La Croisade de Salonique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 561-595).
L’EFFORT FRANÇAIS

LA
CROISADE DE SALONIQUE
(12 OCTOBRE 1915-13 NOVEMBRE 1918)

I

Le 9 octobre 1915, les Austro-Allemands occupent Belgrade ; le 11, les Bulgares franchissent la frontière serbe à l’Est de Nich ; le 12, le général Sarrail, « commandant en chef l’armée française opérant en Serbie », débarque à Salonique.

111 bataillons allemands, 53 bataillons austro-hongrois, 177 bataillons bulgares, au total 341 bataillons : voilà la force offensive. En face d’elle, l’armée serbe, 194 bataillons, 116 sur le front Nord opposés à l’invasion austro-allemande, 78 sur le front Est contre les Bulgares. Cette armée a été deux fois victorieuse de l’Autriche, au Tzer en août 1914, à la Koloubara en novembre ; elle est sur la brèche depuis 1912, a battu le Turc, le Bulgare, l’Autrichien, mais s’épuise : elle manque d’hommes, d’artillerie, de munitions, de vêtements. Deux fois en un an, elle a vu son pays piétiné par les « Barbares », et elle se demande si elle tiendra devant la troisième ruée. « Héros ! lui clame son commandant en chef, le prince Alexandre, vous avez vu de vos propres yeux toutes les horreurs que l’ennemi cruel a commises dans des demeures paisibles sur de faibles êtres sans défense, à Yadar, dans la Matchva fertile et dans la riche ville de Chabats. Vous avez vu de vos propres yeux comme ils se sont montrés barbares vis-à-vis de vos camarades tombés. Vous avez entendu les cris et les plaintes de faibles enfants, de femmes, de vieillards épuisés, dont les convois passaient à côté de vous pour se mettre sous la protection de vos armes contre l’avance de ces hordes... Héros ! la défense de nos demeures et la protection des faibles vous invitent à disputer avec acharnement, pas à pas, le sol de la patrie... »

L’armée serbe crie au secours.

Depuis deux mois elle appelait à l’aide. Le gouvernement serbe n’avait cessé de dénoncer le péril bulgare. « Lorsque la mobilisation bulgare fut ordonnée, écrivait M. Pachitch, nous avions la certitude qu’elle était dirigée contre nous et nos alliés. Nous nous sommes adressés en conséquence à nos alliés en leur demandant ou d’exiger de la Bulgarie par un ultimatum la démobilisation de son armée, ou de lui déclarer la guerre et de nous envoyer, en même temps, du secours, le plus vite et le plus qu’ils le pourront. Au lieu de cela, nos alliés ont déclaré à la Bulgarie que, si elle attaquait la Serbie, on se considérerait comme en état de guerre avec elle : c’est ainsi que la Serbie fut privée de la possibilité d’empêcher l’armée bulgare de mobiliser, et que la Bulgarie en gagnant du temps a pu achever la concentration de ses troupes sur la frontière serbe et attaquer la Serbie. Lorsque la Serbie fut attaquée, nous nous sommes adressés encore une fois à nos alliés : nous les avons prévenus que la Serbie ne pourra tenir longtemps si on ne lui envoie du secours le plus vite possible et en plus grand nombre, et que la Serbie succombera si ce secours arrive tard. Depuis l’attaque austro-allemande et bulgare, la Serbie combat jour et nuit sur tous ses fronts, elle commence à fléchir, et le moment approche où elle succombera définitivement devant la force ennemie supérieure... »

Tandis que la Serbie s’inquiète, son alliée, l’autre constante ennemie des Bulgares, la Grèce, s’interroge. Le 10 septembre la Bulgarie avait décrété la mobilisation générale. Le 23 septembre, Constantin appose sa signature sur le décret de mobilisation que M. Vénizélos lui présente. Le grand honnête homme qui gouverne la Grèce veut tenir ses engagements d’allié : le traité du 3 juin 1913 contraint la Grèce à secourir la Serbie attaquée. Mais le Roi, lié à l’Allemagne, ergote. La Serbie, de son côté, doit fournir 150 000 hommes : elle ne le peut. Le 23 septembre, M. Vénizélos propose de demander à l’Entente les 80 000 hommes nécessaires pour compléter l’effectif serbe, voire 150 000 hommes. Le Roi se tait. Le Premier fait la démarche auprès des ministres de France et d’Angleterre. M. Vénizélos se plait à conter cette scène mémorable où les deux hommes se révèlent, les deux politiques, les deux mondes. Constantin n’ose heurter de front son ministre. Dans la soirée, il lui dépêche Mercati, le maréchal de la Cour : la démarche ne doit point se faire, u Trop tard, répondent la voix claire, les yeux bleus lumineux, clairvoyants sous les lunettes d’or. Au surplus fùt-il temps, la requête eût été présentée encore. Si je reste au pouvoir, ma politique sera appliquée. » Le 2 octobre, les représentants de la France et de l’Angleterre font savoir que les deux Puissances enverront des troupes à Salonique. L’armée d’Orient était née.

Mais, le 5 octobre, le Roi renvoie M, Vénizélos. L’armée grecque est mobilisée. Aux ordres de l’Etat-major germanophile, est-elle toujours mobilisée contre le Bulgare ? Les généraux grecs applaudissent aux succès allemands : même celui qui commande à Salonique, le général Moschopoulos, les prévoit, les prédit. La concentration se fait exclusivement en Macédoine. Le 20 octobre, le 5e corps débarque à Salonique, le 31, le 1er corps. A la fin d’octobre, autour de Salonique, 5 corps d’armée grecs de 3 divisions se rassemblent : le 1er C. A. à Salonique même, le 2e à Vassilika « Sud-Est de Salonique), le 3e à Verria et Kozani (Ouest de Salonique) et Salonique, le 4e à Drama, Kavalla, Serrès (Macédoine orientale), le 5e à Salonique, Langaza et Aïdali.

Cependant les ennemis déclarés dévalent à travers la Serbie : 12 divisions austro-allemandes remontent la vallée de la Morava, 7 divisions bulgares (celles-ci formées à 6 régiments) tendent vers la voie ferrée Nich-Ouskoub, qu’elles coupent à Vrania le 17 octobre ; le 20 Vélès, le 22 Ouskoub sont occupés.

L’Entente a fait débarquer à Salonique une division britannique (la 10e), une division française (la 156e) venue des Dardanelles, une brigade mixte française (la 114e de la 57e D. I.) arrivée de France le 12 octobre. La division Bailloud (156e), retirée des Dardanelles fin septembre, est affaiblie par ses pertes, anémiée par la dysenterie ; 12 bataillons squelettiques, l’artillerie divisionnaire démontée tant par les bombardements


CARTE GENERALE DU THÉÂTRE DES OPÉRATIONS
que par l’alimentation mauvaise, réduite à un groupe et une

batterie de montagne, quelques pièces d’artillerie lourde sans chevaux. La 114e brigade, à laquelle sont jointes une batterie de montagne et une batterie montée, a été embarquée en hâte en France et n’a point été transformée pour cette guerre en pays nouveau : on a seulement remplacé ses voitures à quatre roues par des véhicules à deux roues, modification insuffisante pour la Macédoine sans routes ni pierres, où la neige et la boue hivernales risquent d’imposer la stagnation.

Telles sont les forces dont à la mi-octobre le général Sarrail dispose en mettant pied sur la terre d’Orient.

Débarquement modeste, timide. L’Entente ne fait point claquer ses drapeaux. Les premiers contingents d’étapes, des zouaves, les interprètes qui préparent les gîtes, ne veulent point éveiller l’attention des indigènes, de certains Grecs qu’on devine hostiles. Voici nos élèves de l’Ecole d’Athènes, mobilisés honteux par ordre, qui ont dû, pour parcourir la ville, troquer en hâte leur uniforme pour le bourgeron et le chapeau de paille, tirés des soutes de nos vaisseaux. Il faut trouver des quais, des chariots, des cases. On respecte la fiction de la neutralité hellénique, et on prie, on n’exige point. Le consul de France, très vieux, très doux, très triste, ménage les susceptibilités nationales. Le général Moschopoulos sourit, promet, tergiverse, donne des ordres, se croise les bras. Les quais sont encombrés : nul ne les décharge. Les chars macédoniens, qui la veille encore faisaient crisser leurs roues pleines sur les pavés disjoints de la ville et poussaient du port aux campagnes les buffles flegmatiques et noirs, sont subitement introuvables. Les casernes, vides hier, se peuplent de haillons et d’officiers aux épaulettes d’or, aux innombrables boutons de cuivre, au long sabre courbe qui traîne à terre. Il est interdit aux indigènes de vendre quoi que ce soit aux troupes françaises : défense de louer l’immeuble le plus mesquin, lo chariot le plus exigu : des propriétaires, qui ont logé des officiers français, sont menacés de prison, mis à l’amende. Enfin l’on obtient un emplacement de bivouac : c’est à l’Ouest de la ville, dans la plaine de Zeitenlik, encore semi-marécageuse, le site le plus malsain de l’endroit. Le 24 octobre, la 113e brigade « reste de la 57e D. I.) arrive : mais elle n’a pas ses services. Sans troupes d’étapes, sans main-d’œuvre, sans abris, le matériel du génie, de la santé, de l’intendance est mis à quai au petit bonheur. Nos paysans jurassiens doivent tout faire : servir de débardeurs, acheter de force les approvisionnements indispensables, passer cuire à la mauvaise volonté des autorités locales, à la sourde malveillance d’une foule inquiète, troublée dans sa mollesse orientale comme dans sa turbulence de marchands.

