La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/Sabbathai Zewy (1666)

SABBATHAI ZEWY

(1666)

Au commencement du xviie siècle, vivait à Smyrne, un juif du nom de Mardoche Zewy, dans une grande pauvreté. Il colportait des volailles et entretenait du maigre produit de son travail, sa famille composée de sa femme et de ses trois fils, Joseph, Elie et Sabbathai. Plus tard, il devint le courtier de quelques négociants anglais et parvint ainsi à une situation qui lui permit de mieux soigner l’éducation de ses enfants. Le plus jeune, Sabbathai, né en 1625, se distingua de bonne heure à l’école, dépassant en savoir non seulement ses camarades, mais jusqu’à son maître.

Après avoir quitté le collège, il s’absorba dans l’étude de la cabbale, doctrine occulte des Hébreux, et semblait réfractaire à toutes les joies du monde, transportant d’admiration tous les rabbins de la ville, qui lui donnèrent le titre de Lacham, ce qui, au Levant, signifie maître. Les plus grands savants de Smyrne allaient le voir dans la maison de son père et se laissaient instruire par lui.

Sabbathai, cependant, n’était ni un simple cabaliste ni, dans le vrai sens du mot, un savant. C’était un fanatique. Le zèle religieux ordinaire et la curiosité scientifique de ses auditeurs ne lui suffisaient pas. Il exigeait d’eux une stricte application de la doctrine et des exercices rigoureux. À son exemple, ils devaient jeûner plusieurs jours par semaine et se baigner la nuit en haute mer.

Bientôt, ces mortifications et d’autres semblables ne le contentèrent plus. Pour s’imposer de plus héroïques souffrances, il rechercha en mariage, Sarah, la fille du riche et considéré Jacob Eldavid, la plus belle personne de Smyrne. Étant donnée la réputation dont jouissait le jeune saint de vingt ans, Eldavid s’estima heureux de lui confier son unique enfant. Le mariage fut célébré avec un éclat extraordinaire et, après un festin comparable à celui des noces de Cana, on conduisit la fiancée tremblante à son jeune époux.

Dans une chambre fastueusement décorée, avait été placé un lit de repos d’une mollesse et d’un luxe asiatiques. Sur les coussins de soie bleue d’un divan oriental, était assise, voilée, la merveilleuse créature qui désormais était à lui. Elle était vêtue d’un caftan de soie blanche semé de perles, la chevelure coiffée d’une résille en or d’où pendaient des pierres en gouttes étincelantes et, devant elle, se tenait Sabbathai en sa chemise mortuaire, en long talar, une toque blanche sur ses boucles noires, costume dans lequel les Juifs se présentaient devant Dieu, dans leur Temple, le jour de la réconciliation.

La belle Sarah fixa sur lui son noir regard de biche étonnée.

— As-tu remarqué, commença-t-il, que je n’ai pas touché aux mets du repas ?

Sarah soupira.

— Je l’ai remarqué.

— Et sais-tu pourquoi ?

— Pour t’exercer dans la sobriété et te rendre agréable à Dieu.

— Tu l’as dit, et c’est aussi pour plaire à Dieu que je renonce aujourd’hui à toucher à ce qui est mille fois plus tentant et plus merveilleux encore. Tu es la plus belle entre toutes les femmes, c’est pourquoi je t’ai choisie afin que tu m’induises en tentation par ta beauté, ô fiancée du cantique ! et pour que j’apprenne à dompter mes passions ; car le Seigneur m’a élu et destiné à de grandes choses sur terre.

Sarah tremblait et ne trouvait pas de paroles.

Elle eût voulu crier :

— Fou, insensé, je t’aime, veux-tu me tuer ?

Car Sabbathai était l’homme le plus beau que l’imagination pût rêver. Ses contemporains nous le dépeignent comme un ange dont le visage répandait un éclat éblouissant, et le corps, les plus enivrants parfums. De longues boucles noires coulaient le long de son ovale délicat, qui se terminait par une barbe soyeuse ; ses lèvres, pareilles à des lèvres de vierge, semblaient une rose entr’ouverte ; ses yeux brillaient comme de sombres étoiles où rayonnait une lumière céleste.

— Dévoile-toi, commanda-t-il.

Et, comme elle ne bougeait point, il saisit le bout du voile de sa main diaphane dont l’intérieur était rose et transparent comme de l’albâtre, et le rejeta en arrière.

— Que tu es belle ! murmura-t-il. Tes cheveux sont pareils à l’ombre de la nuit ; tes yeux ont la limpidité des yeux de gazelle ; tes lèvres sont un fil de corail, et tes cils, un fin tissu de l’Inde. Je t’aime, Sarah.

— Tu m’aimes, répondit Sarah, et tu ne veux pas faire de moi ta femme ?

— Je fais de toi ma femme selon l’esprit de Dieu. Tu seras à mes côtés comme un doux supplice, je coucherai sur ton sein comme sur un lit de torture. Je loue Dieu qui m’a choisi entre mille et mille.

Durant trente jours et trente nuits, la belle Sarah tenta de séduire son mari, mais il demeura froid comme une statue de marbre. Finalement, l’espoir mourut dans le cœur de la jeune fille, comme une lampe qui s’éteint, et elle se confia à son père.

Jacob Eldavid vint trouver son gendre et l’admonesta une première fois, puis une seconde et une troisième fois.

