La Culture du Coton en Égypte et aux Indes
culture du coton
en Égypte et aux Indes
Au début de la rébellion américaine, on était loin en France et en Angleterre de se faire une idée juste du contre-coup que notre industrie et notre commerce allaient éprouver. On voyait sans être trop ému se tarir la source d’où l’Europe et pour ainsi dire l’univers entier tiraient le coton. Nous nous en procurerons ailleurs, disait-on. Les économistes de cabinet faisaient à cet égard un calcul bien simple : quatre millions de noirs travaillant mal, quelques centaines de mille de petits blancs pauvres et mal outillés, produisent 4 millions 1/2 de balles de coton sur une superficie moyenne de 5,500,000 acres, ce qui fait un peu moins d’un homme par acre ; comment ne trouverait-on pas dans tout l’univers de quoi combler la lacune qui va résulter de l’interruption du travail aux États-Unis ? La presse anglaise particulièrement développait ce thème avec complaisance. À l’entendre, les Indes, le Brésil, l’Afrique, la Turquie, la Chine, l’Australie, stimulés par l’appât de prix exceptionnels et aidés par l’or britannique, allaient pouvoir avant peu exporter des quantités immenses de coton. Dans un an, la production normale serait rétablie, et au-delà ; on aurait même gagné de pouvoir se passer des Américains, à qui on avait un peu imprudemment laissé accaparer le monopole de la production cotonnière. Il se mêlait à ces calculs et à ces espérances des sentimens peu sympathiques pour la grande république américaine. Les gouvernemens eux-mêmes partageaient la sécurité générale sur les résultats économiques que la guerre de sécession allait entraîner pour l’Europe. Guidés par des considérations politiques que nous n’avons pas à discuter ici, ils s’empressaient de reconnaître aux rebelles le titre et les droits de belligérans. Ils donnaient ainsi à l’insurrection, en même temps qu’une certaine force morale et une sorte de légitimité, des moyens d’action puissans, la possibilité d’agrandir et de prolonger la lutte. Les intérêts que compromettait si gravement cette mesure la laissèrent cependant passer avec une sorte d’indifférence. Les événemens allaient se charger de secouer cette torpeur des esprits. Bientôt le manque de coton prit les proportions d’une calamité publique ; la misère dans les districts manufacturiers devint effrayante, et en dehors même des chômages désastreux qui réduisaient des milliers d’ouvriers à la famine, les troubles les plus graves survinrent dans toutes les branches du commerce européen. Nous avions dès 1861 prévu ces tristes résultats. En présence des calculs optimistes de la presse anglaise, du silence de la presse française et de l’attitude des gouvernemens, nous avions essayé de montrer que la levée de boucliers de ces esclavagistes, objet de tant de complaisances, n’allait à rien moins qu’à nous ruiner. On ne nous écouta point. Aujourd’hui l’opinion publique a semblé passer d’un excès à l’autre. Elle exagère les craintes, comme elle avait exagéré les espérances ; elle semble croire que les prix du coton ne baisseront pas, elle craint que la suppression du travail servile et l’insuccès des tentatives faites pour remplacer les États-Unis comme centre producteur ne maintiennent les cours élevés et quelque peu extrêmes que nous subissons aujourd’hui. Telle n’est pas notre opinion, et nous allons en donner les motifs. Quel avenir est réservé à la production cotonnière dans les diverses contrées du globe où on a essayé de l’acclimater depuis la rébellion ? quelle sera l’influence de l’abolition de l’esclavage sur le rendement en coton des plantations des états du sud ? Voilà les deux points que nous allons examiner. Comme dans l’étude que nous avons déjà consacrée à la crise cotonnière[1], nous ne nous appuierons que sur des faits bien établis et sur des chiffres. En matière industrielle et agricole, rien ne vaut contre l’expérience, c’est là le vrai critérium auquel on se doit attacher.
I.
Si les résultats obtenus dans divers pays pour la culture du coton n’ont pas répondu aux vœux qu’on formait et à l’espoir qu’on avait conçu, ce n’est pas que de très grands efforts n’aient été tentés. Partout où le climat et la nature du sol permettaient d’exploiter la précieuse fibre, on s’est jeté dans cette voie avec ardeur, parfois avec une sorte de fièvre. De tous côtés surgirent les plantations, et la première partie du programme des économistes se réalisa de point en point : le coton fut essayé d’un bout du monde à l’autre comme ils l’avaient annoncé. Restait à remplir la seconde partie du programme, produire avec le concours de tout l’univers autant de coton que le faisaient les seuls États-Unis. Ici les premiers expérimentateurs se heurtèrent à des difficultés que les statisticiens avaient négligé de prévoir, à des écueils qu’ils avaient omis de signaler. Nous allons raconter avec quelques détails l’histoire de ces méprises, en dégager autant que possible les élémens contingens et transitoires, et montrer sur quelle production totale il est permis de compter pour l’avenir.
Parmi les pays qui se signalèrent dans cette joute pour la production du coton, l’Egypte se place au premier rang. Elle a même réalisé un véritable tour de force : la récolte cotonnière n’y avait jamais dépassé, jusqu’en 1860,580,000 quintaux ; elle est montée successivement à 800,000 quintaux, 1 million de quintaux, et s’est enfin arrêtée au chiffre (un peu incertain cependant) de 1,800,000 quintaux[2]. Il semble que ce soit là un résultat merveilleux, un exemple éclatant et sans réplique des prodiges que peut enfanter la spéculation. Il y a néanmoins bien des ombres à ce brillant tableau. Le prix du coton brut avait plus que triplé ; il s’était élevé de 15 à 54 talaris le quintal. De là cette fièvre cotonnière, dont on ne peut se faire une idée en Europe, et qui, du fellah au bourgeois, du dernier artisan au plus haut fonctionnaire, s’empara un moment de toute l’Egypte. Cette production forcée et anormale, à laquelle tout fut sacrifié, au lieu d’enrichir le pays, attira sur lui une succession de fléaux. On fut d’abord menacé de la famine, et, chose inouie dans la fertile vallée du Nil, il fallut demander à l’étranger les grains et les farines pour nourrir bêtes et gens. Malgré les envois que faisaient Marseille, Trieste, Odessa, la panique s’en mêla, le grain monta à des prix fous. Les petites fèves de Saïd et Béhéra, ce mets égyptien par excellence, sextuplèrent de prix ; les fourrages suivirent cette progression. Les bestiaux, mal nourris, commencèrent à dépérir ; on n’en exigea pas pour cela moins de besogne, au contraire. Outre les labourages, on les attelait aux puits à roue, ou sakies, qui fournissaient l’eau d’arrosage. Il fallait arroser, arroser à tout prix la plante qui rapportait tant d’or ; on surmena les attelages, une épizootie se déclara. Quelques milliers de bœufs moururent d’abord sans que personne y prît garde ; on avait bien d’autres préoccupations ! Cependant la mortalité grandit dans des proportions effrayantes. On s’en fera une idée quand on saura qu’il est mort, de l’aveu du gouvernement même, plus de 600,000 têtes de bétail en Égypte. Comme il arrive d’ordinaire, et comme il ne pouvait manquer d’arriver chez le peuple le plus fataliste de tout l’Orient, une panique pire que le mal vint encore le compliquer. Le gouvernement s’émut, le vice-roi fit à l’étranger d’immenses achats de chevaux, de mules et de bœufs, qu’en prince soigneux de sa fortune non moins que des intérêts de ses sujets il se chargeait de vendre aux fellahs à des prix fixés par lui. Les sept huitièmes des bêtes qu’on lui expédia étaient des bêtes de rebut. Marseille, Trieste, la Syrie, inondèrent le marché égyptien de chevaux et de mulets trop faibles, qui, non acclimatés, mal nourris, écrasés de travail dès leur arrivée, périssaient par centaines. Les bœufs venaient de la Russie méridionale ; ils apportaient avec eux la peste des steppes, qui règne constamment dans ces régions ; beaucoup mouraient en route, on s’empressait de vendre, à peine débarqués, les autres, qui ne valaient guère mieux. Ni viande de boucherie mangeable, ni lait, ni beurre dans toute l’Égypte ! Se passer de beurre était impossible, on en demanda à la Russie, qui en fournit beaucoup et de détestable. Trieste à cette occasion se créa une singulière spécialité et y réalisa de gros profits : diverses maisons européennes passèrent avec le gouvernement du vice-roi des contrats par lesquels elles s’engageaient à livrer d’immenses quantités de l3eurre fondu. Ce beurre se fabrique à Trieste, il se compose par portions égales de lard de porc, de suif de l’Adriatique et de beurre du Tyrol. Le vice-roi prenait livraison de ces fournitures, et les revendait à son tour aux ministères de la guerre et de la marine, aux particuliers, jusque dans les villages. Il y a quelque chose de piquant à voir un prince mahométan devenu sans le vouloir et le savoir le propagateur dans ses états d’un mets formellement prohibé par le Coran et le vendre lui-même à ses administrés. Ceux-ci ne se doutent pas encore, à l’heure qu’il est, que sous forme de beurre fondu ils mangent tous les jours leur condamnation.
