IV

À MONSIEUR
MONSIEUR EDGARD DE MEILHAN
À RICHEPORT,
PAR PONT-DE-L’ARCHE (EURE),


Grenoble, hôtel de la Préfecture, 20 mai 18…

Ne m’attendez pas, cher Edgard ; je ne serai point à Richeport le 24. Quand y serai-je ? Je n’en sais rien. Je vous écris d’un lit de douleur, brisé, meurtri, brûlé, demi-mort. C’est bien fait, direz-vous en apprenant que j’en suis là pour avoir commis le plus grand des crimes qui se puissent juger à votre tribunal. Il n’est que trop vrai, j’ai sauvé la vie à une femme laide, mais je l’ai sauvée la nuit, et j’ai pu la supposer belle. Que ce soit mon excuse à vos yeux ! Quoi que vous décidiez, sans plus tarder, voici la chose.

Voyagez, courez d’un pôle à l’autre, battez le monde entier en tous sens : il n’est pas impossible que vous échappiez, Dieu aidant, aux mille et un fléaux qui émaillent la surface de notre petit globe terraqué. Mais où que vous alliez, vous n’échapperez point à l’Angleterre, que je vous donne pour la nation la plus gaie qui se puisse voir, surtout lorsqu’elle est en voyage.

Lord K… me racontait sérieusement, cet hiver, à Rome, qu’il était parti, voilà quelques années, de Londres, à l’unique fin de découvrir un coin de terre où nul avant lui n’aurait mis le pied, et d’y apposer le premier l’empreinte glorieuse d’une semelle britannique. Les Anglais, pour se distraire, ont parfois de ces idées-là. Après avoir avisé, sur un tableau synoptique des montagnes de l’univers, les deux points les plus culminants, lord K… gagna d’abord les Andes péruviennes et se mit à grimper aux flancs du Chimborazo avec ce flegme et ce sang-froid qui sont les indices certains d’une belle âme, naturellement portée vers les sommets. Parvenu jusqu’au faîte, les pieds meurtris et les mains en sang, comme il assurait sur le roc un talon vainqueur, il aperçut, dans une des anfractuosités, un monceau de cartes de visite, déposées là successivement, depuis un quart de siècle, par deux ou trois cents de ses compatriotes. Surpris, mais non découragé, lord K… tira de son portefeuille une carte luisante et satinée, puis, l’ayant ajoutée gravement à tant d’autres, se prit à descendre le Chimborazo du même air qu’il l’avait monté.

À mi-côte, il se trouva nez à nez avec sir Francis P…, en train d’escalader ce que lord K… dégringolait. Quoique un peu divisés déjà par la divergence de leurs opinions, c’étaient de vieux amis ; leur amitié datait, je crois, de l’Université d’Oxford. Sans paraître étonnés de se rencontrer en si haut lieu, tous deux se saluèrent avec politesse, et, le long du Chimborazo, comme en politique, continuèrent de marcher en se tournant le dos.

Trahi par le Nouveau-Monde, lord K… se dirigea vers l’ancien. Il pénétra au cœur de l’Asie, s’enfonça dans le pays du Deb-Radja, et ne s’arrêta qu’au pied du Tchamalouri, sur les limites du Boutan. Il est juste que je vous accable à mon tour de la rude érudition que milord a fait peser sur moi. Sachez donc, cher Edgard, que le Tchamalouri, est le pic le plus élevé du groupe de l’Himalaya. Le Junfrau, le Mont-Blanc, le Mont-Cervin et le Mont-Rosa, exhaussés les uns sur les autres, seraient tout au plus dignes de lui servir de marchepied. Jugez des transports de milord, en présence de ce géant, dont la tête chenue se perdait dans le bleu du ciel ! On a pu lui dérober la virginité du Chimborazo ; mais à lui, à lui seul la virginité du Tchamalouri ! Après quelque repos, ayant pris toutes ses mesures, un beau matin, au soleil levant, voici milord qui commence à gravir avec l’orgueilleuse satisfaction d’un amant qui, laissant ses rivaux se morfondre dans l’antichambre, se glisse furtivement par un escalier dérobé, la clef du boudoir dans sa poche. Il monte, et, dès le premier jour, il a dépassé la région des tempêtes. Il dort la nuit roulé dans son manteau et reprend sa tâche au retour de l’aube. Rien ne l’effraie, rien ne lui fait obstacle. Il bondit comme un chamois de crête en crête, il rampe comme un serpent le long du rocher, il se suspend comme une liane aux vives arêtes. Son corps n’est bientôt qu’une plaie. Après avoir grillé, il gèle. Les aigles tournoient sur son front et lui fouettent le visage du vent de leurs ailes. Il va toujours. Dilatés outre mesure par la raréfaction de l’air, ses poumons menacent à chaque instant de faire éclater sa poitrine comme la chaudière d’un bateau à vapeur ; il monte encore. Enfin, après des efforts surhumains, haletant, sanglant, pantelant, milord roule épuisé sur une des dernières marches. Quel labeur ! mais quel triomphe ! Quelle lutte ! mais quelle conquête ! Et quelle joie de pouvoir, au prochain hiver, se vanter d’avoir gravé son nom où Dieu seul jusqu’alors avait écrit le sien ! Et pour sir Francis, qui n’aura pas manqué de s’enorgueillir des faveurs banales du Chimborazo, quelle humiliation d’apprendre que lui, lord K… plus difficile en ses amours, plus relevé dans ses ambitions, n’a pas craint d’aller cueillir, à quatre milles toises au-dessus du niveau de la mer, la fleur virginale du Tchamalouri !