Sabbathai souriait, alléguant la volonté de Dieu qui lui défendait d’appartenir à aucune femme.

Le bruit de son extraordinaire pénitence se répandit dans Smyrne et tout le peuple juif le proclama Élu de Dieu, Les hommes les plus considérables vinrent se faire bénir et instruire par lui. Un savant médecin qui le visita, fut frappé de l’arôme qu’il répandait.

— Comment peux-tu, lui demanda-t-il, toi, un homme craignant Dieu, te parfumer comme une fille ?

Sabbathai laissa tomber ses vêtements et le médecin put se convaincre qu’il n’avait ni aromates ni onguents sur le corps.

— Étrange, murmura le médecin.

— Je veux t’expliquer cette énigme, dit alors Sabbathai. Dieu m’a élu et, dans la même nuit, m’apparurent Abraham, Isaac et Jacob, qui m’ont oint de leurs mains. Depuis, mon corps exhale ces senteurs.

La réputation de Sabbathai allait croissant de jour en jour ; il n’y avait personne dans la ville qui ne l’admirât et ne le vénérât. Seule, sa jeune épouse ne l’admirait point, car elle l’aimait, et toute sa fierté de femme se révoltait contre sa force sainte et sa froideur.

En conséquence, le père de Sarah invita Sabbathai à comparaître devant le tribunal des rabbins de Smyrne. Le jeune époux leur expliqua sa conduite dans les mêmes termes qu’il l’avait fait à sa femme.

— Ne te suffit-il pas, demanda un rabbin, d’éviter ce qui est défendu ?

— Cela ne suffit pas, fut la réponse de Sabbathai. Quel mérite y aurait-il ? Qui enfreint la loi est un pécheur, qui l’applique est un juste ; mais un élu se prive même de ce qui est permis.

Le tribunal condamna Sabbathai à changer de conduite ou à délivrer à sa femme sa lettre de congé.

Il choisit la seconde alternative et la belle Sarah quitta sur l’heure la maison.

— Ne pleure pas, lui dit-il, lorsqu’elle se jeta une dernière fois en sanglotant contre sa poitrine. Il faut que la volonté de Dieu s’accomplisse.

Le jour même, Sabbathai alla trouver une riche veuve, qui avait une fille d’une grande beauté.

— Je me suis séparé de Sarah, lui dit-il, parce que l’amour terrestre était en elle plus fort que la crainte du Seigneur. Mais la volonté de Dieu est que je ne demeure pas seul et que la beauté et la ruse de la femme me tentent, comme Ève tenta Adam. Veux-tu me donner en mariage ta fille Hannah ?

Hannah était assise au fond de la chambre, devant un précieux tissu qu’elle entrelaçait de fils d’or. Elle vit Sabbathai et l’aima.

— Je veux être sa femme, s’écria-t-elle avec ferveur, pour que la volonté de Dieu s’accomplisse en lui.

Sabbathai trembla en entendant cette voix, qui lui parut une musique suave.

Il regarda la vierge : des boucles noires flottaient autour d’elle comme des ailes de corbeau.

— Dieu parle par ta bouche, dit-il. Tu m’as été prédestinée par la Bathkol[1], mon doux tourment.

Sabbathai, dans ce second mariage, se supplicia d’une manière inimaginable. La moitié de la nuit, il couchait auprès de sa femme, puis il s’étendait jusqu’au matin sur un lit d’épines, qui mettaient son corps en sang ; ou bien, le jour du sabbat, il prenait, avec Hannah, un repas savoureux, et restait jusqu’au sabbat suivant sans prendre aucune nourriture ; ou bien encore, il se privait de dormir pendant six nuits consécutives qu’il passait au bord de la mer à prier et, à minuit, descendait dans les vagues et s’y baignait au péril de ses jours.

Jamais sa femme n’essaya de le tenter et d’exciter ses sens, elle eût cru faire un gros péché. Mais elle passa les jours et les nuits dans les larmes, jusqu’à ce que le cœur de Sabbathai s’en émût.

— Mon devoir est de me torturer, lui dit-il avec son inaltérable et céleste douceur, mais ce n’est point la volonté du Seigneur que d’autres souffrent par moi. Va-t-en en paix.

Il lui remit, comme à Sarah, sa lettre de congé, et la renvoya à sa mère. Et le peuple loua Sabbathai Zewy, qui prenait sur lui les péchés du monde.

Vers cette époque, Sabbathai commença d’enseigner en public. Il s’en allait, suivi de ses disciples, dans les champs et sur le rivage de la mer, comme l’avaient fait avant lui les philosophes grecs, Pythagore et Platon, et le Hébreu Jésus, prêchant et enseignant en plein air, sans accorder plus d’attention aux moqueries des Infidèles qu’aux ardeurs brûlantes du soleil. Quant aux juifs, ils se rassemblaient en foule autour de lui, oubliant le boire et le manger et écoutant les mystères de la cabbale. Son nom se répandit dans toute la Turquie.

Il venait d’atteindre sa vingt-quatrième année, lorsqu’un jour, se trouvant assis sous le ciel étoilé au milieu d’une innombrable assistance, il dit :

— Sachez donc que je suis le Messie, fils de David et sauveur d’Israël, que Jéhovah vous a envoyé afin qu’il prenne sur lui tous vos péchés.

