La Pensée française (p. 56-98).

LA VIERGE PRISE.

— Ly, on ne saurait te refuser une énergie singulière pour défendre tes sous-vêtements…

— Dame ! les gens qui apportent tant de sauvagerie parfois à interdire le franchissement d’un mur de propriété ne font pas autrement…

— Vous savez, les aventures qu’on raconte sont toujours celles auxquelles on échappa. D’où leur intérêt. La guerre, pour ceux qui en reviennent, est un tableau supportable et les dangers qui furent mortels aux autres sont dans leurs histoires simplement destinés à mettre en valeur les vertus… qui sauvent…

— C’est l’évidence même. Il est impossible de deviner la part de hasard contenue dans l’événement qui, pouvant être très dangereux, s’est finalement calmé comme les lions du prophète Daniel.

— Il faut juger les humains non sur ce qu’ils disent mais sur la façon dont ils utilisent pour se sauver… ou réussir, des contingences obscures et mal lisibles…

— Oui…

— Moi, mes petits, j’ai connu l’aventure de Ly. Mais je n’ai pas su m’en tirer comme elle. Il est vrai qu’ils étaient quatre contre moi.

— Mais, Idèle, voilà l’émotion que nous attendons. Tu nous laisses entendre qu’elle est encore plus tragique. À nous le « grand frisson. » Nous t’écoutons :

— Soit. Vous allez ouïr comment je vécus, en des circonstances sans faste, mais non pas sans danger, ce que les poètes nomment l’initiation à l’amour. J’ai bien connu d’autres minutes émouvantes dans ma vie. Mais celle-ci, avec ses prolégomènes, est peut-être la plus pittoresque.

Vous verrez.

C’était en 1913. Au début de janvier, mon estimable père, ce baron de Javilar qui fît un si déplorable administrateur colonial et dont vous vous souvenez quel bruit fit son procès…

— Oui, le nouveau Verrès. Bien surfait d’ailleurs. Il n’aurait pas volé d’être condamné, non pour ses déprédations, mais pour les avoir faites si inintelligentes. Il n’avait rien rapporté du tout de son proconsulat asiatique. Des bibelots comme un sous-officier en envoie à sa bonne amie…

— Jacques, tu exagères. Deux mille trois cents caisses de bagages, tu trouves que ce n’est rien ?

— Peu de chose…

— Vous vous chamaillez à tort puisqu’il a été acquitté et nommé Commandeur. Je l’ai connu. Javilar, il fréquentait assidûment une boîte de la rue Larochefoucauld où l’on « fabriquait » des pucelles…

— Toi aussi ! Tu étais amateur ?

— Non ! J’y allais pour la drogue…

— Mais allez-vous laisser Idèle nous conter son histoire. Quelle bande de cancaneurs…

— En 1913, donc, mon paternel se fâcha contre moi. Il prétendait consigner à la porte du castel…

— Fichtre, tu ne nous avais pas dit que la féodalité avait veillé sur ton enfance…

— Quelle hargne elle a, cette Hérodiade ! Je le connais, le château des Javilar. Il est authentiquement du XVIe siècle, très chic et gracieux, comme on faisait si bien en ce temps-là : mi-brique, mi-pierre de liais.

— Ne me coupez pas tout le temps. Mon père voulait dresser pont levis et herse à Gauthier de Hastig. Gauthier avait un béguin pour moi. Moi itou pour lui. Il était riche, mais mon père me destinait à un riche bossu du voisinage — vous savez, le fils des chaussures « Nespil » : deux cents succursales en France ? Ils ont, dans cette famille, quatre-vingt millions de fortune et, en sus, sont tout nobles… autrichiens : barons de Nesserpihl Le bossu était le seul héritier de ses deux oncles et de son père. Grandiose !… Et il m’aimait. Je n’étais défendue par personne à la maison. Ma mère passait sa vie à l’église et dans les ouvroirs. Mon frère tripotait en Bourse. Je finis par admettre qu’il me fallut un jour choisir entre les miens et Gauthier de Hastig. Mon choix fut rapide. Un jour Gauthier — lui aussi, s’irritait des combinaisons de mon père qui était déjà l’objet d’une terrible campagne de presse pour ses affaires d’Asie — Gauthier vint me voir dans un village voisin de notre gîte. J’étais allée chez une amie de pension. Il m’avait attendue. Dans une ruelle, il put me dire ceci : « Idèle, venez avec moi. Je suis un homme et un homme d’honneur. Votre famille ferait votre malheur. Nous vivrons ensemble jusqu’au jour où vous pourrez faire des sommations à vos parents. Nous nous marierons alors. Jusque-là, nous sommes mari et femme. Les signatures et les sacrements, les lois et les écharpe de maires sont choses à l’usage des croquants ; nous y condescendrons pour nos enfants, mais entre nous, la parole suffit. Ce que je viens de dire est aussi définitif que la loi des XII tables. Acceptez-vous ? »

Je dis oui.

Six jours après, dans le même village, à cinq heures du soir — je revois encore le soleil encadré dans l’allée de peupliers — je trouvai Gauthier de Hastig m’attendant avec son auto. C’était une monstrueuse voiture avec un moteur d’aviation : douze cylindres, cent soixante chevaux, qui nous mena en quatre heures à Paris. Quatre cent quatre-vingt kilomètres. Je vivrai longtemps cette course extraordinaire, assise sur des sangles, cramponnée aux tournants pour ne pas être lancée comme une pierre par une fronde et voyant fuir la route dans un tohu-bohu fantomatique. Gauthier, accroché à son volant, me disait deux mots tous les quarts d’heures. Il conduisait comme il se serait battu. Il arrachait de force, eut-on dit, la vitesse à la voiture. Le moteur avait un bruit étrange, non pas sonore, mais vrillant, qui vous pénétrait férocement les oreilles. Dans la déformation de toutes choses, au milieu de ce tumulte rageur, sous la claque d’air qui me cinglait la face, je jouais ma destinée avec un sang-froid qui m’étonne encore, et sans regrets.

Nous fûmes à Paris avant neuf heures. Gauthier m’avait meublé un petit appartement. Il m’y déposa lasse et sans force, me serra la main et je me trouvai pour la première fois de ma vie seule et maîtresse de moi.

— Comment Idèle, vous ne… fîtes pas mieux connaissance, ce jour-là ?

— Mon petit, j’avais dit à Gauthier : Je suis à vous, mais laissez moi deux ou trois jours comprendre ma nouvelle vie. Voyez en quel état m’a mise cette randonnée… Il me répondit :

— Idèle, tant que nous ne serons pas égaux de par la loi que je méprise, mais qui est une force du fait des imbéciles, je suis votre serviteur. Commandez !

— Je ne voulais pas commander, mais il comprit que je diminuerais mes paroles précédentes à les expliquer, et me quitta. Il y avait le téléphone dans ma chambre et dix minutes après, nous étions liés à nouveau.

Le lendemain, à huit heures, il était là : Idèle, je n’ai pu engager des servantes, mais me voici.

Nous sortîmes presque aussitôt, car je craignais encore la menaçante intimité. À dire vrai, j’attendais d’y être propensée irrésistiblement pour me donner à lui. Je savais, je sentais, que ce serait bientôt. Il me devinait.

À trois heures, nous avions déjeuné près de la Madeleine ; il me laissa un instant pour aller aux nouvelles chez nos cousins Bartélay. Boniface Bartélay avait été secrétaire de mon père en Indo-Chine. Il devait être déjà informé de ce que pensait le bonhomme. Selon l’impression faite j’écrirais chez moi…

Gauthier revint fâcheusement impressionné. Le paternel me traitait de putain à tous les échos. Il allait jusqu’à dire que je m’étais donnée aux jardiniers de chez moi et offerte à ses amis. Aucune colère en lui. Il voulait seulement me fermer à tout jamais sa porte et que seule je prisse le parti de ne plus revenir.

Vous avez compris qu’il y avait là une affaire d’argent. Il touchait les intérêts d’une somme importante déposée en mon nom à la Caisse des Dépôts et Consignations et il pensait aussi confisquer mes droits sur des terres voisines appartenant à une tante centenaire.

Je souris quand Gauthier me conta tout cela. Que m’importait ?

Et je lui proposai d’aller faire une petite promenade sur son monstre autour de Paris.

Il accepta. Il aimait passionnément conduire.

À quatre heures nous roulions doucement hors la Capitale.

Gauthier me montra des demeures châtelaines où habitaient les trusters de l’alimentation, des lainages, de la cotonnade, des sucres ou du papier. Nous fîmes un vaste tour. Mais, à un moment comme nous étions sur une route admirablement droite et montante, je vis Gauthier ardre du désir de faire de la vitesse. Je lui dis :

— Si nous marchions un peu plus vite ici ?

Sa figure s’éclaira. Il eut envie de m’embrasser et je fus émue par son geste, émue comme je ne l’avais pas été jusque-là. Je me demandai si le soir je le renverrais…

Il me dit :

— Idèle, prenez mon bras.