Mais Salonique n’était qu’un quartier général. L’armée nouvelle, en pleine saison des moustiques et des fièvres, s’enfonçait, s’embourbait dans la vallée du Vardar. Sur la route de Stroumitza, a Rabrovo, le 22 octobre, nos avant-gardes heurtent les premiers bataillons bulgares : le village reste en nos mains.


I. — LE SAUVETAGE DE L’ARMÉE SERBE

L’impérialisme bulgare rencontrait sur le chemin de Salonique un adversaire inattendu.

Jusqu’alors notre diplomatie, peu soucieuse des querelles ethniques, s’était entêtée à marier le Grand Turc et la République de Venise. Le 14 septembre encore, se flattant d’obtenir le concours bulgare, elle avait paru se désintéresser des Serbes et des Grecs en faveur de leurs éternels rivaux. Un mois plus tard les troupes françaises tentaient de donner la main aux Serbes et, pour maintenir la ligne de communication du Vardar, défendaient, malgré l’insouciance hellénique, la frontière de la Grèce et la grande « ville convoitée. »

L’armée d’Orient a pour unique tâche de tenter la liaison entre l’armée serbe et la mer.

Le maintien des lignes de communication entre la Serbie et Salonique, entre Salonique et la France, c’est le souci essentiel pour cette petite, cette faible armée. Les forces des coalisés la jetteront-elles à la mer ? L’Etat-major allemand le proclame, l’Etat-major grec le répète et y souscrit. D’une part le danger ennemi, la forte armée germano-bulgare, d’autre part l’équivoque grecque, cette armée qui se forme aux mains des germanophiles ; puis les sous-marins qui guettent le ravitaillement des enfants perdus de l’Entente, les boues qui les empêchent d’avancer ou de reculer à leur guise, les fièvres qui chaque jour diminuent le nombre des combattants, la distance enfin, le grand ennemi : il y a plus de 100 kilomètres de Salonique à Stroumitza, 240 kilomètres de Salonique à Ouskoub, première ville de la Serbie, et, pour les joindre, une seule route, le chemin de fer à une seule voie ; la ligne au reste est grecque et les wagons ne sont pas pour nous. Ainsi nos 18 bataillons, que nos marins amènent sur les sables de Salonique, s’ils parviennent à donner la main aux 190 bataillons serbes (les Anglais ont ordre de ne point bouger de la ville), ne se heurteront pas seulement aux 340 bataillons ennemis. Les obstacles, ils les trouveront encore dans la nature même de la Macédoine, dans ses 40 degrés de l’été, dans ses — 20 degrés de l’hiver, dans le paludisme de ses plaines torrides, dans l’âpreté de ses montagnes pierreuses et déboisées. Déjà nos hommes s’enlisent dans les marais du Vardar et cassent leurs pioches dans les premières tranchées des contreforts du Bélès.

Du littoral vers la Serbie deux voies d’accès se présentent : les seuls chemins de fer, les seules routes les suivent. A l’Est, la vallée du Vardar, le chemin de fer Salonique-Ouskoub ; à l’Ouest, la série des plaines qu’empruntent, au delà des montagnes qui barrent la campagne salonicienne, la route de Kozani-Kaïalar-Florina-Monastir-Prilep et le chemin de ter Salonique-Monastir sur son parcours depuis Ostrovo. C’est par ces routes que l’invasion du Nord descend en Macédoine, tandis que la mer, autre voie historique, dépose les adversaires éventuels, l’armée grecque, qui faillit à sa tâche séculaire, et, se substituant à elle, les nouveaux croisés qui importent la civilisation d’Occident.

En dehors de ces zones de liaison, la Macédoine apparaît complexe, confuse. Peut-elle même se définir autrement que de façon négative ? Elle n’a aucune unité, ni historique ni linguistique, ni ethnique ni religieuse. Tour à tour, les immigrants, les marchands, les soldats, irréguliers ou patriotes, agglutinés en bandes ou enrôlés sous un drapeau national, ont laissé des traces sur le sol macédonien ; chacun y a déposé ses enfants, son idiome, son rituel, ses gendarmes ; chacun relève aujourd’hui des crânes ou des verbes, les victoires de ses armées conquérantes ou les lois de ses princes administrateurs, un folklore, ou des traditions religieuses, et édifie, sur des bases à apparences scientifiques, le monument rêvé à l’hégémonie nationale. Mais c’est au delà de la Macédoine que les nations balkaniques ont pris naissance, et, si les hasards de l’histoire ont poussé vers ce carrefour les Siméon bulgares ou les Douchan serbes, leur domination éphémère n’y put prendre de profondes racines : la Macédoine convoitée ne resta qu’un lieu de passage.

A l’Ouest, de hautes crêtes Nord-Sud, dépassant 2 000 mètres, se dressent comme barrières de l’Albanie ; au Nord, les plaines marneuses et boisées de la vieille Serbie moravienne ; à l’Est, la masse du Rhodope borne la vieille Bulgarie ; au Sud, les riches plaines à blé thessaliennes. Entre ces zones incontestées, où se sont particularisés Albanais, Serbes, Bulgares et Grecs, est un carrefour de chapelets de bassins, de vallées et de golfes, unis par des seuils faciles, où ont pénétré les peuples du Nord, de l’Est, du Sud. La complexité de la topographie morcelée qui encadre de montagnes escarpées les bassins effondrés, le caprice des cours d’eau qui passent successivement de plaines colmatées ou encore marécageuses dans des gorges étroites et abruptes, la variété des genres de vie qui fait coudoyer les pasteurs montagnards et les agriculteurs des basses pentes, n’empêchent point la Macédoine d’être, avant toute chose, un carrefour.

Au delà, les Etats voisins, Serbie, Bulgarie, Grèce, ont pris, dans un cadre déterminé, une conscience nationale. Et, s’infiltrant le long des trois voies naturelles, la mer, le Vardar, et ce chapelet de bassins échelonnés de Kozani à Prilep, ils ont tous tendu à s’établir au croisement. Par les seuils effacés des deux extrémités du Rhodope, par les fonds lacustres aux eaux indécises qui unissent la haute Morava au haut Vardar, par les défilés aisés qui joignent les plaines thessaliennes au bassin de la Vistritza, le long des campagnes littorales ou par la route maritime, Serbes, Bulgares et Grecs ont poussé des tentacules dont Salonique est l’appât.

C’est précisément la géographie de la Macédoine qui va imposer ses axes aux opérations futures : en 1915, le long du Vardar, Français et Anglais tendront aux Serbes une main secourable, mais tardive et vaine ; en 1916, l’armée serbe renaissant sous la tutelle de la France, l’offensive franco-serbe rebondira de plaine en plaine de Kaïalar à Florina, de Florina à Monastir ; en 1918, enfin, c’est en prenant possession par une manœuvre hardie de la moyenne vallée du Vardar que les deux armées alliées, complétées par l’armée grecque, tardivement mais utilement venue, rompra d’une manière définitive tout le front de l’Europe centrale.


Les forces ennemies auxquelles nous avons affaire en octobre 1915 sont exclusivement des Bulgares. Les renseignements présentent l’armée bulgare en marche vers le Vardar et Ouskoub : en arrière, les 1re, 6e, 8e, 9e divisions rassemblées entre la Nichava et le Danube ; puis, s’avançant sur le territoire serbe, la 3e D. I. vers Vrania, la 7e vers Koumanovo, la 11e par la vallée de la Bregalnitza, la moitié de la 5e sur Stroumitza.

L’armée serbe n’oppose à ces 177 bataillons bulgares que 78 bataillons déjà épuisés par les combats livrés sans répit durant un mois, ayant perdu presque la moitié de son effectif, ayant dû abandonner avec les vallées de la Morava, de la Toplitza ses principales sources de ravitaillement. Contre l’artillerie lourde allemande les plus gros calibres dont elle dispose sont des obusiers à tir rapide de 15 (deux batteries pour toute l’armée), quelques batteries d’obusiers et de canons longs de 12. Les Anglais annoncent qu’ils vont renforcer leur unique division par une autre venant d’Alexandrie et trois autres enlevées de France ; mais, au début de novembre, ces renforts ne sont pas encore parvenus. La France continue à envoyer des troupes, le 8e chasseurs d’Afrique, qui part tout de suite pour la frontière serbe, la 2e brigade de la 57e D. I. (113e), qui va rejoindre sa division, la 156e, poussée vers Demir Kapou, les Portes de Fer du Vardar, la 122e division, accompagnée de 8 batteries, qui débarque fin octobre. Tandis que l’armée anglaise a ordre de ne pas s’éloigner de Salonique, de s’assurer la possession de la ville et de garder la voie ferrée, l’armée française doit tenter de recueillir, d’étayer l’armée serbe, comme en août 1914 notre armée de gauche avait, en Belgique, recueilli l’armée belge qui chancelait.

Avancer n’est point facile : pour effectuer les mouvements, il faut recourir au chemin de fer, et l’administration grecque n’en autorise pas l’usage. On veut instituer une commission mixte : l’abstention des membres helléniques l’empêche de fonctionner. On doit demander des trains au titre commercial, et ce n’est pas sans peine qu’on parvient à les obtenir ; tous les prétextes sont bons pour entraver leur marche normale. Les 19 kilomètres de Salonique à Guevgueli nécessitent quatorze heures. Pas de routes. Les cartes sont inexactes, les reconnaissances interdites. Les autorités grecques font défense au général Sarrail et à ses officiers de s’éloigner de Salonique de plus de 8 kilomètres ; on n’a point accès aux hauteurs qui dominent la ville. Des officiers envoyés en reconnaissance vers Koukouch sont arrêtés par les postes grecs. Défense d’établir des antennes de T. S. F. ; défense de poser sur les poteaux du royaume des fils téléphoniques. On utilise donc les lignes privées contre paiement, mais les dépêches urgentes sont systématiquement retardées, très souvent rendues incompréhensibles, et les chiffrées sont le plus souvent brouillées. Demandions-nous, à défaut de cartes, des renseignements aux officiers grecs, ceux-ci, par ordre, nous trompaient sciemment : le général commandant le corps d’armée de Salonique, ayant fini par autoriser des reconnaissances de cavalerie, indiqua comme seule voie possible la rive droite du Vardar où, faute de chemin, nos cavaliers s’embourbèrent. Lorsqu’enfin nos premiers détachements purent marcher vers le Nord, les autorités grecques imposèrent l’obligation de passer par leur poste d’examen, et, alors que les troupes devaient remonter la rive gauche, elles établirent le poste sur la rive droite, à Dzehovo.