À défaut de bêtes de somme, on recourut à des machines à vapeur. L’Angleterre s’empressa d’envoyer divers modèles de locomobiles et de pompes ; bientôt le marché fut encombré de machines de toute sorte, la plupart mauvaises. Les fellahs, qui s’étaient jetés sur les premières arrivées, ne tardèrent pas à entrer en défiance et n’achetèrent plus rien. Ici intervint encore l’initiative active, sinon toujours désintéressée, du gouvernement. Ismaïl-Pacha fit venir un grand nombre de locomobiles attelées à des pompes centrifuges d’un bon modèle, et les céda ensuite aux cultivateurs. C’était quelque chose, il restait encore néanmoins de grandes difficultés à résoudre. Une machine à vapeur dans une campagne suppose une organisation industrielle bien supérieure à celle de l’Egypte. On n’avait ni mécaniciens, ni chauffeurs, ni ateliers de réparation. Des mécaniciens, il en vint un peu de partout ; les neuf dixièmes ne savaient pas donner un coup de lime. On peut se figurer ce que devaient devenir les machines en de pareilles mains. Il faut ajouter que l’on ne pouvait pas toujours se procurer du combustible, même en le payant à des prix excessifs. Une tonne de houille, qui vaut 12 francs 50 centimes chargée sur navire à Newcastle ou à Cardiff, revenait sur la plantation à 75 ou 100 fr. ; nous avons souvent payé ce prix-là nous-même à la station de Zagazig. Le service du chemin de fer ou les expéditions par voie de terre se faisaient du reste si mal que souvent du charbon d’Europe arrivé à Alexandrie en avril ne parvenait qu’en août ou septembre à destination, mettant de quatre à cinq mois pour faire une cinquantaine de lieues. Il fallut, en présence de tant d’obstacles, renoncer aux pompes locomobiles ; il ne s’en vend plus une seule aujourd’hui à Alexandrie. Un ingénieur vénitien, M. Lucovich, avait eu l’heureuse idée d’établir de puissans appareils élévatoires mus par des machines fixes de 50 à 100 chevaux de force. Installés dans des endroits convenablement choisis, ces appareils fournissaient aux propriétaires voisins l’eau d’irrigation moyennant redevance. M. Lucovich était même parvenu à organiser une compagnie pour l’exploitation de cette idée. Le gouvernement égyptien n’approuva pas ce plan ; il redoute tout ce qui peut donner dans l’intérieur des campagnes trop d’influence à l’élément européen. Cette détermination d’Ismaïl-Pacha a été pour l’Egypte un grand malheur, c’est par millions qu’il faut évaluer les pertes qu’elle lui a occasionnées. Le système imaginé par M. Lucovich assurait en effet l’irrigation de toutes les terres à coton de la manière la plus économique[3]. Rien néanmoins ne découragea les fellahs. Il n’était pas rare d’en voir s’atteler à la charrue ou au manège d’un puits à roue et faire office de bêtes de somme. Ni la famine, ni l’épizootie, ni la désastreuse expérience des machines à vapeur, ni deux inondations manquées du Nil, l’une trop forte, qui submergea et ravina les terres, l’autre trop faible, qui les laissa arides, rien ne déconcerta ces travailleurs acharnés, âpres au gain, et que les prix magiques auxquels s’était élevé le coton avaient électrisés.
Les pauvres fellahs avaient beau s’exténuer de fatigue, ils n’en étaient pas plus riches, et nous voici amenés à envisager le côté moral de cette situation, dont nous n’avons indiqué que le côté matériel. Sous l’opulence malsaine qui avait envahi l’Egypte, une véritable misère la consumait. Si le fellah gagnait beaucoup, il dépensait promptement cet argent gagné trop vite. On le voyait courir les foires : esclaves, argenterie, bijoux, meubles, dîners fins, il ne se refusait rien ; après avoir satisfait quelques fantaisies puériles et ruineuses, il se trouvait plus pauvre qu’auparavant, dans un milieu où le prix de toute chose avait quadruplé, et à la merci des usuriers. L’usure en effet n’avait pas tardé à s’abattre comme une calamité dernière sur une société où s’étaient développés d’aussi ardens appétits de lucre. Une compagnie avait essayé d’abord de constituer une banque agricole semi-indigène, qui aurait été une sorte de société de crédit mutuel et aurait prêté de l’argent aux fellahs à un taux modéré. Ce qui était arrivé pour la compagnie Lucovich se renouvela. Ismaïl-Pacha craignit que cette banque ne contribuât à faire prévaloir l’influence européenne dans le cœur du pays, et il s’opposa à cette institution, qui eût rendu les plus grands services. Le prêt libre fit bientôt monter le taux de l’intérêt jusqu’à 60 pour 100 ; le pauvre fellah s’en trouva écrasé et cessa de payer. Le gouvernement, les chancelleries passèrent plusieurs mois à chercher un remède à une situation aussi tendue. Ismaïl-Pacha en trouva un : il offrit de payer toutes les créances couvertes par de bonnes hypothèques en se substituant sans autre forme de procès au lieu et place des propriétaires. Ainsi fut fait, et les malheureux débiteurs se trouvèrent débarrassés du même coup de leur dette et de leur terre. Pour la plupart des fellahs, c’est en définitive le résultat le plus clair qui a été retiré de ces brillantes campagnes cotonnières. — L’Egypte commence à s’apercevoir qu’en faisant un rêve d’or elle a fait un mauvais rêve. Elle se réveille, elle n’a plus ni céréales, ni légumes, ni fourrages, ni bestiaux, ni pain, ni viande ; les petits propriétaires sont dépossédés ou ruinés ; voilà ce qu’a produit une spéculation enfiévrée. On en revient maintenant, on reprend la culture des céréales, des légumes ; on la reprendra de plus en plus à mesure que les cours du coton fléchiront. Avant la guerre américaine, le mako se vendait de 70 à 87 francs le quintal ; le prix de revient était, pour le propriétaire égyptien arrosant sa terre avec un puits à roue, de 60 à 70 francs le quintal. Ce prix de revient s’est élevé, par suite de l’épizootie, de l’enchérissement de la main-d’œuvre, du taux élevé de l’argent et de la rareté des vivres, à environ 114 fr. 50 c. On peut compter que, grâce à l’introduction des pompes locomobiles, le coton ne coûtait pas au producteur égyptien dans ces derniers temps plus de 102 fr. le quintal ; il ne lui aurait coûté que 83 francs, si on avait appliqué sur une large échelle le système Lucovich. Le prix de vente est monté au contraire à 275 francs le quintal. Ces chiffres servent à montrer les larges bénéfices dont le coton a été la source pour l’Egypte ; ils montrent également que, si le prix tombe à 130 francs le quintal, le fellah n’aura plus guère d’avantage à le cultiver. La production cotonnière reviendra sans doute à ce qu’elle était avant que n’éclatât la rébellion américaine. Elle se relèvera un peu, si le gouvernement, ce qui n’est guère probable, renonce à ses préventions contre les compagnies européennes, et se décide à faciliter l’irrigation économique des terres à coton. Même avec les taux actuels, l’épuisement de l’Egypte et l’appauvrissement général feront certainement descendre la récolte de 1866 au chiffre de 1 million de quintaux. Telles sont les ressources que l’on peut attendre de l’Egypte pour l’avenir.
Ne quittons pas la côte septentrionale de l’Afrique sans mentionner l’Algérie, pour mémoire seulement, car elle ne figure dans la liste des contrées qui ont contribué à l’approvisionnement régulier de l’Europe que pour un chiffre insignifiant. Les encouragemens du gouvernement français n’ont pas manqué, quelques efforts isolés ont été faits ; le sol et le climat favorisent singulièrement sur certains points la croissance de la plante ; néanmoins la production cotonnière a été presque nulle. Cela était facile à prévoir : la main-d’œuvre est trop chère en Algérie pour que la culture du coton puisse s’y propager et devenir rémunératrice. Il en sera ainsi tant que le Bédouin n’aura pas renoncé à la vie nomade, tant qu’il professera pour le travail des champs un suprême mépris, et qu’il se contentera de cultiver d’un air dédaigneux et superbe quelques lopins de terre disséminés dans de vastes déserts, sans renoncer, même dans l’accomplissement de ces sommaires besognes agricoles, au long mousquet, son inséparable compagnon. Les cours excessifs qui ont régné sur les marchés du continent depuis 1861 ont été à peine suffisans pour que les rares planteurs algériens qui se sont livrés à la culture du coton aient pu réaliser un bénéfice raisonnable. Comment dans ces conditions aurait-il pu se rien fonder de stable ? Aux premiers symptômes de baisse, la production s’est arrêtée.