Je passai, pour être tenue, la main, sur son biceps et nous partîmes…

Une sorte de fièvre nous tenait tous deux. Cette alcoolisante sensation de maîtriser l’espace, de multiplier sa propre présence, de régner sur les choses, qui est la folie propre à l’automobilisme, nous la goûtions ensemble avec acuité. Il se tourna un moment vers moi, et voyant mon visage radieux, cria :

Idèle, nous sommes faits l’un pour l’autre. Quelles joies la vie nous réserve !

Je fis oui de la tête… Alors…

D’un fossé venait de jaillir un chien, un danois énorme. À soixante mètres il parut se jeter sur notre route. Gauthier sembla tirer le volant à lui. Je le regardai et vis ses yeux, d’un coup, élargir leurs pupilles pendant que sur son front passait une ride en coup de couteau…

La bête eut l’air de sauter à gauche. Gauthier balafra la route vers la droite. Nous faisions du cent-trente. Puis, car ces salauds d’animaux ont des réflexes d’une inconcevable rapidité, le danois revint en arrière. Nous étions à quinze mètres. Gauthier tourna imperceptiblement la direction, nous allions repasser à gauche, lorsque… d’un saut, le chien se jeta, en quelque façon… sur nous.

Gauthier décrivit un zigzag désespéré, mais le choc eut lieu.

On dit qu’un chien s’écrase… Quelle blague !… Gauthier ne put maintenir sa direction. Je regardais ses mains musclées et rigides. À cent trente kilomètres à l’heure, une voiture, si bien tenue qu’elle soit, appartient alors au hasard.

Nous allâmes au fossé, malgré l’effort que je vis encore clairement pour retraverser la route en oblique. La fossé était large, l’avant de la voiture plongea. Je me sentis, par une main de fer, arrachée de mon siège. Il me parut que ma tête volait seule devant moi et ma dernière sensation fut d’un étirement de tous les membres, d’une dislocation si épouvantable que tout s’abolit.

Lorsque je repris contact avec les choses, je vis le ciel, un ciel bleu, d’un bleu si profond et délicat que je me sentis une immense envie de pleurer. Puis une douleur âcre m’envahit, je me crus morte, avec le sentiment que tout s’évadait de mon être, que je me dissolvais dans le grand tout. Une voix dit :

— Elle se réveille.

Je tournai la tête. Je vis un homme jeune et attentif qui me regardait avec un grand air de pitié…

Alors je compris…

À vingt mètres, sur le talus j’aperçus, en tentant de m’asseoir, quelque chose de long sur quoi on avait jeté une couverture…

Gauthier de Hastig avait été tué, le crâne défoncé comme une boîte de conserves ouverte avec un couteau.

Celui qui m’avait relevée et étendue deux minutes après l’accident passait en cyclecar avec une toute gracieuse adolescente. Ils nous avaient vus… et…

La jeune femme m’aida à me remettre debout. Miraculeusement, je n’avais rien. Je fus voir celui que j’avais choisi. Mes yeux furent secs et j’en souffris atrocement. Je m’assis près du cadavre et je priai qu’on avertit quelque part.

J’attendrais ! On ne voulut pas me laisser là…

Mais à quoi bon revivre ces heures pour lesquelles je n’ai vraiment plus de mots.

Le lendemain je couchai dans un hôtel inconnu, inerte et possédée d’une angoisse qui ne me permettait plus de savoir ce que je faisais.

On enterra Gauthier de Hastig. Ses sœurs prirent possession du petit appartement qu’il m’avait loué. Je ne disputai rien à personne.

Mon père fit faire des recherches pour savoir où j’étais. Non point dans le but de me ramener chez lui, mais pour être bien assuré que me parviendrait la lettre recommandée qu’il me fit tenir :

« Ma fille, avec Gauthier tu n’aurais été ce que tu te dois d’être que dans quelques mois, car il t’aurait su interdire un temps la prostitution. Sa mort va te permettre d’embrasser tout de suite cet état qui te convient si bien. J’ai pris parti de t’y autoriser, et, mieux, de te donner toutes bénédictions à cet effet. Tu n’est plus pour moi qu’une vagabonde de faubourg et pour commencer à te donner les habitudes qui seront les tiennes, je te prie d’accepter vingt francs, qui sont la dîme que fille de ton genre peut demander pour se donner de toutes les façons… »

Je n’avais pas de bijoux, les miens étant restés chez moi. Je ne voulais, quand j’avais quitté la maison, plus rien devoir qu’à Gauthier, mon mari

J’étais vierge, je n’avais aucun métier possible, pas de vêtements, sauf ceux que je portais sur moi, pas d’amis, pas de métier, rien… rien… rien… Si, j’avais vingt francs, car les renvoyer à mon père… comment aurais-je pu ?

— Diable. Mais vingt francs, ce n’est pas rien…

— C’est même un peu trop, mon petit, pour pouvoir, plus tard, se vanter qu’on a été sans le sou…

— Il est certain que vingt francs c’est la troisième étape de la fortune.

— Fichez moi la paix avec vos paradoxes de gaudissards. Vingt francs, c’est bien moins que rien. C’est un « rien » plus pénible à supporter que le vrai, car au lieu de vous donner la seule angoisse de la réalité immédiate il vous donne la souffrance des lendemains imaginés. On les voit toujours pires que la vie ne saurait les fournir…

— C’est vrai : ce qu’on attend fait plus de mal avant d’advenir que lorsque c’est devant vous…

— Parfaitement ! On use à l’attendre la force même qui vous aurait permis, si c’était venu tout droit, de vaincre.

Mais je me reprends :

Je couchai cette nuit-là dans l’hôtel où j’étais allée la veille. Le lendemain, je mangeai un peu le matin et le soir. Le surlendemain, à mon lever, il me restait six francs…

J’avais passé la veille à errer en méditant. Méditant sur quoi ?

On ne saurait dire soi-même. On remâche les événements et l’on vient sans répit buter à la situation devant laquelle on se trouve.

Alors, on cherche ce qui va arriver, et faute de le trouver, on reprend l’enchaînement des causes comme si on avait oublié un fait susceptible de donner un sens à l’ensemble. C’est une hypnose. Cela fatigue autant que de remuer des fardeaux et déprime atrocement. Quand on a ainsi pensé tout un jour, on se sent plus vaincu par cette méditation vaine que par la lutte contre les réalités.

Je me levai donc avec six francs. Le lendemain je serais réduite à quoi ? Je savais bien à quoi, parbleu, et, si l’on m’avait demandé : qu’espères-tu faire ? J’aurais répondu : « La noce ! » Mais cela, c’est le masque de cynisme sans lequel les humains verraient trop vos faiblesses. Je voulais me sortir de là sans me prostituer. Il me paraissait que le seul vrai triomphe était là. Mon Dieu ! S’il est impossible à une jeune fille de vivre sage à Paris, je ferais comme les autres. Cela ne me semblait pas immoral, étant accepté par tant et tant. Mais une déchéance m’apparaissait dans le fait que j’allais me trouver peut-être obligée de compter là-dessus pour vivre. Ici une force en moi s’insurgeait. Que faire pourtant ?

En guise de déjeuner, j’allai dans un café Biard, — vous savez, ces bars où le café, excellent, valait alors deux sous — prendre une tasse de café, debout, en grignotant un petit pain. J’avais honte. Mais j’avais encore plus de honte à me sentir honteuse. Quoi ! tant d’êtres font ainsi avec un naturel évident et trouvent cela aussi normal que chez mon père on trouvait d’utiliser quatre larbins pour le service de la table. Et moi, moi, qui n’étais, malgré mon nom pompeux, ni plus ni moins que toute cette population, j’avais honte… Une rage me tenait pour la seule involontaire rougeur qui me couvrait les joues. Mais je suis maîtresse de moi. Je sus me dominer. Je me souviens encore que ce jour-là, dans le bar, un homme portant des outils et vêtu d’une cotte me dit : « Mademoiselle, voulez-vous me passer, s’il vous plaît, la bannette aux petits pains ? » Je le regardai avec une stupeur si certaine qu’il en eut un sourire. Alors je lui passai la bannette aux petits pains. Je me sentais écarlate jusqu’aux oreille.