Cependant les Bulgares ont franchi, au Sud de Stroumitza, la frontière serbe, et, vers Valandova et Tatarli, s’installent sur les pentes méridionales du Bélès qui dominent la vallée du Vardar, par conséquent la voie ferrée. Nous avons réussi à pousser par le chemin de fer quelques détachements vers les derniers défilés du Vardar. Deux débouchés sont à tenir : à l’Est, celui de Kostourino qui, à travers le Bélès, mène vers la vallée de la Stroumitza ; à l’Ouest, celui du Vardar même, les gorges sombres de Demir-Kapou, au delà desquelles, à Davidovo, le fleuve s’étale dans la plaine de la Boemia ouverte au mûrier, aux douceurs, aux armées saloniciennes ; nos légionnaires de la 156e délogent les Bulgares du pied du Bélès, dégagent le chemin de fer, refoulent l’ennemi vers les crêtes, s’établissent aux deux portes, tandis que les deux autres divisions, par le Vardar, tentent la liaison avec les Serbes ; le 57e, après avoir longé le fleuve, engage de durs combats à Krivolak au delà du défilé de Demir-Kapou ; la 122e plus à l’Ouest, recherche à Gradsko et Kamendol des têtes de pont sur la rive gauche de la Tcherna (6 novembre) : ici la « rivière noire » est sortie des massifs anciens, des gorges profondes de sa boucle, et, dans le bassin du Tikvech, fraie vers le Nord et vers Vélès le passage d’une plaine sablonneuse.

Le 30 octobre, sous la poussée du nombre, les Serbes évacuent Vélès. Les Bulgares attaquent plusieurs fois le front français de la rive gauche de la Tcherna, la dernière du 13 au 16 novembre. En vain : ils sont repoussés, perdant 3 à 4 000 hommes. Mais, le 5 novembre, les Austro-Allemands et Bulgares ont fait leur jonction ; d’autre part, le 13, les Bulgares, en s’infiltrant dans la Babouna, qui domine au Nord-Ouest Prilep, tournent la défense de cette ville ; les 18 et 19, les contre-attaques serbes sur le défilé de Katchanik échouent. Pour éviter l’encerclement, les Serbes sont contraints à une nouvelle retraite vers le Sud-Ouest, s’éloignant définitivement de l’armée alliée qui ne pouvait les atteindre. Déjà, de l’autre côté, la ligne de communication est précaire entre l’armée qui tient bon, isolée dans l’angle Tcherna-Vardar, et la base de Salonique : la voie unique du chemin de fer est à la merci des volontés grecques défaillantes, des coups de main des comitadjis bulgares, qui tirent sur notre ravitaillement quotidien ; aucune route ne double la voie entre Guevgueli et Salonique, entre Demir-Kapou et Stroumitza-Station ; nos régiments sont embarrassés de leurs trains, des convois qu’ils traînent à la mode européenne, peu adaptés à ces pays découpés, ravinés, montagneux ; même entre les quais et les magasins de Salonique, on manque de moyens de transport. La mauvaise saison est venue ; la pluie transforme les plaines en fondrières où les attelages, les canons enfoncent jusqu’aux genoux, jusqu’aux essieux ; le vent du Vardar souffle un froid précoce ; nos hommes n’ont d’autre abri que la toile de tente individuelle, et certains régiments venus des Dardanelles n’ont pu encore toucher les effets chauds pour l’hiver.

L’armée française n’a subi aucun échec : elle a tenu tête à la poussée bulgare. Mais elle est aventurée, et son aventure devient sans objet par suite de la retraite de l’armée serbe, qui prend le chemin de l’Albanie. Les Austro-Allemands sont à Mitrovitza, à Prichtina. Les Bulgares disposent de nouvelles forces, rendues libres par la retraite serbe. Le 22 novembre, le général Sarrail décide de replier ses troupes sur



CARTE POUR SUIVRE LA DÉFENSE FRANCO-SERVE CONTRE L’ARMÉE
Salonique. La faiblesse de nos effectifs ne nous a pas permis

d’obtenir une décision. La Grèce officielle nous est hostile, l’Entente ne parait point désireuse de rompre ouvertement avec elle ; Vénizélos lui-même, qui n’a pu remplir sa tâche, se recueille, n’est pas résolu encore à « gagner la montagne, » laisse le pays faire un stage dans l’illégalité pour l’amener à la révolution par la persuasion et la douceur.


Par la voie unique Krivolak-Salonique il faut évacuer le matériel et les trois divisions de Serbie. Les Bulgares attaquent de trois côtés à la fois : au Nord, sur notre tête de pont de Krivolak ; à l’Ouest, sur la Tcherna ; à l’Est, sur les crêtes-frontières de Kostourino ; leurs éléments légers, qui se glissent sur la rive droite du Vardar, attaquent les convois qui passent ; leur artillerie du Bélès bombarde le chemin de fer du Vardar. Dès le 25 novembre, la neige se met à tomber en flocons drus, cachant les pistes, dissimulant les ravinements dont la région est coupée ; la température s’abaisse à — 17e, et certaines nuits à — 20° ; la moustache, la barbe gèlent ; au matin, les petites tentes basses sont quasi ensevelies sous 30, 40, 50 centimètres de neige ; pour frayer un chemin à leurs canons, les servants, munis de pelles, doivent précéder les attelages ; les conducteurs vont à pied, tenant les chevaux par la bride ; à chaque descente, il faut munir les roues de cordes, s’agripper aux pièces qui rouleraient dans les ravins ; aux montées, il faut doubler les équipages, hisser un à un les caissons, les canons, et, dans les trous recouverts de neige, les convois d’infanterie s’enlisent.

Le repli doit s’exécuter en quatre temps : sur Demir-Kapou, sur Stroumilza-Station, derrière la Boemia, sur la frontière grecque. Avant tout il ne faut pas donner l’éveil à l’ennemi ; il faut vider le camp retranché de l’angle Tcherna-Vardar, tout en lui conservant son aspect : gober l’œuf, dit un chef, aspirer ce qu’il contient, laisser le contour, la coquille, puis, quand elle sera vide, la briser.

Le 23 novembre, la crête de Kocharka, qui surplombe au Nord les Portes de Fer, est prise ; les trains peuvent circuler librement. Les convois administratifs et sanitaires sont envoyés à Guevgueli ; les voitures légères, les parcs gagnent Demir-Kapou par les pistes. Deux fois les Bulgares tentent de franchir la Tcherna, le 3 décembre par le pont de Vozartzi et le gué de Brouchani, le lendemain à Rosoman et Sivets. Nos canons, nos mitrailleuses les dispersent ; devant Vozartzi une petite pièce de montagne, remplaçant une batterie de 75, tint toute la journée sous le bombardement ennemi ; à Rosoman, une seule patrouille de chasseurs d’Afrique vint à bout de tout un parti de cavaliers bulgares qui voulait prendre pied sur la rive droite du fleuve ; tandis que, dans les tranchées, au-dessus de Krivolak, à 150 mètres des Bulgares, les feux étaient restés allumés, dans la nuit du 3 au 4 les positions sont évacuées ; après 20 ou 30 kilomètres, le jour fixé pour cette dernière étape, le 4 au soir, derrière la tête de pont de Demir-Kapou, pas un homme ne manque à l’appel.

Il faut traverser les Portes de Fer, brèche étroite dans les calcaires, précipice noir entre les murailles rectilignes et grises, où la voie ferrée serpente en corniche. Toute l’armée doit s’écouler par cette trouée unique. Une arrière-garde le long de la Bochava la couvre. L’infanterie s’engage sur la voie elle-même, à la file indienne, chaque bataillon précédé de son chef la lanterne à la main dans la nuit noire ; pas de lune, le ciel bas, chargé de nuages ; les ponts sont à claire-voie, des planches manquent : la moindre défaillance, c’est la chute dans le ravin ou dans le torrentueux Vardar. Les blessés doivent emprunter les sentiers de chèvres des montagnes. Là-haut, c’est le dégel : la boue se colle aux pieds, rend la marche exténuante ; les chevaux glissent, les bats se déplacent, des haltes fréquentes s’imposent ; des bougies allumées, fichées au bord des casques, éclairent seules les pistes rares. En route des hommes tombent ; le médecin qui guide la troupe ne se permet point de repos. Tel cet aide-major dont les rapports officiels n’ont pas livré le nom, qui, après deux jours passés à relever les blessés sur le champ de bataille, conduit par une nuit noire sa petite bande d’infirmiers et de brancards par le col de Tchelevels vers la gare de Stroumitza : après trente-six heures consécutives de soins, de marche, de veille, il meurt épuisé, abordant au port.

Les Bulgares ne veulent point s’aventurer dans les gorges à notre suite, mais, guidés par des comitadjis qui ont fouillé les moindres replis des montagnes, ils tentent de nous devancer à la sortie du défilé, s’infiltrent dans le massif boisé de la Marianska planina sur la rive droite du Vardar. Soudain nos flanc gardes, bivouaquant dans la vallée encaissée de la Petrovska, sont assaillis par une pluie de shrapnells et par les baïonnettes qui dévalent les pentes : c’est la nuit, nos fantassins chantent pour se reconnaître, organisent en hâte une position, arrêtent les Bulgares, qui regagnent les hauteurs. Le 7 décembre la gare de Stroumitza est incendiée ; le tunnel et le pont sur le Vardar sautent, la voie est éventrée.