En Syrie, où la culture du coton était pratiquée depuis longtemps et où habite une population d’agriculteurs laborieux, la récolte cotonnière a triplé de 1862 à 1865. Ce n’est pas un résultat bien important au point de vue de la consommation générale, mais c’est un résultat honorable pour ce courageux petit pays. En Anatolie, la récolte ordinaire du coton a quadruplé pendant la même période. L’Anatolie a la spécialité du coton désigné dans le commerce sous le nom de « Smyrne ; » on ne l’avait employé jusqu’à l’année 1862 qu’à la fabrication des mèches de lampe et de bougie. Le gouvernement ottoman a mis à la disposition des propriétaires des semences étrangères destinées à améliorer la qualité du coton indigène. Le « Smyrne » entre aujourd’hui pour une large part dans la filature. Ces deux pays ne paraissent ni l’un ni l’autre disposés à entreprendre une lutte sérieuse pour maintenir le rang qu’ils ont conquis parmi les pays à coton. Les quantités qu’ils livrent au commerce diminuent à mesure que les prix baissent, elles seront bientôt ramenées à ce qu’elles étaient en 1860.
Les provinces ottomanes, situées de chaque côté de la mer de Marmara, en Europe et en Asie, les îles de Chypre et de Candie, méritent une mention spéciale pour l’ardeur qu’elles ont déployée dans cette noble lutte d’ingénieuse activité dont tout le Levant était le théâtre. Dès le premier moment de la crise cotonnière, le gouvernement du sultan n’était pas resté inactif ; il avait fait venir de tous côtés les semences les plus appropriées au sol et au climat de la Turquie. On donna surtout la préférence au mako d’Egypte, et cette variété réussit fort bien sur les rives du Bosphore. La température moyenne y est cependant plus faible que sur les bords du Nil, et quelques-uns des fruits, ceux qui se nouaient tard, ne pouvaient venir à maturité complète. C’est là un inconvénient qui disparaîtra à mesure que la plante sera mieux acclimatée. Le lent travail de l’acclimatation la modifiera de manière à lui faire acquérir des aptitudes correspondant aux conditions du milieu nouveau dans lequel elle a été transportée. Une nouvelle variété en résultera, participant du mako sans se confondre avec lui, et qui ne tardera pas à prendre une dénomination et une cote commerciale distinctes. Doit-on espérer cependant que la production cotonnière se généralisera dans ces contrées, et que l’Europe en retirera des approvisionnemens importans ? Non sans doute. Les plantations turques, en raison du mauvais état des routes, de la difficulté des communications, de l’instruction et des ressources bornées des propriétaires, se trouvent placées dans une situation d’infériorité en présence des pays plus avancés, mieux organisés et plus instruits. La Turquie a pu, dans un moment de cherté excessive, obtenir des résultats brillans ; elle n’avait à lutter alors qu’avec des pays placés dans les mêmes conditions qu’elle. Quand les États-Unis seront rentrés en lice, elle sera distancée, car son coton coûtera trop cher et sera inférieur. D’abord la cueillette est pratiquée d’une manière défectueuse, qui nuit à la qualité de la fibre et produit un déchet sensible : au lieu d’enlever le coton qui pend aux noix mûres et ouvertes, le paysan coupe les fruits et les entasse dans un sac. Beaucoup des fruits ainsi enlevés ne sont pas tout à fait mûrs ; le paysan est d’autant moins difficile à cet égard qu’il trouve plus simple de bien remplir son sac et de revenir moins souvent faire la cueillette. Les noix ainsi récoltées sont portées au village et jetées dans un coin sans autre précaution. Elles sont toujours humides, il en résulte un commencement de fermentation qui noircit et détériore la fibre. Arrive le marchand, une sorte de marchand ambulant qui court les villages avec ses chameaux et ses mulets. Il examine le lot, établit le prix d’après la blancheur, la propreté, la maturité du coton, et le transporte à un établissement central où se fait tardivement l’opération la plus essentielle, la véritable cueillette. Les fruits bien ouverts et bien mûrs sont dépouillés à la main de leur houppe soyeuse. Les autres vont au soleil ou aux fours, sont ensuite ouverts de force avec les doigts pour qu’on puisse en arracher le coton ; mais ce coton est court, laineux, sans consistance, le classificateur le reconnaît vite dans la masse, et il taxe à un prix inférieur tout le lot auquel il est mêlé.
La cueillette doit se faire tous les jours, dès que la rosée s’est évaporée sous les rayons du soleil ; elle doit être faite à la main et sans arracher le fruit. Dans les pays qui cultivent bien, des enfans sont généralement employés à ce travail facile et peu rétribué ; ils arrachent le coton, qui se présente en flocons sur les fruits ouverts et béans. À ce moment, la fibre est à point ; il n’y a d’autre précaution à prendre que de la préserver de l’humidité jusqu’au jour où on la dirigera sur la filature. Telle est la méthode constamment employée aux États-Unis et adoptée dès le principe en l’Egypte. Quand on vend son coton en coques, comme le font les Turcs, on vend du coton inférieur, on le vend moins cher et on se prive volontairement du bénéfice que peuvent procurer les graines, cotées à Londres 200 fr. le tonneau. Ces graines donnent de l’huile à brûler, et après qu’on les a pressées pour en extraire cette huile, le résidu peut servir encore à faire des tourteaux dont le bétail se montre friand. Il faudrait donc amener la Turquie à cultiver avec plus de soin. Il serait également à désirer que les districts producteurs fussent pourvus des machines connues sous le nom de Mac-Arthy’s cotton gin. Ces machines séparent la graine et la fibre d’une manière irréprochable ; non-seulement elles n’altèrent pas la soie, mais elles retirent au contraire, lui donnent une première façon qui en augmente considérablement la valeur. Des négocians anglais ont déjà importé en Turquie quelques-unes de ces machines ; elles ont rendu d’excellens services, mais elles n’ont profité qu’au commerce européen. Le cultivateur indigène, qui vendait son coton brut, devait se contenter du maigre bénéfice d’une exploitation tout à fait primitive. C’est une vérité élémentaire que celui qui vend son blé en farine y gagne deux choses, d’abord la farine, puis la plus-value offerte par la consommation impatiente à un produit qu’elle peut utiliser immédiatement. Cette règle s’applique à tous les produits du sol : plus ils ont subi de main-d’œuvre industrielle, plus ils rapportent de profits. Le gouvernement ottoman pourrait forcer les districts à se procurer à leurs frais ces utiles machines. Sans doute, en thèse générale et dans des pays suffisamment avancés, il est déplorable de voir l’administration supérieure réglementer les efforts de l’initiative individuelle et s’immiscer dans les intérêts privés. En Turquie, aux Indes anglaises et hollandaises, en Russie, cette intervention de l’état peut avoir néanmoins de bons effets.
L’élément dirigeant, par suite de relations fréquentes avec l’Europe occidentale, a dans ces contrées une instruction soignée et des vues souvent généreuses ; la grande masse de la population au contraire y croupit dans une affreuse ignorance, elle a besoin de recevoir une impulsion extérieure pour vaincre son inertie traditionnelle et se mettre en mouvement. Une fois l’élan donné et la voie indiquée, on pourra s’en remettre, pour continuer l’œuvre, aux populations elles-mêmes ; la prospérité matérielle ne tardera pas à développer en elles les qualités et les aptitudes qu’exige la pratique de la liberté. La Turquie offre un exemple des résultats heureux que peut produire une action administrative intelligente dans un pays arriéré. C’est aux efforts persévérans des membres du gouvernement, au zèle déployé par tous les fonctionnaires, qu’elle doit le succès de ses quatre dernières campagnes cotonnières, succès qui a de beaucoup dépassé ce que l’Europe espérait des provinces ottomanes.
Ce n’était néanmoins ni sur l’Egypte ni sur la Turquie que les optimistes faiseurs de calculs de la presse européenne et surtout de la presse anglaise comptaient pour combler le déficit : c’était sur les Indes anglaises. Là, on devait voir de véritables miracles. L’énergie anglo-saxonne, les capitaux anglo-saxons allaient trouver dans l’Inde un admirable champ d’opération. On ne parlait de rien moins que de fournir bientôt du coton à tout l’univers. Il faut rendre cette justice aux spéculateurs anglais, qu’ils abordèrent cette colossale expérience avec un élan, un entrain extraordinaires. De grandes compagnies furent créées, des exploitations immenses entreprises, des chemins de fer concédés et commencés pour évacuer les énormes quantités de coton qu’on ne pouvait manquer de produire, des canaux d’irrigation tracés et creusés, l’argent répandu à profusion. Il s’agissait de bouleverser la situation agricole des Indes ; une occasion inespérée se présentait, il fallait la saisir aux cheveux. On ne procédait pas par demi-mesures. Qu’est-il résulté de ce déploiement d’activité ? Une démonstration nouvelle de deux vérités qu’on savait déjà : on a pu apprécier qu’en toute chose il est dangereux de vouloir aller trop vite, et on a pu s’apercevoir une fois de plus que l’organisation de la propriété foncière aux Indes, élément dont les capitalistes de Londres n’avaient pas songé à se préoccuper, s’opposait à la réussite d’aussi vastes combinaisons.