Je me souviens que la première nuit que je passai dans Rome, du soir au matin, j’entendis durant mon sommeil une voix mystérieuse qui murmurait à mon chevet : Rome ! Rome tu es dans Rome ! Ainsi, rompu, brisé, n’en pouvant plus, milord entendait une voix charmante chanter doucement à son oreille : Tu es couché tout de ton long sur la cime du Tchamalouri. Cette mélodie lui fit insensiblement l’effet du baume de Fier-à-Bras. Il se ranime, se lève, et, la face radieuse, l’œil étincelant, le sein gonflé d’orgueil, s’apprête à graver son nom à l’aide d’un poignard qu’il a tiré de son étui, quand tout d’un coup il pâlit, ses jambes fléchissent, et le burin, échappé de sa main, tombe et s’émousse sur le roc. Qu’a-t-il vu ? qu’est-il advenu qui puisse à ce point le troubler dans ces régions inaccessibles ? Là, tout près, sur cette même tablette de granit où il se disposait à écrire le nom de ses ancêtres, il avait lu, le malheureux ! distinctement lu, ce qui s’appelle lu, ces deux noms incrustés profondément dans le silex : Williams-Lavinia, avec cette inscription en anglais au-dessous : le 25 juillet 1831, deux tendres cœurs se sont assis à cette place. Le tout surmonté d’un double cœur enflammé, percé d’une flèche qui perçait ainsi trois cœurs à la fois. La roche était chargée d’ailleurs de plus de cinquante noms tous anglais, et d’autant d’inscriptions toutes anglaises, dans le goût de celle que je viens de vous rapporter.

Milord eut la fantaisie de se jeter la tête la première du haut en bas du Tchamalouri. Heureusement, dans son désespoir, ayant levé les yeux, il découvrit un dernier plateau tellement escarpé que ni chat ni lézard ne pourrait y grimper. Lord K… se fait oiseau, il y vole, et qu’aperçoit-il ? Ô vanité des ambitions de l’homme ! sur le dernier échelon de la plus gigantesque échelle qui monte de la terre au ciel, milord aperçut sir Francis qui, venant d’effectuer la même ascension par un autre flanc du colosse, lisait tranquillement un numéro du Times et déjeunait philosophiquement d’une bouteille de porter et d’une tranche de rost-beef. Les deux amis se saluèrent froidement ainsi qu’ils l’avaient fait à mi-côte du Chimborazo ; puis, la mort dans l’âme, mais impassible et grave, lord K… tira silencieusement de sa poche une boîte de conserves, un flacon d’ale et un numéro du Standard. Quand le repas et le journal furent terminés de part et d’autre, les deux touristes se séparèrent et descendirent chacun de son côté, sans s’être dit une parole. Ajoutez que lord K… ne pardonna point à sir Francis ; qu’ils s’accusèrent réciproquement de plagiat, qu’une haine mortelle s’ensuivit entre eux, et qu’ainsi le Tchamalouri acheva ce que la politique avait commencé.

Je tiens cette histoire de lord K… lui-même, qui ne fait plus que traîner ici une existence morne et désenchantée, et qui en mourra, c’est sûr, s’il n’imagine prochainement un moyen de monter dans la lune ; encore a-t-il la conviction qu’il y trouverait sir Francis. Racontée par vous, l’histoire y gagnera ; égayez-en madame votre mère, et concluez avec moi que, s’il pousse des Anglais à quatre mille toises au-dessus du niveau de la mer, cette plante doit foisonner nécessairement dans la plaine et dans les bas-fonds. Elle s’acclimate partout, comme la fraise, dont elle n’a d’ailleurs ni le parfum ni la saveur ; mais je crois que l’Italie est celui de tous les pays où elle prospère et se plaît le plus volontiers. Je n’y ai traversé, pour ma part, que des champs d’Anglais, parsemés, çà et là, de quelques Italiens. Et pourtant, plût à Dieu que je n’eusse rencontré que des Anglais le long de ma route ! Un poète a dit de l’Angleterre que c’est un nid de cygnes au milieu des flots. Hélas ! pour quelques cygnes qui nous en viennent de loin en loin, a-t-on calculé ce qui s’en échappe, bon an, mal an, de vieilles autruches au plumage hérissé, et de jeunes cigognes au long cou, à la maigre échine ?