C’est au tour de ces troupes à protéger le dispositif de retraite : à peine ont-elles franchi les gorges, qu’elles prennent, face à l’Ouest, des positions défensives, tandis qu’à leur droite. Français et Anglais, qui tenaient les crêtes du Bélès, vont faire un bond en arrière et s’installer au Sud de la rivière Boemia. Le maquis contre les plateaux arrosés par la Petrovska, la Boemia, ces deux affluents du Vardar, et, depuis la sortie des gorges, soumis au plus doux climat littoral : buissons épineux, houx, lentisques, épais parfois de deux mètres, collines embroussaillées que seule déblaie la hache. Les hommes qui luttent le jour contre l’ennemi, la nuit contre la nature, n’en peuvent plus : le soir du 7 décembre, ils se couchent sur la terre, sans songer même à manger la soupe ; et ce sont les officiers qui, à leur place, montent la garde. Le lendemain, ils sont attaqués : durant deux jours, sans arrêt, ils creusent des tranchées et combattent ; ils résistent sur les crêtes entre la Petrovska et la Pardovitza, et, quand l’aile droite se fut repliée sur la ligne Tchernitza-Dedeli-Doïran, ils se retirent à leur tour.

La ligne alliée, sur les crêtes qui séparent le bassin de Boemia de celui de Guevgueli, couvre Guevgueli même, devenu par ses casernes, ses hôpitaux, ses magasins, ses ateliers, ses dépôts, le centre administratif de l’armée. L’évacuation n’y est pas terminée quand, le 10 décembre, l’attaque bulgare se déclenche de part et d’autre du fleuve, arrive à l’Ouest jusqu’à Gourintchet à cinq kilomètres de la ville, et, à l’Est, s’infiltrant grâce au brouillard, descend l’humide vallée du Tchinarli. Menacés, notre artillerie, nos convois sont contraints à une retraite de nuit par la montagne. Mais les deux régiments de marche d’Afrique demeurent sur les positions avancées. Vers le soir, des tranchées boueuses la Marseillaise s’élève, se fait écho de ligne en ligne, entrecoupée des cris de « Vive la Légion ! », « Vivent les Zouaves ! ». L’ordre est d’attendre. Soudain les légionnaires bondissent par-dessus les parapets, se ruent sur l’ennemi à la baïonnette. Au jour, le village de Bogdantzi sur le Tchinarli est enlevé ; les derniers régiments traversent le pont de Guevgueli musique en tête. Les casernes, la gare sont incendiées, la voie est bouleversée ; le le 11 au soir, le pont saute. L’armée d’Orient a franchi la frontière grecque, et l’ennemi ne l’inquiète plus.


L’attaque germano-bulgare visait la mise hors de cause de la Serbie, l’anéantissement de l’armée serbe. L’intérêt de l’Entente était donc de sauver celle-ci. La tentative par Salonique n’avait pu réussir : les maigres troupes de Sarrail rentraient dans leur coque, fortifiaient le camp retranché. L’armée serbe, rejetée sur l’Adriatique, ne réclamait pas moins assistance : il fallait en recueillir les débris, la soigner, la réarmer et la rejeter encore à la conquête de la patrie.

A la veille de l’invasion ennemie, l’armée serbe a 400 000 hommes, 70 000 chevaux, 65 000 bœufs. Quand elle se présente sur la côte Adriatique, on recense 150 000 hommes, 40 000 chevaux, 10 000 bœufs. Le feu, le choléra, le typhus, la famine, ont fait dans ses rangs des coupes sombres. Le soldat qui quitte sa maison, sa famille, qui a la perspective de vivre à l’étranger désormais, persuadé que toute lutte est maintenant inutile, n’obéit plus que passivement, ne réagit plus contre la misère. La retraite à travers l’Albanie montueuse, les fatigues pour passer sans cesse des hautes crêtes aux vallées profondes, sur la glace et sous la pluie, le ravitaillement insuffisant, les pillages des Albanais ont achevé de le déprimer. Le pays est vide ; les soldats, mourant de faim, vendent leurs fusils aux indigènes ; les 50 000 prisonniers austro-hongrois, que cette lamentable armée traine avec elle, se battent pour ramasser à terre les miettes du pain des gardiens ; trois, quatre, cinq jours se passent sans distribution aucune ; en quatre mois, les hommes reçoivent en moyenne pour cinq jours 200 à 300 grammes de galette de maïs, et c’est tout ; pas de foin pour les chevaux ; pas de souliers pour les fantassins ; les vieilles classes, aguerries par quatre ans de peines, résistent tant bien que mal ; les recrues fondent. Les autorités italiennes de Vallona barrent la route du Skoumbi.

A la mi-décembre, l’armée serbe gagne la côte en deux groupements principaux : l’un au Nord (40 000 hommes environ), avec le prince Alexandre, ( une division et demie venue d’Ipek, de Podgoritza, Plava et Goussigné, trois divisions parties de Prizrend et de Koukouch), atteint Scutari et Alessio ; l’autre, au Sud (environ 50 000 hommes), concentré dans l’Albanie centrale, vers Elbassan, Tirana, Kavaia, a pour objectif Dourazzo. Le roi Pierre guide celui-ci ; quelques éléments de cavalerie le protègent ; il emmène 10 000 civils qui s’expatrient plutôt que de subir la loi autrichienne. « Il y aura toujours une Serbie, mais il n’y aura plus de Serbes. » Ainsi se désespère le vieux roi. Et à ceux qui les voient passer, les hommes, amaigris, décharnés, semblent des momies ou des ombres. Il n’y a presque plus d’armes, les munitions sont insuffisantes : il n’y a plus que 50 000 fusils, 500 mitrailleuses, une cinquantaine de canons, 3 millions de cartouches, 1 500 obus. La plus grande partie du train n’a pu être sauvée : le matériel a été ou détruit, ou vendu, ou utilisé pour le chauffage. Les chaussures, les vêtements sont en loques ; impossible de les renouveler.

L’armée s’installe provisoirement sur le littoral albanais insalubre, et l’on doit surtout ouvrir des hôpitaux provisoires : dans les rues des villages, à bout de forces, les soldats meurent. Les navires français recueillent les plus faibles, les évacuent sur Bizerte, la Corse. Mais l’armée austro-hongroise menace ; la côte basse de l’Albanie du Nord n’offre aucun bon port fermé pouvant servir de base à l’armée serbe qu’il faut munir de vivres, d’armes, de munitions, d’équipements ; pas de voies de communication de port en port ; la population se révèle hostile. Il convient donc de transporter l’armée dans un lieu plus sûr, où elle puisse se reposer sans être menacée, se réorganiser ensuite. Les Italiens, inquiets de l’avance autrichienne, demandent que les troupes serbes continuent à combattre, qu’elles couvrent leurs trois brigades immobiles à Vallona. L’Entente a envoyé en Albanie une double mission militaire dirigée par le général français de Mondésir et le général anglais Taylor. Le 17 décembre, les gouvernements décident que les Serbes seront embarqués.

Dès octobre, les Alliés se sont préoccupés de ravitailler l’armée en retraite et les émigrants qui la suivent. La France est prête la première : c’est elle qui concentre à Brindisi les munitions et les vivres. L’Italie revendique le droit de transporter ce ravitaillement. Mais le 5 décembre, en rade de Saint-Jean de Medoua, le 6 en rade de Dourazzo, les convois sont attaqués par l’escadre autrichienne, et leurs chargements en partie perdus ; des torpilleurs français et anglais vont prêter main-forte à la flotte italienne. Le ravitaillement est malaisé dans ces ports ouverts, trop proches de Cattaro, où sont concentrés les navires ennemis. Le 29 décembre, le Monténégro capitule ; le 8 janvier, le prince Mirko proclame la guerre inutile et licencie son armée. La menace autrichienne se précise. L’embarquement commence à Medoua et à Dourazzo ; mais, pour éviter l’encombrement, la majeure partie de l’armée serbe est dirigée par terre sur Vallona, marche difficile dans les marais de la côte, du Skoumbi, du Semeni, oiî les jeunes classes serbes laissent encore en route une foule de malades, de mourants.

Le 27 décembre, les officiers de la mission française font le recensement de l’armée que la grande sœur va recueillir : 100 000 hommes, 37 000 chevaux, 6 000 bœufs, 54 000 fusils, 179 mitrailleuses, 2 millions de cartouches, 70 canons avec 800 coups par pièce ; c’est ce que l’on sauve de la débâcle de trois mois.


Les Alliés ont résolu de reconstituer l’armée serbe. La France s’en charge. Corfou est le lieu de concentration choisi : les Serbes, proches de leur patrie, y seront convaincus que la réorganisation militaire n’a que des buts qui leur tiennent à cœur ; l’Albanie voisine, surtout la route de Santi-Quaranta-Monastir, la seule grand’route de l’Albanie du Sud, leur permettront de reprendre, dès qu’elle sera possible, la marche sur la Macédoine perdue. La flotte alliée, ancrée à Corfou, les protège contre toute surprise navale.

Corfou est une ile montagneuse, dont les côtes découpées, surtout le littoral oriental, offrent à l’abri du vent d’Ouest et des tempêtes du large, des rades abritées et de petites plaines où furent installés les camps. 7 camps furent aménagés au Nord à Govino, sur l’Ipsos inférieur, sur l’Ipsos supérieur, au Sud à Messongi, Braganiotika, Strongyli, San Mathias. Chaque camp, d’une superficie d’environ 100 hectares, peut abriter une des futures divisions (6 divisions d’infanterie, 1 de cavalerie). Des ports sont aménagés pour le débarquement des troupes, des vivres, par le génie français à Govino, à Moraïtika par les Anglais. Les routes, en médiocre état, sont améliorées par les travailleurs qu’encadre le 56e bataillon de chasseurs à pied. C’est là le gîte offert par la France à l’armée serbe.

