La Critique littéraire sous le premier empire

La Critique littéraire sous le premier empire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 593-622).
LA
CRITIQUE LITTÉRAIRE
SOUS LE PREMIER EMPIRE


I.

On a souvent répété que la critique eut de beaux jours sous le consulat et l’empire. Il est au moins incontestable qu’alors le public s’intéressait vivement à des questions auxquelles nous sommes devenus trop indifférens. Après un branle-bas qui avait tout renversé, les esprits désorientés ne demandaient qu’à se laisser conduire et à se sauver enfin de la licence. Tandis qu’un pouvoir provisoirement tutélaire rendait à la France l’ordre et le repos, une restauration morale était donc appelée par bien des vœux : car la politique et la littérature vont presque toujours de concert, surtout chez un peuple qui vient d’échapper à des épreuves douloureuses. L’instinct de conservation se réveille alors avec plus d’énergie que jamais et ne se trompe guère sur les remèdes qui conviennent aux maladies du corps social. On le vit jadis sous Henri IV et sous Louis XIV : l’avènement de Malherbe et de Boileau n’avait-il pas suivi le dévergondage de la ligue et de la fronde? De même, l’anarchie du directoire produisit bientôt, dans les lettres comme dans l’état, une réaction favorable au principe d’autorité: tous les hommes de sens crurent donc qu’ils faisaient œuvre de patriotisme, en lui prêtant main-forte. Il était naturel que la critique subît cet entraînement, car elle puise sa principale force dans l’opinion. Or, ce point d’appui ne manquait pas en un temps où des fermens de haines et de colères sollicitaient la plume à dire tout haut ce que chacun pensait tout bas. Aussi les écrivains trouvèrent-ils autour d’eux un stimulant très actif dans la collaboration secrète des lecteurs. Il leur suffi presque d’avoir l’oreille fine et d’entendre ce que dictait le sentiment universel. Pour attaquer des doctrines qui, à tort ou à raison, paraissaient complices des calamités récentes, il ne fallait point un grand effort de bravoure : car, sous l’empire, ce n’était plus qu’une armée en déroute, et ceux qui la poursuivaient l’épée dans les reins n’eurent besoin que de répondre au signal donné par la conscience publique. Leur voix ne fut que l’écho du cri populaire. Après les orages, il se forme en effet de courans si rapides qu’ils deviennent irrésistibles : il est même dangereux de leur obéir aveuglément, car ils précipitent vers de nouveaux écueils. Telle fut alors la faute de quelques-uns. Poussés par le vent, plusieurs s’emportèrent à des représailles dont la violence faillit compromettre la cause qu’ils voulaient servir. Un frein leur eût donc été plus utile qu’un aiguillon.

Nous n’entrerons point ici dans le détail des luttes acharnées qui précédèrent le règne du silence. On connaît l’arrêté du 27 nivôse an VIII ; réduisant à treize le nombre des journaux tolérés, il interdisait définitivement la création de toute autre feuille sous peine de mort ou de déportation. C’était supprimer un droit inscrit dans la constitution de l’an III, mais auquel le comité de salut public avait infligé déjà de sanglans démentis. Plus tard, en avril 95, la faiblesse du directoire s’était aussi armée de décrets draconiens contre une presse qui l’abreuvait d’injures. Mais il n’avait réussi qu’à constater son impuissance par de vaines menaces; car il n’empêcha point le 18 brumaire d’en finir avec l’hypocrisie d’un ordre légal qui ne cessait pas de trahir ses promesses. L’arbitraire engendre le scepticisme; et, après tant de coups d’état, nul ne se révolta contre la mesure qui frappait au cœur une liberté précieuse, mais discréditée par ses abus. Une censure inquisitoriale sera donc le régime permanent de la servitude civile inaugurée par l’empire. Or, au début, la France n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Outre que les souvenirs de la veille ne se prêtaient point à des regrets, elle était éblouie par des victoires retentissantes, des coalitions détruites, des provinces conquises, des royaumes improvisés, des alliances dictatoriales signées dans les capitales ennemies, en un mot par l’éclat d’une suprématie européenne. D’ailleurs, tant qu’il fut heureux, Napoléon mêlait à son despotisme quelques dédommagemens sensibles à la fierté nationale : d’éminens honneurs prodigués aux travaux intellectuels, le respect de la grandeur morale souvent déclaré par sa parole officielle, « et son ambition contradictoire, mais solennellement proclamée, de faire monter plus haut le génie du peuple qu’il tenait asservi[1]. » La ruine de toute opposition semblait aussi tempérer l’humeur du maître; et, sans renoncer à des maximes qui étaient un ressort de gouvernement, il se relâchait, par calcul, de leur extrême rigueur. Faute de mieux, il laissa du moins quelque latitude aux discussions qui pouvaient profiter à sa politique.

C’est ainsi qu’il encouragea d’abord un véritable déchaînement contre l’âge précédent et ses grands hommes. Tandis que le Génie du christianisme était préconisé par le Moniteur, et que le concordat sanctionnait la réconciliation de la France avec le saint-siège, l’église des philosophes se réduisit : bientôt à un petit groupe de fidèles mis à l’index, honnis, bafoués ou persécutés. Ceux qui, avant 89, avaient été les plus fervens propagateurs de l’incrédulité rendaient alors Voltaire et Jean-Jacques responsables des crimes qu’ils eussent abhorrés, et contre lesquels protestaient d’avance les plus éloquentes pages de leurs œuvres. En revanche, ces renégats regardèrent comme inviolable et sacré tout ce qu’ils traitaient naguère d’abus, de préjugés, de superstition ridicule. Le XVIIe siècle y gagna une recrue subite d’admirateurs ; car ces néophytes s’empressèrent de relever les statues brisées de Fénelon, de Bossuet et de Massillon : ce fut à qui rendrait justice à une société dont les torts avaient été trop cruellement expiés. Si tant de conversions furent chez la plupart le contre-coup de la peur, ou l’effet d’un désabusement sincère, elles recouvraient chez d’autres un retour vers les idées monarchiques et la dynastie proscrite. Bonaparte était trop avisé pour s’y tromper ; et, après avoir tiré bénéfice d’une polémique antivoltairienne qui venait en aide à ses vues personnelles, il y coupa court dès qu’elle lui parut une manœuvre de quelques mécontens, et le masque d’une hostilité clandestine. D’ailleurs, très expert dans l’art de séduire, il aimait mieux acheter les anciens révolutionnaires que se les aliéner : la prudence lui conseillait donc de maintenir sa neutralité entre les croyances comme entre les partis, pour être plus sûr de let dominer. Aussi toutes ces querelles furent-elles pacifiées, à l’heure propice, soit par la désertion des antagonistes, dont quelques-uns métamorphosés en personnages renoncèrent à la lutte, soit plutôt par un mot d’ordre qui commanda la réserve en des questions ardentes.