J’étais à Rome, depuis quelques heures seulement : j’errais déjà dans le Campo-Vaccino, où j’avais fait quelques pas à peine, lorsqu’à travers toutes ces ruines, j’en trouvai une que je ne cherchais pas. C’était lady Penock ; je l’ai depuis rencontrée tant de fois, que j’ai dû finir par savoir son nom. Edgard, vous connaissez lady Penock ; il est impossible que vous ne la connaissiez pas. Autrement, rien ne vous est plus aisé que de vous la représenter. Prenez un keepsake, détachez-en une de ces figures plus belles que les fées de nos rêves, si belles, qu’on se demande si le peintre a choisi ses modèles parmi les filles de la terre. Amant passionné de la forme, caressez d’un œil éperdu les lignes aristocratiques de ce col et de ces épaules ; contemplez ce front pur où la jeunesse et la grâce résident ; baignez votre âme dans les molles clartés de ce bleu et limpide regard ; penchez-vous pour recueillir le souffle parfumé de cette bouche souriante ; frissonnez au contact de ces cheveux blonds opulemment tordus derrière la tête et se déroulant le long des tempes en spirales d’or ; enlacez d’un chaste désir cette taille riche et flexible ; lévite fervent du culte de la beauté, tombez en extase, puis dites-vous que lady Penock est le contraire de ce portrait charmant. Cette apparition au milieu du forum antique détourna complétement le cours de mes impressions. J.-J. Rousseau nous apprend, dans ses Confessions, qu’il oublia madame de Larnage en voyant le pont du Gard ; j’oubliai le Colysée en voyant lady Penock. Expliquez-moi maintenant, cher Edgard, par quelle fatalité je n’ai pu faire dès lors un seul pas sans rencontrer cette funeste beauté sur mon chemin ? Sous les arceaux du Colysée et sous le dôme de Saint-Pierre, dans la Rome païenne et dans la Rome catholique, en face du groupe de Laocoon et devant la Communion de saint Jérôme du Dominiquin, sur le bord du lac Albano et sous les ombrages de la villa Borghèse, à Tivoli dans le temple de la Sibylle, à Subiaco dans le couvent de Saint-Benoît, par toutes les lunes et par tous les soleils, je l’ai vue partout surgir à mes côtés. Pour la fuir, je me suis enfui ; j’ai pris la poste et la route de la Toscane. Je l’ai retrouvée au pied de la cascade de Terni, au tombeau de saint François d’Assise, sous la porte d’Annibal à Spolette, à Pérouse à table d’hôte, à Arezzo sur le seuil de la maison qu’habita Pétrarque ; enfin, la première personne que je rencontrai sur la place du Grand-Duc, à Florence, devant le Persée de Benvenuto Cellini, Edgard, ce fut lady Penock. À Pise, elle m’apparut au Campo-Santo ; dans le golfe de Gênes, sa barque faillit faire chavirer la mienne ; à Turin, je la retrouvai au musée des antiquités égyptiennes. Toujours elle, partout et toujours ! Ce qu’il y a de plaisant dans tout cela, c’est que milady, en m’apercevant, se troublait, rougissait, baissait les yeux, et, se croyant en butte aux obsessions d’une passion désordonnée, marmottait entre ses longues dents : Shocking ! Shocking !

De guerre lasse, je dis adieu à l’Italie et je repassai les monts. D’ailleurs, chère patrie, j’avais hâte de te revoir ! Je traversai la Savoie, et quand je vis bleuir au lointain horizon les montagnes du Dauphiné, mon cœur battit, mes paupières s’humectèrent, comme au retour d’un long exil, et je ne sais quelle sotte honte m’empêcha de me jeter à bas de ma voiture et de baiser le sol de la France. Salut, terre généreuse et féconde, foyer toujours ardent de l’intelligence et de la liberté ! En te touchant, l’âme s’élève, l’esprit s’agrandit, et pas un de tes enfants ne rentre dans ton sein sans palpiter d’une sainte ivresse et tressaillir d’un légitime orgueil. J’allais rempli d’une douce joie. Les arbres me souriaient, la brise me disait de douces paroles, les petites fleurs qui tapissaient la marge du chemin me souhaitaient la bienvenue, et je me retenais pour ne point embrasser comme des frères les braves gens qui se croisaient avec moi sur la route. Et puis, cher Edgard, j’allais vous retrouver ! J’allais revoir aussi le coin de verdure où je suis né, les champs paternels qui sont dans la patrie commune comme une seconde patrie !