— Mais pourquoi, Idèle ?…

— Parce que cet homme avait été poli, ma chère. Je me sentais si loin de ce monde laborieux et obstiné, moi, qui errais silencieuse et hautaine sans ressources et sans espoir, en rêvant de me vendre, je me sentais si perdue que la plus petite marque de sympathie m’apportait le bienfait d’une précieuse rentrée dans la communion des êtres. Cet ouvrier qui me demandait si courtoisement les petits pains, me montrait que j’étais semblable à lui ; que, malgré tout, rien de définitif ne m’isolait. Mon petit ! dans un tel cas c’est un tonique puissant qu’une si petite chose. Je rougissais d’émotion et de joie pour m’être crue autre que je ne devais apparaître…

Lorsque j’eus, ce matin-là, bu ma tasse de café et mangé mon petit pain, je m’en allai à nouveau par les rues. Mais il fallait en venir à faire quelques chose. Je me surpris à guetter les regards des hommes qui passaient près de moi. Oui. Je me raccrochais…

— Avant de raccrocher…

…à la vie. J’entrai au square des Arts et Métiers. Je m’y assis. Le bruit du boulevard Sébastopol m’irrita, je descendis jusqu’à la Seine et vins m’asseoir près de Notre Dame. Deux heures je luttai contre le désir d’aller ailleurs. Je sentais très nettement que le besoin de changer de place sans répit est déjà une sorte de névrose et de défaite. Le soir tomba sans que rien se fut arrêté en mon esprit. Je remontais la rue Saint-Denis, à six heures, quand, presque au coin de la Rue de Clery je vis une plaque : Hôtel, chambres depuis un franc. Je pouvais donc encore me coucher ce soir-là, et peut-être le lendemain ?…

J’entrai. La patronne de l’hôtel me dévisagea avec une soupçonneuse hargne. « Vingt sous, vous ne pouvez pas… me dit-elle… — Madame, je n’ai plus que très peu d’argent… Voulez-vous me donner une de ces chambres à un franc ?… » Je revois ce bureau sentant la soupe à l’oignon, et la grosse femme mamelue en son peignoir luisant.

— Qu’est-ce que vous faites, ma petite ?

— Rien, madame, je cherche à travailler…

Elle haussa les épaules.

— Signez la fiche, tenez !

Je pris un rectangle de papier et j’écrivis mon nom en totalité : Gabrielle Anne Marie Idelette de Javilar.

La femme prit la fiche et lut trois ou quatre fois :

— Vous faites du théâtre ? me questionna-t-elle.

— Non, Madame, c’est mon nom.

Elle jeta la fiche à terre en la déchirant.

— Les Javilar, je sais ce que c’est. Mon fils était soldat à Hanoï.

— Madame, l’ancien Résident-Général à Hanoï, c’est mon père…

Elle sursauta. Oh ! Oh ! Je ne peux rien faire pour vous. Je ne sais pas d’où vous venez, ce que vous avez fait. Allez ailleurs !

Je sentais en elle un sentiment incertain de sympathie, mitigé par toutes les craintes que cultivent les hôteliers à Paris :

— Madame, donnez-moi une chambre. Je vais vous faire une fiche avec un autre nom…

— Un nom faux ?

— Non, Madame, au nom de ma famille.

Elle bougonna et me tendit un nouveau papier. J’écrivis le nom de mon arrière grand’mère Marie Belcombes.

Elle me mena ensuite au sixième dans une chambre déplorablement fatiguée, où rien ne tenait. Cela sentait étrangement l’essence et les parfums gras. Je lui remis mes vingt sous. Elle me demanda à l’oreille :

— Combien d’argent avez-vous ?

— Six francs, madame…

— Gardez-les. Et ne dites rien ! Puis elle redescendit.

Je me couchai le ventre vide, car j’avais eu l’intention de louer la chambre, puis d’aller prendre à nouveau une tasse de café et le petit pain, devenu ma seule alimentation. Mais je comprenais que pour vingt sous, on louait durant le seul temps où l’on se trouvait dans la chambre. Il devait advenir souvent que des couples y vinssent passer cinq minutes. Sortant, je n’étais plus locataire. Il me fallait attendre le lendemain matin pour apaiser ma fringale. Une répugnance atroce me venait à l’idée de boire l’eau du pot qui, avec la traditionnelle cuvette, ornait la table de toilette.

Cette nuit fut hideuse. Je ne m’endormis que vers quatre heures du matin après avoir entendu sonner à je ne sais quelle horloge toutes les heures, les demies et les quarts. La tête me tournait dans ce lit où je me réchauffais mal et grelottais parmi les cauchemars.

Au matin je connus enfin le repos. À dix heures je m’éveillai. Vite habillée je descendis. Passant devant le bureau de l’hôtel, la patronne me vit et me suivit. Dans le couloir en bas elle me parla : Vous savez, ma petite, hier soir je n’ai pas voulu vous voyant si défaite, vous renvoyer, mais ne revenez pas ce soir. Il n’y aura rien de fait ni au même prix ni plus cher…

Elle me regarda un instant et ajouta :

Rentrez donc dans votre famille, allez ! Ça vaudra mieux.

Je sortis.

Le soleil dorait les façades. La rue Saint-Denis était un étalage remuant de comestibles dans des petites voitures. On m’appelait au passage pour m’offrir mille choses. Je ne regardais personne. Une nouvelle peine me serrait le cœur. Ainsi non seulement j’allais me heurter à tant de difficultés devinées pour gagner ma vie, mais pour trouver un lit il faudrait livrer un autre combat et sans doute être vaincue encore.

Ne pouvoir compter dormir en paix. Pas même en payant…

Je cherchai des yeux une enseigne de café Biard. Quand je l’eus trouvée je m’y précipitai. C’était le vrai refuge.

Cette fois je m’assis. Timide, je n’avais encore pris ce parti. Je ne saurais dire quelle reconnaissance j’eus au garçon qui spontanément m’apporta la corbeille aux petits pains avec la tasse de café que je lui avais demandée.

Je me pris à réfléchir. Il avait suffi que ce garçon me donnât une marque si petite de compréhension sympathique pour que les vapeurs disparussent de mon cerveau. Nous sommes tous ainsi faits et les psychologues de romans sont de bien sots animaux, qui veulent déduire les idées les unes des autres. Comme si toute idée n’avait pas une, deux, dix faces, et comme si la raison qui fait suivre ces faces multiples sur notre conscience était saisissable…

Je demandai le Bottin de Paris. On me l’apporta. Je cherchai dans les rubriques bureaux de placements, dans les œuvres de bienfaisance, dans tous les coins de ce monument des activités de la ville géante. Il était possible que je fusse en mesure de trouver là un renseignement utile. Une entreprise de bienfaisance par le travail me retint. Je notai l’adresse, regardai le plan de Paris pour m’y diriger et fus satisfaite de ma recherche. Je restai longtemps devant ma tasse de café. La tiédeur de l’atmosphère, l’indifférence des gens entrant et sortant, la tranquille sérénité du lieu adoucissaient les minutes. Je me sentais plus forte que la veille, plus à l’aise, plus confiante en moi.

Il était midi quand je me dirigeai doucement vers les champs Élysées. J’allais en fait Boulevard Haussmann. Il ne fallait certainement pas se présenter avant deux heures. À une heure j’étais assise sur un banc à regarder, près de l’avenue d’Antin, les jeunes filles de mon âge, sortant des ateliers voisins, s’amuser avec de grands rires à des jeux puérils.

Je me sentais vieille et mûrie devant ces enfantillages. Et, à y songer, la plupart de ces fillettes étaient sans doute aussi malheureuses que moi. Je songe au père ivrogne, à l’amant brutal, au repas hâtif de charcuterie mal comestible, aux exténuantes journée de travail dans des ateliers sans air, à mille choses bien faites pour rendre la vie à charge. Mais elle s’amusaient pourtant toutes avec un babil et des façons qui finissaient par me donner envie de les imiter.

Une heure, une heure et demie. Je gagne le Faubourg Saint-Honoré jusqu’au croisement du Boulevard Haussmann. C’est là que se tient l’affaire ou plutôt l’entreprise — on ne sait comment nommer ça — où je me rends.

J’arrive, je sonne. Une enfant au masque abominablement ravagé de maux sanieux m’accueille. Je demande le directeur. On me reprend : « La Directrice ». J’acquiesce.

J’attends un quart d’heure et l’on m’introduit.

Je suis devant une femme de trente ans, belle et sans élégance…

Nous nous dévisageons une minute. Elle me fait signe de m’asseoir.

Enfin elle me questionne.

Je dis tout, sauf mon nom. Elle écoute avec soin. Je devine qu’elle cherche le mensonge dans mes dires. Quand j’ai fini, un silence naît et s’étend.

Enfin elle articule très doucement :

— Voulez-vous faire un travail pénible ?

Je dis oui de la tête.

— Pousser une charrette ?…

Je la regarde avec étonnement, sans rien répondre.

Elle reprend :

— Pousser ou tirer de petites voitures de livraison ?

Ma stupeur m’avertit que sans doute il y a dans cette question une sorte de procédé, un moyen de sonder les intentions réelles. J’hésite un instant. En ce cas, il faudrait dire oui et voir où cela mène. Mais je n’aime pas cette façon d’agir. Je dis sincèrement :

— Madame, je veux un travail pour en vivre. Mais je refuse tout ce qui ajouterait au labeur même un sens moral d’épreuve, une peine de supplément que je n’ai ni méritée ni surtout volonté de me laisser imposer.

La femme rit.

— Ah ! Ah ! vous gardez dans votre misère un orgueil solide. Je ne vous le reproche pas, mais il n’en est pas moins certain qu’il vous faut le perdre.