D’abord on voulut aller trop vite. On donna tête baissée dans des innovations qui n’avaient reçu la consécration ni du temps ni de l’expérience. Les exploitations étaient confiées, comme il arrive souvent dans les grandes compagnies, à une armée de directeurs, d’inspecteurs, de surveillans, d’employés, de commis de tout titre et de tout grade, gens bien intentionnés, ardens, sûrs d’eux-mêmes, mais nullement cultivateurs de coton. La première faute commise fut le choix de la semence. De tout temps, on a cultivé dans l’Inde l’espèce de coton connue sous le nom de gossypium herbaceum. Le duvet en est court et chargé, il ne convient qu’aux tissus grossiers. On voulut d’abord acclimater les espèces des États-Unis de qualité ordinaire, celles qui donnent les tissus courans. C’est pour tisser cette fibre que la plupart des métiers d’Europe étaient installés ; ils n’auraient pu en tisser une autre à moins de modifications coûteuses. D’ailleurs on avait l’air de redouter de produire des fibres trop longues et trop belles : les tissus communs s’adressent à une clientèle qui se compte par millions, les tissus fins et riches n’ont qu’un débouché restreint. Commercialement l’idée était donc irréprochable ; au point de vue agricole, on n’avait oublié qu’une chose, c’est que le sol et le climat des Indes ne ressemblent en rien au sol et au climat des États-Unis. Le sea-island cultivé en Amérique, à l’est des états à esclaves, sur des atterrissemens de la mer, doit sa force, sa longueur, sa souplesse à l’humidité qui lui est apportée par les vents du large et aux chaudes brises qui ont passé sur le gulf-stream. La fertilité du sol riche en détritus et en élémens salins sur lequel il pousse contribue sans doute à développer les qualités qui le distinguent ; elle n’a cependant qu’une influence secondaire, car la plante puise dans l’air ambiant plus que dans le sol l’eau qui lui est nécessaire.
La plupart des variétés de gossypium d’Amérique sont dans le même cas ; elles ont des racines pivotantes dépourvues de ces appendices chevelus qui pompent par mille suçoirs les sucs de la terre. L’eau d’irrigation, si abondante qu’on la leur fournisse, ne leur suffit pas, elles n’ont pas d’organes pour se l’assimiler. C’est une atmosphère chargée de vapeurs aqueuses, ce sont d’abondantes rosées qu’elles réclament, et c’est justement ce que l’Inde, si bien douée sous le rapport de la chaleur et du sol, ne pouvait leur offrir. Les plaines y sont vastes, déboisées, parcourues par des vents desséchans, les rosées y sont peu abondantes, les pluies y sont rares, et quand elles arrivent, elles sont torrentielles et produisent des effets plus désastreux que profitables. Soumises à un régime hygroscopique si différent de celui qui convient à leur nature, les variétés de coton essayées dans l’Inde ne tardèrent pas, comme toutes les plantes ainsi acclimatées brusquement, à se modifier, à se créer une constitution mieux appropriée aux exigences de ce climat nouveau. Elles dégénérèrent dès la seconde récolte. Quand on s’aperçut qu’on avait fait fausse route, il y avait donc déjà deux ans de perdus en essais infructueux. Nous avons eu nous-même l’occasion d’étudier cette dégénérescence des espèces végétales par suite de l’acclimatation dans des conditions où toutes les mesures étaient prises pour en atténuer les effets. Cette expérience nous a conduit à des résultats assez caractéristiques. L’idée nous était venue, ainsi qu’à beaucoup d’autres planteurs, d’acclimater le sea-island en Égypte, où des terres de choix lui furent libéralement accordées, soit au sud, soit au centre du pays, soit enfin dans les riches terrains d’alluvion qui touchent à la Méditerranée. Nulle part la plante, propagée par ses propres semences, n’est restée pure seulement deux ans. Dès la première récolte, on constatait, avec un rendement inférieur à celui du mako ordinaire, que les fibres étaient maculées de petits points verdâtres moussus. La graine était déjà entachée du signe de bâtardise, elle était recouverte d’une sorte de bourre végétale qui en compromet la puissance germinatrice et les qualités oléagineuses. En 1855, nous fîmes venir à Londres, pour compléter des expériences entreprises sur la première Mac-Arthy’s cotton gin importée par nous en Europe, une balle de ce sea-island égyptien, première récolte ; il avait été cultivé à Solimanieh, à quatre lieues au nord-est du Caire. Après l’avoir façonné avec soin, nous envoyâmes un échantillon de ce coton à des courtiers de Liverpool pour en avoir la classification officielle et commerciale, sans leur indiquer l’origine de l’échantillon. Ils le trouvèrent « assez semblable au sea-island ; » mais, ajoutaient-ils, « d’après les spots et les petits nœuds dont la fibre est constellée, nous sommes portés à croire que ce coton a été produit ailleurs qu’aux États-Unis. Nous le classons sea-island légèrement inférieur. » L’année suivante, ce sea-island était classé parmi les makos plus ou moins supérieurs ; le prix en était descendu de 26 à 19 deniers. Les quatrièmes semis ne donnèrent qu’une fibre décidément irrégulière, quoique fine, et perdue parmi les diverses productions indigènes de l’Egypte. Ajoutons que le climat d’Egypte et le voisinage des bouches du fleuve font de ce point du globe celui qui, après les États-Unis, est peut-être le plus favorable à la culture du sea-island.
Cette difficulté ne fut pas la seule à laquelle vinrent se heurter dans l’Inde les spéculations impatientes. Nous avons dit qu’on avait fait de nombreux chemins de fer, c’est peu dire, on essaya de les improviser. Les voies de communications ordinaires étaient détestables, il est vrai, il était urgent d’y remédier sans retard, et les compagnies se mirent à l’œuvre avec ardeur. Les lignes ferrées furent construites avec une rapidité qui, à distance, émerveillait l’Europe. À les examiner de près, cette admiration se refroidit. En effet, ces lignes sont déjà dans un état déplorable. Les ponts, les ouvrages d’art, l’installation de la voie, les modèles choisis pour les locomotives, tout porte la trace de deux préoccupations exclusives : promptitude dans l’exécution, parcimonie dans la dépense. Il semble que l’on ait eu le dessein moins d’assurer un service régulier et de satisfaire aux exigences d’un trafic durable que d’établir un railway provisoire pour répondre à des besoins passagers. La plupart de ces lignes n’ont qu’une voie, le matériel roulant est insuffisant, les halles, les hangars, les magasins, lorsqu’il arrive qu’une station en possède, sont trop exigus. De là d’insurmontables embarras : avec une voie unique, on ne peut avoir que peu de trains, et chaque train se compose d’un petit nombre de wagons, par la double raison que les compagnies n’ont pas assez de wagons et que les machines sont trop faibles. Dans ces conditions, il est rigoureusement vrai de dire que le chemin de fer est plus nuisible qu’utile. Sur la ligne East-Indian, les abords des stations sont encombrés sur une superficie de plusieurs acres de balles de coton, de riches produits, qui séjournent là pendant des mois entiers, attendant qu’on les expédie ; le bord des routes en est également couvert. Pendant ce temps, les malheureux négocians à qui ces marchandises appartiennent paient, pour le capital dont elles représentent le gage, des intérêts qui varient entre 12 et 20 pour 100. « Les négocians indigènes, ajoute le correspondant du Times, à qui nous empruntons ces détails, se frappent la poitrine, s’arrachent les cheveux, maudissant les Anglais qui les ont induits à croire à l’efficacité des lignes ferrées. Ils regrettent, non sans motif, le bon vieux temps où les transports se faisaient d’une façon plus lente, mais plus sûre, avec les classiques attelages de bœufs. » Il est résulté de cette situation un système de concussion régulier ; les chefs de station, dont le salaire annuel est de 100 livres sterling, font fortune. Ils expédient de préférence les marchandises de celui qui offre le plus gros cadeau. Du reste nous en avons vu autant en Égypte il y a quelques mois. Voilà donc où en étaient les chemins de fer indiens au mois de mars 1866. Ils ne pouvaient suffire aux besoins du service, ils soulevaient une « universelle clameur, » et les négocians indiens se désolaient d’avoir eu foi dans ce mode de transport, si économique et si rapide au dire des Européens. N’eût-il pas mieux valu créer moins de lignes, les établir avec moins de hâte, les construire avec plus de solidité et une meilleure entente ?