« L’armée a perdu presque tout, écrit le colonel Fersitsch, alors ministre de la guerre, mais elle garde intactes ses Iraditioùs d’un passé glorieux, son honneur, sa fierté, sa dignité. C’est ce qui représente pour elle son patrimoine le plus cher, c’est la base sur laquelle elle va se réorganiser et renaître. » C’est de soins surtout qu’elle a besoin tout d’abord : dans les baraques construites par le service de santé on voit déambuler des squelettes aux yeux caves énormes, aux côtes saillantes, aux bras, aux jambes qui ne sont plus que des os : les photographies prises alors témoignent encore de ce spectacle macabre. Chaque jour la misère physiologique, la tuberculose, l’entérite, après la choléra et le typhus, entassent sur les barques les cadavres que, par hygiène, on jette au large. Et les plus malades ont été évacués sur Bizerte et sur le Frioul : à Bizerte, parmi 17 814 Serbes débarques de janvier à mars, on constata 325 cholériques, on enregistra 187 décès !

Des mesures énergiques sont prises tout de suite : des hôpitaux français sont installés à l’ile de Vido, au Lazaret, à l’Achilleion, une infirmerie de port à Govino, une infirmerie dans chaque camp, un hôpital anglais dans la presqu’île de Foustapidima ; toutes les troupes sont vaccinées et de France on reçoit 90 000 doses de sérum pour la population civile ; une mission médicale est jointe à la mission militaire du général de Mondésir, qui crée un laboratoire bactériologique, entame, la lutte contre le choléra et le typhus, impose aux autorités grecques, fait réaliser par le génie français de très nombreuses mesures d’hygiène collective, incinération des ordures, désinfection des eaux, stations d’épouillage. Contre le typhus qui se transmet par le pou, on organise le combat rationnel : les malades sont tondus, rasés, savonnés des pieds à la tête, passés aux solutions parasiticides et de nouveau savonnés ; les vieilles bardes sont détruites, des vêtements neufs sont revêtus. Ainsi se faisait, par les soins de nos infirmiers, la chasse à la vermine, et pour quelques-uns, ce fut au prix de la vie.

Puis il faut habiller, nourrir cette armée en lambeaux. Dès le 2 janvier, l’Angleterre et la France décident de prendre à leur charge (coût : 15 millions) les dépenses nécessaires et l’on expédie à Gorfou un premier lot de 150 000 collections de vêtements


LA RECONSTITUTION DE L’ARMÉE SERBE DANS L’ILE DE CORFOU


neufs, de 20 000 collections de linge. Les fours dressés par l’Intendance produisent journellement les 150 000 rations de pain (de 1 kilogramme) ; le matériel de toute sorte arrive de France : artillerie, armes, munitions, télégraphie sans fil, téléphone, camions, avions ; le port de Gorfou est en pleine activité : 1 870 tonnes sont débarquées certains jours.

Le 6 janvier 1916, le premier convoi de l’armée serbe s’embarquait d’Albanie pour Corfou ; le 8 avril, partait à destination de la Chalcidique le premier transport de l’armée serbe renaissante. La résurrection s’est faite en trois mois.

L’armée est reconstituée à 6 divisions groupées en 3 armées (Morava et Vardar, — Choumadia et Timok, — Drina et Danube), plus un corps de volontaires de 3 500 hommes, en tout 152 000 hommes « y compris les 3 000 de la division de cavalerie). Le 5 juillet, en Chalcidique, sont concentrés 122 000 hommes, 33 000 chevaux, 4 000 voitures. Cette armée est pourvue de 120 000 fusils français (100 000 du dernier modèle 1907-1915), de 72 sections de mitrailleuses du type alpin (une de 2 pièces par bataillon), de 18 millions de cartouches, des outils, du matériel télégraphique et médical, des bagages, des vivres de réserve de l’infanterie française (3 jours sur l’homme, 2 jours aux trains régimentaires), de 10 000 mulets de bat (450 par régiment). La totalité du matériel et des équipages d’artillerie est fournie par la France : 6 groupes de 3 batteries de 75 de campagne, 6 groupes de 80 de montagne qui doivent être le plus tôt possible remplacés par du 65 à tir rapide, 6 groupes de 70 Krupp ou de 75 Schneider de montagne, 6 groupes de 2 batteries d’obusiers de 120, 6 batteries de 6 canons de 58 de tranchée, 12 sections de munitions mixtes. Les animaux, le matériel des compagnies du génie, parcs, détachements télégraphiques, équipages de pont, sections de projecteurs, du train des équipages, des trois escadrilles « celles-ci avec personnel français) viennent également de la France. Des médecins et vétérinaires français prêtent leur concours en campagne à leurs camarades de l’armée serbe.

En France, c’est la grande époque de Verdun : c’est durant les mois de tension, de perpétuelle reconstitution de nos divisions, qui passent sous Verdun à tour de rôle, que nous mettons sur pied à Corfou une armée de 150 000 hommes, que nous offrons aux Serbes le pouvoir de reconquérir la patrie.

Le 12 mai 1916, le Journal officiel serbe rendait à la France cet hommage : « A la nation française l’Humanité doit une profonde reconnaissance... La nation serbe doit une profonde reconnaissance à la nation française : car dans toutes les circonstances, bonnes ou mauvaises, elle a répondu cordialement à nos besoins. Elle nous avait déjà soutenus, avec la Russie et l’Angleterre, dans notre guerre libératrice contre les Turcs en l’année 1912. La parole éloquente du ministre des Affaires étrangères d’alors, du Président de la République française actuel, de M. Poincaré, affirmait que la guerre des Serbes contre les Turcs n’atteignait en rien les intérêts des autres Etats européens ; cette parole, qui a été acceptée de toute l’Europe, nous a laissé les mains libres pour combattre et apporter la liberté à nos frères de la Vieille Serbie, de la Macédoine, du Sandjak ; cette parole nous a pleinement convaincus que nous sommes redevables d’une éternelle reconnaissance envers la nation française. Il y a deux choses inoubliables : la nation française, par son concours financier, mit la Serbie à même de se préparer à la guerre libératrice ; la nation française garantit toutes les acquisitions, fruits des batailles de Koumanovo, de Prilep, de Monastir et de la Bregalnitza. Plus tard, en des moments critiques, la nation française risque tout pour nous sauver de l’inévitable désastre : en premier lieu, au moment où l’Autriche et l’Allemagne menacent de nous exterminer, la France et la Russie déclarent la guerre à l’Allemagne au nom de la Justice et du Droit ; en second lieu, lors de la perfide attaque venant du traître de race slave, de la Bulgarie, c’est encore la France qui nous tend la main la première et nous apporte le salut. Au moment où nos troupes exténuées quittent le territoire serbe, poursuivies par les armées ennemies de beaucoup plus fortes, la République française envoie le général de division de Mondésir pour pourvoir à notre ravitaillement, pour nous accueillir et nous prêter main-forte et nous mettre hors de portée des ennemis… »


II. — L’ASSISTANCE À LA GRÈCE

Tandis qu’à l’Ouest de la Péninsule, la France opérait le sauvetage de la Serbie, il fallait guider le noyau de troupes françaises jetées tardivement à Salonique, et, la guerre s’annonçant longue, faire de la ville la base de futures opérations. Le 3 décembre, le Gouvernement français donne l’ordre au général Sarrail de créer le camp retranché. Les travaux de fortification commencent : appuyée sur le Vardar à l’Ouest, sur le lac de Langaza à l’Est, complétée de part et d’autre par l’occupation des passages dans le marais, des défilés entre les lacs de Chalcidique, la ligne à fortifier a 40 kilomètres de développement et 20 kilomètres de rayon au centre. Les trois divisions françaises « 122% \-)Q\ 57^) se partagent les secteurs de gauche, de Topsin et Dogandji à Daoudli ‘Nord de Salonique) ; les troupes anglaises (22e, 28e, 26e et 10e divisions) les prolongent à l’Est jusque vers Langaza et les isthmes ; la 27e D. I. britannique, qui n’a pas encore d’artillerie, reste en réserve dans la ville même. L’installation matérielle, en dehors de tout cantonnement, par suite du manque de bois (sauf dans le secteur anglais), reste primitive : par l’hiver pluvieux du golfe, en remuant les boues, les miasmes de la campagne marécageuse, nos troupes, déjà fatiguées par la retraite, contractent bronchites, dysenteries. Les compagnies ont 200 hommes à peine, les dépôts intermédiaires sont vides. La 122e D. I. a un front de 24 kilomètres dans les marais, la 156e de 7, la 57e de 12 sur un sol rocheux, pénible, sans matériel mécanique, sans explosifs suffisants. A la mi-février, débarque la 17e division coloniale, dernière épave des Dardanelles, qui apporte quelques renforts. Mais l’artillerie lourde nécessaire ne vient point encore, ni d’Angleterre ni de France : ce n’est qu’en février que seront en place nos 30 batteries lourdes ; encore y a-t-il là toute sorte de calibres, des 105 L, des 120 L, des 155 L, des 100 de marine, peu de pièces à tir courbe, quelques 155 C trop rares pour les brusques dénivellations du pays.