— Aucun orgueil, Madame. Veuillez admettre que précisément, parce que je me crois loyale, je ne veux faire qu’un travail à moi possible. Vous voyez bien, je pense, que pousser une voiture, si on me payait pour cela, me serait une peine sans profit pour l’employeur. Je ne veux toucher que le prix d’un labeur bien fait. Je ne veux pas d’aumône. Je regrette de ne pas savoir plus de choses, mais enfin je suis à prendre telle. Il y a emploi à Paris de mes connaissances…

La face de « La Directrice » devient glaciale et illisible. Pourtant elle ne semble pas vouloir encore rompre l’entretien :

— Mademoiselle, c’est notre devoir de vous mettre à l’épreuve. Vous l’avez compris et je vois que votre intelligence est vive. Mais en ce cas on ne vient pas nous trouver. Nous rendons service à tout ce qui est épave. Les personnalités fortes comme la votre n’ont pas besoin de nous. Nos moyens sont dérisoires à côté de ce qu’offre la ville en ses seuls hasards. Il y a en ce moment trente mille négociants, qui vous désirent pour des places de secrétaires, comptables ou autres de même genre que vous remplirez très bien. Il y a le double de situations sans nom précis qui vous sont ouvertes. Songez que quatre millions d’humains agissent autour de nous. Il n’y a pas de minute où quelque part on ne vous attende…

— Mais, Madame, je le veux croire. Toutefois, comment être présente au lieu utile au moment où il faut ? Je désire un conseil qui me guide. C’est comme si vous disiez qu’il y a des mines d’or quelque part en France. Le fait est vraisemblable en soi. Mais aussi vain sans indications précises que si vous disiez qu’il en est dans la lune.

Elle me demande brutalement :

— Et votre amant que fait-il ?

— Je n’ai pas d’amant, Madame, et n’en ai jamais eu…

Elle me regarde avec colère :

— Avec des yeux aussi fatigués que cela vous voulez me faire croire que vous étiez seule la nuit dernière…

— Certainement, Madame !

Elle se lève :

— Je vous avais crue sincère…

Elle me reconduit par une enfilade de couloirs. Près de la porte, avec un sourire redevenu cordial, elle me tend quelque chose. C’est un billet de banque.

— Allez, mon enfant ! Vous ne serez pas venue me voir pour rien.

Je me cabre :

— Madame, je ne vous ai rien demandé. Je ne veux rien devoir à personne. J’accepterai de l’argent de celui seul qui aura reçu une valeur égale de moi en échange…

— Vous-même, je pense ?… dit-elle d’une voix qui siffle.

— Parfaitement, Madame. J’aime mieux me vendre que recevoir la charité.

Je revins lentement vers le centre de Paris. Les alentours du lieu où j’avais trouvé l’hôtelière généreuse et timorée me semblaient les seuls près desquels je fusse chez moi. C’était là qu’un garçon de bar m’avait apporté des petits pains avant qu’il me fut nécessaire de les lui demander… Voilà un acte qui rachetait pour moi la féroce sottise et la dureté des humains. Bientôt je revis la table ou j’étais le matin. Elle m’attira. Je m’y retrouvai devant la traditionnelle tasse au liquide brun opalin.

J’étais là, depuis un quart d’heure, à me demander où je coucherais la nuit proche lorsqu’un couple vint s’asseoir non loin. La femme âgée et forte avec des yeux aigus et une bouche fine, l’homme, un peu jeune garçon à jolie figure et qui sentait de loin la parfumerie bon marché.

Ils se mirent à parler et je rêvais sans les entendre lorsque je compris qu’ils parlaient de moi.

La femme disait :

— Demande le lui…

Le « beau môme » répondait :

— Penses-tu. C’est un tapin…

— Que tu es bête, repartait-elle. Un tapin cette gosse-là ! Ah, on peut dire que moi, qui aime les types intelligents, j’ai trouvé le filon avec toi.

Le jeune homme si joliment complimenté n’en tirait nul souci. Il reprenait d’un air négligent :

— Je l’ai vue hier avec Irma.

La femme riait follement. Elle sortit de son sac à main placé sur la table quelque chose que je ne vis pas et le donna à l’adolescent.

— Tiens, petit menteur, fous le camp ! Tu me dégoûte trop !

— Donne-moi encore un talbin, pleurait-il.

— Nada. Pour que tu ailles le refiler à la Chinoise. Tu en as assez pour ton après-midi. Mets les ! Je ne veux plus te voir.

Il se levait en roulant les hanches.

— Tu ne le dis pas tout le temps…

— Non, mais je le dis quand je le pense. Allez ! Allez ! caltez !…

Il s’en alla en me faisant des yeux de poule d’eau. Hors la manche de son veston pendait à demi une pochette de soie verte, il avait des bottines vernies à tige grise et trois boutons manquaient à chacune. Derrière l’oreille gauche, une cigarette à demi consumée était placée. Il portait à chaque pas le poids du corps sur la jambe placée en avant et tanguait comme un vieux pilote. Il était à la fois comique et répugnant. Les maxillaires jouaient dans sa face ovale et mate tandis qu’une sorte de déglutition avançait régulièrement sa tête hors de l’axe du corps. Il sentait la lâcheté féroce. L’homme qu’on cinglerait sans qu’il réagit s’il était désarmé ou dominé, mais qui pour un regard de femme sortirait son couteau ou un revolver. Je le regardait, à travers la foule, osciller de sa marche crapuleuse, quand la femme qui s’était sans façon rapprochée de moi m’adressa la parole :

— Quel beau temps !…

— Oui, Madame, certainement…

— Vous prenez quelque chose ? Garçon, deux chartreuses…

Je la regardai avec étonnement. Ce m’était un type humain inconnu. Un regard intelligent et fouilleur, des restes d’ancienne beauté et un air à la fois sûr de soi et sans scrupules. Que pouvait-elle bien faire et que signifiait cette entrée en matière ?

— Mais non, Madame, je ne veux pas de chartreuse. Je n’ai envie de rien boire.

Elle s’approcha encore à me toucher et murmura :

— Pas besoin de chartreuse pour faire descendre ce que vous avez pris à déjeuner, hein ?…

Je rougis brusquement…

— Vous avez raison, Madame, mais je me nourris comme je puis. Cela ne regarde personne d’ailleurs…

Elle laissa couler quelques secondes, regardant alternativement mes mains, ma coiffure et mon costume. Elle se pencha pour voir mes chaussures… Puis, net, elle dit :

— Vous savez, mon petit, pas besoin de conférer une heure pour me dire ce qu’on est. C’est mon métier de le deviner. Je le fais depuis vingt ans. Donc, je veux vous mettre à l’aise. Vous êtes orgueilleuse et vous voulez vivre seule. Vous n’avez pas de relations et vous cherchez quelque chose à faire. Je crois que s’il vous reste quarante sous sur vous, c’est tout le bout du monde. Eh bien, moi je puis vous faire gagner votre vie…

Je la dévisageai avec intérêt. Ce n’était pas bête ce qu’elle me disait là.

Ma situation ne devait pas être affichée si clairement sur ma figure que n’importe qui put le lire. Mais que voulait-elle me proposer ? Je songeai : C’est une entremetteuse. Elle veut me mener à des vieux types amateurs de jeunesses pas défraîchies. Je ne marche pas !

Car si, intellectuellement, j’acceptais de me vendre. Il y avait un dégoût physique, et un sentiment d’avilissement dans les images que m’évoquait l’idée d’un abandon salarié. Se vendre, mais comment pourtant ? Si je me décide, il faut bien sauter le pas d’une façon ou d’une autre. Celle-là qui use d’intermédiaires est-elle pire ? Tout de même la logique me mécontentait ici…

Je répondis :

— Madame, il y a beaucoup d’exactitude dans ce que vous me dites-là.

Je suis plus riche que vous ne croyez. Mais dans l’ensemble vous avez vu vrai. Que me proposez vous ?

Elle rit avec joie :

— Je suis contente de vous voir parler ainsi. Je craignais que vous ne fassiez la pimbêche. Garçon ! les deux chartreuses ? — Où avez-vous couché cette nuit ?

— Dans un hôtel…

— À combien ?

— Vingt sous.

— Que fait votre ami ?

— Je n’ai pas d’ami…

— Pas d’ami. Ma petite, on ne tombe dans la misère, quand on est comme vous de bonne famille, que pour une question d’amour. Donc, vous avez un ami. Ou vous en avez eu un.

Je haussai tristement les épaules.

— Je n’ai pas eu d’ami au sens où vous le comprenez, Madame. Mon histoire est bien du genre de celles dont vous parlez, mais je suis encore sage…

— Pucelle ? questionna la femme avec une curiosité ardente…

— Je fis, en rougissant, oui de la tête…

Elle leva les bras au ciel :

— Est-ce possible. En voilà un cas… Ma petite, je vous garde…

— Mais, Madame, il faut que je sache pourquoi faire…

Elle but son verre de chartreuse d’un trait et se frappa les paumes.

— Ne croyez pas, ma petite, que je veuille vous faire pratiquer des sales trucs. Je ne suis pas une mère maquerelle. Je ne sais pas si vous resterez longtemps… vierge à Paris et dans la vie que vous allez mener, mais enfin cela ne me regarde pas trop. Je suis Sorcière…

Je la regardai avec un ahurissement dépourvu de politesse. Elle s’esclaffa :

Je suis Tsarskaia. Connaissez vous ?