— Il a prononcé le nom de Dieu ! murmurèrent ses élèves, murmura le peuple.

Le lendemain, les rabbins de Smyrne citaient Sabbathai devant leur tribunal.

— Sabbathai Zewy, lui dirent-ils, tu as prononcé le nom de Dieu. Ne saurais-tu pas, toi le savant et le sage, que le nom de Dieu ne doit pas être prononcé ?

— Je le sais, répondit Sabbathai, car, dans Moïse, 24. 15, 16, il est dit : «Celui qui prononce le nom du Seigneur doit mourir. »

— Pourquoi donc l’as-tu prononcé ?

— Pourquoi ne suis-je pas mort en le prononçant ?

En disant ces mots, le visage de Sabbathai rayonnait au point que ses juges éblouis durent baisser les yeux.

— Je ne suis pas mort, poursuivit Sabbathai, parce que la loi du Seigneur n’est point faite pour moi ; car je suis le Messie, fils de Dieu, et Jéhova Sabbaoth m’a envoyé pour délivrer Israël.

— Malheur, crièrent les rabbins, il a prononcé le nom de Dieu !

Sabbathai quitta la salle du conseil et une foule de peuple lui fit escorte jusqu’à sa maison. Mais les rabbins le condamnèrent, disant qu’il avait mérité deux fois la mort, puisqu’il avait prononcé le nom de Dieu et osait se faire passer pour le Messie.

Une déclaration officielle fut publiée en ces termes : « Quiconque tuera Sabbathai Zewy se rendra agréable à Dieu, et nous purgerons pour lui le châtiment décrété par le Sultan. »

Sabbathai assembla ses disciples et leur dit :

— La Ruach Hacodesch (inspiration) m’a fait connaître qu’il me faut fuir ces lieux.

La nuit même, il passa à Tessalonique, où il se fit, en quelques jours, de nombreux partisans. Mais, là aussi, quand il se déclara le Messie et prononça le nom de Dieu, il fut condamné à mort.

Alors il parcourut la Morée, partout persécuté et honni, et s’embarqua pour l’Égypte et Jérusalem.

À Gaza, vivait un juif allemand du nom de Nathan Benjamin universellement estimé pour sa science et sa sagesse. Il avait épousé la fille d’un homme considérable, Samuel Lisabona, et, en dépit de tout son savoir et de sa connaissance profonde du Talmud et de la cabbale, était un homme enjoué et spirituel, apprécié dans toutes les sociétés.

Tout à coup, il se mit à vivre à l’écart et à faire pénitence, prêchant l’arrivée du Messie, et lorsque Sabbathai parut à Gaza, Nathan l’annonça en ces termes :

— Voici le libérateur d’Israël, il n’en est point d’autre, c’est de lui que parlent les prophètes.

Sabbathai invita Nathan à se rendre auprès de lui, et c’est en tremblant que Nathan passa le seuil de sa demeure.

Il se prosterna le visage contre terre, incapable de prononcer un mot.

Sabbathai le releva et le questionna :

— Qui t’a appris que je suis le sauveur d’Israël ?

Nathan répondit :

— Je jure par le Dieu tout-puissant et terrible, que je t’ai vu sur un trône ailé, comme le prophète Ézéchiel, entouré des dix Zéphiroths (légions d’anges correspondant à autant d’émanations de Dieu) semblables à des vagues. Et j’entendis une voix crier : « Voici ce que dit Jéhovah : — Votre sauveur est venu et il se nomme Sabbathai Zewy. Il se lève comme un héros, un guerrier enflammé de vengeance. — Et, non seulement j’entendis ces paroles, mais je les vis écrites en caractère de feu.

Arrivé à Jérusalem, la foule courut vers le jeune maître. Il leur confirma qu’il était le Messie et que, dorénavant, il n’y aurait plus de jeûne à l’anniversaire de la destruction du Temple, ni le douzième jour du mois Thamus, ni le neuvième du mois Ub.

— Qui t’a dit que tu es le Messie ? vint demander un rabbin, déguisé en pauvre, qui s’était glissé parmi son auditoire.

Sabbathai regarda son interlocuteur et lui dit :

— Connais-tu Salomon Melchu et son livre Chajetho Jaar ?

— Je connais Salomon Melchu et son livre Chajetho Jaar.

— En ce cas, tu dois savoir qu’il y a cent ans Salomon Melchu prophétisa que le sauveur d’Israël paraîtrait en l’an 1666.

— Je le sais, mais qu’est-ce qui prouve que ce Messie, c’est toi ?

— N’est-il pas écrit dans Isaïe, 64, 3 :

« Il est un jour de vengeance pour mon cœur, l’année de la délivrance vient d’être inaugurée. »

— C’est exact.

— En transposant, à l’aide de la cabbale, les trois derniers mots du verset, quel chiffre obtiens-tu ?

— 814.

— Et quel nombre te donne Sabbathai Zewy ? — 814.

— Sabbathai Zewy est le Messie, crièrent tous les assistants en jetant des pierres au sceptique, qui dut s’esquiver.