Il faisait nuit noire, sans lune et sans étoiles. Je venais de quitter Grenoble, et j’allais traverser Voreppe, petit village non sans quelque importance, à cause du voisinage de la Grande-Chartreuse, qui attire tous les ans, à cette époque, moins de croyants que de curieux. Tout d’un coup les chevaux s’arrêtèrent, j’entendis au dehors une sourde rumeur, et les vitres de ma voiture furent frappées d’une lueur sanglante, que j’aurais prise pour celle du couchant, si le soleil n’eût été depuis longtemps couché. Je mis pied à terre ; l’unique auberge du village brûlait. C’était dans ce petit hameau un remue-ménage infernal. On criait, on courait, on se heurtait. Le maître de l’hôtel, aidé de sa femme, de ses enfants et de ses valets, vidait les étables et les écuries. Les chevaux hennissaient, les bœufs mugissaient, tandis que les pourceaux, comme s’ils avaient l’instinct qu’il est dans leur destinée d’être grillés tôt ou tard, opposaient à leurs sauveurs une résistance opiniâtre, pleine de philosophie. Pendant ce temps, les notables de l’endroit, groupés sur la place, discouraient magistralement sur les causes de l’incendie, que personne ne s’occupait d’éteindre, et qui, enflammant la nuit sombre et embrasant les coteaux d’alentour, lançait au ciel avec furie ses gerbes et ses fusées d’étincelles. Vous, poète, vous auriez trouvé cela beau. Sublimes égoïstes, tout vous est spectacle, couleur, images et décorations. Je cherchais depuis quelques instants à m’utiliser dans ce désastre, quand je crus comprendre, à ce qui se disait autour de moi, qu’il restait dans l’auberge quelques voyageurs en danger de rôtir, si la chose n’était déjà faite. Entre autres, on s’entretenait vaguement d’une jeune étrangère, descendue le jour même de la Grande-Chartreuse, qu’elle était allée visiter. Je marchai droit à l’hôtelier, qui tirait un de ses porcs rétifs par la queue, rappelant assez bien, dans cette position, un des plus plaisants dessins de Charlet. Bon, bon, me répondit cet homme, tous les voyageurs sont partis, et pour ce qu’il en reste… — Il en reste donc ? demandai-je. — J’insistai et j’appris enfin qu’il y avait une Anglaise dans une des chambres du second étage. Je hais l’Angleterre ; je la hais bêtement, à la façon des vieux de la vieille. L’Angleterre est encore pour moi la perfide Albion. Raillez, vous en avez le droit. Je la hais de tout le vivace amour que je sens là pour mon pays ; je la hais, parce que mon cœur a toujours saigné des blessures qu’elle a ouvertes au sein de la France. Oui ; mais lâche est celui qui, pouvant secourir une créature de Dieu, se tient les bras croisés, sourd à la pitié ! Mon ennemi en péril de mort est mon frère. Au besoin, je me serais jeté à l’eau pour sauver Hudson Lowe, quitte à le provoquer ensuite et à tâcher de le tuer comme un chien. Le rez-de-chaussée de l’auberge était envahi par le feu. Je prends une échelle, je l’applique contre la façade et je monte à l’assaut de la fenêtre que je me suis fait désigner. Sur le sol hospitalier de la France, un étranger ne doit point périr, faute d’un Français qui se dévoue pour lui. Comme Antony, d’un coup de poing je brise une vitre, je soulève l’espagnolette. Me voici dans un corridor que n’a point encore gagné l’incendie. Je me précipite sur une porte ; une voix révoltée me crie : L’on n’entre pas ! J’entre, je cherche la jeune étrangère, et, dieux immortels qu’aperçois-je, dans le négligé charmant d’une beauté réveillée en sursaut ? Vous l’avez nommée, c’était elle ! Oui mon cher, c’était lady Penock ! lady Penock qui m’a reconnu de son côté et qui pousse des cris furieux — Madame, lui dis-je en me détournant avec un sentiment de respect bien sincère et bien légitime, ce n’est point de cela qu’il s’agit. Cette maison brûle, et si vous n’en sortez… — C’est vous, s’écria-t-elle, qui avez mis le feu à cette petite établissement, comme Lovelace, pour enlever moâ. — Madame, ajoutai-je, nous n’avons pas un instant à perdre. Le temps pressait ; le plancher fumait sous nos pieds ; les poutres craquaient sur nos têtes ; le feu flambait et grondait à la porte. Malgré son éternel refrain, qui ressemblait à un cri d’oiseau : shocking ! shocking ! j’arrachai lady Penock du fond de la ruelle où elle s’était blottie pour échapper à mes folles étreintes. Je l’enlevai comme une gaule de bois sec, et, chargé de ce précieux fardeau, je reparus au haut de l’échelle. Cependant, l’incendie faisait rage ; la flamme et la fumée nous envahissaient de toutes parts. — De grâce, madame, disais-je d’une voix étouffée, ne criez pas ainsi, ne vous débattez pas de la sorte ! Milady criait plus fort et se débattait davantage. À mi-chemin, elle me dit : — Jeune homme, remontez subitement ; j’avais oublié un petit chose à moâ précieux. À ces mots, la toiture s’effondra, les murs s’écroulèrent, l’échelle vacilla, la terre s’ouvrit sous mes pas, et je me sentis rouler dans les abîmes du Ténare. Je me réveillai sous l’humble toit d’un pauvre ménage qui m’avait recueilli. J’avais une épaule fracturée et trois médecins à mon chevet ; je sais bien des gens qui sont morts à moins. Quant à lady Penock, j’appris avec satisfaction qu’elle en était quitte pour une légère entorse. Elle est partie, indignée de l’impertinence de mes procédés, et aux quelques personnes qui lui conseillaient charitablement de s’installer en sœur grise auprès du lit de son sauveur, elle a répondu en rougissant : Oh ! je moure si je revois cette jeune homme.

Rassurez-vous ; cette fois encore, la France a payé pour Albion. Mon aventure ayant fait bruit, à quelque temps de là, je vis, un matin, la Providence entrer dans ma chambre et venir s’asseoir à mon chevet, sous les traits d’une noble créature qui s’appelle Mme de Braimes. Il se trouve que depuis un an M. de Braimes est préfet de Grenoble, qu’il a connu intimement mon père, et qu’il a suffi de mon nom pour m’attirer ces deux aimables cœurs. Aussitôt que j’ai pu endurer le mouvement de la voiture, on m’a transporté de Voreppe à Grenoble, et c’est de l’hôtel de la Préfecture que je vous écris, cher Edgard.

J’ai reçu à Florence la dernière lettre que vous m’avez adressée à Rome. Que de questions et comment répondrai-je à toutes ? Tenez, ne me parlez ni de Jérusalem, ni du Cédron, ni du Liban, ni de Palmyre, ni de Balbeck, ni de rien du tout. Relisez l’itinéraire de René, le voyage de Jocelyn, les Orientales d’Olympio, et vous en saurez autant que moi sur l’Orient, où je viens pourtant, à votre avis, de passer deux années entières. J’ai fait d’ailleurs toutes les commissions dont vous m’avez chargé, voici tantôt trois ans, la veille de mon départ. Je rapporte pour vous des pipes de Constantinople, et pour madame votre mère des chapelets de Bethléem ; seulement, j’ai acheté les pipes à Livourne et les chapelets à Rome. Vous souvient-il qu’un soir de décembre, à Paris, voilà dix-huit mois, par un temps de pluie fine et glacée, je devais être alors sur les bords de l’Aftan ou sur les rives de l’Euphrate, vous suiviez les quais, entre onze heures et minuit, marchant au pas de course, et roulé comme un Castillan dans les plis de votre manteau ? Vous souvient-il qu’entre le pont Neuf et le pont Saint-Michel, il vous arriva de vous heurter contre un jeune homme, comme vous attardé, enveloppé comme vous d’un manteau, et remontant au pas de course le cours de la Seine que vous descendiez ? Le choc fut violent et vous cloua tous deux sur place. Vous souvient-il que, vous étant envisagés l’un l’autre à la clarté d’un bec de gaz, mon nom fit explosion sur votre bouche, et que vos bras s’ouvrirent follement pour m’attirer et pour m’étreindre ? Puis, voyant l’attitude froide et réservée de celui qui se tenait silencieux devant vous, vous souvient-il enfin que, vous ravisant aussitôt, vous passâtes votre chemin, riant de la méprise, mais frappé de la ressemblance ? On se ressemble de plus loin ; ce jeune homme que vous veniez ainsi de prendre pour moi… c’était moi.