Je fis nom avec ennui. Je me sentais ridicule d’ignorer Tsarskaia…

Elle aveignit un journal, l’ouvrit en dernière page et mit le doigt sur une annonce. Je lus :

Tsarskaia, la vraie, unique, incomparable. La seule qui connaisse les secrets de la chance et de la domination. Vos chagrins disparaîtront, vos désirs seront réalisés, vos ennemis seront écrasés et le bonheur vous sourira. Venez à moi. Je puis tout pour vous. Amour triomphant, santé, richesse, beauté, vengeance sont en mon pouvoir… etc… etc…

Totalement abrutie, je levai les yeux sur Tsarskaia. Elle riait comme si elle assistait à une bonne farce. Enfin, elle reprit :

— C’est moi qui fais tout ça. Et bien d’autres choses. Inutile de vous dire que cette annonce, passant dans des centaines de journaux, me rapporte des milliers de lettres et de visites. Les visites, je les reçois, je les contente et je les fais payer. Mais pour les lettres, il me faut une secrétaire d’abord qui les lise et qui y réponde ensuite. Voulez vous faire cela ?

Je restai sans souffle une minute. Cette offre me rappelait les paroles de la belle femme mal habillée vue le matin à l’entreprise de bienfaisance par le travail : Il n’y a pas de minute où quelque part on ne vous attende…

Je voulais en avoir le cœur net. Je dis d’une voix un peu tremblante malgré mon effort pour la rendre claire :

— Mais, Madame, cela n’est pas vrai, ce que vous promettez ?

Elle pouffa :

— Ah ! petite ! je vous embrasserais pour cette parole. Mais non, ce n’est pas vrai, ou plutôt ce n’est pas vrai comme je l’annonce. Bien sûr, que je donne aux gens des conseils qui sont bons et je leur rend souvent service. Je leur dis l’avenir avec assez d’habileté pour avoir des clients et clientes qui viennent depuis dix ans chez moi. Ils peuvent dire que jamais je ne les ai trompés. Mais enfin, ce que je promets c’est comme les annonces de médecins qui guérissent toutes les maladies. Dans la vérité, je fais très humainement de mon mieux…

Je pris mon courage à deux mains et je dis d’un souffle :

— Mais, Madame, ce n’est pas défendu des annonces comme cela, ce n’est pas poursuivi ?

— Calmez vous, l’enfant. Non ! C’est tout ce qu’il y a de licite. Et je vous dirai que je reçois beaucoup de gens que vous douteriez voir jamais chez une sorcière…

Une curiosité me vint. Je dis :

— Qui donc ?

— Ah, petite masque, vous voulez déjà me confesser. Eh bien ! je vois souvent Moïse Bernakel.

J’eus un mouvement brusque. Bernakel était un ancien ami de ma famille. Il avait été Chef de Cabinet au Ministère des Colonies quand mon père était à Hanoï. Je revoyais cette face lourde et cireuse, cette voix de crécelle et cette prodigieuse crudité de mots qui faisait reprocher sans cesse à mon père, cet invité discourtois. Car Bernakel venait jadis dîner trois ou quatre fois par mois à la maison. La femme avait saisi mon mouvement. Elle laissa passer deux minutes et me dit doucement :

— Vous connaissez Moïse Bernakel, le Ministre ?

— Oui, dis-je. Je l’ai vu dans le monde.

— Dans le monde ? répète la sorcière d’un air dubitatif.

— Dans le monde, repris-je avec un léger agacement dans la voix, c’est-à-dire dans des salons où l’on me recevait et où l’on recevait aussi Bernakel…

Elle me fixa de ses yeux aigus. Sa bouche était devenue mince comme un fil :

— Ma petite, je ne changerai pas de façons parce que vous êtes quelque chose de bien. Je ne sais pas quoi, mais cela n’a pas d’importance.

Vous êtes fille de quelqu’un du gouvernement ?…

Je fis non de la tête.

— Je ne vous demande pas plus. Il y a peut-être danger pour moi à vous prendre comme employée, surtout si vous avez fait ou faites en ce moment une gaffe que je ne veux pas approfondir. Mais je vous aime bien. Vous êtes en ce moment malheureuse. Je pense que vous acceptez de venir travailler chez moi ?

J’eus le courage de dire :

— Vous savez, Madame, le jeune homme avec qui vous étiez ici me fait un peu peur ?

— Vous avez bien raison, mon enfant. C’est une gouape hors ligne. Mais il ne vient jamais chez moi. Je le vois dehors…

Elle ajouta :

— Vous comprendrez, à mon âge, qu’on se passe quelques goûts amoureux… les derniers…

Elle se leva. Avant de la suivre, je posai une dernière question :

— Madame, qui donc faisait, avant moi, chez vous le travail que vous voulez me donner ?

Elle eut l’air d’évoquer un souvenir curieux et pénible.

— Ma petite, vous y connaissez-vous en littérature ?

Je répondis :

— Oui, Madame, chez mes parents on recevait tout ce qui paraît de livres et de revues littéraires.

— Alors vous êtes bien plus ferrée que moi ; car j’ignore tout cela. Eh bien ! avez-vous entendu parler de Jean le Jove ?

— Certainement ! Madame, c’est le romancier qui vient d’avoir le Grand Prix de Littérature Européenne.

— Mon petit, Jean le Jove était mon secrétaire. C’est lui qui, depuis quatre ans, rédigeait mes brochures de propagande et répondait aux lettres. Depuis qu’il a eu le… truc dont vous parlez, il m’a plaquée.

— Mais, Madame, cela s’explique. Songez que le Prix était de douze mille francs et que son livre dut lui en rapporter quatre fois autant…

Tsarskaia eut un sourire triste…

— Vous ne pouvez pas le savoir, petite fille. Le livre, qui a eu le prix machin dont vous parlez, a été refusé par tous les éditeurs de Paris et Jove n’a pu le publier qu’à mes frais. C’est moi qui ai versé les six mille francs qu’il fallait. En somme, c’est moi qui ai eu le prix…

Je me tus.

Elle reprit avec mélancolie :

— J’ai pris Jove sur le fumier. Il faisait partie d’une bande de faux monnayeurs quand je l’ai embauché comme secrétaire. Et il avait voulu me filer un louis faux. Au lieu de le faire arrêter, je l’ai questionné comme je viens de faire pour vous. Il m’a plu. Je l’ai gardé, quatre ans. Je lui ai payé l’édition de son livre, et, savez-vous comment il m’a remerciée ?

Il est parti, emportant mes bijoux. J’en avais, car j’ai été belle.

Et j’avais un tapis ancien de Perse dont on m’avait offert vingt mille francs. Je ne voulais pas le vendre, car je gagne beaucoup d’argent. Eh bien ! il a découpé en morceaux mon tapis ancien. En bandes larges comme ça.

Je me sentis la gorge serrée… La sorcière dit encore :

Voyez, ma chère petite, si moi, qui fais un métier qu’on méprise, je n’ai pas plus de bonté que tous les gens d’esprit. Ce que m’a fait Jove qui est un petit scélérat, ne m’arrête pas de vous offrir mon aide et mon amitié, à vous que je trouve presque aussi démunie que lui jadis.

Je vis ses yeux gonflés et pour ne pas la voir pleurer, je baissai la tête, mais sur le marbre, devant mon verre vide, deux larges gouttes tombèrent.

Je devins secrétaire de Tsarskaia. Elle m’avait indiqué un hôtel meublé dont elle connaissait le propriétaire. J’y trouvai une chambre fraîchement refaite, aérée et claire, à prix abordable. La sorcière m’avait avancé la location d’un mois. Tous les matins à neuf heures j’arrivais. Je m’installais dans une petite pièce qui n’avait aucun rapport avec le reste de l’appartement et je répondais aux lettres reçues, j’encartais des prospectus et des brochures, je libellais des adresses pour l’expédition de ces objets. Je vivais paisible et sans souci immédiat, sauf de mes chaussures, de mon linge et bientôt de mes vêtements.

J’allais à midi déjeuner près de la Ménagère dans un vaste restaurant hâtif et anonyme où nul ne s’occupait de son voisin. Je sortais à six heures et me promenais au hasard, puis je rentrais enfin après un dîner succinct.

Tsarskaia me comblait de compliments sur mon travail. Il paraît que Jean le Jove ne faisait pas la moitié de ce que j’arrivais à accomplir. J’oubliais ma vie antérieure et si je parvenais à passer quelques mois ici, je pensais que « les circonstances » finiraient bien par me servir. Je n’aurais d’ailleurs pas su expliquer le sens de cette formule. C’était pour moi celle de l’espoir.

Un après-midi, Tsarskaia s’absenta.