Vers le même temps, Nathan de Gaza commença de prophétiser et tout ce qu’il annonçait se réalisait. Il adressa à tous les consistoires de l’empire ottoman, un écrit ainsi conçu :

« Frères en Israël,

« Je vous annonce en ce jour que le Messie qui nous est né à Smyrne et qui se nomme Sabbathai Zewy, nous manifestera bientôt son empire. Il arrachera la couronne de la tête du sultan et la posera sur la sienne, et le sultan le suivra, comme l’esclave son maître. Puis, rendu invisible, il passera le ruisseau Samabation et épousera une fille de Moïse du nom de Miriam, et, les dix tribus s’étant groupées autour de lui, il entrera, accompagné par Moïse, dans Jérusalem sur le dos d’un dragon ailé dont les brides seront formées par un serpent à sept têtes. Sur sa route, Gog et Magog l’attaqueront avec une nombreuse armée, mais ce n’est pas avec des flèches et des épées que le Messie se défendra : le souffle de sa bouche terrassera son ennemi et ses paroles l’anéantiront. Après être entré dans Jérusalem, le Seigneur fera descendre du ciel le Temple reconstruit en or et en pierreries et dans lequel le Messie, en qualité de grand-prêtre, offrira le sacrifice. Je m’empresse de vous faire part de ces choses.

« Nathan-Benjamin Aschkenacy. »

Et il n’y eut plus qu’une voix dans tous les pays : «Le Messie a paru, le jour de la délivrance est levé. » Et la voix se transmit à travers la Pologne et l’Allemagne, jusqu’en Italie et en Hollande.

Pendant treize années, Sabbathai Zewy vécut et enseigna à Jérusalem et mortifia sa chair par toutes sortes de pénitences, tandis qu’en Asie et en Europe, aussi loin qu’il existait des Hébreux, on le considérait et vénérait comme le Messie.

Un jour, il dit à ses disciples :

— Une voix céleste m’a ordonné de me rendre en Égypte ; l’épouse qui m’a été annoncée le jour de ma naissance vient d’y arriver, de Pologne.

Le soir même, il partit. En Égypte, il trouva une jeune fille dont la beauté n’avait point d’égale sur la terre et qui s’appelait Miriam. Il l’épousa et elle fit, à ses côtés, son entrée dans Jérusalem, montée sur un cheval barbe d’une blancheur immaculée. Ses disciples s’étonnèrent qu’elle n’eût pas coupé ses cheveux.

— C’est la volonté du Seigneur, répondit Sabbathai, car, voyez, elle est reine d’Israël.

Et tous se prosternèrent devant elle.

Les partisans de Sabbathai répandirent sur Miriam toutes sortes de légendes : un rabbin du nom de Meyer vivant en Pologne, avait eu une fille volée par les Moscovites à l’âge de six ans. Après de longues et infructueuses recherches, les parents désolés apprirent que leur enfant avait été baptisée et enfermée dans un cloître, et moururent de chagrin. Mais quand l’enfant eut atteint sa dix-huitième année, son père lui apparut une nuit, la prit dans ses bras et s’envola avec elle par la fenêtre, jusqu’au cimetière juif de la ville d’Amsterdam. « Ma fille, lui dit-il alors, je suis venu t’apprendre que tu es de sang juif et que ton frère Samuel vit à Amsterdam. Demeure ici jusqu’au matin, des juifs viendront te prendre et te conduiront chez ton frère. De là, tu passeras en Égypte où tu deviendras l’épouse du Messie de la maison de David et reine du peuple d’Israël. »

Le lendemain, au jour, la jeune fille fut recueillie par des juifs qui venaient enterrer un des leurs. Ils l’habillèrent, car elle était en chemise, et la conduisirent à son frère. Celui-ci l’emmena en Égypte et la maria à Sabbathai Zewy.

Miriam connaissait les idées de son époux et l’histoire de ses deux jeunes femmes, par les récits de ses disciples. Elle résolut de le traiter tout différemment. Aussi, lorsque la nuit de leurs noces, il voulut l’approcher, ce fut elle qui lui dit d’un ton de commandement :

— Ne me touche pas, Sabbathai Zewy, car tu es le sauveur d’Israël. Le Seigneur m’a donnée à toi pour que je sois une épine dans ta chair et un incessant tourment pour tes sens.

— Qui t’a révélé ces choses ? demanda Sabbathai interloqué.

— L’esprit de mon père m’est apparu pendant trois nuits de suite. Il m’a fait défense de couper mes cheveux, parce que je dois être reine d’Israël et que tous ceux qui reconnaissent le vrai Dieu doivent me servir et se prosterner devant moi.

Sabbathai se tut pendant quelques instants, puis il dit :

— Tu as raison. Nous devons obéir à la volonté du Seigneur.

— Je souhaite que cela te soit aussi facile qu’à moi, répondit la belle Miriam.

Sabbathai soupira. Jusqu’à ce jour, il lui avait été facile de dominer ses sens ; mais l’homme commençait à s’éveiller en lui, le mâle dont la nature est de se sentir plus attirée par la froideur et l’indifférence de la femme que par son amour.

Durant sa longue absence, les frères de Sabbathai restés à Smyrne, avaient réussi à accroître de jour en jour le nombre de ses partisans. Invoquant les lettres du prophète Nathan, ils prouvaient, à l’aide de la cabbale, que Sabbathai était véritablement le Messie. Aussi, celui-ci ayant été condamné à mort à Jérusalem pour avoir annoncé sa mission divine dans la synagogue, se décida à retourner dans sa ville natale.