Encore une histoire, ce sera la dernière ; je vais vous la dire sans orgueil et sans modestie, comme quelque chose de si simple et si naturel, que ce n’est, en vérité, la peine ni de s’en vanter ni de s’en cacher.

Vous connaissez Frédéric B… ; souvenez-vous que de tout temps je vous ai parlé de lui comme d’un frère. Nous avons joué ensemble dans le même berceau ; nous avons grandi, pour ainsi dire, sous le même toit. À l’école, c’est moi qui faisais ses devoirs ; en revanche, c’est lui qui mangeait mes confitures. Au collége, je faisais ses pensums et me battais pour lui. À vingt ans, je reçus à son adresse un coup d’épée dans la poitrine. Plus tard, il se jeta tête baissée dans le mariage et dans les affaires, et nous nous perdîmes de vue, sans toutefois cesser de nous aimer. Je savais qu’il prospérait, et n’en demandais pas davantage. De mon côté, las de la vie stérile qui s’appelle la vie du monde, je réalisai ma fortune et me préparai à partir pour un long voyage. Le jour de mon départ, je vous avais dit adieu la veille, Frédéric entra dans ma chambre. Il y avait près d’un an que nous ne nous étions rencontrés ; j’ignorais qu’il fût à Paris. Je le trouvai changé ; son air préoccupé m’alarma. Toutefois, je n’en laissai rien voir ; nous ne saurions toucher avec trop de réserve et de discrétion à la tristesse de nos amis mariés. Tout en causant, j’aperçus deux grosses larmes qui roulaient silencieusement le long de ses joues. Je n’y tins plus. — Qu’as-tu ? lui dis-je brusquement. Je le pressai de questions, je le harcelai, j’appris tout ; la banqueroute était à sa porte. Il me parla de sa femme et de ses enfants en termes qui me navrèrent, si bien que je me mis à pleurer avec lui, car, puisqu’il se désolait ainsi, je devais nécessairement supposer que je n’étais pas assez riche pour lui donner l’argent qui lui manquait. — Mon pauvre Frédéric, lui demandai-je enfin, c’est donc une bien grosse somme !… Il me répondit par un geste de désespoir. — Voyons, combien ? demandai-je encore. — Cinq cent mille francs ! s’écria-t-il avec une morne stupeur. Je me levai, je le pris par le bras, et, sous prétexte de le distraire, je l’entraînai sur les boulevards. Je le quittai à la porte de mon notaire et le rejoignis en sortant. — Frédéric, lui dis-je en lui remettant un mot que je venais d’écrire, prends cela et cours embrasser ta femme et tes enfants. Là-dessus, je me jetai dans un cabriolet qui me ramena chez moi. Mon voyage était fait ; je revenais de Jérusalem.

Je vous entends : Dupe ! me criez-vous. Oh ! que non pas, Edgard ! Je suis jeune et je connais les hommes ; mais il en est du bien comme du beau, et vouloir en retirer d’autres satisfactions que celles qu’on trouve à les cultiver l’un et l’autre m’a toujours paru une prétention exorbitante. Quoi ! vous avez, poète, l’ivresse de l’inspiration, les fêtes de la solitude, le silence des nuits étoilées et sereines, et cela ne vous suffit pas ; vous voulez que la fortune accoure au bruit des baisers de la Muse ? Quoi ! l’homme généreux, vous avez les joies de la main qui donne, et vous n’ensemencez un terrain de bienfaits qu’avec l’espoir d’y moissonner un jour les épis d’or de la reconnaissance ? De quoi vous plaignez-vous, malheureux ? c’est vous qui êtes des ingrats. D’ailleurs, même à ce point de vue, tenez-vous pour convaincu, cher Edgard, que le bien et le beau sont encore les deux meilleures spéculations qui se puissent faire ici-bas, et que rien au monde ne réussit mieux que les beaux vers et les bonnes actions. Il n’est que les méchantes âmes et les méchants poètes qui osent affirmer le contraire. Pour mon compte, l’expérience m’a enseigné que l’abnégation est tout profit pour celui qui l’exerce, et que le désintéressement est une fleur de luxe qui, bien entretenue, peut rapporter des fruits savoureux. J’ai rencontré la fortune en lui tournant le dos ; j’aurai dû à lady Penock les soins touchants et l’amitié précieuse de madame de Braimes, et pour peu que ce système de rémunération continue, je finirai par croire qu’en me précipitant dans le gouffre de Curtius, je tomberais sur un lit de roses.