Rien de tout cela pourtant n’est irréparable. Le service des chemins de fer ira s’améliorant sans aucun doute. Avoir trop de matières à transporter, c’est là pour une compagnie un mal qui n’a rien de désespérant et dont beaucoup de compagnies européennes voudraient se voir affligées. On a fait fausse route, il est vrai, dans le choix de l’espèce de coton qu’il était opportun de cultiver ; mais on sait en quoi et pourquoi l’on s’est trompé : ce n’est donc qu’une perte de temps, et il y a lieu d’espérer qu’on se livrera désormais à des tentatives plus heureuses. À cet égard, voici quelle serait, selon nous, la meilleure voie à suivre. Il faudrait, d’un côté, s’appliquer à améliorer les espèces indigènes par des soins intelligens et un ginage scrupuleux ; d’un autre côté, importer des espèces déjà accoutumées aux irrigations artificielles et aux vastes plaines, le mako par exemple, le brésil, les cotons de la côte occidentale d’Afrique. Si ces cotons, dont la fibre est longue et fine, ne pouvaient être utilisés sur les métiers communément adoptés, il n’y aurait pas trop à s’en effrayer ; l’industrie européenne ne reculerait pas devant la dépense de nouveaux métiers appropriés à ces qualités nouvelles, si elles se présentaient sur le marché en abondance, et si les fabricans pouvaient, en toute sécurité, compter sur des approvisionnemens réguliers. Il est évident que l’Inde est, depuis l’abolition de l’esclavage, le coin du globe où la terre et la main-d’œuvre sont le meilleur marché. Elle peut affecter à la culture du coton une superficie trois fois plus considérable que celle qu’y consacraient les états du sud aux États-Unis ; elle possède une population agricole au moins aussi intelligente, et ce n’est pas beaucoup dire, que les esclaves nègres qui étaient employés sur les plantations du Nouveau-Monde ; enfin la ténacité anglo-saxonne et les capitaux britanniques, qui ne sont ni l’un ni l’autre près de s’épuiser, se sont réciproquement promis de faire réussir cette culture dans l’Inde. Elle y réussira, nous le pensons. Y réussira-t-elle promptement ? Peut-on espérer que les immenses domaines de la reine Victoria que baigne l’Océan-Indien détrôneront bientôt sur les marchés du monde le pays cotonnier qui y régnait en souverain, la terre classique des récoltes presque illimitées ? Non. Il s’écoulera beaucoup de temps encore avant que les Indes aient pu conquérir ce haut rang ; elles ont, avant d’en arriver là, bien des épreuves à subir, bien des difficultés à surmonter, et la plus grave est l’organisation intérieure de la colonie et le régime de la propriété.
L’inextricable chaos des lois sur la propriété foncière ne s’est pas débrouillé depuis que le gouvernement de la reine a succédé à la compagnie des Indes, et le magique fiat lux, grâce auquel on pourra enfin s’y reconnaître, n’est pas sur le point d’être prononcé. Conflit entre l’autorité et celui qui, à un titre quelconque, détient la terre, conflit entre les grands propriétaires et les paysans ou ryots, système féodal et anarchique, tel est le résultat inévitable de la législation en vigueur. Les vues pratiques des gouverneurs qui se succèdent, les efforts persévérans qu’ils font pour modifier cet état de choses n’y peuvent rien : c’est une suite du système. Tant que ce système n’aura pas été radicalement changé, tant que des institutions libérales, dans la plus franche et la plus complète acception du mot, ne seront pas introduites dans la colonie, tant que la propriété ne sera pas clairement définie, tant que l’achat et la cession des terres seront entourés de difficultés, hérissés de formalités coûteuses, jamais les grandes compagnies cotonnières ne pourront s’asseoir solidement aux Indes, jamais la culture du coton n’y passera dans les habitudes des ryots. Aux États-Unis, les propriétaires de la terre formaient un corps compacte, homogène et puissant ; ils savaient que leurs titres de propriété étaient en règle, qu’ils n’avaient à redouter ni éviction, ni intervention du gouvernement, ni tracasserie administrative. Ils avaient de grandes fortunes, d’immenses exploitations que leur unique souci était de faire prospérer. Dans ces conditions, une agriculture peut devenir florissante, même en n’ayant pour travailleurs que les « outils noirs. » Il faut à tout prix arriver à asseoir la propriété aux Indes sur les mêmes bases que dans les autres pays civilisés ; il faut que des plantations considérables, pourvues d’un matériel perfectionné et disposant de capitaux importans, puissent s’y établir. Jusqu’à nouvel ordre, à part quelques nababs grands propriétaires, la production du coton est laissée aux ryots. Ceux-ci ont de la bonne volonté, mais l’argent et l’entente leur manquent. Ils sont pauvres, pressurés, disséminés en villages misérables sur un vaste territoire, hors d’état de s’outiller convenablement. Les compagnies cotonnières et les grandes maisons de commerce leur font bien des avances d’argent sur récoltes pendantes, mais à des taux usuraires qui dévorent le plus clair du bénéfice et réduisent le cultivateur à la portion congrue indispensable pour vivre. Comment dès lors aurait-il de l’élan, de l’émulation, de l’initiative ? Il bêche, laboure, arrose tant bien que mal, récolte au plus vite, et, la cueillette faite, envoie le coton en graine ou même en bolls à son créancier, entre les mains duquel il le consigne pour retirer son obligation. Cette récolte ne lui appartient plus, il ne s’y intéresse guère. Il n’a pas même l’idée de s’assurer le bénéfice du dressing, d’avoir une Mac-Arthy’s cotton gin ; il y gagnerait pourtant la semence, qu’il donne pour rien, et la plus-value sur le coton qui résulte de l’emploi de cette machine. Le consommateur n’y gagnerait pas moins, puisqu’on lui livrerait une fibre étirée et bien nettoyée. On pourrait peut-être espérer voir ce perfectionnement, et bien d’autres qui ne sont pas moins à désirer, s’introduire et se généraliser dans l’agriculture aux Indes, si un bénéfice régulier et légitime inspirait au ryot le goût de l’épargne, si l’instruction, croissant avec le bien-être, l’encourageait à améliorer ses cultures ; mais, tant qu’il sera exploité comme il l’est, il ne faut compter sur rien de semblable.
L’usure, voilà en définitive le plus grand obstacle à tout progrès. La loi de Mahomet était sage de n’admettre aucune des réclamations que provoquent ces honteuses transactions. Le gouvernement des Indes orientales a un moyen bien simple de remédier à cet état de choses ; qu’il réglemente le taux de l’argent, qu’il prenne des mesures pour que les banques agricoles ne deviennent pas les acquéreurs définitifs des récoltes, par cela seul qu’elles ont fait des avances au propriétaire, qui devrait rester maître de disposer du produit de son travail. C’est là de la centralisation, de l’ingérence administrative, de la tutelle, nous dira-t-on. Malheureusement oui : mais cette tutelle est nécessaire, et cela ne fait pas l’éloge des systèmes civilisateurs que la religion dominante, — le dogme de l’argent, — a enfantés en Europe, et que les Anglais, maîtres de l’Inde, mettent en avant dans leurs discours avec tant de complaisance. En abritant leurs actes derrière ces philosophiques tirades, ne rappellent-ils pas les Mèdes envahissant l’Egypte et faisant marcher en tête de leurs armées les animaux révérés sur le bord du Nil ?
En résumé, la moyenne du coton que les Indes ont importé en Europe à partir de 1862 a été de 1,250,000 balles environ, ou 4,375,000 quintaux par année, contre un peu moins de 2 millions de quintaux qu’elle importait avant 1861. — Cette augmentation dans l’importation européenne n’indique pas du reste une augmentation correspondante dans la culture. Les Indes fournissaient du coton à la Chine et aux contrées avoisinantes ; les prix s’élevant en Europe, tout le coton destiné à la Chine prit le chemin de l’Angleterre. Il est très difficile de donner le total exact du coton produit annuellement dans les Indes anglaises, car il n’existe pas de rapports officiels. On affirme que la récolte pour la campagne qui va s’ouvrir ne dépassera pas 3,250,000 quintaux, soit un peu moins du double de la récolte de 1862-63 en Égypte. Nous avons sous les yeux néanmoins des tableaux publiés en Angleterre et qui paraissent mériter une certaine confiance. Voici à combien ils évaluent la production annuelle :
1862 | 1,190,000 balles de 3 quintaux 1/2. |
1863 | 1,310,000 |
1864 | 1,460,000 |
1865 | 1,347,000 |
Total | 5,307,000 balles de 3 quintaux 1/2. |
Ces résultats sont bien loin de ceux sur lesquels on comptait, quand on annonçait que l’on, comblerait en peu de temps le vide causé sur le marché cotonnier par la guerre américaine. La récolte de 1860-61 aux États-Unis, récolte qui fut très inférieure à celle de 1859-60, dépassa de 273,537 quintaux le total des récoltes des Indes anglaises pendant les quatre dernières années. Si l’on compare cette même récolte de 1861 aux quantités de coton produites dans le monde entier en 1865, c’est-à-dire après cinq années d’efforts, on trouve une différence de 3,250,000 quintaux environ en faveur des États-Unis ; c’est un peu moins du quart de ce que les États-Unis produisirent cette année-là. Ajoutons, pour que le tableau soit complet, que la qualité des cotons que l’Europe faisait ainsi venir à grands frais de toutes parts était très inférieure en moyenne aux qualités même les moins appréciées des États-Unis. L’Angleterre est de toutes les puissances occidentales celle qui a su attirer à elle les plus grandes quantités de coton ; elle est parvenue en 1865 à avoir, comme quantité sinon comme qualité, des approvisionnemens qui sont égaux et même un peu supérieurs à ceux que lui fournissaient les États-Unis. Elle importa en effet d’Amérique en 1860 2,580,700 balles ; elle en a reçu en 1865 de diverses provenances 2,755,310 : différence, 174,610, qui se réduisent à 120,000 balles, si on exprime tout en balles américaines, celles-ci étant un peu plus lourdes que la moyenne des balles des différens pays cotonniers. L’équilibre est donc à peine rétabli pour l’Angleterre après cinq ans, il ne l’est pas pour les autres pays. Ce sont les tableaux des douanes et les documens officiels fournis par les grands marchés anglais qui donnent ces chiffres. Ils sont d’une authenticité indiscutable ; sans cela, on aurait peine à croire à d’aussi faibles résultats.
