— L’un de tes partisans a dit que je te suivrais comme l’esclave son maître. Ne le nie pas ! Mais moi, je te dis : « C’est toi qui seras mon esclave, aujourd’hui même, et je te décocherai trois flèches empoisonnées. Si elles ne te font aucun mal, je serai le premier à te reconnaître pour le Messie. Mais, si tu crois qu’elles peuvent te tuer, tu es libre de devenir musulman et d’être mon esclave sur qui je poserai le pied.

Le trucheman conseilla tout bas Sabbathai :

— Deviens musulman ou tu es un homme mort.

Alors Sabbathai, jetant sa toque juive et prenant le turban d’un des pages du sultan, le posa sur sa tête. Puis il se prosterna devant le souverain musulman qui, triomphant, posa le pied sur sa nuque.

— Ne t’avais-je point dit que tu serais aujourd’hui même mon esclave, ô Messie des Juifs ? railla-t-il. Mais tu es un homme sage et pieux, j’honore des esprits comme le tien.

Le sultan fit un signe. On apporta une pelisse d’honneur dont on revêtit Sabbathai ; puis une porte s’ouvrit, et Miriam parut et reçut de même la pelisse verte ornée de zibeline, que les cadines, femmes élues par le sultan, avaient le droit de porter.

En même temps, Sabbathai reçut le nom de Mehmed Effendi avec le titre de Capiachi Bacha (chambellan de l’empereur) ; sa femme, l’ancienne fille publique, était élevée au rang de Fatime Cadine.

La nouvelle de l’apostasie de Sabbathai traversa l’Asie et l’Europe comme un éclair. Les ambitieuses espérances des Juifs tombèrent à néant, les prophètes se turent, le silence se fit dans tous les pays.

Cependant, quelques-uns de ses plus enthousiastes disciples demeurèrent fidèles. Sabbathai Zewy leur prouva par le livre d’Elieser, qu’avant d’entreprendre son œuvre, le Messie passerait quelques jours parmi les infidèles, et invoqua le passage du prophète Isaïe, 53, 12 : « Il sera compté parmi les criminels, portera les péchés d’un grand nombre et se rencontrera avec les impies. »

En conséquence, trois cents de ses disciples passèrent à la religion de Mahomet. D’autres suivirent leur exemple.

Ils justifiaient leur conduite en disant : « Dans le Talmud, traité du Sanhédrin, il est dit : Le Messie, fils de David, ne pourra venir que lorsque le monde entier sera devenu ou tout à fait vertueux ou tout à fait criminel. Rendre tous les Juifs vertueux paraissant impossible, il est plus sage de les rendre tous criminels. Or, l’iniquité suprême étant l’apostasie, tous les juifs n’ont qu’à se faire musulmans pour hâter l’arrivée du Messie. »

Sabbathai à qui Miriam donna un fils du nom d’Ismaël, vécut comme un prince à Constantinople, honoré et comblé de présents par le sultan. Mais, comme lui et ses disciples conservaient leurs usages hébreux et que, tous les jours, de nombreux juifs se convertissaient à l’Islam, les musulmans, redoutant la disparition complète de leurs croyances, obtinrent du grand vizir qu’il éloignât Sabbathai de la capitale.

Le Messie fut exilé au fort Dulcingo où il mourut le 10 septembre 1676, jour de la réconciliation, et fut enterré au bord du Danube. Ses partisans soutinrent qu’il n’était pas mort, mais, à l’instar des prophètes Enoch et Elie, monté au ciel dans un char enflammé.



  1. Selon le Talmud, voix céleste qui annonçait à la naissance de chaque garçon l’épouse qu’il aurait.