Il est vrai que les rabbins de Jérusalem y envoyèrent également leur acte de condamnation ; mais les juifs de Smyrne n’en tinrent pas compte. Ils allèrent tous à la rencontre du Messie, lui baisèrent les pieds et lui rendirent, ainsi qu’à son épouse, les honneurs royaux.

L’Europe entière était agitée d’une véritable fièvre à son sujet. Au sein des consistoires israélites, des camps se formaient pour et contre lui, se combattant avec passion, et, parmi les chrétiens eux-mêmes, les opinions les plus diverses furent soutenues. Les riches commerçants d’Amsterdam écrivirent à leurs agents au Levant, leur demandant ce qu’il fallait penser du personnage. La réponse fut : « C’est lui et aucun autre ».

Quand la nouvelle arriva, les marchands rassemblés à la bourse poussèrent des cris de joie. Un seul, Analkias, se permit de douter. Rentré chez lui, au moment de se mettre à table, il tomba de son siège et mourut.

Ce châtiment tragique fortifia les partisans de Sabbathai dans leur croyance et lui fit, en Europe et en Asie, de nouveaux adeptes.

Sabbathai demeurait et vivait à Smyrne comme un roi. Quand il sortait, il était précédé d’un drapeau portant cette inscription : « La droite de Jéhovah s’est levée ».

Il commença à faire le partage de son royaume entre ses disciples, nomma son frère Joseph roi d’Israël, son frère Elie roi de Juda, conservant pour lui-même la suprématie sur toute la terre et sur tous les royaumes. Ceux qui se déclaraient contre lui, furent persécutés.

Un riche Smyrniote juif, Péchéna, fut lapidé, se réfugiant à grand’peine dans la synagogue ; un juif considérable de Constantinople dut expier son incrédulité sur les galères où les autorités turques, gagnées par les partisans du nouveau Messie, le firent enchaîner sous le prétexte d’un crime contre l’État.

De tous les pays, des ambassades venaient avec des présents.

La presse était si grande qu’il leur arrivait d’attendre quatre semaines avant de pouvoir être reçus.

On priait tous les jours en l’honneur du Messie le psaume 27 : « Jéhovah, le roi, se réjouit de ta victoire » et, le sabbat, une prière spéciale. De tous côtés se levaient des prophètes et des prophétesses ; jusqu’à des enfants étaient saisis par l’esprit du Seigneur, et tous annonçaient, au milieu de violentes convulsions : « Sabbathai Zewy est le vrai Messie de la maison de David, à qui sont donnés la couronne et l’Empire ».

Sa renommée atteignit son point culminant lorsque la fille de ce Péchéna que les Smyrniotes avaient poursuivi à coups de pierres, le reconnut publiquement pour le Messie, et que l’un de ses plus ardents adversaires, Rabbi Moïse Servil, parut excitant le peuple à la pénitence et signalant Sabbathai comme le Sauveur d’Israël.

En Perse, les Juifs abandonnaient leurs travaux et leurs affaires, et s’adonnaient à la prière et à la pénitence, afin de hâter la délivrance. Les autorités turques commencèrent à s’émouvoir et à redouter le jeune homme et sa popularité.

C’est sous de tels auspices que s’inaugura l’année 1666, annoncée par les prophètes comme celle où l’œuvre de la Rédemption s’accomplirait. Encouragé par ses disciples, Sabbathai résolut d’aller trouver le sultan et de lui faire part de sa mission. Il s’embarqua avec son épouse et une suite nombreuse, sur un navire en partance pour Constantinople.

Une foule compacte était massée sur les bords, et quand les voiles furent déployées, tous se prosternèrent le visage contre terre et Sabbathai, levant les mains, les bénit.

Le vingtième jour du mois Thebet de l’an 1666, Sabbathai Zewy arriva à Constantinople, salué avec un enthousiasme fanatique par tous ses coreligionnaires.

Il fit son entrée dans une litière dorée portée par ses disciples, suivi de la reine d’Israël, également en litière et somptueusement vêtue. La foule se jeta à leurs pieds et les porteurs passèrent sur les corps des fanatiques.

Le sultan Mahomet VI se trouvait à ce moment à Andrinople. Le grand vizir s’empressa de lui faire part que Sabbathai, dont le nom était parvenu aux oreilles du commandeur des croyants, venait d’arriver dans sa capitale et demandait à être entendu. Mahomet ordonna aussitôt qu’on s’emparât du prétendu Messie et le grand vizir chargea un Aga, commandant cinquante janissaires, de l’arrêter.

Mais Sabbathai fit une impression telle sur l’Aga, que celui-ci déclara au grand vizir qu’il lui était impossible de faire ce qu’on lui ordonnait, que Sabbathai était un ange, indubitablement envoyé par Dieu. Un deuxième Aga, avec deux cents janissaires, revint de même sans avoir rempli son mandat.

Sur ce, Sabbathai se rendit lui-même chez le grand vizir, pour se constituer prisonnier. Le haut dignitaire de l’Empire subit son charme comme tout le monde. Il l’envoya bien, conformément aux ordres du sultan, à l’un de ses châteaux des Dardanelles (Castel-Cesto), mais Sabbathai y fut entretenu et servi comme un prince, et ses partisans, autorisés à lui rendre visite.

De sa prison, Sabbathai adressa à ses frères l’épître suivante :

« Mes frères et mon peuple !
« Mes fidèles coreligionnaires !