Terminons par quelques mots sur l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud ce rapide exposé des tentatives qui ont été faites pour naturaliser la culture du coton dans tous les pays où elle offrait quelque chance de succès. Nous empruntons la plus grande partie de ce qui va suivre à une sorte d’enquête générale sur la question faite par les États-Unis et publiée par les soins du gouvernement de Washington[4]. Dans le Honduras (possessions anglaises), le climat, le terrain, l’abondance de l’eau, assureraient des récoltes admirables, mais il a été impossible de décider les habitans à cultiver le coton. Le travail des champs est peu en honneur parmi ces descendans des anciens flibustiers : la vie des bois a fait place aux succès « du large. » Ils exploitent leurs forêts, où abondent des essences recherchées pour la menuiserie de luxe ; en dehors de cela, rien ne les tente. Les Anglais ont eu beau faire luire à leurs yeux l’appât de gros bénéfices ; ils sont restés fidèles aux vieilles traditions, et n’ont voulu ni labourer, ni bêcher. Quelques Américains se sont installés néanmoins et ont planté du coton. Outre les difficultés de toute sorte que leur a occasionnées le caractère des indigènes, ils se plaignent de pluies diluviennes arrivant à contre-temps et de l’apparition d’un ver destructeur. Malgré tout cela, les récoltes sont belles, le sol est d’une fertilité admirable : la canne à sucre rend 4 tonnes de sucre par acre, le riz et le tabac y prospèrent. Ce sont des Américains qui sont à la tête de toutes les plantations. S’il y avait dans le pays quelques centaines de capitalistes ayant à leur dispositions quelques milliers d’hommes de couleur sachant leur métier, cette riche contrée deviendrait bientôt un vaste jardin. Au Nicaragua et dans la province de Panama, même sol, mêmes habitans, mêmes résultats.
Au Pérou, le tableau change. On se mit avec enthousiasme à produire du coton, déjà connu et cultivé du temps des Incas. Depuis que les Espagnols avaient ruiné l’agriculture du pays, cette plante n’y croissait plus que spontanément à l’état sauvage. Les Indiens apportaient les fibres dans les ports pour les vendre aux marchands européens. Le coton valait en 1862 de 30 à 40 centimes la livre ; il monta presque immédiatement à 1 franc la livre. Les capitaux anglais se hâtèrent d’affluer au Pérou, et la riche vallée de la Chira, qui s’étend de la mer jusqu’aux Cordillères, ne fut bientôt plus qu’une vaste plantation. Le mako, le sea-island, y prospèrent si bien qu’ils y atteignent les proportions d’un arbre. « La culture du coton, dit M. C.-F. Winslow, consul américain à Payta, est appelée au plus grand avenir au Pérou tant à cause des pluies périodiques que des facilités qu’offre l’irrigation. » Dans plusieurs endroits, il sera simplement nécessaire, pour arroser abondamment, de réparer d’anciens canaux creusés par les Incas, et dont quelques-uns sont d’un travail remarquable. On en montre encore qui ont été taillés dans le roc vif sur une longueur de 6 mètres, une largeur de 2 et une profondeur de 6 ou 7. Les qualités de coton que produit le Pérou sont estimées, quoique un peu trop fines. Ce qui manque surtout, ce sont des routes. Chaque balle de coton pesant 3 quintaux 1/2 coûte en moyenne une livre sterling de transport pour arriver à la côte. Dès que les prix de vente baisseront en Europe, pourra-t-on payer aux muletiers cette prime exorbitante ? Avec des routes, le Pérou conquerra certainement un rang honorable parmi les pays à coton.
Le Brésil a fait quelques efforts. Le coton y vient bien, surtout dans les provinces de Maranham, San-Paulo, Cora, Pernambuco. La plante y dure cinq ans sans qu’il soit besoin d’en renouveler la semence, et, les trois premières années surtout, elle donne des produits abondans. Il ne paraît pas cependant que l’on puisse fonder, pour l’avenir de grandes espérances sur le Brésil. Lorsqu’on examine les quantités de coton exportées par cette immense contrée de 1859 à 1865, on est frappé de la lenteur des progrès. En 1861, le Brésil exportait 100,000 balles de coton ; en 1863, il ne s’était encore élevé qu’à 138,000 balles ; en 1865, il arrive seulement à 340,000 balles. On le voit, malgré les encouragemens du gouvernement, la nouvelle culture fut abordée avec mollesse, et il est facile de prévoir que la production moyenne retombera, dès le premier symptôme de baisse, au chiffre de 1861. Sans doute cela tient d’abord au caractère indolent des Brésiliens, cela tient aussi à des causes dont ils ont davantage sujet de se louer. Au Brésil en effet, le coton est considéré comme un accessoire. Le pays a depuis longtemps accordé ses préférences à d’autres produits très riches aussi et d’une vente facile, le café entre autres, qu’on y cultive avec un grand succès. Dans la seule province de Rio-Janeiro, la récolte du café en 1864 a dépassé 2 millions de sacs.
II.
Voilà tout l’univers passé en revue, voilà, en dehors des États-Unis, quelles sont les ressources cotonnières du globe. Il semble au premier abord que chaque contrée ayant ainsi fait ses preuves, ayant donné la mesure de ce qu’elle pouvait fournir, les prix auraient dû devenir plus accessibles et surtout plus réguliers. Les stocks sont rétablis, l’importation du coton dans la Grande-Bretagne, que nous prenons à juste titre comme le point de comparaison le plus exact, est redevenue ce qu’elle était avant 1861 ; on pourrait croire qu’il y a là des raisons suffisantes pour que la sécurité se rétablisse complètement et pour que les cours retombent à leur taux normal. Le commerce européen n’en a pas jugé ainsi. Il a vu tout autour de lui des situations qui ne lui ont pas semblé nettes. Partout où il jette les yeux, il trouve matière à complications, dont le temps finira par avoir raison, mais dont l’issue ne peut être indiquée à une date certaine. En Égypte, la misère des fellahs, les défiances du gouvernement envers les Européens ; en Turquie, une population laborieuse, mais dont toute l’éducation est à faire, un pays en retard, mal administré, sans routes ; dans l’Inde, trois ou quatre races distinctes et rivales, une sourde inimitié entre les races, entre les castes, une hostilité latente et générale contre les Européens, des populations pressurées et malheureuses, dont les progrès sont lents, dont l’esprit de subordination est douteux ; dans l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale, des institutions instables et des sociétés en enfance, dont il faut faire, avant de pouvoir compter sur elles, l’éducation morale, l’éducation agricole, commerciale, industrielle et politique : voilà ce que le commerce européen a envisagé, et il n’a trouvé là rien de bien rassurant. Ce qu’il demande, ce sont des approvisionnemens réguliers, des arrivages certains. Hors de là, il est inquiet, et, pour peu qu’on y aide, la panique s’en mêle. La régularité de la culture improvisée au sein de sociétés imparfaites ne lui paraît rien moins qu’assurée. La fin de la guerre qui désolait les États-Unis, la perspective de voir le travail reprendre dans les états du sud, devaient produire une baisse. Voilà un pays qui avait fait ses preuves d’une façon éclatante et qui présentait, une fois revenu de ses malencontreuses idées de sécession et de son ardeur pour le maintien de l’esclavage, les garanties de bonne organisation, d’ordre, de continuité dans le travail, dont le commerce se montre si jaloux. Si cette baisse ne s’est pas immédiatement produite, comme tout le monde se croyait en droit de l’espérer, cela tient à des causes toutes spéciales, et que nous allons indiquer.
Dès que la paix fut proclamée, on crut que cette série de crises dont le commerce avait tant souffert était enfin terminée. Un mouvement de baisse se déclara, dont la spéculation s’empara pour l’exagérer. De 30 pence, on tomba à 14, à 12 pence la livre ; une variation de prix aussi brusque et aussi subite n’avait aucune raison d’être : les stocks, du jour au lendemain, étaient invendables, toutes les transactions bouleversées. Ce fut l’origine d’un malaise considérable, de pertes immenses, de faillites inattendues. Cette panique ne pouvait durer ; quand on essaya de se rendre compte de la situation, on s’aperçut que non-seulement le coton n’encombrait pas le marché, mais qu’il était demandé de toutes parts d’une façon pressante, et que dans un avenir peu éloigné on allait se trouver en présence de besoins immenses à satisfaire. La spéculation choisit ce moment pour manœuvrer en sens inverse et faire tomber les esprits dans l’excès contraire ; les cours remontèrent aussi rapidement qu’ils avaient baissé, ils atteignirent presque le taux auquel on les avait vus vers la fin de la guerre ; les manufactures déployèrent une grande activité. Cette ardeur de fabrication était du reste plus impétueuse que sage, et on ne pouvait voir sans quelque appréhension l’industrie s’engager avec tant d’ardeur dans cette voie périlleuse. Naturellement, tous les yeux sont fixés sur les États-Unis. C’est d’eux que l’on attend des envois pour suffire à cette fabrication, et on se demande quels seront les effets de l’affranchissement des noirs sur la production cotonnière dans les anciens états esclavagistes.