Du reste, l’indifférence allait gagner de proche en proche ; car la croisade religieuse était moins l’élan des convictions que l’alarme des intérêts; et, dans l’autre camp, on se battait pour l’honneur, sans espérance de vaincre. Tandis que le Journal de Paris avec Rœderer, et le Publiciste avec Suard, brûlaient leurs dernières cartouches, la Décade, où Ginguené faisait encore le coup de feu, périssait de mort subite; et le Mercure s’affadissait de plus en plus, malgré le concours que lui donnèrent, de loin en loin, Fiévée, Michaud, Fontanes, Bonald et Chateaubriand[2]. Dans ce désarroi, le Journal des Débats resta donc presque seul maître du terrain, et finit par devenir une puissance avec laquelle il fallait compter. Fondé en 1789 par Baudouin, imprimeur de l’Assemblée nationale, il n’était qu’un simple répertoire d’actes officiels lorsque, en 1799, les frères Bertin en acquirent la propriété, au prix de 20,000 francs. Or, en quelques semaines, il fut transformé par un miracle d’intelligence et d’habileté. Auxiliaire des efforts qui tendaient à une renaissance sociale, cet organe des classes éclairées ne tarda point à être dès lors un centre de ralliement pour des talens qui trouvèrent le secret de sauvegarder leur dignité, tout en subissant les inévitables conséquences des faits accomplis. On a même dit qu’il fut une des rares libertés de l’empire : c’est peut-être forcer la note; pourtant, n’oublions pas qu’un jour vint où il y eut péril dans l’indépendance d’une rédaction soupçonnée de regretter l’ancien régime.

Les jacobins qui occupaient de hautes positions ne virent pas sans jalousie la direction des esprits passer en des mains hostiles : aussi firent-ils jouer toutes leurs batteries contre un adversaire dont l’influence croissait de jour en jour. « Ne voulant pas s’avouer que l’opinion était contre eux, ils mirent la vogue de leur concurrent sur le compte du royalisme[3] ; » et, en 1805, leurs intrigues réussirent à imposer un censeur au journal qu’ils auraient fini par exproprier, sans le crédit de Fiévée, qui plaida chaleureusement sa cause près de l’empereur. Ce fut toute une affaire d’état, et la spoliation ne put être évitée que par un changement de direction. L’avocat du droit, Fiévée, ne sauva les intérêts des fondateurs qu’en consentant à prendre leur place. Cette crise fut signalée par un nouveau titre qui donnait aux Débats une couleur officielle : il s’appela désormais Journal de l’empire, et l’on s’habitua peu à peu à le regarder comme un confident du souverain.

Mais cette dangereuse faveur ne fit que raviver des haines qui guettaient l’occasion d’une revanche. Elles furent activement servies par Fouché, le ministre de la police, qui vengeait ses rancunes personnelles en ayant l’air de prendre sous son patronage les idées philosophiques et la libre pensée. En pleine Académie, M. Suard dénonça les collaborateurs de Fiévée comme partisans des Bourbons. Bientôt on l’accusa de révéler à l’Angleterre l’état de nos armemens maritimes, pour avoir annoncé que deux vaisseaux de ligne venaient d’être lancés dans le port d’Anvers. Or, cette note avait été empruntée textuellement au Moniteur. Sous ces vaines chicanes se cachaient les griefs de certains révolutionnaires devenus césariens. Ils ne pardonnaient pas à des hommes d’esprit une modération qui condamnait leur passé. Voilà pourquoi, toujours prêts à intenter des procès de tendances, ils eussent volontiers fait revivre la loi des suspects contre des écrivains qu’il était plus facile de bâillonner que de réfuter[4]. Ces perfidies et ces calomnies en vinrent à leurs fins : « Je ne peux plus vous défendre, » dit un jour l’empereur à Fiévée ; et, lui retirant ses pouvoirs, il les transmit à M. Etienne, qui, par ses opinions et ses amitiés, appartenait à l’école du XVIIIe siècle. C’était capituler devant des ennemis qui seraient entrés dans la place en conquérans, si le nouveau titulaire n’avait pas, à force de tact, essayé loyalement de concilier les traditions du journal avec les exigences de sa dictature. Mais son adresse ne put conjurer d’impérieux caprices dont le dénoûment fut, en 1811, l’acte d’un autocrate confisquant la propriété du journal comme un butin de guerre, sans même excepter l’argent qui était en caisse, les papiers déposés en magasin, et les meubles du bureau de rédaction.

Ce coup de foudre justifie le Journal des Débats contre ceux qui lui reprocheraient d’avoir grandi à l’ombre de la pourpre impériale. Sachons-lui gré plutôt de ne s’être pas alors résigné sans murmure à l’obéissance passive. Si sa résistance fut presque imperceptible, la faute en est aux entraves qui réduisirent toute protestation à des allusions indirectes et fugitives. Il eut du moins le courage de défendre plus d’une victime, de rester fidèle à la gloire disgraciée, de louer constamment Delille, dont le silence déplaisait fort, d’exalter Chateaubriand, de combattre des doctrines sympathiques au despotisme, et parfois de se taire, ce qui était l’unique forme du blâme. On ne lui refusera pas non plus d’avoir consolé les honnêtes gens par la seule liberté qui fût possible, celle de la critique littéraire.

Elle eut alors plus d’à-propos que jamais. Après un tel déluge d’erreurs, le bon sens allait donc enfin retrouver, à son tour, cet air de nouveauté, qui, en France, est indispensable au succès ! Dans un article du Mercure[5], Fontanes disait : « Loin d’être épuisées, toutes les matières sont neuves ; car, tout ce qui était sage et utile a été contesté ou avili. C’est le droit, ou plutôt le devoir des maîtres de tout raffermir, de tout remettre en honneur. » Oui, les idées justes étaient tellement méconnues que le rappel de souvenirs effacés passait pour invention. Parlant à un public qui n’avait rien appris, ou avait tout oublié, les écrivains purent donc recommencer l’éducation des intelligences, et leur faire un cours de principes élémentaires, sans s’exposer au risque de rebuter l’attention par des lieux-communs, ou des vérités trop souvent redites. De là vient qu’il y eut une opportunité salutaire dans ces leçons que nous jugeons superflues. Rien n’était usé pour des lecteurs depuis longtemps sevrés d’instruction, et qui comprenaient la nécessité de se mettre en quelque sorte à l’école. Voilà pourquoi les critiques les mieux accueillis furent alors ceux qui ressemblaient le plus à des instituteurs.

Du reste, la politique leur cédait le pas ; car elle se bornait à tenir le registre des lois et des actes officiels : en dehors de la question anglaise, que Napoléon abandonnait volontiers aux journaux, pour simuler l’entrain d’un mouvement national, le monde des idées militantes était donc, lui aussi, fermé par un rigoureux blocus. Dans ce vide, la littérature devint une ressource. Soumise à la surveillance d’une police qui ne lui permettait aucun écart, elle dut sans doute se faire humble et discrète pour avoir, la vie sauve ; mais, à ce prix, elle n’excita pas trop les ombrages d’un maître qui vit avec plaisir la curiosité des hautes classes se porter vers des questions innocentes, et propres à servir de dérivatif aux souvenirs, aux regrets, ou aux espérances.