En deux mois, nos terrassiers, aidés de la main-d’œuvre civile, ont établi la première position, trois lignes de résistance, et, devant chaque ligne, un réseau de fils de fer de 10 mètres d’épaisseur au moins. Le génie renforce les obstacles naturels de l’Ouest et de l’Est, les marais du Vardar, les lacs de Chalcidique : presque tout le matériel est venu de France. En même temps, on crée un réseau routier reliant Salonique aux lignes de défense : 30 kilomètres de Salonique à Narech et Djouma, 30 kilomètres sur la vieille route de Salonique-Monastir. En quatre mois, furent remis en état 50 kilomètres de chemins médiocres, furent construits 30 kilomètres de routes neuves, sans compter les nombreuses routes non empierrées pour arabas (voitures légères), les 100 kilomètres de plates-formes pour voie de 0 m.60, les ouvrages d’art sur les rivières, les ravins.

En avril 1916, le camp retranché avait pris forme : 48 pièces de 65, 164 de 75, 146 piètres lourdes dans le secteur français, 240 pièces de campagne, 80 obusiers, 30 canons lourds de siège et de marine dans le secteur anglais, prétendaient interdire l’approche : le camp retranché, fermé d’un côté par le Vardar, de l’autre par les isthmes et lacs de Chalcidique, formait un arc de 120 kilomètres, de l’embouchure du Vardar au golfe d’Orfano : au minimum 70 kilomètres, du Vardar à Langaza, se développaient en demi-cercle autour de la ville. Alors l’armée française comptait 94 000 combattants, l’armée anglaise 95 000.

Les 200 000 Alliés (il faut ajouter 6 000 Serbes qui viennent de débarquer de Gorfou) ont à faire face au péril bulgare (280 000 hommes qui s’apprêtent à l’attaque) et peut-être à la menace grecque. Celle-ci, pour hypothétique qu’elle soit, n’est pas la moins inquiétante. Le danger bulgare est loin encore : l’armée d’invasion s’est arrêtée sur une ligne approximative Monastir-Doïran et n’a pas franchi la frontière grecque. Dans Salonique même ou à ses portes, cantonnent trois corps d’armée helléniques, et les intentions de leurs chefs sont pour le moins assez douteuses. Le diadoque réside dans la ville et nous y surveille. Des batteries grecques sont prêtes à tirer sur notre camp de Zeitenlik, où sont accumulés nos magasins, nos dépôts. Les Grecs passifs, entre les mains de généraux, de gouvernants germanophiles, après avoir renié leurs engagements envers les Serbes, oublieront-ils leurs devoirs envers les Puissances protectrices, qui ont fait leur indépendance, assurent leur ravitaillement, montent à cette heure la garde aux frontières au lieu de leur armée défaillante ?

Convient-il donc de sauver la Grèce, en dépit de ses gouvernants ?


Le 9 décembre, la France et l’Angleterre informent le gouvernement hellénique que Salonique va être fortifiée par leurs soins. Constantin, un peu surpris de cette décision énergique, stupéfait de voir nos troupes revenir intactes de Serbie et des contingents nouveaux les accroître, envoie au Q. G. du général en chef deux officiers de son Etat-major, dont le colonel Metaxas. Celui-ci, avec le général Dousmanis, dirigeait l’armée grecque pour le compte de l’Allemagne : il promet toutes facilités à l’établissement du camp retranché, déclare l’armée grecque prêle à évacuer la place forte, à l’exception de la garnison normale de la ville (une division), mais n’offre d’autre garantie qu’un problématique bon vouloir.

Les agents du gouvernement d’Athènes multiplient les formalités administratives. L’armée grecque continue sa concentration : dans Salonique un corps d’armée, de part et d’autre de la voie ferrée du Vardar, deux corps d’armée prêts à intercepter le chemin de fer, toute l’artillerie de la ville braquée sur le camp français, les forts Karabouroun et Vardar, clés de la rade de Salonique, occupés par des contingents royalistes. Aux demandes de M. Guillemin qui réclame le désarmement des deux batteries de la côte, la remise des lignes Salonique-Guevgueli et Salonique-Doïran, l’éloignement des corps d’armée, le 3e à l’Ouest (à Verria et Kozani), les 4e et 5e à l’Est (à Drama, Kavalla, Serrès), Constantin réplique par de doucereuses promesses : jamais les forts de Salonique ne tireront sur les Alliés ; lui-même s’engage à empêcher les Bulgares d’entrer en Grèce, si les Alliés à leur tour promettent de vider les lieux ; à la menace du général Sarrail qui, décidé à assurer la sécurité de ses troupes, veut couper toute liaison avec Salonique et exposer à la famine les corps d’armée de Macédoine, il répond que les effectifs seront diminués, que le 5e C. A. sera envoyé vers l’Est, que l’armée grecque, au moment voulu, s’écartera pour laisser aux belligérants le champ libre ; mais il refuse d’évacuer Salonique et proteste contre les travaux de fortification entrepris. En même temps, ses fonctionnaires dociles continuent leurs piqûres d’épingles : les services grecs coupent nos communications télégraphiques, rendant très précaires les rapports du général en chef et des divisions du front, redoublent sur les chemins de fer de malveillance ou d’inertie. Le 12 décembre, 60 wagons sont envoyés en Bulgarie sous prétexte de blé à prendre. A la frontière, les officiers royalistes refusent le passage à nos reconnaissances qui vont tâter l’ennemi commun. Le 12 janvier 1916, trois compagnies françaises se présentent pour faire sauter sur la Strouma le pont de Demir-Hissar : le général commandant la division grecque tente de les intimider et fait avancer ses troupes, au reste en vain. Le 17 janvier, un peloton de cavalerie grec charge sabre au clair des soldats anglais sans armes travaillant aux portes de Salonique, et le général commandant le 3e corps, contraint d’exprimer ses regrets, invoque un involontaire incident de manœuvre ! Le 20 janvier, de nombreux wagons chargés de charbon partent comme par hasard de Vertekop sur Monastir à la rencontre des Bulgares. Les paysans se voient interdire de vendre à l’intendance française du foin, des légumes frais, du bétail. Cela n’empêche point la Chambre de commerce de Salonique de réclamer au général Sarrail le ravitaillement de la population : « Un des devoirs de la souveraineté, répond le général, est d’assurer la nourriture des citoyens ; le commandant en chef, trop souvent accusé d’attenter à la souveraineté de la Grèce, n’aurait garde d’empiéter sur les charges que doit assumer l’administration.»

Jusqu’alors on n’a point de preuve précise de la collusion de l’État-major hellénique et des Germano-Bulgares. Turcs et Allemands, qui résident toujours à Salonique, préparent bien quelques attentats. La Banque de Salonique reçoit bien un million de marks destinés évidemment à la propagande, peut-être à des coups de force. Le 30 décembre, un avialik étant venu bombarder la ville (et n’ayant au surplus tué qu’un pâtre qui se dodinait sur les remparts), le général Sarrail fait arrêter les chefs de l’espionnage ennemi, les consuls allemand, autrichien, bulgare, turc et leur monde, en tout une cinquantaine de personnes qui sont immédiatement embarquées. Les documents saisis au consulat d’Autriche dévoilent un service d’espionnage, des coffres-forts largement remplis, une fabrique de faux passeports, une officine d’explosifs. Le 2 janvier 1916, le général commandant le 3e corps hellénique étant venu présenter ses vœux de nouvelle année, le général Sarrail lui met sous les yeux une lettre de la femme du consul d’Allemagne : celle-ci y regrettait le sacrifice des braves soldats allemands pour cette racaille grecque et souhaitait que, dans un bref délai, l’armée germano-bulgare jetât tout à la fois à la mer les Hellènes et les Alliés,

La collusion de Constantin et des empires centraux s’affirme par la concentration même de l’armée grecque royaliste. Les 4e et 5e corps bulgarophobes, remplis d’officiers vénizélistes, sont écartés vers l’Est (Drama, Kavalla, Orfano), pour ne point troubler l’ennemi dans sa liberté de manœuvre, tandis que les autres corps d’armée sont ramenés vers le Sud (le 2e à Verria-Vodena, le 3e sur la Vistritza), pour laisser la Macédoine grecque au Bulgare, qui s’y ravitaillerait à l’aise après avoir épuisé la Macédoine serbe du Nord.

Cependant, le général Sarrail est autorisé à prendre toutes les mesures de sécurité utiles : le 15 janvier, on lui permet de se rendre maître de la police, du contrôle des chemins de fer et des postes ; le 25, on lui donne l’ordre d’occuper la pointe de Karabouroun, dont le fort ferme à l’Est la rade même de Salonique : un bataillon de zouaves, deux pelotons de cavalerie, trois batteries à cheval, assistés des compagnies de débarquement française, anglaise, russe et italienne, se présentent le 28 devant le vieux fort turc, dont le gouverneur se soumet. Dans la nuit du 31 janvier au 1er février, le premier zeppelin survole Salonique, détruit la Banque grecque, tue onze civils, deux soldats français et anglais : des signaux lumineux ont été vus pendant le raid. Le général Sarrail est laissé libre de proclamer l’état de siège. Mais des scrupules juridiques arrêtent encore les gouvernements : ils ne cessent de répéter qu’ils ne veulent point porter atteinte à la souveraineté de la Grèce, ils offrent même d’indemniser les pauvres des dégâts dus aux aéroplanes et aux dirigeables ennemis. Ils envisagent une collaboration grecque éventuelle, mais veulent préparer cette alliance par tous les ménagements propres à réserver une évolution. Pourtant, déjà en Grèce la révolution semblait poindre.