L’affranchissement des noirs a été accueilli en Europe avec des élans de sensiblerie qui ont un moment rappelé les beaux jours de la Case de l’oncle Tom. L’Angleterre, qui est animée, comme on sait, des sentimens de philanthropie les plus purs et ne hait pas d’en faire un peu parade, ne pouvait à cette occasion se refuser l’innocent plaisir de se montrer émue, de se livrer à des démonstrations de joie, d’organiser des meetings, dont plusieurs, pour le même objet, ont eu lieu à Genève et dans les principales villes de la Suisse. Ces assemblées, où furent prononcés quelques beaux discours, rappellent le titre de la comédie de Shakspeare : Beaucoup de bruit pour rien. Elles ont abouti en définitive à de vaines manifestations, et à l’envoi de quelques vieux vêtemens. Les Américains sont médiocrement flattés de « ce grand mouvement des haillons, » rags movement, comme on a appelé de l’autre côté de l’Atlantique ces témoignages un peu puérils de sympathie pour les noirs. Les hommes d’état américains ont peu de goût pour les lieux-communs et ne font pas étalage d’attendrissement ; ils ont en revanche des idées qui, quoique très pratiques, ne manquent pas de grandeur. Ils n’avaient pas entrepris la guerre pour abolir l’esclavage ; mais, trouvant sur leur chemin cette tâche à accomplir, ils n’ont pas reculé pour consommer leur œuvre devant des difficultés qui eussent arrêté et atterré l’Europe ; ils n’ont besoin ni de subsides de friperie, ni d’encouragemens, ni de tirades. Après avoir résolu la question au point de vue théorique avec beaucoup de netteté et de vigueur, ils se sont placés en face des difficultés pratiques avec résolution, sans phrases.
Du moment que les noirs étaient affranchis, il fallait ou les garder ou les renvoyer ; on s’est prononcé pour la première de ces deux alternatives, et il ne pouvait en être autrement. La terre de servitude était devenue leur patrie, il y aurait eu cruauté et injustice à les en chasser, il y aurait eu de plus maladresse. Esclaves, les nègres travaillaient ; libres, ils travailleront encore et seront payés selon leurs œuvres. Ce n’est pas le moment de se priver de leurs services. Les produits bruts dont la culture et la récolte leur étaient confiés sont plus demandés que jamais. Les états du sud, qui sont essentiellement agricoles, étaient ruinés, si les quatre millions de nègres employés sur les plantations étaient venus à leur manquer. L’habile président Johnson, qui est du sud et en connaît les besoins, l’a bien compris. Il s’est attaché, malgré les reproches déclamatoires qu’on ne lui ménageait pas, à réinstaller les nègres émancipés dans ces fertiles plaines dont ils doivent devenir les ouvriers, les paysans naturels. L’entreprise est délicate ; il ne faut pas compter trouver chez les planteurs, ruinés par l’abolition de l’esclavage et élevés dans un profond mépris de la race noire, des sentimens bien tendres pour leurs anciens esclaves ; il est prématuré d’attendre de ceux-ci qu’ils comprennent bien leurs nouveaux devoirs et se montrent du premier coup à la hauteur de leur nouvelle situation. La transition sera peut-être malaisée ; mais la grande république américaine possède à sa tête un homme qui a fait preuve d’énergie non moins que d’esprit de conciliation, et qui paraît disposé à se dévouer tout entier à l’accomplissement du rôle que la Providence lui a confié. Ce qui contribuera sans doute à opérer un rapprochement entre les planteurs et les affranchis, c’est le besoin qu’ils ont les uns des autres. Les nègres ont besoin de travail pour ne pas mourir de faim ; les planteurs ont besoin de se relever à force d’énergie de la situation affreuse à laquelle leur pays a été réduit par la guerre, les nègres leur sont indispensables pour cela. C’est après les hostilités, quand les passions qui avaient amené la lutte et l’ardeur qui l’avait accompagnée furent tombées devant la défaite, que l’on vit dans toute leur étendue les funestes conséquences de cette guerre sans exemple, et qu’on se rendit compte de la ruine générale. Pendant quelques jours, les habitans du sud contemplèrent avec une sorte de stupeur et un abattement profond l’état auquel leur patrie était arrivée : les caisses vides, les villes détruites, les campagnes dépeuplées, la fortune publique et les fortunes privées également anéanties ; mais ce sont gens pratiques et vigoureux qui ne s’abandonnent pas facilement au désespoir. La matière première, les outils, la terre et les bras leur restaient encore, les vainqueurs n’avaient pu les enlever ; quant à l’argent, on en trouverait : le nord ne demandait pas mieux que d’en fournir. On allait rentrer dans l’ancien état de choses, d’où une prospérité si grande était née ; le nord prêterait de l’argent, le sud cultiverait la terre à profits communs. Avec des peuples animés de ce sens pratique et doués d’une vitalité si énergique, l’œuvre de reconstruction ne saurait marcher lentement.
Les tiraillemens qui se manifestent entre les différens élémens actifs de la république ne prouvent rien ; le soin intelligent de leur intérêt privé qui anime tous les membres de la confédération nous est un sûr garant de la promptitude avec laquelle s’opérera la réorganisation ; nous comptons plus sur cela que sur les discours, éloquens sans doute, des membres du congrès. L’intérêt privé au sein d’une nation bien douée finit toujours par être d’accord avec l’intérêt général. Au début de la rébellion, on était persuadé en Europe que la disparition de l’esclavage supprimait toute possibilité de cultiver le coton aux États-Unis, et que la culture du sucre et du tabac était compromise. Les nègres, disait-on, sont paresseux, dépourvus d’esprit industrieux, ils ont peu de besoins, pas du tout d’ambition. Voyez ce qui s’est passé aux colonies anglaises, françaises et espagnoles après l’affranchissement. Que sont devenues Haïti, cette burlesque contrefaçon des institutions d’Europe, la Jamaïque, où des in-folio de lois n’ont abouti qu’à une sanglante rébellion ? Il y a du vrai dans ces remarques, mais entre l’Amérique et les pays dont on invoque l’exemple aucune comparaison n’est possible. À Saint-Domingue, les noirs restèrent maîtres du territoire et livrés à eux-mêmes ; ils restèrent ce qu’ils avaient été sous leurs anciens maîtres, futiles, changeans, incultes, faciles à dominer, quoique enclins à la révolte ; il en résulte qu’ils sont livrés à une anarchie chronique. À la Jamaïque, l’élément blanc était en infime minorité, et les blancs, colons, fonctionnaires ou magistrats, venus de la mère-patrie pour faire fortune, n’aspiraient qu’à y retourner. Que leur importait l’avenir de la colonie ? Leur grand souci, c’était de retirer de ces nègres, dont l’émancipation paraissait d’un bout à l’autre de la colonie un acte regrettable, le plus de travail possible ; pour cela, chaque colon stimulait la paresse naturelle de ces êtres méprisés par des mesures de coercition que la loi n’autorisait pas, mais qu’encourageait une sorte de complicité générale. De l’éducation des noirs, de ce qui devait amener leur émancipation réelle et définitive, il n’en était pas question. Aux États-Unis, rien de semblable. Les Américains sont maîtres du sol qu’ils habitent ; ils y sont nés et ne songent pas à en sortir. Ils n’y forment pas une caste peu nombreuse, ils composent une nation compacte ; le nègre est en contact perpétuel avec eux, il a reçu une première éducation grossière, qui lui a permis néanmoins de respirer leur souffle, de s’imprégner en une certaine manière de leur esprit ; il ne peut plus, dans un tel séjour, ni rétrograder ni rester stationnaire. Nous ne voulons pas affirmer qu’il y aura fusion, nous ne le pensons pas ; nous affirmons qu’il y aura progrès, et que la nature du nègre sera lentement métamorphosée, élevée à la hauteur de la société dont il fait maintenant légalement partie. L’esclavage a été une époque de transition entre l’état sauvage et l’état de civilisation. Les nègres n’auraient pas supporté un brusque passage, ils ne se seraient pas modifiés, et encore auront-ils longtemps besoin de tutelle, de direction, d’encouragement avant d’être des citoyens et de pouvoir être investis des droits politiques. Ce sont aujourd’hui des affranchis, ce ne sont pas tout à fait des hommes libres : ils ne possèdent pas encore ce fier sentiment de la dignité humaine et de la responsabilité personnelle qui caractérise les républicains au milieu desquels ils vivent ; mais ils sont à bonne école, ils y viendront. Enfin les nègres étant chrétiens comme leurs anciens maîtres, on ne doit redouter rien de semblable à ce que nous voyons aux Indes anglaises, où le fanatisme religieux creuse un abîme entre les indigènes et leurs dominateurs.