Le fait est que j’étais ruiné : mais qui m’aurait pu voir en cet instant n’eût pas craint d’affirmer que je ployais sous le coup inespéré d’une félicité sans bornes. Il faut tout dire, Edgard. Je me représentais les transports de Frédéric et de sa femme en voyant comblé jusqu’au bord l’abîme où allait s’engouffrer leur honneur ; mais ce n’étaient pas seulement ces douces images qui me plongeaient dans une folle ivresse. Le croirez-vous ? ce qui m’enivrait autant et plus peut-être, c’était le sentiment de ma ruine et de ma pauvreté. Depuis longtemps je souffrais de ma jeunesse inoccupée ; je m’indignais du prosaïsme de mon existence. À vingt ans, je m’étais assis paisiblement dans une position toute faite ; pour conquérir ma place au soleil, j’avais pris la peine de naître ; pour cueillir les fruits de la vie, je n’avais eu qu’à y porter la main. Irrité du calme où se traînaient mes jours, ennuyé d’un bonheur trop facile et qui ne m’avait rien coûté, j’appelais, je cherchais des luttes héroïques, des rencontres chevaleresques, et ne les trouvant pas dans une société compassée où les grands intérêts ont remplacé les grandes passions, je rongeais mon frein en secret et je pleurais sur mon impuissance. Eh bien ! mon heure était venue ! j’allais mettre à l’épreuve ma volonté, mes forces et mon courage ; j’allais arracher à l’étude les secrets du talent ; la fortune que je venais d’abdiquer et que je n’avais due qu’au hasard, j’allais la redemander au travail. Je n’avais été jusqu’à présent que le fils de mon père et l’héritier de mes aïeux ; j’allais devenir l’enfant de mes œuvres. Non, le prisonnier qui voit tomber ses chaînes et qui jette au ciel un cri de liberté sauvage, ne se sent pas inondé d’une joie plus profonde que ne le fut la mienne, quand, me voyant aux prises avec la destinée, je pus m’écrier : Je suis pauvre ! Tenez, j’ai vu par le monde des jeunes gens blasés, fatigués, usés avant l’âge. À les entendre, ils avaient tout connu, tout épuisé, touché le néant au fond de toutes choses. En effet, ces jeunes malheureux ont essayé de tout, excepté du travail et du dévouement à quelque sainte cause.

Il ne me restait de mon patrimoine qu’une somme de quinze mille francs qui représentait les frais de mon voyage. Joignez-y le revenu plus que modique de deux petites fermes attenant au castel de mes pères, c’était là désormais tout mon avoir. En mettant les choses au mieux, en supposant que je dusse rentrer dans mes déboursés, cette rentrée ne pouvait s’effectuer que dans un avenir éloigné. Il était plus sage de n’y point compter : je fus sage et me traçai aussitôt la ligne de mes devoirs d’une main ferme et d’un cœur joyeux. Il fut décidé d’abord que je laisserais croire à mon départ et que j’emploierais dans le silence et dans la retraite le temps que je serais censé employer à courir le monde. Ce n’est pas qu’il n’entrât dans mes idées de dire hautement, hardiment ce que j’avais fait. Dans un pays où tous les ans on tranche la tête en public à une douzaine de misérables, et cela, dit-on, pour l’exemple, peut-être conviendrait-il que, pour l’exemple aussi, le bien se fît publiquement, à la face du ciel, au grand jour. Mais c’eût été compromettre le crédit de Frédéric, qui d’ailleurs n’aurait point accepté mon sacrifice, s’il en avait pu mesurer l’étendue. Il ne tenait qu’à moi de me retirer dans mon manoir héréditaire ; mais, outre qu’il me souriait peu d’aller exposer ma pauvreté aux commentaires de la province toujours si charitable, je ne me sentais aucun goût pour une existence de hobereau ruiné. Enfin, la solitude était nécessaire à mes projets. Or, la solitude est impossible ailleurs qu’à Paris ; on n’est vraiment perdu que dans la foule. J’eus bientôt trouvé, au Marais, une petite chambre un peu près des nuages, mais égayée par le soleil levant, et d’où la vue plongeait sur une mer de verdure, que perçaient çà et là quelques arbres du Nord, à la flèche élancée, à la ramure immobile et sombre. Ce nid me plut. Je le parai simplement, de mon mieux ; je l’encombrai de livres ; je suspendis à mon chevet le portrait de ma sainte mère qui paraissait me sourire et m’encourager, et, tandis que vous, Frédéric et les autres, vous me croyiez emporté par la vapeur vers les rivages de l’Orient, c’est là que je m’installai sans bruit, plus triomphant et plus fier qu’un officier de fortune prenant possession d’un royaume.