Certains hommes politiques grecs, plus clairvoyants que les diplomates de l’Entente, avaient, dès 1915, aperçu toutes les conséquences de la trahison latente de Constantin. Pourquoi n’aiguisèrent-ils pas de suite jusqu’au bout, jusqu’à la révolution incluse, leur sagacité politique ? Ce fut longtemps après la révolution elle-même que M. Vénizélos accepta de dévoiler les motifs d’une pusillanimité apparente. Il y a quelques mois, il voulut bien encore les rééditer, les préciser devant nous. « Il faut du temps pour muer en insurgé un ministre. Pouvais-je tout d’un coup passer de mon cabinet à la montagne ? La révolution, la scission de la Grèce ne peut être que la suprême arme. Elles nous doivent de l’indulgence, vos démocraties occidentales, pour lesquelles un roi étranger parait encore un demi-dieu. »

Les yeux pétillants du charmeur souriaient en songeant à la respectueuse timidité de l’Entente ; mais le patriote pensait aux angoisses de jadis : toute l’œuvre ancienne rendue vaine, l’unité, la résurrection de l’hellénisme autour du Roi dont autrefois il avait fait exalter le patriotisme, les victoires. Alors, l’intérêt de la Grèce se sépare-t-il du loyalisme ? Sans doute, les avertis voient à l’intérieur la consultation populaire faussée (moins de 200 000 votants expriment leur opinion en décembre 1915, contre plus de 750 000 aux élections de juin précédent) ; à l’extérieur, l’évidente complicité des chefs de l’armée et des ennemis de la Grèce, la mobilisation détournée de son sens primitif, menaçant les protectrices de l’Hellade ; en Macédoine même, cette armée divisée, une partie brûlant de combattre le Bulgare, l’autre, par admiration ou par peur, prête à ouvrir le pays aux envahisseurs allemands. Au moins l’armée est-elle censée encore monter la garde à la frontière ; les intentions des centraux ne sont point déclarées. Pouvait-on, par une révolution trop prompte, n’offrir aux Bulgares que l’entrée facile dans une Grèce affaiblie, désunie, désarmée par la guerre civile ?

La situation générale à la fin de 1915 est-elle au surplus favorable ? La Serbie est envahie, la Roumanie hésitante, l’Entente indécise. Aux yeux du peuple, peu instruit des forces latentes des puissances occidentales, la politique royale, qui apparaît neutre, épargne à la Grèce les catastrophes qui ont accablé la Belgique, la Serbie. On a dit de M. Vénizélos : « Pour un homme politique, il a un défaut : il veut toujours pouvoir étaler ses actions et dire : elles sont pures, elles sont justes. » Or, il faut bien l’avouer, est-elle bien tentante alors pour un étranger, un Oriental, l’alliance avec l’Entente, qui avait refusé le concours grec aux Dardanelles, qui avait offert à la Bulgarie le butin de la Macédoine (14 septembre 1915), qui avait lancé au secours des Serbes une expédition insuffisante et tardive, dont les hommes politiques et les chefs militaires restaient hypnotisés par le front occidental ?

Enfin, l’armée grecque, mobilisée par M. Vénizélos en septembre 1915, reste sur place inactive. Ce maintien sous les armes de toute la population valide sert indirectement les desseins du Roi : il fatigue et décourage ; le peuple se laisse représenter M. Vénizélos comme la cause de ses malheurs ; sans lui, la Grèce resterait neutre, avec l’Allemagne garante de son intégrité, sa mobilisation évitée, aucun risque à courir. M Vénizélos n’avait-il pas provoqué l’envoi des troupes alliées en Macédoine ?

Cependant, dans la nouvelle Grèce, en Macédoine, dans les Iles, dans toutes les riches colonies grecques du monde, en Egypte, en Amérique, les libéraux montraient plus d’impatience et plus d’ardeur. En décembre 1915, quelques fonctionnaires et officiers de Salonique prennent l’engagement mutuel de se séparer de la Grèce officielle, dès que la frontière sera violée par l’ennemi. En janvier 1916, tandis que, après la grève des électeurs vénizélistes, se réunit à Athènes la Chambre constantinienne, des affiches sont placardées, dans les rues de Salonique, qui mettent le peuple en garde contre ce Parlement-croupion. En mars, la gendarmerie crétoise de Salonique se déclare prête à adhérer à une révolution éventuelle.

La « neutralité » du Roi tient encore sous le charme ceux qui comptent assurer l’intégrité du territoire en regardant se battre les Alliés et les Centraux. En mai, coup de théâtre : cette neutralité s’effondre et les impénitents loyalistes ont enfin les yeux dessillés.

Le 23 mai, sous prétexte que les troupes alliées font des mouvements menaçants dans la région de Serrès, les Bulgare-Allemands, qui jusqu’alors avaient respecté scrupuleusement la frontière, se présentent devant le fort d’arrêt de Roupel et somment le commandant d’évacuer la place ; celui-ci refuse, fait tirer quelques coups de canon contre les envahisseurs, demande des instructions à Athènes : on lui donne l’ordre de se retirer.

L’émotion fut grande en Grèce : livrer sans combat une parcelle du pays libéré en 1912-1913, ouvrir la porte de Salonique au Bulgare qui ne cessait de convoiter la ville, qui ne s’était pas résigné sans espoir de revanche au premier traité de Bucarest : pour tout patriote grec, c’était l’incompréhensible. Les raisons données par le gouvernement de Scouloudis, qui sauvegardait, disait-il, la neutralité de la Grèce en tenant la balance égale entre les occupants de Salonique et les nouveaux envahisseurs, étaient empreintes de mauvaise foi. L’Entente se détermine à le comprendre dans l’ultimatum du 21 juin, qui exige le renvoi du gouvernement anti-constitutionnel et la démobilisation. Pourtant elle ne s’en prend pas au Roi, intangible.

La démobilisation, en juillet, eut deux résultats immédiats. D’abord, elle fit rentrer en vieille Grèce les réservistes depuis dix mois sous les armes, mais qui avaient été en Macédoine noyés dans la population bulgarophobe, dans une armée fière de ses souvenirs de 1912, convaincue que l’ennemi héréditaire était toujours le Bulgare ; revenus chez eux, désorbités, ignorant naturellement les collusions des coulisses, gardant une certaine confiance dans le Bulgaroctone de 1913, ils furent travaillés activement par le gouvernement, par l’Etat major, entrèrent en nombre dans les ligues d’épistrates, reformant sous main une garde royale. En second lieu, la démobilisation laissait la frontière dégarnie : les Bulgares virent l’occasion d’occuper sans coup férir la Macédoine Orientale et la côte grecque de l’Archipel, désirée depuis quarante ans ; les Allemands se tiraient par un mensonge de leur situation délicate, permettant à Ferdinand de s’installer en Macédoine, promettant à Constantin que l’occupation serait provisoire, que la souveraineté, les populations grecques seraient en tout état de cause sauvegardées. D’autre part, grâce à la domination bulgare, Constantin vit la Macédoine vénizéliste soustraite aux élections nouvelles que l’Entente venait d’imposer. Le 18 août 1916, les Bulgares marchent vers le Sud : les faibles troupes helléniques, laissées dans l’ignorance des tractations, coupées de leurs communications avec Athènes, sont désorientées. Les garnisons de Drama, de Serrès sont enlevées, expédiées en Allemagne. Quelques troupes de la division de Serrès, malgré les ordres qui leur imposaient l’immobilité, se replient sur Kavalla.

A Kavalla, siège du 4e corps, un conseil des officiers supérieurs décide d’embarquer les troupes. Mais les bateaux sont insuffisants. Aucun ordre ne vient d’Athènes. Le bruit court que la révolution gronde à Salonique. Les Bulgares, accompagnes d’officiers allemands, invitent la garnison à se rendre à Drama : ceux qui obéissent sont cernés, désarmés. Quelques officiers de la division de Serres s’échappent de Kavalla et gagnent Salonique : là, ils communiquent à leurs camarades les résultats de la trahison de l’Etat-Major d’Athènes. La vieille haine contre le Bulgare se réveille : « Je vengerai ma femme et ma fille, » s’écrie un officier du 4e corps. A Salonique, un comité rassemble des volontaires, armée nouvelle qui veut résister ; en 15 jours, 600 se présentent, pour la plupart réfugiés d’Asie-Mineure ou anciens soldats des guerres balkaniques ; à la fin d’août, deux bataillons sont levés (1 300-1 400 hommes) ; à leur tête les colonels Mazarakis et Zymbrakakis. La gendarmerie crétoise fournit les cadres à cette armée.


Le 30 août, à Salonique, la révolution éclate. Les chefs du pronunciamiento entraînent leurs hommes dans la rue de Salamine, au Q. G. du général Sarrail : quelques volontaires en armes, en uniforme multicolore, sur la tête la casquette plate de l’armée grecque germanisée, les gendarmes crétois aux amples culottes noires et au bonnet d’astrakan, des civils, de mine patibulaire par la misère de leur costume, mais dociles, placides, malgré le fusil qui se balance à leur épaule. Voici le colonel Zymbrakakis, petit, vif, noir, au teint, au verbe enflammé : il descend de son cheval, monte chez le général Sarrail, remonte à cheval, prononce une véhémente harangue. Les quelque deux cents fidèles répondent par des acclamations, du geste, de la voix : Zito Vénizélos et Zito Sarrail ! Zito Hellas et Zito Gallia ! Un loustic (sans doute) lance : Zito Polémos ! « Vive la guerre), mais sa manifestation belliqueuse se perd, sans écho, parmi les cris. Les officiers de gendarmerie brandissent leur sabre. Le drapeau rayé bleu et blanc claque au vent qui souffle du port : la couronne royale y est effacée.