On peut donc compter que les nègres travailleront, que leur travail sera de plus en plus intelligent et productif, à mesure qu’ils seront plus instruits. Après avoir travaillé par nécessité, ils travailleront par devoir, puis par émulation, pour conquérir leur place au soleil, prendre rang dans la société civile. Revenons à la période actuelle ; c’est d’elle surtout que nous devons nous occuper, et nous occuper au point de vue de la production cotonnière ; or nous croyons que cette production sera plutôt augmentée que diminuée par la suppression de l’esclavage. — Celui-ci d’abord ne fournissait pas la main-d’œuvre à un prix aussi bas qu’on a bien voulu le dire. On a souvent donné le prix de la journée d’un nègre en tenant compte des faux frais, de la mortalité, des dépenses accessoires, et il est peu inférieur aux prix des journées d’ouvriers libres dans beaucoup de pays. En revanche, les nègres, par cela seul qu’ils n’étaient que des esclaves, cultivaient mal. Une grande partie des terres ne rapportaient rien. L’étendue des plantations était ordinairement trop grande pour que les nègres attachés à la plantation pussent tout mettre en valeur. On ne cultivait dans une propriété qu’un certain nombre de champs, on les cultivait à outrance, sans les fumer ou en ne les fumant pas assez pour entretenir et rajeunir la fertilité du sol ; quand un champ était complètement épuisé, on passait à un autre où l’on procédait de la même façon.
On est étonné de trouver des procédés agricoles aussi barbares dans les florissans états du sud ; en y réfléchissant, on voit que c’est là un résultat direct de l’esclavage. Le planteur ne pouvait avoir de journaliers à côté de ses nègres, il ne pouvait augmenter sur son exploitation le nombre de bras qu’à la condition d’augmenter dans la même proportion le capital immobilisé par l’achat des esclaves, le black stock, comme on disait aux États-Unis. Il laissait donc une partie des champs en friche. C’est là une perte que l’on n’a pas fait entrer généralement dans le prix de revient du travail servile, et qui en bonne justice mériterait d’y figurer. Aujourd’hui rien n’empêchera de tout cultiver, — de là un notable accroissement dans la production générale. Un autre non moins important résultera des conditions nouvelles dans lesquelles vont se trouver ceux qu’on appelait les poor whites (pauvres blancs). À côté des riches planteurs vivaient ou plutôt végétaient ces parias de la population blanche. Trop pauvres pour avoir des esclaves, ne pouvant avoir de travailleurs libres, ils cultivaient eux-mêmes quelques champs étroits, gagnaient peu, vivaient mal, et étaient un objet de mépris pour leurs opulens voisins. Ces déshérités viennent de conquérir par l’abolition de l’esclavage des avantages importans. Rien ne les empêchera de prendre à leur solde les affranchis ; l’agriculture ne sera plus une sorte de monopole réservé aux grands capitaux ; les petits propriétaires pourront prospérer, et comme ils sont industrieux, laborieux, entreprenans et élevés à la rude école de l’infortune, il est bien certain que les efforts qui viendront de ce côté apporteront au chiffre des récoltes annuelles un appoint considérable.
Voici quelques chiffres qui permettront de juger combien la position des planteurs était fausse et combien elle sera en définitive améliorée au point de vue du rendement dans le nouvel état de choses. Une plantation occupant cent esclaves mâles et valides représentait en black stock au minimum un capital de 70,000 dollars. L’intérêt du capital, l’entretien des travailleurs et des bouches inutiles, la mortalité, la dépréciation produite par l’âge sur les individus, faisaient monter la dépense annuelle à 35 pour 100 de cette somme, soit à 24,500 dollars. Si nous supposons au contraire la plantation exploitée par cent ouvriers affranchis, travaillant à la journée pendant huit mois de l’année et coûtant chacun 30 dollars par mois (évaluation fort exagérée, comme on va le voir plus loin), cette plantation ne coûtera que 24,000 dollars par an comme main-d’œuvre, c’est-à-dire 500 dollars de moins que dans le système précédent, et cela sans faire courir au planteur aucune chance de mortalité, avantage immense et facile à apprécier. Ce n’est pas là le seul bénéfice : ces ouvriers feront un travail plus considérable, et élèveront très probablement de 30 pour 100 le rendement de la terre qu’ils cultiveront.
Nous ne basons pas ces calculs sur de simples hypothèses ; nous avons sous les yeux le tableau des heureux résultats obtenus dans l’Arkansas sur une plantation de 1040 acres de superficie exploitée au moyen du travail libre avant la fin de la guerre. Cette plantation occupait 117 hommes de couleur, dont beaucoup avaient femme et enfans. Ils ont été employés à la journée pendant 6 ou 7 mois chaque année ; le salaire a varié entre 16 et 25 dollars par mois, suivant les aptitudes de chaque individu. Ils ont fait beaucoup de besogne, et l’ont bien faite ; ils auraient travaillé davantage sans la peur qu’ils éprouvaient d’être capturés par les guérillas du sud, qui infestaient encore le pays. Cette crainte les décidait souvent à passer plusieurs jours et plusieurs nuits dans les bois, laissant la plantation à l’abandon. Dans ces conditions défavorables, la dépense ne s’est pas élevée à plus de 30 dollars par acre, y compris le loyer du terrain, les taxes, les faux frais. En adoptant comme base ce chiffre, donné par M. le docteur Landon, d’Helena, dans un travail adressé au gouvernement américain et consigné dans un document officiel, le Report of the commissioner of agriculture, ainsi que le rendement moyen de 3 quintaux 1/2 de matière textile (nette de graines) par acre ordinaire, on trouve que le quintal de coton pourra se vendre 55 francs sur la plantation. Si on ajoute à ce prix celui du transport, on voit que le coton vaudra environ de 56 à 60 fr. le quintal rendu au port d’embarquement. C’est 18 fr. de moins que le cours moyen actuel du coton aux États-Unis. Encore ce prix de main-d’œuvre est-il établi sur les résultats d’une exploitation à ses débuts, installée dans un pays mal pacifié, et ne disposant que d’un matériel rudimentaire. Il ne peut que s’abaisser dans de notables proportions.
Il y a pour les États-Unis une ombre à ce tableau, un danger à conjurer. Ce danger, c’est l’émigration en masse des nègres du sud vers le far-west ou vers les états du nord. Les nègres seraient très difficiles à remplacer sur les plantations, ce sont presque les seuls ouvriers capables de résister pour un travail en plein champ aux ardeurs de ce climat. C’est aux planteurs du sud de se préoccuper de cette éventualité, de retenir les nègres auprès d’eux par de bons traitemens et de bons bénéfices. Leur intérêt, à défaut de leur cœur, doit le leur conseiller. Les États-Unis vont donc prospérer de plus belle, tout l’annonce, et produire plus de coton que jamais. Ce n’est pas une raison pour l’Europe de négliger les ressources qui ont été créées pendant la guerre en dehors de la république américaine, et de s’endormir de nouveau dans une périlleuse sécurité. Elle a été obligée une fois de se passer du concours des États-Unis, elle doit bien se dire aujourd’hui que les conditions de ce concours sont changées, et que dans un avenir plus ou moins éloigné les États-Unis, tout en continuant à produire, cesseront de nous approvisionner dans les mêmes limites, parce qu’ils consommeront une forte portion de leurs approvisionnemens eux-mêmes. Avant un demi-siècle, l’Amérique, sauf pour les articles de luxe, se suffira et rendra même l’Europe tributaire des produits variés qu’elle doit à un sol et à un climat exceptionnels. Elle est aujourd’hui le plus grand producteur de coton et de céréales ; son sol renferme d’immenses richesses métallurgiques et des mines inépuisables de charbon ; sa population est vivace, intelligente, douée d’un étonnant esprit d’initiative ; enfin la rébellion a hâté l’inauguration d’un nouvel ordre de choses en habituant le peuple à employer chez lui les matières premières dont le pays abonde. Ce qu’ils ont fait pour l’horlogerie, dont la Suisse et la France inondaient naguère leurs marchés, les États-Unis le feront avec le temps pour tous les articles manufacturés qui ne sont pas soumis aux capricieuses exigences de la mode parisienne, et déjà l’on a vu pendant la guerre ce phénomène incroyable de l’importation de Londres à New-York de coton upland américain à l’état brut. On songe de plus en plus dans les états de l’Union à développer l’industrie nationale. Les Américains n’ont pas pour le libre échange un platonique enthousiasme ; ils ont protégé leurs manufactures naissantes de tarifs d’entrée qui équivalent pour certains articles à une prohibition. Abritées derrière cette législation, secondées par l’énergie de la race et par les institutions intérieures, les usines des États-Unis acquerront vite une importance inquiétante pour leurs rivales d’Europe. — Voilà ce que nous avons gagné à une guerre qui devait, on l’annonçait du moins, et sans en exprimer trop de regrets de ce côté-ci de l’Atlantique, arrêter l’essor prodigieux de la république américaine.
Alexandrie, juillet 1866.
- ↑ Voyez la Revue du 1er mars 1861.
- ↑ Le quintal de coton est de 45 kilogrammes.
- ↑ Voici une comparaison du prix de revient de l’irrigation par les divers systèmes :
Irrigation par puits à roue Le feddan (*) 104 fr. 80 cent. — par pompes à vapeur — 78 fr. 40 cent. — à forfait (système Lucovich) — 41 fr. (*) Le feddan vaut 1 acre 1/1 ou 1/2 hectare environ.
- ↑ Report of the commissioner of agriculture for the year 1864 (Washington, government printing office, 1865).