Dans cet asile se réfugièrent la plupart des plumes privées d’emploi. Parmi tant d’interdictions, force leur fut de s’ingénier pour découvrir des sujets de causerie ; et les plus habiles chasseurs ne levaient qu’un assez : maigre gibier. Il fallait bien se contenter des premiers livres venus, et, faute de mieux, donner le coup de grâce à une foule d’auteurs ridicules qui, aujourd’hui, n’auraient besoin d’aucune aide pour mourir solitairement, dans l’ombre. En ces jours de chômage, c’était une bonne aubaine que l’apparition de la moindre brochure, et même d’une simple préface. Un almanach obtenait la faveur d’un compte-rendu aussi légitimement qu’un poème épique. On souhaitait la bienvenue à un discours de distribution prononcé dans une école perdue au fond de la Bretagne[6]. Un académicien, Auger, célébrait jusqu’à des devoirs d’élèves, entre autres un lauréat de composition française, au concours général de 1808[7]. A plus forte raison, les grosses caisses du feuilleton tambourinaient-elles pour les élucubrations des professeurs. Maintes études furent consacrées par tel ou tel membre de l’Institut à des émules du père Rapin et de Vanière, qui avaient paraphrasé en hexamètres latins, l’un, M. Alexandre Veil, le Télémaque de Fénelon, l’autre, M. Dubois, l’Homme des champs de Delille[8]. La secrétaire perpétuel ne croyait pas déroger en exposant aux abonnés du Mercure les mérites d’un lexique, d’un Jardin des racines grecques, d’un recueil de morceaux choisis, d’un rudiment, ou d’un cahier d’expressions. Une méthode de thèmes, ou un traité de prosodie étaient annoncés par toutes les trompettes de la Renommée. On salua M. Guéroult comme un autre Quintilien, pour avoir « élevé la vocatif de la cinquième place à la seconde, balayé devant lui la règle du que retranché, et fait justice de l’ablatif absolu[9]. » Les Leçons de littérature et de morale, par Noël, prirent les proportions d’un monument; et ce maladroit compilateur marcha de pair avec les écrivains plus ou moins classiques dont il n’était que le porte-voix.

Mais, en ces jours de disette, ce fut surtout aux auteurs anciens que des affamés demandèrent leur pain quotidien. Dans le Mercure du 15 novembre 1809, M: de Jouy s’écriait : « L’avenir appellera notre âge le siècle des traductions. » Elles pullulèrent, en effet, de tous côtés, soit en vers, soit en prose; et, bonne ou mauvaise, chacune d’elles suscitait une légion de panégyristes ou de censeurs. Ils ne lâchaient pas leur proie avant d’avoir élaboré quatre ou cinq longs articles, sur lesquels s’abattait une nuée d’autres parasites avides de pâture. En face de ces interminables notices et de toutes ces gloses, on croit assister à une classe. La littérature de l’empire n’était plus qu’une manufacture de versions latines. Mais faisons trêve à l’ironie; outre que les ouvrages nouveaux avaient une médiocre valeur, et qu’il ne fût pas toujours commode d’en parler franchement, lorsque l’auteur plaisait en haut lieu, il y a quelque chose de touchant dans la candeur avec laquelle chacun avouait l’insuffisance de ses études et dans l’empressement qu’on mettait à la réparer.

Un extrait de M. Thurot, analysant une traduction de l’Iliade par M. Aignan, débutait ainsi : « l’Iliade est le chef-d’œuvre d’Homère; et Homère, le plus ancien écrivain que l’on connaisse, est le plus grand des poètes qui aient jamais existé. » Ceci paraîtrait maintenant un peu naïf même au moins cultivé des lecteurs ; eh bien ! c’était une révélation pour quelques-uns de nos arrière-grands-pères, dont l’adolescence commença au moment où un ouragan culbutait toutes les institutions de la vieille France, sans que la nouvelle pût encore surgir de ces ruines. Il y aurait donc ingratitude à sourire de ces efforts honnêtes pour rétablir une tradition interrompue; car ce fut à leurs fils que tant de parens songèrent, en applaudissant aux travaux modestes par lesquels l’Université récente préludait à son œuvre d’avenir. Voilà pourquoi tout ce qui intéressait l’école devint à ce point populaire qu’un contemporain put dire : « On ne voit sortir des presses que des livres d’éducation[10]. »

Le signal de cette initiative était venu de Napoléon, qui eût été merveilleusement habile à organiser les conquêtes de la révolution, s’il n’avait pas eu peur de la liberté. Ce fut cependant pour elle qu’il travailla, sans le vouloir, en ouvrant ces lycées d’où s’élança bientôt la jeunesse généreuse de 1815. Parmi les symptômes d’une émulation qui préparait de meilleurs jours, notons les hommages rendus à Rollin, dont les éditions se multiplièrent à l’envi. On fêta surtout le Traité des études, « comme la plus éloquente censure des méthodes vainement essayées par dix années de charlatanisme. » Si des arrière-pensées politiques se mêlaient à ces sympathies, elles attestèrent du moins un retour au respect des maîtres, dont la gloire était depuis trop longtemps éclipsée par un injurieux oubli.

Des questions de goût, et des controverses sur la prééminence du XVIIe ou du XVIIIe siècle, telles furent donc les seules distractions qui, succédant aux débats orageux de la tribune, trompèrent l’ennui de l’empire pendant les entr’actes du drame militaire. Encore ces divertissemens de la pensée ne se donnaient-ils pas librement carrière ; car, lorsque les journaux ressemblaient à des fiefs distribués à des vassaux par le ministre de la police, il n’y avait nulle sécurité pour qui ne voulait pas se vendre. Quand les livres étaient mis au pilon, la liberté des juges littéraires fut celle du prisonnier qui se promène dans un préau, sous l’œil d’un geôlier. Pourtant, malgré les contraintes d’une situation subalterne ou précaire, nous devons un souvenir aux principaux écrivains qui, dans le Journal des Débats, représentent la critique de l’époque impériale.

II.

Avant tout, il convient de nommer Geoffroy, puisqu’il est le doyen de ces arbitres dont la férule s’appelait alors un sceptre. né à Rennes, en 1743, élève des jésuites, il appartenait à leur noviciat lorsque la dispersion de cette compagnie le laissa dénué de toutes ressources ; âgé de vingt ans, il prit alors le petit collet et entra au collège de Montaigu comme maître de quartier. Il quitta ces humbles fonctions pour devenir précepteur chez un riche financier, M. Boutin, dont il menait souvent les fils au spectacle; ce qui lui inspira le goût de l’art dramatique[11]. Mis en vue par trois prix de discours latin, et nommé à la chaire de rhétorique du collège de Navarre, puis du collège Mazarin, il remplaça bientôt Fréron dans la direction de l’Année littéraire, où, de 1776 à 1792, il continua les fâcheux exemples du polémiste acerbe immortalisé par cette épigramme de Voltaire :


L’autre jour, au fond d’un vallon,
Un serpent piqua Jean Fréron :
Que pensez-vous qu’il arriva?
Ce fut le serpent qui creva.


En même temps, il travaillait au Journal de Monsieur et à l’Ami du roi, feuilles monarchistes qu’emporta le tourbillon du 10 août. Pendant la terreur, il dut lui-même dérober sa personne : caché au fond d’un hameau, à quelques lieues de Paris, il se fit alors maître d’école, et n’osa reparaître qu’au lendemain de brumaire.