Cela lui arrivait parfois, mais sans que j’eusse jusqu’ici à m’en occuper. Il y avait, en effet, une chambrière experte, en ces circonstances, à recevoir ou éconduire les clients. Elle était, par malheur, partie de la veille en son pays. J’eus ordre d’avoir à la remplacer pour refuser l’accès à qui ne disposait pas d’une carte spéciale que Tsarskaia donnait à ses « bons clients », et introduire, puis faire patienter les autres. L’absence de la sorcière ne durait jamais plus d’une heure. Il me fallut donc, malgré ma répugnance, faire là une besogne éminemment servile. Un homme se présenta, âgé, corpulent et bien vêtu. Il me montra le carton sésame. Je le menai donc dans un petit salon d’attente isolé. J’avais à en laisser la porte ouverte et à rester dans le couloir. Ces précautions se comprenaient assez.

Le visiteur, une fois assis, me rappela :

Je vins. Il était d’aspect sérieux et correct. Je n’avais aucune raison de me méfier de lui. Mais, quand je rentrai, il dit :

— Il n’y a pas un canapé ici ?

— Non, Monsieur !

— Mais si, il y en a un. Tu ne te mets pas dans un lit chaque fois, voyons ?

Je restai, la bouche ouverte, avec une figure si visiblement ahurie que l’homme éclata de rire :

— Tu sais y faire à la vierge, pour ça, tu le sais ! Il a même fallu que tu apprennes. J’aurais bien voulu être aux leçons…

Je voulus sortir, mais il se précipita sur la porte avant que je pusse la franchir et me retint par les bras.

— Allons, assez de blagues. Hein ! Je ne suis pas une poire. Ou va-t-on se mettre ?

Je commençais à me reprendre. Quoique écarlate et émue plus que je ne voulais le croire moi-même, je me mis à rire nerveusement :

— Monsieur, vous vous êtes trompé de maison. Ici il n’y a ni canapé, ni ce qu’il faut pour s’en servir.

— Ah ! tu te dessales, maintenant. Eh bien, canapé ou pas, il y a toi.

— Moi ?

— Oui, toi ! Mais ne fais donc pas ton étroite comme ça. Tu n’auras pas un sou de plus. On a dû te le dire. Avec bibi, c’est prompt et sans fioritures. Allons, ne me fais pas attendre ou je m’en vais…

— Allez vous-en, Monsieur, je vous prie. Je ne vous demande rien que de me laisser tranquille.

L’homme était maintenant tout congestionné. Je voyais sa colère monter, mais qu’y pouvais-je faire ? Il me tenait par les deux bras et à vouloir m’enfuir j’étais assurée de déchirer mon corsage, le seul que je possédais… Je tentai de raisonner ce libidineux client de Tsarskaia :

— Voyons, Monsieur, je comprends votre erreur, mais c’est une erreur. Je suis ici pour la correspondance de Madame Tsarskaia. Je ne fais que cela et ne veux rien d’autre. Vous allez me déchirer. Laissez-moi !

Il resserra son étreinte. Il était furieux :

— Garce ! quand je commande, personne ne s’oppose à ma volonté, nulle part. Si tu veux être respectée, fais un autre métier. Ici, c’est moi qui règne. Tu es employée chez une femme qui a fait le truc. Tu remplace un type qui le faisait, de l’autre côté. Toutes les bonnes que j’ai vues ici le faisaient et tu veux te faire prendre pour une vertu. Je n’aime pas ça. Je te le dis…

La colère me venait aussi. Je pris la parole.

— Que vous l’aimiez ou pas. Vous passerez par là comme par la porte.

Je suis maîtresse de moi et ce qui se passait dans cette maison avant ma venue m’est indifférent. Je suis vierge et ce n’est pour votre usage, sachez-le, sachez-le bien !

Il me lâcha avec stupeur…

Un instant il tenta de se reprendre et je voyais les veines de son front gonflées comme des câbles. J’avais entre-ouvert la porte et s’il était revenu sur moi, je sautais, cette fois, dans l’escalier.

Il se passa la main sur le front :

— C’est vrai ! j’allais ailleurs après ici et j’ai cru y être déjà…

Il se calmait :

Je viens voir Tsarskaia parce qu’elle a toujours des choses précieuses à vous dire. Je suis pourtant une notoriété à Paris…

Il se rengorgeait…

Mais je crois qu’elle connaît des secrets… Seulement comme je suis pressé, je ne puis l’attendre plus longtemps…

Et il sortit comme s’il avait le feu au derrière.

Je me promis de ne plus ouvrir à personne durant les absences de la sorcière.

Quand Tsarskaia rentra, il ne me parut pas nécessaire de lui conter cela. Elle ne m’interrogea point. D’ailleurs, je craignais de lui avoir fait perdre ce « client ».

À six heures, comme je sortais, ma journée close, heureuse d’aller faire une petite promenade par le boulevard Sébastopol et rue de Rivoli avec retour par l’avenue de l’Opéra et les Boulevards, je fus arrêtée par une main rude au milieu du trottoir.

Je reconnus mon agresseur de l’après-midi. Visiblement, il m’attendait à sortir. Je ne voulus pas avoir l’air trop bête et je lui dis en badinant :

— Je pense, Monsieur, que vous m’avez attendue dans le seul but de me faire les excuses que vous me devez pour la scène de tout à l’heure.

— Venez ! me dit-il seulement.

Il me conduisit à une voiture automobile fort galante qui attendait :

Je le regardai en riant :

— Pour recommencer la comédie déjà répétée…

— Mais non ! Mais non ! Montez donc, vous voyez bien qu’on s’attroupe, on va, pour un peu, faire le cercle…

Je montai. Il s’assit à côté de moi. La voiture démarra :

— Où me menez vous ?

— Faire un petit tour et nous irons dîner ensemble…

— Il faut que j’accepte encore ? Vous savez que je n’aime pas beaucoup obéir aux ordres.

— Bon ! alors, voulez-vous que nous dînions ensemble ?

— Mon dieu, cela se peut faire, mais enfin que me voulez vous, au fond ?

— Rien, mon enfant. Je pense que vous êtes une petite déclassée, une institutrice révoquée pour la propagande bolchéviste, quelque chose de ce genre…

— Voilà une étrange idée. Pourquoi ça, la propagande bolchéviste ?

— Dame ! vous m’avez dit que vous étiez… que vous étiez vierge. Si extraordinaire que ça paraisse, je l’ai cru. Mais pour garder… votre capital (Vous voulez bien que je parle comme ça ?)

— Allez ! allez !…

— Il faut que vous ayez des raisons tout à fait puissantes, et si elles étaient religieuses vous ne travailleriez pas chez Tsarskaia. Donc, il est évident que ce sont des raisons politiques ou morales ! Mais la morale révolutionnaire est la seule qui puisse inspirer des idées comme cela…

— Pas mal raisonné…

— Je ne me trompe pas ?

— Un petit peu tout de même. Mais, enfin, ce n’est pas mal déduit.

— Vous savez, moi je vais droit au but…

— Je m’en suis aperçue.

— Tenez, je vais vous prouver, moi aussi, que j’ai confiance en vous : je vais vous dire qui je suis :

— Ne vous croyez pas engagé à me faire des révélations…

— Si ! Si ! Je suis Pacha-Lourmel.

Je me sentis une forte envie de rire. Je connaissais tous les gens de lettres, peintres et musiciens, je veux dire que leurs noms étaient passé cent fois devant mes yeux. Ceux aussi de la plupart des députés, sénateurs ou politiciens sans sièges. J’avais entendu mon père citer tous les personnages de la haute administration républicaine, de la grande banque et des sociétés anonymes d’envergure. Mais jamais je n’avais lu ni ouï rien qui ressemblât à « Pacha-Lourmel. » Que dire ? Je ne voulais pas froisser ce pauvre homme.

Je chuchotai :

— Ah ! Ah…

— Parfaitement, Pacha-Lourmel c’est moi !

Je fis effort pour être sérieuse en disant :

— Oui ! c’est un nom qui compte…

— Vous pouvez le dire, ma petite amie. Quand je pense que lors de l’affaire des cinq cent mille francs…

Il n’y avait pas à dire, j’étais condamnée à répondre sans savoir de quoi il s’agissait. Et cet individu parlait en paraboles, c’était profondément idiot…

— Oui à ce moment-là, on a dit : Pacha-Lourmel va déposer son bilan…

— Ah ! ça s’éclaire… c’est un commerçant…

— Et bien je les ai assis en achetant comptant en quinze jours mes deux boîtes concurrentes :

Drelin-Cloichy et Lévy-Lévy. Ah ! mais !…

Je crus nécessaire de glisser une remarque :

— Tout de même, cinq cent mille francs c’est un joli denier…

Oui, c’est ce que m’a dit le juge d’Instruction :

Monsieur Pacha-Lourmel, vous allez peut-être traverser une passe difficile puisque votre voleur a dépensé les cinq mille francs jusqu’au dernier sou.

J’ai dit au juge :

Monsieur le juge d’instruction, je me suis remboursé déjà d’une partie de mes pertes.

— Comment cela ?

— Le jour où vous avez remis en liberté provisoire Anita Pompyx, la maîtresse de Calvao mon voleur, je fus trouver Anita et je lui dis :

Si je vous ai laissé, sans faire opposition, mettre en liberté, ce n’est pas pour que vous vous gobergiez tranquille, c’est pour me rembourser sur la bête de la galette que vous m’avez coûté. Donc, c’est à choisir : ou bien vous êtes ma maîtresse et je ne veux pas débourser un sou, ou bien je vous fais rentrer en prison.