Il semble que tous soient d’accord : les autorités militaires sont supprimées, les autorités civiles subsistent. Le préfet du Roi prête de l’argent au gouvernement révolutionnaire. Celui-ci au surplus s’empare des attributions royales, convoque les réservistes, s’intitule « gouvernement de la Défense Nationale. »

Le 31 août, au petit jour, tentative de contre-révolution : quelque fusillade dans les casernes ; la force française intervient pour rétablir l’ordre ; sur le Champ de Mars auto-canons et mitrailleuses, braqués sur les royalistes, les contraignent à respecter la liberté des manifestants ; à midi, la faim oblige les récalcitrants à rendre leurs armes. On se contente de les embarquer, et, bien nourris sur le bateau qui les mènera à Athènes, ils remercient leurs geôliers de leur épargner la bataille en faveur de leurs convictions ! Un paysan et son mulet, égarés parmi les rares balles, furent les seules victimes de cette journée de combat.

Quelques jours plus tard, débarquait à Salonique le millier d’officiers et de soldats partis de Kavalia pour échapper aux Bulgares. Le 25 septembre M. Vénizélos quittait Athènes, allait prêcher la révolution en Crète, à Chio, à Samos, à Mytilène : le colonel Zymbrakakis, dépêché « )ar le général Sarrail, l’invite à organiser à Salonique un gouvernement et une armée. Le triumvirat, qu’il institue avec le général Danglis et l’amiral Coundouriotis, s’y installe : mais il n’y a encore qu’une administration incomplète, deux ministres (Guerre, Affaires Etrangères) et des sous-secrétaires d’Etat, une armée inexercée (10 000 hommes, 482 officiers). Pourtant, 35 jours après l’arrivée de M. Vénizélos, un bataillon grec part pour le front de la Strouma. On attend que l’Entente facilite la tâche dans la Nouvelle Grèce ententophile.

Or, si le 20 octobre, à Boulogne, l’Entente donne au gouvernement de la D. N. des moyens de s’affermir, de l’argent et du matériel de guerre, sa générosité ne va pas jusqu’à apporter une aide morale, et elle ne le reconnaît point comme gouvernement de droit ; qui plus est, elle reprend les relations avec le gouvernement d’Athènes. C’était diviser irrémédiablement la Grèce. M. Vénizélos avait cependant rompu avec le Roi, pour tenir ses engagements envers les Serbes, pour apporter à l’Entente le concours de la Grèce armée. Et déjà, à l’appel de M. Vénizélos, à Salonique, dans les lies, un corps de volontaires se levait pour la défense de la Grèce à côté des armées alliées.


Avec les quelque mille hommes, qui ont fui en août la Macédoine orientale, a été formé le noyau de la division de Serrès ; elle fut complétée par les volontaires qui affluaient de Crète, des Iles, même de vieille Grèce, équipée, instruite à Salonique par la mission française, puis menée en janvier 1917 sur le front de Guevgueli. Le général même qui avait refusé de se rendre l’été dernier aux Bulgares et était parti avec 2 000 hommes pour Thassos et Salonique la conduit. Deux autres divisions, que donne la mobilisation décrétée par le gouvernement provisoire en mars, celle de Crète, celle de l’Archipel, arrivèrent à Salonique en avril et mai, puis sur le front de Guevgueli et de Monastir. D’abord amalgamées aux divisions françaises, elles entrent, avec la 122e sur le Vardar, avec la 57e devant Monastir, à l’école des tranchées, du terrassement, du bombardement, des coups de main préparatoires. Officiers et hommes ont fort à apprendre : ils s’en rendent compte et se confient aux instructeurs français. Au front, dans les trous de termites, creuses sur les pentes qui surplombent Monastir, c’est un bourdonnement de ruches au travail : les pioches sonnent, mais aussi les cris des soldats qui gesticulent ; quelques marmites leur enseigneront la prudence. Quant à l’arrière, au son aigrelet des fifres, les uniformes kakis défilent devant les généraux français, sur leurs minuscules chevaux les officiers s’efforcent en vain à obtenir la cadence, mais c’est d’un chœur unanime qu’éclate le « Zilo Gallia, » le « Vive la France, » qui affranchira leur patrie. Une seule cause de stupeur : notre tolérance à l’égard du Roi.

Cette condescendance, que n’altèrent même point les massacres de nos soldats dans Athènes les 1er et 2 décembre, il faut la révolution russe pour y apporter un terme ; le 11 juin 1917, l’ultimatum présenté par M. Jonnart fait enfin l’union de la Grèce. M. Vénizélos rentre à Athènes et déclare la guerre aux Puissances centrales. Sous la direction du général Bordeaux, attaché militaire, devenu major général de l’armée hellénique, de l’intendant Bonnier qui, sous le titre de directeur général des services, met de l’ordre dans les deux ministères de la guerre, du ravitaillement, la mission d’Athènes lève et dresse une armée de 200 000 combattants.

Ce n’est que par étapes que la mobilisation put se faire : il fallait ménager l’opinion d’un certain nombre, pervertie par la propagande des Dousmanis, par les finances du baron Schenk ; il fallait dissoudre les ligues d’épistrates, ramener l’union dans le pays divisé ; il fallait transporter les régiments, dont l’Entente avait jadis exigé l’éloignement au Péloponnèse, dans leurs garnisons du temps de paix, refondre les cadres, dont quelques-uns restaient attachés à l’ancien régime ; il fallait surtout faire l’inventaire du matériel nécessaire, le commander à l’Entente, le recevoir, le repartir. La France et l’Angleterre prennent à leur charge l’armement, l’habillement, les subsistances ; mais elles n’ont pas l’armée grecque à pourvoir seule. Aussi procède-t-on, non à une mobilisation simultanée dans toute la Grèce, mais à une mobilisation par division, échelonnée. Le général Guillaumat prend le commandement des armées alliées le 23 décembre ; tout de suite il se consacre à cette tâche et, par une direction plus confiante, lui donne une impulsion vigoureuse. La mobilisation commence en janvier 1918 par les trois divisions de Larissa, d’Athènes, de Chalkis, qui composent le 1er corps ; tour à tour, elles sont dirigées sur le camp d’instruction de Narech (Nord-Ouest de Salonique), puis sur les secteurs calmes du front la Strouma, où elles se préparent, au milieu de l’armée anglaise, par des reconnaissances, des coups de main, au rôle offensif qu’on attend d’elles. En mai, c’est la mobilisation du 2e corps, dont les divisions (Patras, Nauplie et Kalamala), occupant des secteurs sur la Tcherna ou le Vardar, rendirent disponibles les troupes françaises nécessaires à la percée. Enfin, la division de Ianina (du 5e corps) porta à près de 300 000 le nombre des Grecs sous les armes lors de l’offensive de septembre. En même temps, 30 000 hommes, enrégimentés dans des compagnies d’indigènes (musulmanes et israélites), soustraits au service militaire, étaient mis comme travailleurs à la disposition des armées alliées.)

5 000 officiers, 204 000 hommes (non compris 112 000 hommes des dépôts et des nouvelles classes appelées en septembre 1918), 53 000 animaux : telle fut l’armée que l’expédition de Macédoine, la ténacité de M. Vénizélos, la méthode des missionnaires firent sortir du sol hellénique. L’Angleterre envoya les vêtements, les vivres. La France fournit les armes, le fusil français à chargeurs, toute l’artillerie de corps et divisionnaire un régiment d’artillerie de campagne (9 batteries), un groupe d’artillerie lourde longue (3 batteries), un groupe d’artillerie lourde courte (3 batteries) pour chacun des trois corps d’armée ; deux groupes d’artillerie de montagne, une batterie d’artillerie de tranchée (pour chacune des dix divisions), le matériel des convois administratifs (les 400 voitures, l’équipement nécessaire aux 15 000 animaux, petits chevaux réquisitionnés sur place ou mulets importés, de chaque corps d’armée), le matériel du génie, les hôpitaux, les ambulances.

Sans doute, cette levée de légions ne se fit-elle pas sans heurts. Mais la critique est trop facile qui, comparant aux meilleures armées d’Europe, dessine la caricature d’une armée orientale. Je songe à Salonique sous l’œil des dieux, aimable œuvre, fâcheuse action : elle peut faire rire qui juge la Grèce sur les continuateurs d’About ; elle eût pu décourager les âmes bien nées, qui, malgré la propagande des Allemands et des conjonctures, n’ont point désespéré de l’Entente après l’écrasement de la Roumanie et la chute du front oriental. Brest-Litovsk est « lu 3 mars 1918, Buftea du 5 mars ; bientôt la grande offensive allemande va déferler sur la France. Ce sont les mois où la Grèce nous rend des alliés perdus.

Sans doute, le peuple grec, mobilisé depuis septembre, aspire aussi au repos ; la discipline est assez molle quand le bakchich est règle administrative, là où l’indolence orientale, les ravages des invasions successives contre-balancent la « grande Idée, » « Tu as un bel uniforme, disait un sergent de l’armée nouvelle à une recrue flambant neuf. — Tu le désires ! Qu’à cela ne tienne ! » Et le jeune soldat de donner son uniforme bien taillé au sous-officier chargé de la garde : rendu au costume civil, il rejoignait son foyer. A cette anecdote authentique s’ajoutèrent de plus graves erreurs. En juin, les premières troupes du 2e corps quittent la Vieille Grèce, leur pays, et arrivent en Macédoine ; 800 hommes de la division de Patras, cantonnés à Verria, gagnent la montagne avec leurs armes ; le conseil de guerre a raison des meneurs et la faim des égarés. En revanche, le 30 mai 1918, les divisions du corps d’armée de la Défense nationale montent à l’assaut d’un saillant bulgare, la hauteur du Skra di Legen qui domine la vallée de la Lioumnitza et la rive droite du Vardar, emportent les tranchées ennemies, capturent 2 000 hommes, un régiment entier. Expérience concluante de l’emploi des troupes nouvelles, certitude d’un moral offensif préparant la victoire commune. « Nous vous rendons Navarin, » disait un jeune officier hellène avec fierté, non sans gratitude : l’affaire était petite : le mot ne manquait pas de grandeur.


JACQUES ANCEL.