Il vivait de leçons données dans une pension obscure, quand M. Bertin l’y découvrit et s’avisa de lui confier le feuilleton du théâtre, institution nouvelle dont Geoffroy fut, comme il s’en vante, « le créateur et le père, » car il y conquit rapidement une célébrité prodigieuse qui imposa le genre à l’avenir.

Il n’était certes pas facile d’amuser et d’instruire le public trois ou quatre fois par semaine, d’avoir de l’esprit à heure fixe, et argent comptant, de traiter plaisamment les sujets sérieux, et de mêler aux plus frivoles des réflexions judicieuses, de louer le répertoire classique avec un accent personnel, de rajeunir un fonds épuisé, de purger une scène déshonorée par des barbares, de faire la leçon aux spectateurs, aux auteurs et aux acteurs, de remettre ainsi chacun à sa place, en un mot de châtier les vices d’une décadence, et trop souvent d’improviser quelque chose avec le néant. Pour y réussir, Geoffroy eut besoin de modifier ses habitudes, car son naturel visait à la justesse plus qu’à l’agrément. Solide jusqu’alors, mais un peu lourd, il dut s’assouplir et s’alléger, non sans peine (car l’effort se trahit) ; cependant, il finit par animer d’un vif entrain des articles précis comme un rapport officiel, et belliqueux comme des bulletins de bataille. Sa plume fut en effet une arme de guerre, et, pendant quatorze ans, elle s’acharna sans merci contre tout. ce qui, de près ou de loin, rappelait l’esprit philosophique et révolutionnaire. la meilleure part de sa popularité vint donc de l’adresse qu’il mit à flatter ou irriter les passions des partis.

C’est dire que la politique nuit à la littérature dans ces éphémérides, où se combinent les haines et les préjugés d’une double réaction. Apre et mordant, il a le nerf et la verdeur d’un bon sens qui assène avec force des vérités brutales; mais, lors même qu’il a raison, il risque de se donner tort par une outrecuidance qui sent le collège. Ce qui domine en lui, c’est l’humaniste qui, tout plein de ses auteurs, s’appuie sur leur autorité comme un théologien sur les Écritures. On ne peut lui contester un savoir étendu, mais qui n’eut rien de curieux ou de raffiné. Étranger à toutes les finesses de l’atticisme, il comprend les mâles beautés de Sophocle ou de Démosthène; mais la grâce lui échappe, et il défigure Théocrite dans une traduction où il l’affuble de fausses élégances. Bien que formé à la meilleure école, son goût est celui qui s’apprend et se transmet. En face des modèles, il exprime seulement les aperçus rapides qu’une première lecture suggère à un esprit bien fait et suffisamment orné. Tout en appliquant aux chefs-d’œuvres anciens et modernes d’heureuses facultés d’analyse, il manque de vues supérieures et ne dépasse jamais la limite des régions moyennes où se tenaient les prétendus connaisseurs d’autrefois.

Malgré l’infatuation d’un aristarque trop prompt à décider et à trancher sur un ton d’oracle, avec un air d’infaillibilité despotique, on ne lui refusera pas un jugement sain, qui ne se trompe guère toutes les fois que sa clairvoyance n’est point offusquée par une prévention ou un intérêt. Il sait dire : « Ceci est bon, cela est mauvais. » Or ce mérite a d’autant plus de prix qu’aujourd’hui la critique est trop souvent la fantaisie du pur caprice « sentenciant les procès au sort des dés, » comme dit certain personnage de Rabelais. Lui, du moins, il croit avoir charge d’âmes, et se prélasse dans un sacerdoce. C’était pécher par un autre excès, mais qui eut son à-propos, à une époque où le fer et le feu étaient nécessaires pour guérir des plaies invétérées. Dans cet office, il ne se ménagea pas et fit merveille contre le sophisme ou le paradoxe. Il y allait de tout cœur, et, par la gaillardise d’une verve gauloise qu’eût applaudie Boileau, il ressemble à ces bourgeois de Molière qui s’en donnaient à gorge chaude. Ne disait-il pas : « C’est énerver la justice que de chercher des circonlocutions pour exprimer des défauts qu’on peut spécifier d’un seul mot. Appliqué à la personne, il serait une injure ; mais, appliqué à l’ouvrage, c’est le mot prostré ? » Or il le lâche sans le moindre scrupule, et, à qui s’en étonne, il répond : « Quelques-unes de mes expressions paraissent ignobles ; je voudrais en trouver de plus capables encore de peindre la bassesse de certaines choses dont je suis obligé de parler. Mes phrases suivent le mouvement de mon âme : j’écris comme je suis affecté, et voilà pourquoi on me lit. » Avouons que cette méthode est excellente, mais que l’équité du censeur n’a pas toujours valu sa franchise.

On n’est jamais entré dans le monde littéraire avec moins de révérence pour les grands noms de la veille. Agé de soixante ans, lorsque le XVIIIe siècle se terminait, Geoffroy l’avait traversé sans être un instant ébloui par son éclat. Aux griefs de l’abbé s’ajoutaient ceux du lettré dont la patrie était le siècle de Louis XIV ; Aussi Voltaire lui fut-il odieux à double titre ; comme « le pontife de l’église philosophique, » et comme « un maire du palais » qui avait fait violence aux souverains légitimes de notre scène. Il s’agissait donc de détruire en lui le chef de secte, et de détrôner l’usurpateur du laurier dramatique. L’occasion encourageait ces représailles : car un assaut livré au patriarche de la libre pensée ne déplaisait point à l’ennemi des idéologues, et le vainqueur d’Iéna souriait aux sarcasmes lancés contre le courtisan du grand Frédéric. Le dessein d’écraser, à son tour, l’infâme, est donc ici l’âme d’une polémique religieuse sous apparence littéraire.

Corneille offrit prétexte au premier engagement de ce duel à outrance. On ne saurait dire si Geoffroy en veut plus au philosophe qu’au poète : il déchire à plaisir ce fameux Commentaire, où il ne voit que « l’orgueil d’un nain toisant un géant. » C’est, à ses yeux, « un mets empoisonné ; » les louanges mêmes, il s’en défie comme « d’une hypocrisie. » Sa haine porte les coups droit au cœur : pourtant, le réquisitoire serait plus persuasif s’il était moins outrageant. Avec Racine, il y a reprise d’hostilités, mais indirectes : car il se trouve alors en face de La Harpe, un de ceux qu’il nomme dédaigneusement « les gens, les nègres de Voltaire. » Sans se laisser : désarmer par une abjuration solennelle, Geoffroy incrimine les erreurs, les artifices, la mauvaise foi, et les bévues d’un « fade panégyriste, » qu’il déclare complice d’une « conspiration » ourdie contre le père de la tragédie. « Oui, s’il a couronné Racine de fleurs académiques, c’est, dit-il, pour l’immoler en sacrifice sur les autels de son idole,


Vainqueur des deux rivaux qui partagent la scène. »