Edgard, j’ai vécu là deux ans. J’ai passé là, dans cette petite chambre, deux années qui resteront, j’en ai bien peur, le temps le plus pur, le plus rayonnant et le meilleur de ma vie tout entière. Je suis bien peu de chose ; mais auparavant je n’étais rien, et c’est là que je me suis fait le peu que je vaux à cette heure. Là, pendant deux ans, j’ai pâli dans les veilles, j’ai pensé, réfléchi, souffert ; je me suis nourri du pain des forts ; je me suis initié aux âpres voluptés du travail, aux joies austères de la pauvreté. Jours de labeur et de privation, beaux jours, qu’êtes-vous devenus ? Chastes enchantements, me sera-t-il donné de vous goûter encore ? Nuits silencieuses et recueillies, où je voyais, aux premières clartés de l’aurore, l’ange de la rêverie s’abattre à mon côté, incliner son beau front vers mon front fatigué et m’envelopper de ses blanches ailes, nuits charmantes, reviendrez-vous jamais ? Si vous saviez, Edgard, quelle existence j’ai menée là durant ces deux années ! Si vous saviez, ami, quels rêves sont éclos dans ce pauvre nid, à la lueur voilée de la lampe, vous en seriez jaloux, poète ! Les journées étaient remplies par les études sérieuses. Le soir, je prenais mon repas frugal près de l’âtre en hiver, à la verte saison auprès de ma fenêtre ouverte. En décembre, j’avais des convives que bien des rois m’auraient enviés : Hugo, George Sand, de Lamartine, de Musset, vous aussi, cher Edgard. En avril, j’avais les tièdes brises, le parfum des lilas, le chant des oiseaux qui gazouillaient sous la ramée, et les cris joyeux des enfants qui jouaient dans les allées obscures, tandis que les jeunes mères passaient à travers les pousses nouvelles, la démarche lente et la bouche épanouie en un doux sourire, pareilles aux ombres heureuses qui errent aux Champs élyséens. Parfois, quand la nuit était sombre, je m’aventurais dans les rues de Paris, le chapeau rabattu, fuyant l’éclat du gaz et rasant la muraille. C’est ainsi qu’une fois je vous rencontrai. Comprenez-vous bien tout ce qu’il me fallut de courage, quand vous m’ouvrîtes vos bras, pour ne pas m’y précipiter ? Je revenais le plus souvent en longeant les quais, écoutant les rumeurs confuses, pareilles au bruit lointain de l’Océan, que fait la grande ville avant de s’endormir, prêtant l’oreille au murmure de l’eau, et regardant la lune monter lentement derrière les tours de Notre-Dame, comme un disque embrasé qui sort de la fournaise. Bien souvent aussi, j’allais rôder sous les croisées de mes amis ; bien souvent je me suis arrêté sous les vôtres, vous envoyant un adieu silencieux. De retour au gîte, je ravivais mon feu sordidement enfoui sous la cendre, et je reprenais le cours de mes travaux, interrompus de temps en temps par la cloche des couvents d’alentour et par le bruit des heures qui sonnaient tristement dans l’ombre.

Ô nuits plus belles que le jour ! C’est pendant ces nuits solitaires que j’ai senti germer et fleurir dans mon cœur je ne saurais dire quel étrange amour. En face de moi, par delà les jardins qui nous séparaient, se trouvait, au même étage que la mienne, une fenêtre qu’un grand pin me cachait le jour, mais dont la lumière m’arrivait la nuit, claire et nette, à travers le branchage. Cette lumière s’allumait inévitablement tous les soirs, à la même heure, et ne s’éteignait guère qu’aux premières blancheurs de l’aube. Au bout de quelques mois, je me dis qu’il y avait là une pauvre créature de Dieu qui travaillait, qui souffrait peut-être. Je me levais parfois de mon bureau pour observer cette petite étoile qui scintillait entre ciel et terre, et je restais, le front collé contre la vitre, à la contempler avec mélancolie. Ce fut d’abord pour moi une excitation à la veille. Je me faisais un point d’honneur de ne pas éteindre ma lampe tant que je voyais briller cette lampe rivale. Ce devint à la longue une amie de ma solitude, une compagne de ma destinée. Je finis par lui prêter une âme pour m’entendre et pour me répondre. Je lui parlais, je l’interrogeais, je m’écriais parfois : Qui donc es-tu ? Tantôt c’était un pâle jeune homme, épris de l’amour de la gloire, et je l’appelais mon frère. C’était tantôt une jeune et belle Antigone travaillant pour nourrir son vieux père, et que j’appelais ma sœur, que j’appelais aussi d’un nom plus doux. Enfin, que vous dirai-je ? il y avait des instants où je me figurais que la lueur de nos lampes fraternelles n’était que le rayonnement de deux sympathies mystérieuses qui s’attiraient pour se confondre.

Il faut avoir passé deux années dans l’isolement pour pouvoir comprendre ces puérilités. Que de prisonniers se sont ainsi pris d’affection pour quelque violier épanoui entre les barreaux de leur cage ; seulement, pareille aux belles de nuit des jardins, qui se ferment aux rayons du jour et ne s’ouvrent qu’aux baisers du soir, la fleur que j’aimais était une étoile. J’épiais son réveil d’un regard inquiet ; je ne me décidais à prendre du repos que lorsqu’elle s’était éteinte. La voyais-je pâlir et vaciller, je lui criais : « Courage et bon espoir ! Dieu bénit le travail ; il te garde un coin de ciel plus radieux et plus pur ! » Me sentais-je triste à mon tour, elle jetait une lueur plus vive, et j’écoutais une voix qui disait : « Espère, ami ! je veille et je souffre avec toi ! » Non, encore à cette heure, je ne saurais m’empêcher de croire qu’il y avait entre cette lampe et la mienne un fil électrique par où deux cœurs, faits l’un pour l’autre, communiquaient et s’entendaient entre eux. Vous pensez bien que je cherchai à découvrir, dans les rues adjacentes, la maison et la chambre d’où partait cette chère lumière ; mais chaque jour on me donnait un renseignement nouveau qui contredisait celui de la veille. Je finis par supposer que la personne qui demeurait là avait intérêt à se cacher comme moi, et je respectai son secret.