Elle a préféré m’avoir comme amant de cœur…

Le juge n’en revenait pas. Il m’a dit :

Mais vous commettiez le délit de chantage…

J’ai répondu :

Et bien d’autres encore… car Anita pourra dire que je me suis montré exigeant.



Je donnai le branle à un nouveau discours, car maintenant je comprenais à peu près l’aventure de Pacha-Lourmel :

— Le commerce marchait bien. Peut être qu’aujourd’hui cela vous serait plus difficile…

Il me regarda avec pitié :

— Mais, ma petite amie, c’est il y a cinq mois. Personne ne peut dire et ne supposera que la question des affaires en général me préoccupe. Les toiles Pacha-Lourmel, toiles de fil ou de coton ignorent les fluctuations des cours.

J’avais enfin — Il n’était que temps — la clef de l’énigme, mon présent protecteur était un gros marchand de toiles délesté d’un demi million peu auparavant et qui tenait à ce qu’on sut son indifférence devant un si petit événement. J’étais en bonnes mains.

Nous avions fait le tour du seizième arrondissement. Pacha-Lourmel demanda :

— Où voulez-vous que nous dînions ?

Je répondis :

— En un lieu modeste, car vous le voyez, je suis vêtue sans majesté !

Il s’écria :

— Mais je veux une maison où l’on mange bien. Je veux un dîner de luxe.

Je n’insistai pas. Ce diable d’homme tenait à ne pas se voir soupçonner de pingrerie.

Nous dînâmes près de la Madeleine et quand je fus dans ce lieu, encore qu’une certaine gêne me tint pour ma vêture lasse, je souffrais surtout à l’idée qu’un familier de mon père pouvait me reconnaître.

Je passai inaperçue. Pacha-Lourmel me reprochait de ne pas manger beaucoup. Il tenait à ce qu’on fît honneur à l’agape. Mais je lui expliquai que j’avais l’habitude des repas d’oiseau et qu’il m’était impossible de but en blanc de me conduire plus vaillamment devant les cuisines complexes qu’il avait choisies.

Nous causâmes entre le café et les liqueurs. J’avais affaire à un brave homme sentimental et bon, qui croyait m’apprendre le monde. Il espérait que la vue des milieux de bonne société me donnerait envie de m’y faire une place. Pour lui, on n’arrivait que par l’envie. Il fallait donner aux humains le goût des belles choses coûteuses et le désir de les acquérir. Alors chacun, sous ce fouet, trouverait en lui les énergies utiles et réussirait.

Au fond, ce n’était pas si bête. Mais les meilleures conceptions, primarisées dans le cerveau de ce commerçant orgueilleux, prenaient figure comique et abasourdissantes.

Après le dîner nous fûmes faire un tour en auto dans le bois.

Nous avions pris un taxi au lieu de sa limousine où l’on aurait étouffé.

Il se montra d’une correction parfaite, cherchant seulement à savoir, puisque, selon lui, j’avais été institutrice, où j’avais pu être révoquée.

J’eus vite assez de cette promenade et priai Pacha-Lourmel de me reconduire, ce qu’il fît. Ainsi commença le troisième acte de mes aventures.

Je restai plusieurs jours sans entendre parler du marchand de toiles.

Le quatrième, il me guettait à six heures comme le jour où nous avions fait connaissance si galamment. La séance recommença. Il fut d’une politesse savoureusement pompeuse et me demanda si j’avais besoin de quelque chose dont mes honoraires chez Tsarskaia fussent insuffisants à me procurer la satisfaction. Je lui dis que je manquais de tout et d’un peu plus. Il fut grandiose et me pria d’aller acheter dans un magasin tout ce qui me semblerait utile, puis de le faire livrer chez lui.

Je profitai de cet enthousiasme et renouvelai une garde-robe qui commençait à perdre toute dignité. Toutefois je fus prudente en mes dépenses car, en somme, il fallait voir où ce vieux voulait en venir.

Il me fit porter les paquets par un commissionnaire. Je vis qu’il avait défait et reconnu chaque objet.

Je continuais mes travaux chez la sorcière. Elle me payait bien et ne m’interrogeait jamais sur ma vie hors chez elle. Son souci essentiel était de partager équitablement son temps entre ses clients et le petit bandit, dont elle tirait des illusions amoureuses, à mon avis, d’assez basse qualité. Mais peu m’importait.

Le temps coula.

Un soir, vers neuf heures, n’ayant pas vu Pacha-Lourmel, je me promenais Boulevard Haussmann. Un homme m’accosta. Il était vêtu bizarrement d’un redingote neuve, d’un pantalon de charpentier, large comme une jupe de crinoline et d’un chapeau melon enfoncé jusqu’aux oreilles.

Il me demanda de marcher à mon côté. Je lui répondis d’avoir à suivre sa route sans moi, sa société ne m’étant d’aucun agrément ni avantage possibles.

Il répartit qu’il espérait bien non seulement marcher, mais passer la nuit en ma société.

Je lui ris au nez et m’éloignai, mais il me courut après et dit qu’étant agent de la sûreté, il me donnait le choix de le suivre au plus prochain commissariat, où il dirait que je raccrochais, sinon de l’emmener chez moi.

Je repris froidement :

— Allons, Monsieur au commissariat. J’expliquerai ce que vous m’avez dit.

Il fut très embêté, mais fit semblant de prendre la bonne direction, par une voie solitaire, et de vouloir avec autorité que je le suivisse.

J’acquiesçai, le surveillant de près.

Je fus en cela bien inspirée, car subitement, dans un angle, il se précipita sur moi, mit une main sur la bouche et voulut me renverser. Je ne puis croire qu’il songeât me prendre là, en pleine rue. Je n’en ai rien su, car, comme je criais, un homme élégant, en tube, sortit d’une maison à dix pas, vit la scène, se précipita, et, d’un coup de poing mit mon agresseur en posture fâcheuse. Il eut pourtant le culot, ce bandit, de dire à mon défenseur :

— Je suis agent de la sûreté, Monsieur, et je…

Il ne termina pas, l’autre lui tomba dessus à coups de canne en criant :

— Et moi, je suis Chef de Cabinet au Ministère de l’intérieur. Sauvez vous ou je prends votre nom et demain vous êtes révoqué…

L’autre s’éloigna.

Ce nouveau personnage, robuste, sans gêne, affairé, représentait un genre d’homme que je n’avais pas encore entrevu. Il me regarda de près, et me demanda ce que je faisais en ce lieu. Je lui expliquai ce qui était advenu et que j’étais secrétaire d’un commerçant, sans expliquer s’entend, le métier de Tsarskaia. Il me dit alors que, si je voulais remplacer mon travail par un autre, il me ferait entrer comme femme de chambre chez une amie à lui. Il me donna une carte pour me présenter. Je la pris avec les marques les plus fermes de conviction et m’empressai d’oublier l’amie de cet important personnage. Je sus plus tard qu’elle n’existait pas ou plutôt qu’il s’agissait simplement d’une maison de rendez-vous. Vous avez entendu parler de ces repas imités du temps des Borgia, où l’on est servi par des femmes nues, lesquelles sont également prêtes à diverses sortes de sacrifices… Eh bien, c’était cela, le rôle de « femme de chambre » que me proposait le sous ministre…

Peu après cette aventure, Pacha-Lourmel me fit dire de me trouver, bien vêtue, à onze heures du soir en un café désigné. Là, il me prit dans sa voiture et me mena, après une petite promenade d’une heure, dans un restaurant de nuit.

C’était une révélation pour moi que ces boîtes là. Je m’y amusais fort. Aussi, tous les deux ou trois jours, la tournée recommença-t-elle. Je rentrais à trois heures du matin chez moi et à neuf heures j’étais à mon bureau. Il fallait avoir l’âme chevillée au corps pour tenir cette vie sans dormir tout le jour sur mes correspondances. D’ailleurs, Pacha-Lourmel ne se permettait toujours aucune privauté. Nous conversions tous deux de choses indifférentes et il avait seulement fini par me consulter sur toutes questions qu’il ignorait et que sa vanité ne lui aurait pas permis d’aborder en société. Je suis assurée qu’il crânait ensuite avec mes opinions auprès de ses confrères des tissus.

En musique, en art et en littérature j’étais devenue le guide de ce brave homme. Un jour il me dit :

— Décidément, je suis une bête. Vous n’avez jamais été institutrice.

Un peu plus je croirais que vous êtes une jeune fille du monde…

Et il ajouta :

— Je suis veuf. Je n’ai pas d’enfants. Mais quelle femme plus jeune que moi consentirait à m’aimer un peu ?

Je m’empressai de ne pas relever cet appel.

Je fréquentai ainsi un tas de restaurants de nuit qui sont aujourd’hui disparus. De nombreux entresols, dans la rue Pigalle, avaient été transformés en abreuvoir à champagne pour les heures qui suivent la sortie des théâtres. Trois, quatre pièces en enfilade, basses de plafond, chaudes et éclairées avec luxe constituaient avec les tables et les tapis une « boîte » de nuit. On y dansait, parmi les gens de toutes nations presque toujours ivres plus qu’à demi, les souteneurs un peu chics et une profusion de jolies filles déjà blettes malgré leur jeunesse.