Mais ce fut surtout en face de Voltaire que se déchaînèrent les fureurs d’une épée qui a des perfidies de poignard. Zaïre elle-même ne l’attendrit pas: jugez-en par cette boutade: « Femmes sensibles, puisque votre bonheur est d’être trompées, craignez de regarder Voltaire dans son cabinet, préparant avec un sourire malin les filets où il veut vous prendre, rassemblant autour de lui toutes ses machines dramatiques : ici les Turcs, là les chrétiens ; la croix et les palmes d’un côté, les turbans et le croissant de l’autre; tantôt Jésus, tantôt Mahomet; Paris et la Seine à droite, Jérusalem et le Jourdain à gauche ; mettant tous les sentimens, toutes les passions en salmis, la religion, la galanterie, la nature, la jalousie, la rage, pêle-mêle: espèce de chaos tragique où l’on fait l’amour et le catéchisme, où l’on baptise, et l’on tue. Il y en a pour tous les goûts ; peu de sens et de raison, beaucoup de tendresse, de fureur et de déclamations. En voyant tout l’échafaudage de cette pièce turco-chrétienne, on est vraiment honteux d’être dupe de ce charlatanisme. » Ailleurs, se tournant vers les jeunes gens, il s’écrie : « Le théâtre de Voltaire vous accoutume à écrire d’une manière lâche, vague et incorrecte, à nous donner pour des vers de la prose rimée, enflée de grands mots, à faire ronfler dans un pompeux galimatias des sentences obscures, à tromper le vulgaire, à vous admirer vous-mêmes, à travailler en toute hâte, et à vous moquer du public. » Telle est la conclusion des diatribes où Geoffroy discrédite des vérités incontestables par un dénigrement forcené.

Ce malappris qui desservait « le temple du Goût, » n’osa-t-il pas se permettre les impertinences que voici : « Voltaire jouait en Europe le rôle du grand lama. On sait que ce dieu terrestre envoyait aux monarques du Thibet de petits sachets pleins de ses ordures pulvérisées, et que ces princes les vénéraient comme des reliques. C’est ainsi que les philosophes adoraient les grosses bouffonneries du vieillard en goguette. » On s’explique les tempêtes soulevées par ces plates facéties. L’insulteur devait s’attendre à être payé de même monnaie, lui qui ne se gênait pas plus avec les vivans qu’avec les morts. Quelle morgue de cuistre, lorsqu’il tance un téméraire qui avait reproché des contresens au traducteur de Théocrite ! « M. Chénier, dit-il, imite ces gens du peuple qui prétendent savoir écrire, sans même savoir lire. Il se flatte de connaître le grec, lui qui ignore le latin, dont il n’apprit jamais un mot au collège ; j’en suis témoin! Pour avoir dédaigné d’être écolier dans ses classes, il le sera toujours dans le monde. » Mais ce ne sont là que douceurs, en comparaison des invectives déversées sur la tête de l’abbé Morellet, qu’il appelle publiquement « théologien renégat, juge incompétent de l’honneur, bas parasite, perturbateur des lois, charlatan méprisable, effronté menteur, insigne faussaire. » Il l’accuse de « vendre pour de l’argent des chimères, des erreurs et des sottises, d’abuser les ministres pour attraper des pensions, et de se faire payer des ouvrages qu’il ne fait pas. »

Il est vrai qu’il était en droit de légitime défense contre de méchantes rumeurs trop complaisamment acceptées. Elles eurent assez de crédit pour se glisser jusque dans l’intérieur du journal qu’il avait rendu si populaire. Le 15 mars 1812, on put y lire une lettre signée par un vieil amateur qui, se plaignant de la décadence du théâtre, en recherchait les causes, et laissait planer des soupçons sur les motifs de l’éloge ou du blâme distribués aux auteurs ou aux artistes. Sous ce masque Geoffroy reconnut son confrère Dussault ; et, prenant pour lui des allusions fort transparentes, il se crut obligé d’y répondre par une apologie évasive, où il paraphrasa fièrement ce mot de Louis XIV à un courtisan qui critiquait Versailles : « Je m’étonne que Villiers ait choisi ma maison pour en dire du mal. » Toujours est-il qu’il resta ferme à son poste jusqu’en 1814 ; ce qui suffit peut-être à justifier sa mémoire. Ce n’est pas d’ailleurs impunément qu’on défie les cabales, les coteries, les partis, les passions, les vanités, les intérêts, et qu’on devient une sorte de potentat aussi envié que redouté. La calomnie est voisine de toute dictature. Or celle de Geoffroy pesait à bien des ennemis qui saluèrent sa mort de cette épigramme :


Nous venons de perdre Geoffroy.
— Il est mort? — Ce soir, on l’inhume.
— De quel mal? — Je ne sais. — Je le devine, moi;
L’imprudent, par mégarde, aura sucé sa plume.


III.

Toutes les qualités morales qui commandent le respect s’allieront à de vastes connaissances et au don de l’invention chez un autre écrivain, François Hoffmann, qu’un arrêt de Geoffroy avait condamné à ne faire que des opéras[12]. Ce pronostic ne l’empêcha pas d’être le mieux doué de tous les critiques dont nous esquissons la physionomie.

Né à Nancy, le 11 juillet 1760, d’une famille originaire de Hongrie, fils d’un brasseur, il devait, par la limpidité d’un style piquant, rappeler les vins légers de la Moselle plus que la grasse liqueur du houblon. Après de fortes études, il s’essaya dans la poésie par des quatrains et des odes que couronna: l’Académie de Stanislas, En 1784, le lauréat partir pour Paris : le théâtre l’attirait, et bientôt, l’opéra de Phèdre inaugura brillamment une série de quarante-quatre pièces représentées: de 1786 à 1806 sur nos principales scènes, dans les genres les plus divers. Parmi ces témoignages d’une imagination féconde, un opéra-bouffe, les Rendez-vous bourgeois, a seul surnagé, grâce à la gaîté d’un imbroglio désopilant. Cette folie de carnaval précéda de quelques mois l’entrée d’Hoffman au Journal de l’empire, où l’amitié de M. Etienne l’enrôla, en septembre 1807.

Du jour au lendemain, il lui fallut donc improviser une métamorphose ; mais elle ne coûta point à un talent flexible qui ne tarda pas à se distinguer dans une élite. Il méritait d’ailleurs les plus cordiales sympathies par une réputation d’honnêteté si bien établie que les acteurs et les directeurs lui soumettaient la plupart de leurs conflits, comme à un arbitre. Il avait même l’indépendance ombrageuse et intraitable. Sous la commune, Pétion exigeant qu’il supprimât d’une comédie un passage malsonnant pour des oreilles républicaines, il répondit : « J’écouterais des conseils, mais non des ordres; je ferais plutôt mille mauvais vers qu’une bassesse. » Une des raisons qui le déterminèrent à s’enfuir dans sa solitude de Passy fut la crainte des relations qui pouvaient entraver la liberté de sa plume. Ces scrupules finirent par dégénérer en sauvagerie, car il fermait sa porte aux visiteurs pour se mettre à l’abri de toute sollicitation, et il ne dînait jamais en ville, de peur de rencontrer parmi les convives un de ses justiciables. Lorsque sa santé ne lui permit plus de fournir le nombre d’articles convenu, il refusa le traitement que la caisse du journal voulait lui servir encore. Après la chute de l’empire, on lui demandait un jour pourquoi il n’écrivait pas contre Napoléon : « C’est, dit-il, parce que je ne l’ai jamais flatté[13]. » Aussi ne pardonna-t-il point à l’abbé de Pradt d’appeler Jupiter-Scapin l’homme dont il avait courtisé la toute-puissance pour devenir archevêque. À cette rude probité s’alliait une discrétion éprouvée. Mme de Genlis ayant riposté vertement à certaines épigrammes anonymes qu’elle eut le tort de lui attribuer, il subit ces représailles sans souffler mot, parce que le coupable, M. Auger, l’avait mis dans sa confidence. Bref, il vécut en Alceste, au fond d’une retraite honorée, où il ne causait guère avec les vivans que plume en main.