« Je vous ordonne de célébrer, le neuvième Ub prochain, une grande fête accompagnée de réjouissances. Car c’est le jour de naissance de Sabbathai Zewy, votre roi et le roi des rois de la terre. Je conclus avec vous une éternelle alliance, l’alliance promise à David. Ainsi vous parle l’homme qui est au-dessus de toute gloire et de toute louange, l’oint du Dieu d’Israël,

« Sabbathai Zewy. »

Un jour, un célèbre rabbin polonais, du nom de Néhémias, vint trouver Sabbathai et entreprit de lui prouver par le Talmud que les signes précurseurs de l’arrivée du Messie ne s’étaient pas encore réalisés. À son tour, Sabbathai ne put le convaincre. Le rabbi polonais le traita d’imposteur et, Sabbathai l’ayant menacé de mort, il s’enfuit poursuivi par les partisans de Zewy. Déjà il se voyait perdu, lorsqu’il eut l’idée de jeter à terre son bonnet polonais, et prenant le turban du premier Turc venu, il s’en coiffa en criant qu’il se faisait musulman. Ainsi seulement il put sauver sa vie.

Amené à Andrinople, il y réitéra, en présence du Sultan, son affirmation que Sabbathai était un imposteur.

Mahomet ordonna qu’on lui amenât le prisonnier. Le 16 du mois Ellul, Sabbathai, accompagné de son épouse, fut conduit sous bonne escorte à Andrinople, et consigné dans une maison isolée, entourée de janissaires.

Le lendemain, il fut amené chez un mufti, qui le reçut aimablement et lui posa des questions. Ceci n’était que pour la forme.

À la même heure, la femme de Sabbathai était amenée chez la valide sultane, qui la reçut en caftan de soie verte bordée d’hermine, assise sur de moëlleux coussins. Les deux femmes se considérèrent d’un même regard scrutateur. Toutes deux étaient belles, rusées et expertes. Aussi leur conversation se traîna-t-elle assez longtemps sur des sujets indifférents. Enfin, la sultane s’impatienta.

— Tu te dis reine d’Israël, commença-t-elle, ton époux est-il réellement le Messie ?

— Il le dit, répondit la prudente juive, et Nathan le dit aussi, et des centaines de prophètes et de prophétesses.

— Ce n’est pourtant pas la vérité, repartit la sultane, mais quand même ce serait vrai, rien ne peut sauver ton époux de la colère du sultan, à moins que Dieu ne fasse un miracle.

— Dieu fera le miracle.

— Et moi je te dis que ton époux mourra demain.

Les deux femmes se turent.

— Il est vrai, reprit la sultane, que Sabbathai pourrait sauver sa vie en se convertissant à notre foi.

— C’est ce qu’il ne fera jamais, riposta Miriam, car si Sabbathai n’est point le Messie, il est pourtant un saint.

— Qu’est-ce qui le prouve ?

— Je suis sa troisième épouse et jamais encore une femme ne reçut son amour.

— L’aimes-tu ?

— Je l’aime.

— En ce cas fais, avant l’aurore, de ton saint un homme. Ainsi tu pourras le sauver, mais non autrement. Mets-y toute ta ruse et le pouvoir de ta beauté, mais ne trahis pas que je t’ai donné ce conseil.

D’un geste nonchalant, la belle sultane congédia la juive qui s’agenouilla devant elle, les bras croisés sur sa poitrine, et quitta en hâte le sérail.


Miriam était tout à fait la femme qu’il fallait pour humaniser un saint. Elle avait réellement été volée par des Russes à ses parents polonais, puis baptisée et élevée au couvent. Mais la suite de sa vie n’avait été ni surnaturelle ni sainte, comme les partisans de Sabbathai se plaisaient à le raconter. Miriam s’était enfuie du couvent et rendue directement dans une maison de courtisanes.

Consacrée au culte de Vénus, elle parcourut la Pologne, l’Allemagne, l’Italie et la Hollande. À Amsterdam, elle retrouva son frère qu’elle suivit au Levant, espérant y faire fortune. Le sort voulut qu’elle y devînt, non la favorite d’un pacha, mais l’épouse de Sabbathai Zewy et, de courtisane frivole, reine d’Israël. Initiée à tous les artifices de la séduction féminine et à tous les mystères de l’amour, il lui avait été facile de tirer parti de la sainte folie de son époux, en simulant une froideur qui était loin de ses instincts naturels vis-à-vis d’un homme d’une beauté angélique.

Sa manière de traiter le fanatique jeune homme imposait à celui-ci des supplices incomparablement plus cruels que la passion de Sarah et les larmes d’Hannah. La froideur calculée de Miriam éveilla l’amour dans le cœur du vierge et mit tous ses sens en émoi. Plus d’une fois, il s’était senti poussé aux confins de la folie ; plus d’une fois, celui devant qui tous se prosternaient, avait été sur le point de se jeter aux pieds de sa femme en implorant sa pitié. Mais jusqu’à présent Miriam avait cru à la mission divine de son époux, et elle eût résisté à ses supplications par crainte de le priver de la grâce.