Je danse bien. On me connut tôt sous le nom de « La môme au pacha ».

Je m’amusais beaucoup et personne, certainement n’aurait supposé que je fusse encore vierge. À cause de mon langage relativement châtié, car je ne savais pas encore manier le verbe qu’il fallait, en ces lieux, on me supposait remplie de vices « antinaturels. »

Cela dura près de deux mois. J’avais embelli ma garde-robe grâce à Pacha-Lourmel, en faisant, comme déjà, livrer chez lui tout ce que je désirais. Jamais toutefois il ne m’avait donné un sou ni un bijou. Mais je possédais deux robes de soirée, un manteau admirable, tout un jeu de chaussures faites pour ne point marcher dehors, avec des bas et du linge à profusion.

Malgré ces fantaisies vestimentaires je n’avais pas l’air d’une grue.

Du moins me le disait-on. J’intriguais ce monde curieux et bavard et le passionnais d’autant plus que cette existence double et exténuante me faisait terriblement maigrir. Prenant des airs poitrinaires, j’excitais les vices secrets de tant… Au fond de moi-même je défiais orgueilleusement la famille de Javilar.

Un soir, à six heures, la voiture de Pacha-Lourmel m’attendait devant chez Tsarskaia. Le chauffeur me connaissait ; il me dit de monter seule et que Pacha, très occupé, viendrait me retrouver là où il avait ordre de me mener. Je ne connus vraiment aucune méfiance. Devais-je en avoir ? On me descendit dans une petite rue entre les Ternes et l’Étoile. J’ai oublié son nom. Le chauffeur me pria de grimper au quatrième. Je le fis. Une porte s’ouvrit sans qu’il me fut besoin de sonner et me voilà dans un petit appartement joliment meublé. Cinq pièces, objets de bonnes maisons, et pas trop croquants. La bonne qui m’accueillit me fit faire le tour de la boîte en attendant « le Pacha. » À la façon dont elle s’exprimait je devinai que le marchand de toiles allait m’offrir ce domicile galant pour que désormais je fusse sa maîtresse.

Je ne laissai rien voir de ma pensée à la bonne qui me vantait les commodités précieuses, le chauffage central et le chauffe-bain, le téléphone dans une cabine ad hoc, comme au bureau de poste, la cuisine où l’on pouvait préparer jusqu’aux pâtisseries les plus subtiles et autres agréments. En moi-même, je voyais bien que tout me conseillait d’accepter, mais se donner à ce vieillard…

Pacha-Lourmel arriva. Il était accompagné d’un homme plus jeune que lui, sans doute de même profession et de la maîtresse du dit, une bringue maquillée abondamment qui glissait sous ses paupières alourdies des regards concupiscents sur tout.

Le dîner fut difficile à dégeler. Je m’ennuyais. On est prête à consentir au « sacrifice » pour de l’argent, et même on s’y jette dans un moment de fièvre. Mais, à méditer çà, je trouvais de minute en minute que c’était plus bête. Possible que je ne sois pas pratique et que je ne sache pas juger de telles circonstances. Enfin, il faut bien voir que j’étais intacte de corps et que je manquais absolument de sens. Je n’envisageais pas l’amour autrement que comme une corvée sans joie. Savoir que tant y trouvent un plaisir immense ne me renseignait en rien. Et certainement je ne pouvais pas compter sur Pacha-Lourmel pour me transformer en bacchante ou en Messaline. Bref, j’étais décidée en principe, mais des répugnances multiples subsistaient en moi et entraînaient malgré tout le plateau…

Après un dîner, très épicé et accompagné de vins trop alcooliques, chose que je ne vis pas sur le champ, la conversation prit au salon un tour plus vivant. On m’avait annoncée comme une étoile intellectuelle de première grandeur et je me laissai prendre au plaisir de voir trois personnes m’écouter avec admiration et déférence.

Je bus de nombreuses liqueurs, comme tout le monde, pour ne pas faillir à suivre l’opinion publique qui me rendait hommage, et vers minuit je me trouvai assez « lourde », je veux dire assez dépourvue de conscience des choses.

La conversation avait porté sur l’amour, naturellement. Puis elle vint à sa technique. La femme du compagnon de Pacha-Lourmel, à peu près grise, fit des confidences étranges. Je les ai oubliées, mais je sais qu’elle les mima. Cela me laissait froide. Je n’avais goût qu’à parler de choses spirituelles.

Soudain Pacha-Lourmel très allumé vint s’asseoir à mon côté sur un petit canapé où j’étais à demi étendue et où je dus lui faire place, ce qui m’irrita. Il me dit :

— Voulez-vous, ma chère, accepter ce petit appartement ?

Je répondis :

— Il est délicieux…

— Il est à vous, reprit-il…

Et en même temps il se pencha et m’embrassa sur la bouche.

Je résistai au désir de lui donner une gifle, mais comme il voulait en sus mettre sa main sous ma jupe, je ne pus me retenir de le repousser violemment. Ce fut réflexe… Le geste fait, je compris le crime commis…

Lui se leva furieux, rouge comme le tapis qui était de moquette rubis. Nous restâmes en présence sans parler, puis la femme qui, d’un fauteuil placé à deux pas, avait vu la scène, susurra :

— Elle fait sa mijaurée, l’enfant ?

Je lui jetai d’un trait :

— Oui, Madame, vous faites la grue et moi le contraire. Cela nous convient à toutes deux.

Pacha-Lourmel, apoplectique, se jeta sur moi :

— Petite, je te veux, je t’aurai…

Ma réponse claqua :

— Ah non, par exemple.

Comment cet imbécile pouvait-il croire que je consentirais devant ce couple souriant aux faces stupides.

Solitaire, je me serais peut-être maîtrisée jusqu’à céder, mais en spectacle…

Non… Non…

— Tu m’appartiens…

Le marchand de toiles bavait de fureur. Il m’étreignit.

Tenue par les épaules, je me raidis comme une tige d’acier. Il y eut toujours quinze centimètres entre le visage apoplectique et ma bouche.

Alors Pacha-Lourmel, perdant toute mesure, cria :

— Vous autres, tenez là donc. Je l’aurai…

Ils me sautèrent tous dessus, y compris la bonne qui arriva de ses fourneaux pour participer à cette curée.

Je me débattis férocement. La lutte fut longue. J’échappais parfois et l’on me reprenait, je roulai plusieurs fois à terre. Un courage désespéré me tenait. Pourtant, il fallut succomber. Les deux femmes s’efforçant à me faire souffrir et l’une d’elle amena un doigt vers mon œil dans l’intention certaine de le crever en prétextant que je m’étais défendue sans attention. Mais Pacha-Lourmel, quand il me vit vaincue, ne voulut plus qu’on me touchât autrement que pour me tenir bras et jambes. Je fus portés ainsi sur le lit.

Je criais, mais je me sentis la gorge prise par une rude main.

Écartelée, avec un oreiller sur la figure, je secouai longtemps encore cette horde animale. Rien d’humain ne subsistait chez ces quatre individus. Jambes séparées à me disloquer le bassin, immobilisée, je dus subir…

Pacha-Lourmel m’écrasa. Il me dilacéra comme une chair morte. Je perdis connaissance, après avoir épouvantablement gémi.

Une heure après, seule, épuisée, saignante, je revins à moi sur le lit en chiffons. Chose atroce, mes vêtements et mon linge étaient en morceaux. Je ne pouvais sortir avec cela. Or, cette brute de Pacha-Lourmel avait fait livrer, dans un autre but et placé là pour moi un costume neuf et diverses choses de toilette.

Le silence régnait dans l’appartement. Exténuée je faillis me coucher et dormir. Je trébuchais dans cette chambre, nue, douloureuse, courbaturée et désespérée… Ah cette heure que j’ai vécue…

Il me fallut m’habiller de ces choses neuves… Il le fallut. J’aurais été arrêtée pour outrage à la pudeur en sortant avec le reste de mes vêtements de lutte. Je le fis donc. Enfin, je me dirigeai vers la porte.

Dans la pièce à côté, Pacha-Lourmel, blême et seul, était assis. Quand j’apparus, il vint au devant de moi comme pour dire des mots tendres, des mots d’excuse peut-être…

Ma face le glaça. Il fit encore un pas. Mais je pouvais à peine marcher. Je lui fis signe violemment de ne pas s’approcher de moi.

Alors, précipitamment, il tira son portefeuille et me tendit une liasse de billets de banque.

Je les pris et d’un soufflet les lui appliquai sur le visage.

Il devînt couleur de tan. Je passai et sortis. Je n’ai de ma vie souffert comme en descendant cet escalier-là.

— Et puis ?

— Fini ! Je ne l’ai jamais revu.

— Mais, Idèle, pourquoi refuser les billets de banque. Ils ne te coûtaient plus rien ?

— Aussi, Kate, les ais-je regrettés…