Aussi consciencieux que sincère, il ne parla jamais d’un livre sans l’avoir lu et annoté d’un bout à l’autre. Or les souvenirs les plus lointains s’emmagasinaient dans une mémoire vraiment encyclopédique. Très exacte, et toujours assaisonnée d’esprit, cette instruction rayonnait en tous sens; car les sciences physiques et naturelles ne lui furent guère moins familières que l’histoire, la politique, la théologie, la philosophie, et la littérature ancienne ou moderne. Toutes les fois qu’il touche à des questions techniques, son style unit la précision à l’agrément, par exemple dans cette page où il décrit les merveilles de la vapeur appliquée à l’industrie : « Ici, d’énormes marteaux écrasent des barres de fer et les convertissent en rubans flexibles; là, des ciseaux gigantesques les découpent comme du papier; ailleurs, elles s’étendent sous l’inévitable cylindre comme la pâte sous un rouleau. Cette force, qui le se lasse jamais, fait tourner d’innombrables roues dont les dents laissent échapper la laine et le coton en longues traînées blanches qui, saisies et tordues par un nouvel engrenage, coulent en fontaines de fils, se perdent dans un tourbillon de fuseaux: plus sûre que sous la main du tisserand, la navette va, vient et fait miracle; des milliers d’aiguilles se meuvent d’elles-mêmes, et semblent obéir à l’adresse d’une fée. La pompe à feu, qui est l’âme de ce grand corps, n’est guère plus bruyante que les rouages d’une montre. »

L’érudit cachait un humoriste qui sut toujours parer sa matière, comme en témoigne cette fantaisie où, s’égayant aux dépens des géologues, il suppose ironiquement qu’un caillou « né en Afrique » raconte l’odyssée de ses évolutions séculaires, depuis l’époque où ses élémens gazeux flottaient dans l’espace, jusqu’au jour où un professeur du Collège de France le rencontra sur la route de Suresnes. Dans cette façon de mettre les idées en scène se retrouvait l’aptitude dramatique. C’est ainsi qu’Hoffman débuta par des Lettres champenoises, où un soi-disant provincial, membre de l’académie de Châlons, rend compte à un sien cousin de tout ce que Paris lui offre d’intéressant. Ailleurs, il introduit des personnages qu’il fait manœuvrer et dialoguer avec naturel. Telle est la scène qui représente l’abbé de Pradt venant le sermonner à son quatrième étage : tous les ridicules de l’irascible et patelin prélat revivent dans cette petite comédie, où nous lisons : « La leçon fut longue et sévère ; cependant, elle commença par une exposition pleine de douceur. Plusieurs fois, je voulus placer quelques mots dans les courts intervalles de l’homélie ; mais, d’un léger signe de sa main, M. de Pradt me forçait au silence, et ce signe était encore si paternel que je crus recevoir la bénédiction[14]. »

S’il aiguise finement une malice, sa causticité emporte la pièce lorsque la cause en vaut la peine. Une de ces généreuses colères lui inspira son chaleureux plaidoyer en faveur de M. Etienne et de ses Peux Gendres accusés de plagiat. Quelle volée de bois vert il administre aux complices d’une intrigue où l’envie coalisa « les petits talens à grande prétention, les manœuvres qui se croyaient ouvriers, les artisans qui se disaient artistes, les faiseurs de poétique ad libitum, les hurleurs de mélodrame, les fabricans de pointes, les parfumeurs du Parnasse, les petits-neveux de Tabarin, » en un mot, toute la cohue des médiocrités jalouses. Animé par l’amitié, l’avocat prouva du moins que son esprit valait son cœur. — Signalons encore l’amusante campagne qu’il mena contre le docteur Gall. Il courut sus à la phrénologie sans se laisser déconcerter par l’engouement universel ; et, malgré les mères qui s’obstinaient à tâter le crâne de leurs nourrissons pour explorer leurs vertus ou leurs vices, il retourna si bien l’opinion que les plus chauds partisans du nouveau système se vantèrent de n’y avoir jamais cru. Lorsque Spurzheim essaya de ranimer une foi éteinte, Hoffman revint à la charge, et réduisit en poudre toutes les mappemondes ou tabatières craniologiques. Il ne fut pas moins redoutable à Mesmer et aux jongleurs, dont le plus grand miracle était de faire pleuvoir les pièces d’or dans leur bassin magnétique.

Son bon sens se défiait de la passion comme de l’erreur, et ce confrère de Geoffroy craignait trop d’être dupe pour s’associer au fanatisme d’une réaction. S’il ne jure point sur la parole de Voltaire, il n’est pas de ceux qui le calomnient, ou veulent le proscrire. S’il déteste les violences de la révolution, sa raison dit sagement : « Il ne s’agit plus de s’apitoyer sur des malheurs irréparables. Un peuple nouveau habite la vieille France ; il l’a conquise : c’est folie de vouloir lui rendre comme par un coup de baguette les idées, les croyances, les institutions d’autrefois, et leur prestige. Qui commettra cette faute doit nécessairement périr. » Sa franchise n’épargne pas non plus « ces faux Brutus qui, valets sous César, » attendirent les premiers craquemens de son trône pour se rappeler qu’ils avaient été jacobins. Il soufflette de son mépris « ces libéraux qui ont écrit sur les droits de l’homme, sur la monarchie constitutionnelle, sur les bienfaits de la terreur et du maximum, sur le bonheur de l’athéisme, sur la nécessité de l’Être suprême, sur le grand empire, le grand empereur, le grand système continental, et qui reviennent aux droits des peuples depuis que, desséché, l’arbre impérial ne donne plus de fruits. « Il foudroie de ses philippiques ces « fiers républicains qui ont porté la blouse et les sabots pour flatter les sans-culottes, qui se sont couverts de soie pour plaire à Bonaparte, qui ont crié : Périssent les rois! Vive l’empereur et roi ! qui ont encensé, flagorné Napoléon, et le couvrent d’injures lorsqu’il n’alimente plus la fabrique à louanges. »

Ces coups de lanière distribués à droite et à gauche démontrent l’impartialité d’un misanthrope qui, désabusé par tant de mécomptes, se lassa de parler à des sourds et d’ouvrir le livre de l’histoire devant des aveugles. Après avoir crié casse-cou aux hommes d’état convaincus de leur infaillibilité, il se réfugia dans un pessimisme dont la tristesse clairvoyante conseillait la tolérance et la modération. Au risque d’offenser des amis, le royaliste ne leur ménagea pas ses doléances; quand la monarchie de 1815 eut le tort d’allier sa fortune à celle d’une société célèbre et aussi compromettante que compromise, il raviva le souvenir des Provinciales par une polémique incisive qui le fit surnommer le Pascal du feuilleton.

