XLI

À MONSIEUR
MONSIEUR LE PRINCE DE MONBERT


RUE SAINT-DOMINIQUE,
À PARIS (FRANCE).

N’ayez aucune inquiétude, cher Roger ; j’ai atteint la frontière sans avoir été poursuivi ; la nouvelle de ce duel funeste ne s’était pas encore répandue. Je vous remercie toutefois de la lettre que vous m’avez écrite et dans laquelle vous me traciez la conduite que je devais tenir en cas d’arrestation. Dès qu’un juge d’instruction s’en mêle, les choses les plus claires et les moins compliquées prennent tout de suite un air coupable. — D’ailleurs, il m’eût été tout à fait égal d’être arrêté et condamné ; j’ai fui plutôt pour vous que pour moi. Aucun intérêt humain ne peut désormais m’émouvoir ; la mort de Raymond a terminé ma vie !

Quelle énigme inexplicable que le cœur de l’homme ! Quand j’ai vu devant moi, sur le terrain, Raymond… une inexprimable rage s’est emparée de mon âme. La résignation céleste qui régnait sur ses traits m’a paru une infâme et suprême hypocrisie ; je me suis dit : Il singe l’ange, le misérable ! et je regrettais d’interposer une épée entre lui et ma haine. Cela me semblait froid et puérilement cérémonieux. J’aurais voulu lui ouvrir la poitrine avec les ongles, lui mordre le cœur avec les dents. — Je savais que je le tuerais, j’en étais certain ; j’apercevais déjà, dessinées sur sa poitrine par le maigre doigt de la mort, les lèvres rouges de la blessure. Quand j’engageai mon fer avec le sien, je ne cherchai ni attaques, ni parades ; j’avais oublié le peu que je sais d’escrime ; j’allais au hasard, presque les yeux fermés ; mais j’aurais eu pour adversaire Saint-Georges ou Grisier, que le résultat eût été le même.

Lorsque Raymond tomba, j’éprouvai un étonnement profond ; quelque chose s’écroula en moi que nulle main ne pourra relever ! un gouffre s’ouvrit que rien ne comblera ! Je restai là, regardant avec une fixité morne l’écume pourprée qui montait, en sifflant, sur les bords de la plaie étroite et triangulaire. Ce spectacle de l’immobilité succédant à l’action, de la mort succédant à la vie sans transition, sans nuances ; ce jeune homme tout à l’heure si plein d’avenir, étendu là, aussi impossible à ressusciter que Chéops sous sa pyramide, me fascinait malgré moi, et je murmurais dans une espèce de délire froid le mot de Macbeth : « Il avait bien du sang ! »

L’on m’emmena ; je me laissai mettre en chaise de poste comme une chose inerte. Les bourdonnements de la colère, du tumulte de la vie, s’étaient apaisés pour faire place à un silence tumulaire, à un calme glacial ; je n’avais plus ni mémoire, ni projet, ni pensée, ni rêve ; j’étais anéanti ; j’aurais voulu m’arrêter, m’étendre à terre et ne plus m’occuper de rien. Je n’éprouvais aucun remords ; je n’avais pas encore la conscience de mon crime ; l’idée que j’étais un meurtrier n’avait pas eu le temps de s’acclimater dans mon esprit ; je ne me sentais lié à mon action par aucun fil, et je demandais si c’était bien moi, Edgard de Meilhan, qui avais tué Raymond ! Il me semblait n’avoir été que simple spectateur de cette scène.

Quant à Irène, la cause innocente de cette horrible catastrophe, j’y songeais à peine : elle ne m’apparaissait que comme un vague fantôme entrevu dans une autre existence ! — Mon amour, mes désirs, ma jalousie, tout s’était évanoui. Une goutte de sang tiède de Raymond avait fait sur ces folles ébullitions l’effet de la goutte d’eau froide qui réduit en rosée les flots grondants de la chaudière à vapeur ! Elle est morte, pauvre enfant, c’est le seul bonheur que je pouvais lui souhaiter : cela diminue mon désespoir. Si elle vivait ! quelles tortures, quelles pénitences furieuses d’ermite dans le désert, aurais-je dû m’imposer ! Quelles pointes d’acier ! quelles lanières tranchantes auraient dû labourer mes chairs !