Maintenant, des doutes lui venaient. Elle songea aux paroles de la sultane et à celles du rabbi polonais et, finalement, se dit : « Sabbathai n’est point le Messie ». Dès lors, il ne s’agissait plus que de sauver la vie de l’homme qu’elle aimait. Il n’y avait de salut pour lui que dans sa chute, donc il devait tomber. Elle écrivit à la sultane et celle-ci lui promit son aide.

Une heure avant minuit, Miriam réveilla son époux et lui dit :

— L’esprit du Seigneur est en moi. J’ai vu le Maître du monde, entouré des dix Zéphiroths comme de vagues enflammées. Sabbathai, viens, lève-toi, et fais comme je te dirai.

Sabbathai mit ses vêtements et suivit sa femme. La voyant habillée de tissus précieux, il demanda :

— Dans quel but t’es-tu ainsi parée ?

— Le Seigneur me l’a ordonné.

Ce fut un étrange spectacle que de voir les janissaires qui gardaient la maison reculer devant Miriam, comme devant une apparition céleste, la laissant sortir librement, ainsi que son mari.

— Femme, tu fais des miracles ! s’écria Sabbathai stupéfait.

— C’est l’esprit du Seigneur qui les accomplit, répondit Miriam avec une dignité sereine, mais tu vas voir d’autres effets encore de la puissance qu’il m’a donnée.

Et ce fut non moins étrange de voir s’avancer dans la nuit, la belle et majestueuse femme, son corps merveilleux enveloppé d’étoffes soyeuses et de fourrures de prix, ses cheveux de flamme scintillant de perles et de diamants, et son visage entouré de voiles au travers desquels luisait le feu sombre de son regard ; et l’homme, beau comme un séraphin, qui la suivait docile comme un agneau.

À l’endroit où les trois fleuves, Arda, Tuntcha et Narisso, se rejoignent, Miriam s’arrêta et dit :

— C’est ici.

Sabbathai regarda sa femme et soupira. Il souffrait des tortures indicibles.

— M’obéiras-tu ? demanda-t-elle.

— Je t’obéirai.

— En tout ?

— En tout.

— Fais donc ce que le Seigneur t’ordonne par ma bouche. Demain tu dois paraître devant le sultan, c’est pourquoi, Sabbathai, tu dois te purifier pour l’œuvre sublime. Tu subiras une pénitence cruelle ; mais, après, tu recevras ta récompense.

— Je suis prêt à faire ainsi que tu l’ordonnes, dit Sabbathai avec solennité.

— Tu vas, poursuivit Miriam, prendre un bain ici même, au confluent des trois fleuves, à l’heure de minuit.

Sabbathai obéit en silence et descendit dans les flots. C’était pendant la nuit qui suit le 28 du mois Ellul, le 16 septembre. L’air était froid et l’eau glaciale, mais Sabbathai ne s’en effraya pas. Tout à coup, il vit que Miriam aussi s’était dépouillée de ses vêtements et plongée dans le fleuve.

— Que fais-tu ? demanda-t-il tout tremblant, car, soudain, l’eau lui parut bouillante.

— Ne le demande pas, Sabbathai Zewy. Obéis à l’esprit qui est en moi.

Elle resta quelque temps dans le fleuve, puis elle dit :

— Homme, l’heure est venue. Remonte sur terre et habille-toi.

Lorsque Sabbathai se fut habillé, Miriam sortit également de l’onde, belle comme Vénus Anadyomène, et Sabbathai se prosterna devant elle le visage contre terre.

— Que fais-tu ? lui demanda-t-elle.

— J’adore le Seigneur dans son œuvre.

— C’est l’Esprit qui te dicte ses paroles. Viens, aide-moi, car telle est la volonté du Seigneur.

Sur un signe, Sabbathai lui tendit la précieuse fourrure et lui mit aux pieds les pantoufles brodées d’or. Puis elle dit :

— Suis-moi. Et elle se dirigea vers les jardins du sultan dont les grilles en or brillaient à travers les arbres. La grille s’ouvrit comme par enchantement aussitôt que sa main l’eût touchée, et lorsqu’ils approchèrent d’un kiosque éclairé par la lueur d’une lampe, la porte du kiosque s’ouvrit de même.

Ils y pénétrèrent.

— Femme, tu opères des miracles, dit encore Sabbathai.

— C’est l’esprit du Seigneur qui les opère, répondit Miriam, et tu verras de plus grandes choses encore, grâce au pouvoir que Dieu m’a donné.

Miriam se laissa tomber sur le divan qui longeait les murailles. Sabbathai se tenait devant elle, tremblant de tous ses membres et agité d’un inexprimable tourment.

— Femme, cria-t-il soudain, tu es sur ma tête comme un fléau meurtrier.

— C’est la volonté du Seigneur. Dénude tes épaules et agenouille-toi devant moi, car telle est la volonté du Seigneur.

Sabbathai dénuda ses épaules et s’agenouilla.

— Tu vas confesser tes péchés et faire pénitence, ainsi l’ordonne le Seigneur par ma bouche. Récite la confession du Wido.

Sabbathai se mit à prier. Pendant qu’il priait, Miriam saisit une branche épineuse qui se trouvait sur le divan et en forma une couronne et une verge. Elle enfonça la couronne sur la tête de Sabbathai, si fort que le sang lui coula le long des tempes, puis elle le frappa cruellement avec la verge, et le sang rouge coula le long de son dos.