Il y eut pourtant des lacunes dans cette intelligence alerte. On lui reprochera du moins une orthodoxie trop rebelle aux nouveautés et peu accessible au charme de la haute poésie. Ce défaut discrédite les jugemens qu’il porte sur les Martyrs de Chateaubriand. Outre que sa raillerie fut alors plus acerbe qu’il ne convenait, nous ne lui pardonnerons pas d’avoir été insensible au désespoir de Velléda. Le secret d’un style modelé sur l’antique échappe aussi parfois au spirituel auteur des Rendez-vous bourgeois[15] ; et quelques saillies irrévérentes donnèrent au maître le droit de se plaindre « qu’un peintre en grotesque fût admis à prononcer sur les tableaux du peintre d’histoire. » Déclarer que « ce prétendu poème est le mauvais ouvrage d’un grand talent, » n’est-ce pas, en effet, une sorte d’impertinence? Nous reconnaîtrons pourtant que plus d’un trait fut lancé d’une main sûre, comme le prouvèrent des retouches dont triomphe ce dilemme d’Hoffman : « Si le critique n’a dit que des sottises, l’auteur est bien faible de lui obéir; si le critique n’avait pas tort, l’auteur est bien ingrat de le traiter durement, tout en profitant de ses conseils. »

Un écrivain qui aima surtout la clarté ne pouvait être bienveillant pour les tâtonnemens d’une école naissante qui ne savait où elle allait. Il comprit cependant l’inquiétude de l’heure présente, et les symptômes précurseurs d’une réforme appelée par l’ennui des redites. N’avoue-t-il pas « qu’il en est du mauvais goût comme des mauvaises mœurs: on le blâme, mais on ne le hait point. Par devoir, par pudeur, par amour-propre, on vante les tragédies classiques, mais on y voudrait des tableaux plus variés, des surprises plus inattendues, des incidens plus saisissans, et une marche plus rapide. Le mélodrame est détestable, mais il amuse par ses extravagances mêmes. Bref, nous regrettons qu’une honnête femme n’ait pas tout le piquant d’une courtisane. » Au lieu de combattre « des monstres, » il n’aurait donc pas demandé mieux que d’applaudir à des chefs-d’œuvre. Mais la médiocrité de maint essai tenté par la nouvelle poétique justifiait le défenseur de l’ancienne; car il en est des révolutions littéraires comme des autres, et leurs premiers acteurs sont rarement faits pour les recommander aux sages. Avant la venue des héros, il fallut bien subir les charlatans qui, « montés sur des tréteaux, vendaient de l’orviétan aux badauds du Parnasse. » Voilà pourquoi le romantisme ne parut à un censeur trop chagrin qu’un libertinage d’esprits déréglés, que l’insurrection passagère de l’ignorance et de l’impuissance..

S’il y a de l’étroitesse de vues dans le parti-pris d’un adversaire hostile à toute innovation, cet entêtement avait du moins l’excuse d’un patriotisme qui crut défendre l’intégrité du génie français. Aussi prit-il sa plume de combat pour voler à la frontière menacée par l’invasion des littératures étrangères. Lorsque Benjamin Constant traduisit Walstein, et, dans une préface conciliante, proposa un traité de paix aux belligérans, le fougueux champion de la tragédie ne vit là qu’un piège et s’écria : « Non, il n’y a pas de transaction possible entre nous et les barbares. Descendre à une concession, à une mésalliance, ce serait perdre nos qualités, sans nous approprier celles de la Melpomène anglo-tudesque. Si j’allais dire aux Allemands : Vous devez penser, agir et sentir comme des Français, ils méprendraient pour un fou. Eh bien! n’ayons pas non plus la sottise de nous faire Allemands. » C’était bien choisir son champ de bataille. Il avait aussi quelque raison de s’indigner contre les « iconoclastes qui brisaient les statues de nos plus grands poètes, » et de comparer certains énergumènes à « ces débauchés de Rome, qui désertaient le temple de Vénus pudique pour suivre les déesses Cotytto et Volupie. » Même quand il se trompe, une part de vérité se mêle donc à ses sarcasmes ; et, s’ils ne nous persuadent pas, ils nous intéressent par l’accent de la conviction, ou nous font sourire par une verve toute gauloise.

Sa marque propre est une fermeté qui n’exclut pas la souplesse, et une logique serrée qui se prête aux jeux de la fantaisie. Sa dialectique vigoureuse et légère combinait le raisonnement et l’ironie. Bien qu’il soit malaisé de détacher tel ou tel fragment d’un ensemble fortement lié, citons pourtant la page magistrale que voici : « Voyez Napoléon parvenu à l’apogée de sa gloire, quittant le palais de Saint-Cloud, au mois de mai 1812; suivez-le en Allemagne, où il voyage précédé par la terreur de son nom, et où il semble courir à une nouvelle victoire; contemplez-le au milieu de la plus belle armée qui ait fait trembler les peuples; assistez par la pensée à cette terrible bataille où six cents bouches à feu de chaque côté ont ébranlé les rives de la Moscowa et où la perte, de part et d’autre, a été de soixante-dix mille hommes et de quarante généraux; voyez le vainqueur arriver à cette cité lointaine, où ses soldats doivent trouver le repos après tant de fatigues, et d’où il va dicter des lois à la Russie épouvantée... Mais quelle affreuse péripétie! Bientôt, l’armée triomphante sort en silence de la ville où devait être le terme de ses travaux; elle repasse en désordre sur les lieux qu’elle a transformés en déserts; sa route est tracée par les victimes qu’elle y abandonne chaque jour; l’hiver et la famine y deviennent les auxiliaires de ses ennemis; accablée sans être vaincue, elle lutte contre tous les genres de mort qui conspirent sa perte : les tristes restes d’une armée si brillante repassent le Niémen, poursuivis par un détachement de cavalerie que leur faiblesse a rendu redoutable; le chef de tant de héros, cet homme qu’on ne louait point assez en le comparant aux Alexandre et aux César, rentre furtivement dans Paris, où il se cache; et, le lendemain, on entend ces mots sinistres : « Il est ici ; mais où sont ses soldats ? »

Quoi qu’en dise Chateaubriand, l’écrivain qui traçait ce tableau n’était pas seulement un peintre en grotesque. Eh bien! sa plume est tout aussi heureuse lorsque, annonçant un livre de gastronomie, elle débute ainsi : « Les houppes nerveuses, les papilles, les suçoirs qui tapissent chez vous l’appareil dégustateur sont-ils doués de cette sagacité élective qui tressaille au plus léger contact d’un condiment classique? Quand vous avez croqué un bec-figue cuit à point, avez-vous senti votre bouche s’inonder d’un torrent de délices inconnues au vulgaire? A la seule apparition d’un de ces mets divins qui sont réservés aux élus, a-t-on vu briller dans vos yeux l’éclair du désir, le rayonnement de l’extase, le charme précurseur d’une indicible béatitude? Quand la dinde truffée est tombée du ciel pour se poser au centre de votre table, vous êtes-vous écrié avec transport : Salut ! astre bénin, etc. » Dans ces accens on reconnaît un fin gourmet : aussi rendent-ils plus méritoires encore les délicatesses de conscience qui privèrent souvent Hoffman d’excellens dîners. Ce critique ingénieux et si dévoué à ses devoirs était un académicien désigné; mais, effrayé par la perspective de trente-neuf visites, il ne put se décider à tant de démarches. Il sied d’autant plus de payer un tribut d’estime posthume au souvenir trop effacé d’un honnête homme qui fut original dans tous les sens.