Ainsi coulait ma vie. Tant de bonheur dura trop peu ! Les dieux et les déesses de l’Olympe avaient une messagère, nommée Iris, qui portait leurs billets doux d’un bout à l’autre du monde. Nous autres mortels, nous avons à notre usage une fée qui laisse Iris bien loin derrière elle. Cette fée s’appelle la poste. Habitez la cime du Tchamalouri, vous y verrez un beau matin arriver un facteur avec sa boîte en sautoir, et une lettre à votre adresse. Un soir, en rentrant d’une de ces excursions dont je vous parlais tout à l’heure, je trouvai, chez mon portier, une lettre qui m’était adressée. Je n’ai jamais revu de lettres sans un sentiment de terreur. Celle-ci, c’était la première que je recevais depuis deux ans, avait un aspect formidable. L’enveloppe était chargée de signes bizarres et du cachet de tous nos consulats en Orient. Sous ces empreintes multipliées, on lisait, écrits en grandes lettres, ces trois mots : Pressé. Très-important. Ce carré de papier que je tenais entre mes mains était allé me chercher de Paris à Jérusalem, et, de consulat en consulat, était revenu de Jérusalem à Paris, dans les bureaux du ministère des affaires étrangères. De là, l’on avait fait lâcher quelques limiers de la police, qui, avec leur flair habituel, avaient suivi ma trace et découvert mon gîte en moins d’un jour. J’allai droit à la signature et lus le nom de Frédéric. J’avoue naïvement que, depuis deux ans, il ne m’était pas arrivé une seule fois de me préoccuper de la tournure de ses affaires, cette lettre m’en apporta la première nouvelle. Après un préambule consacré tout entier à l’expression d’une gratitude exagérée, Frédéric m’annonçait à son de trompe que la fortune avait magnifiquement réparé ses torts envers lui. Avec les cinq cent mille francs que je lui avais laissés en partant, il avait mis son honneur à couvert et relevé son crédit chancelant. Dès lors, il avait prospéré au delà de toute espérance. En quelques mois, il avait gagné à la hausse des actions de chemins de fer des sommes fabuleuses. Il terminait en m’apprenant qu’il m’avait intéressé dans ses heureuses spéculations, et que, mes capitaux ayant doublé, je me trouvais à cette heure à la tête d’un bel et bon million qui ne devait rien à personne. Au bas de cette lettre, hérissée de chiffres et de termes qui puaient l’argent, je lus quelques lignes simples et touchantes de la femme de Frédéric, qui m’allèrent au cœur et m’attendrirent jusqu’aux larmes.

Quand j’eus tout lu, je promenai un long regard autour de ma petite chambre où j’avais vécu d’une si douce vie ; puis, m’étant assis sur l’appui de ma fenêtre ouverte, d’où je voyais mon étoile fidèle luire paisiblement dans les ténèbres, je demeurai là jusqu’au matin, plein de tristesse et de mélancolie.

La fortune a ses devoirs aussi bien que la pauvreté. Comme noblesse, fortune exige. S’il était vrai que je fusse riche à ce point, je ne pouvais, je ne devais plus vivre ainsi que je venais de le faire. Au bout de quelques jours, je me rendis chez Frédéric, qui ne manqua pas de me croire ramené brusquement de Jérusalem par la lettre qu’il m’avait écrite ; je me gardai de le détromper, ne voulant rien ajouter à sa reconnaissance, qui me paraissait plus que suffisante déjà. Tenez-moi quitte des détails ; il est très-vrai que j’avais un million. J’en atteste ici le ciel, mon premier mouvement fut de courir encore une fois à la recherche de ma chère lumière, pour soulager, s’il y avait lieu, l’infortune qu’elle éclairait. Mais je me dis qu’un être si laborieux était fier à coup sûr, et je m’arrêtai par crainte d’offenser un noble orgueil.

Un mois plus tard, par une nuit de mai, j’avais vu s’éclipser successivement les mille flambeaux des maisons voisines. Deux lampes seules brûlaient dans l’ombre : c’étaient les deux lampes amies. Je restai longtemps à contempler le rayon lumineux qui glissait à travers le feuillage, et quand je sentis passer sur mon front le premier frisson des brises matinales : « Adieu ! m’écriai-je dans mon cœur attristé ; adieu, petite étoile, doux soleil de mes nuits, astre cher à ma solitude ! Demain, à cette heure, mes yeux te chercheront et ne te verront plus. Et toi, qui que tu sois, qui travailles et qui souffres à cette pâle lueur, adieu, ma sœur ! adieu, mon frère ! poursuis ta destinée, veille et prie ! Je prierai Dieu, de mon côté, pour qu’il abrège le temps de tes épreuves. »

Je dis aussi adieu à ma chambrette, non pas un adieu éternel, car je l’ai gardée, et je la garderai pendant toute ma vie. Je ne veux pas que tant que je vivrai, on aille effaroucher tout une couvée de beaux rêves que j’ai laissée dans ce pauvre nid. La revoir est une des plus vives joies que me promette mon retour à Paris. J’y retrouverai tout dans le même ordre que par le passé ; mais la petite étoile brille-t-elle dans le même coin de ciel ? Grâce aux soins de Frédéric, mes affaires étaient en règle ; je partis le même jour pour Rome, car, lorsqu’on est attendu du bout du monde, c’est bien le moins qu’on revienne de quelque part.

Telle est, cher Edgard, l’histoire de mes voyages et de mes amours. Gardez-m’en le secret. Nous valons tous si peu les uns et les autres, que, lorsqu’il arrive à l’un de nous de faire quelque bien par hasard, celui-là doit s’en taire, sous peine d’humilier son prochain. Une fois rétabli, j’irai dans mes montagnes de la Creuse, et de là vers vous. Ne m’attendez qu’au mois de juillet à cette époque, don Quichotte fera son apparition sous les pommiers de Richeport, pourvu toutefois qu’il ne soit point accroché sur sa route par lady Penock ou par quelque moulin à vent.

Raymond de Villiers.