Mais Sabbathai ne sentait point la douleur. Il ne voyait que la femme qui se tenait devant lui, telle Vénus Anadyomène, dont le corps resplendissait comme de la lumière sous la sombre fourrure et dont les cheveux défaits flamboyaient comme de divines flammes autour d’elle.

— Tu es la femme que la Bathkol m’a destinée, cria-t-il.

— Tu dis vrai. C’est ainsi que le veut le Seigneur, et ce sera ta récompense.

En disant ces mots, elle jeta la verge sanglante, arracha la couronne et, en un transport de tendresse sauvage, entoura le jeune homme de ses bras blancs.

— Mon Dieu, mon Dieu, gémit Sabbathai.

Il était perdu.

Lorsqu’il revint à lui, des larmes brûlantes inondaient son visage.

— Femme, sanglotait-il, qu’as-tu fait de moi ?

— J’ai fait de toi un homme, répondit Miriam avec un sourire de triomphe, et c’est là mon plus grand miracle ; car, Sabbathai Zewy, tu n’es pas le sauveur d’Israël, tu n’es pas le Messie.

Sabbathai ne répondit point, il était étendu sur le sol sans parole et sans mouvement.

Le lendemain matin, Sabbathai se trouvait en présence du sultan. Le commandeur des croyants, étendu sur des coussins brodés d’or, enveloppé de la pelisse de soie blanche bordée de renard noir que lui seul avait le droit de porter, et coiffé du turban vert avec la plume de héron ornée de diamants, regardait avec une visible curiosité, le célèbre Hébreu.

Un renégat juif lui servait d’interprète.

— Es-tu réellement le Messie envoyé par Dieu pour délivrer les Juifs et les ramener à Jérusalem ? questionna le sultan.

Sabbathai, saisi de terreur, ne répondit point.

— L’un de tes partisans a dit que je te suivrais comme l’esclave son maître. Ne le nie pas ! Mais moi, je te dis : « C’est toi qui seras mon esclave, aujourd’hui même, et je te décocherai trois flèches empoisonnées. Si elles ne te font aucun mal, je serai le premier à te reconnaître pour le Messie. Mais, si tu crois qu’elles peuvent te tuer, tu es libre de devenir musulman et d’être mon esclave sur qui je poserai le pied.

Le trucheman conseilla tout bas Sabbathai :

— Deviens musulman ou tu es un homme mort.

Alors Sabbathai, jetant sa toque juive et prenant le turban d’un des pages du sultan, le posa sur sa tête. Puis il se prosterna devant le souverain musulman qui, triomphant, posa le pied sur sa nuque.

— Ne t’avais-je point dit que tu serais aujourd’hui même mon esclave, ô Messie des Juifs ? railla-t-il. Mais tu es un homme sage et pieux, j’honore des esprits comme le tien.

Le sultan fit un signe. On apporta une pelisse d’honneur dont on revêtit Sabbathai ; puis une porte s’ouvrit, et Miriam parut et reçut de même la pelisse verte ornée de zibeline, que les cadines, femmes élues par le sultan, avaient le droit de porter.

En même temps, Sabbathai reçut le nom de Mehmed Effendi avec le titre de Capiachi Bacha (chambellan de l’empereur) ; sa femme, l’ancienne fille publique, était élevée au rang de Fatime Cadine.

La nouvelle de l’apostasie de Sabbathai traversa l’Asie et l’Europe comme un éclair. Les ambitieuses espérances des Juifs tombèrent à néant, les prophètes se turent, le silence se fit dans tous les pays.

Cependant, quelques-uns de ses plus enthousiastes disciples demeurèrent fidèles. Sabbathai Zewy leur prouva par le livre d’Elieser, qu’avant d’entreprendre son œuvre, le Messie passerait quelques jours parmi les infidèles, et invoqua le passage du prophète Isaïe, 53, 12 : « Il sera compté parmi les criminels, portera les péchés d’un grand nombre et se rencontrera avec les impies. »

En conséquence, trois cents de ses disciples passèrent à la religion de Mahomet. D’autres suivirent leur exemple.

Ils justifiaient leur conduite en disant : « Dans le Talmud, traité du Sanhédrin, il est dit : Le Messie, fils de David, ne pourra venir que lorsque le monde entier sera devenu ou tout à fait vertueux ou tout à fait criminel. Rendre tous les Juifs vertueux paraissant impossible, il est plus sage de les rendre tous criminels. Or, l’iniquité suprême étant l’apostasie, tous les juifs n’ont qu’à se faire musulmans pour hâter l’arrivée du Messie. »

Sabbathai à qui Miriam donna un fils du nom d’Ismaël, vécut comme un prince à Constantinople, honoré et comblé de présents par le sultan. Mais, comme lui et ses disciples conservaient leurs usages hébreux et que, tous les jours, de nombreux juifs se convertissaient à l’Islam, les musulmans, redoutant la disparition complète de leurs croyances, obtinrent du grand vizir qu’il éloignât Sabbathai de la capitale.

Le Messie fut exilé au fort Dulcingo où il mourut le 10 septembre 1676, jour de la réconciliation, et fut enterré au bord du Danube. Ses partisans soutinrent qu’il n’était pas mort, mais, à l’instar des prophètes Enoch et Elie, monté au ciel dans un char enflammé.



  1. Selon le Talmud, voix céleste qui annonçait à la naissance de chaque garçon l’épouse qu’il aurait.