Repose en paix, chère Louise, car, pour moi, tu seras toujours Louise, même au ciel où je n’irai pas, car j’ai tué mon frère et je suis de la race des Caïns ; je ne te plains pas, tu as serré dans tes bras le rêve de ton cœur. — Tu as été heureuse, et le bonheur sur terre est un crime puni de mort, comme le génie, comme la divinité.

Tu ne peux m’en vouloir ! chez toi, j’avais deviné l’ange à travers la femme. Moi aussi je cherchais mon idéal, et je l’avais trouvé. Ô belle âme amoureuse ! pourquoi faut-il que la foi t’ait manqué, pourquoi as-tu douté de l’amour que tu inspirais ! Hélas ! je t’ai crue coquette, perfide, tu étais consciencieuse ; ton cœur était un trésor que tu ne pouvais reprendre, et tu voulais le bien donner ! — Maintenant je sais tout ; — on sait toujours tout quand cela ne sert plus à rien, et que le sceau de l’irréparable est posé sur les événements ! Tu es venue au Havre, pauvre belle, pour me chercher, et tu t’es enfuie te croyant trompée, tu n’as pas vu mon désespoir à travers ma fausse joie, tu as pris mon masque pour ma figure, le délire de mon corps pour l’oubli de mon âme ! Eh bien ! à cet instant où mon pied pressait le torse d’une négresse, où ma tête flottait dans les vapeurs de l’orgie, tes yeux d’azur étoilaient mon rêve, tes tresses blondes ruisselaient devant moi pareilles aux fleuves d’or du paradis, j’étais rempli de ta pensée comme un vase d’une liqueur divine ! Jamais je ne t’avais plus aimée, je t’aimais plus que le condamné n’aime la vie sur la dernière marche de l’échafaud, que Satan n’aime le ciel du fond de son enfer ! Mon cœur ouvert aurait montré ton nom écrit dans toutes ses fibres comme ces veines du bois qui se répètent dans toute l’épaisseur du bloc. Il n’y avait pas en moi un atome qui ne t’appartînt, tu me traversais en tous sens comme la lumière traverse l’air. Ta vie s’était substituée à la mienne ; je n’avais plus ni libre arbitre ni volonté.

Tu t’es penchée un instant sur l’abîme, et tu t’es reculée avec épouvante, car nulle femme n’a regardé sans vertige le gouffre du cœur de l’homme ; les précipices t’ont toujours effrayée, — cher ange, comme si tu n’avais pas eu d’ailes ! Si tu étais restée un instant de plus, tu aurais vu loin, bien loin, du fond des ténèbres, briller sur un fond d’azur inaltérable, au milieu des étoiles épanouies, la réflection de ton image adorée.

Vains regrets ! plaintes superflues ! La terre humide et brune enveloppe sa forme délicate ! Ses beaux yeux, son front candide, son sourire charmant, nous ne les verrons plus jamais, — jamais, — jamais, quand nous vivrions des milliers de siècles. Chaque heure qui s’écoule rend la séparation plus profonde. Sa beauté va s’effacer dans la tombe, son nom dans l’oubli ! Car bientôt nous aurons disparu nous-mêmes, pâles figures courbées sur un marbre pâle !

Tout ceci est bien triste, bien sinistre et bien terrible, et pourtant il vaut mieux que tout soit ainsi. — La voir aux bras d’un autre : Roger ! nous n’avions rien fait à Dieu pour être damnés vivants ! — Je puis plaindre Raymond, puisque la mort le sépare de Louise. Qu’il me pardonne ! il le fera, car c’est un grand, un noble et parfait ami. Nous l’avons méconnu tous deux, comme cela devait être ! la sottise et la bassesse sont seules comprises ici-bas.

Nous avons tous fait une course désespérée pour atteindre le bonheur ! Un seul est arrivé, — mort !

Edgard de Meilhan.