IV.

Pour passer d’Hoffman à Dussault, descendons les degrés qui vont au médiocre. Né le 1er juillet 1769, à Paris, fils d’un médecin militaire, élève de Sainte-Barbe, lauréat de concours, il était maître d’études au collège du Plessis lorsque la révolution le chassa de ce poste, qui pourtant ne devait pas être fort envié. L’Orateur du peuple lui offrit alors un asile. Dans ce journal « inspiré, dit Féletz, par les Furies plus que par les Muses, » il fit parfois entendre la voix de la justice et de l’humanité, mais non sans paraître solidaire des violences qu’il voulait adoucir ou réparer. Après le 9 thermidor, il se dégagea de cette responsabilité fâcheuse, et quelques écrits politiques empruntèrent à l’à-propos d’une question religieuse un retentissement qui eut ses échos jusque dans la province. Rœderer ayant hautement affirmé que « le décadi mangerait le dimanche, » c’est-à-dire que l’institution consacrée par l’église serait abolie par la fête laïque du calendrier républicain, Dussault plaida la thèse contraire dans une lettre où il célébrait les vertus de Madame Elisabeth. Ces préludes sont d’un écolier brillant qui vient de quitter les bancs; l’amplification y domine; il y a là plus de mots que d’idées. Malgré ce défaut qui sera incurable, le débutant fut encouragé par les suffrages publics de La Harpe : rare faveur que suivit pourtant une brouille prochaine. Mais abrégeons ces préliminaires ; car, après avoir collaboré au Véridique, et encouru les risques de la déportation, Dussault ne devint une façon de personnage qu’à dater du jour où il entra aux Débats, en janvier 1800, pour ne les quitter qu’en septembre 1817[16].

Nul ne fut alors plus ardent à exploiter « les saines doctrines; » et ce zèle lui valut une vogue peu justifiée par la lecture des Annales où il recueillit ses fleurs de rhétorique. Ce n’est pas qu’on ne puisse encore feuilleter ces articles avec un certain intérêt; ils ne manquent ni de correction, ni d’élégance, ni surtout de facilité. Mais les jugemens n’ont aucun relief, et n’entrent jamais dans le vif. Ce rédacteur de lieux-communs a plus de forme que de fonds, et plus d’acquis que d’esprit. Il est de ces fades panégyristes qui ne caractérisent les talens que par des à-peu-près, et, prodiguant de vagues épithètes, ne savent pas distinguer nettement ou finement les variétés d’une espèce ou d’un genre. Si ses admirations semblent apprises par cœur, ses haines viennent de la tête et ont l’air d’obéir à une consigne. Voilà pourquoi elles se tournent en déclamations outrageantes qui font penser à ce mot de Joubert : « Quelque aménité doit se trouver même dans la critique. Si elle en manque absolument, elle n’est plus littéraire. » Or Dussault n’hésite pas à diffamer ceux dont il combat les doctrines, par exemple, quand il écrit : « Un sophiste de l’antiquité n’était content de ses disciples que s’il ne comprenait rien à leurs compositions : alors, il les jugeait parfaites. Obscurcissez, obscurcissez, s’écriait-il. Voilà tout le secret des grands penseurs du XVIIIe siècle. Ils avaient l’art de tout obscurcir, pour tromper les sots. » Il ne voit qu’une « niaiserie dans le dogme de la perfectibilité; » il n’accorde pas même la bonne foi à des adversaires qu’il traite de « saltimbanques, dignes de figuier à la foire. » Toutes ses diatribes sont la paraphrase de ce refrain : « Les grands prêtres de la religion voltairienne lancent encore dans le public de gros volumes, pour montrer qu’il leur reste de l’encre et du papier; mais, s’ils continuent de prêcher, c’est pour sauver les apparences ; car ils ne croient plus, et la honte de se démentir est le seul lien qui les retienne. »

En revanche, il s’épanouit d’aise en face des orateurs chrétiens du XVIIe siècle; mais c’est un enthousiasme de commande, ou du moins une exaltation banale qui, ne discernant aucune nuance, fait part égale d’éloges à Bossuet et Fléchier, à Pascal et Nicole. S’il exprime des préférences, elles vont d’ordinaire aux opinions plus qu’aux talens. C’est ainsi qu’il perd le sens de la mesure au point de comparer Rollin « à Lycurgue et à Selon. » Quant aux contemporains, il les pèse dans des balances faussées par des préventions qu’aggravent parfois ses rivalités jalouses. Elles sont très sensibles sous les louanges aigre-douces que lui impose la renommée de La Harpe. N’osant pas l’attaquer de front, il le taquine et le harcèle par les piqûres d’une ironie sournoise. Tout en reconnaissant que le Lycée est « notre plus riche inventaire de critique, » il lui reproche de se grossir de jour en jour, « comme ces fleuves qui ne dédaignent pas même les plus obscurs ruisseaux... » Il faut que tout y aboutisse par une pente naturelle, « depuis Homère jusqu’à Mme de Chazet ! » Aussi sera-t-il, par la force des choses, « un ouvrage imparfait : c’est un de ses caractères distinctifs. Ce vaste registre, qui ne sera clos qu’au jugement dernier, porte donc en soi un germe d’immortalité absolument indépendant de son mérite. » S’il accorde à l’aristarque d’être « un grand épurateur d’idées, » il ajoute qu’il « imprime aux plus vulgaires une autorité supérieure. » Et puis, que de redites dans ce cours intarissable, qui « sert au public le même mets à différentes sauces! » Quelle prolixité dans ces « leçons qui entrent par une oreille, et sortent par l’autre! » A quoi bon reprendre les choses ab ovo, « déployer une si grosse artillerie contre des portes ouvertes, et faire jouer tant de batteries contre des bicoques vermoulues qui tombent en ruines? » N’est-ce pas abuser de notre patience que de consacrer un volume à démontrer, « contre je ne sais quel fou, que Boileau n’était pas un scélérat? » Pourquoi donner tant de place à des auteurs qui en tiennent si peu dans la mémoire des hommes ? Ce procédé ressemble à celui de l’histoire naturelle, « où le plus petit insecte a le même droit à l’attention que le lion et l’éléphant. » L’homme n’est pas plus épargné que l’écrivain : « Oui, nous dit-il, M. de La Harpe se passionne souvent pour la raison, mais hors de toute raison : ses mouvemens ont alors quelque chose qui ressemble à la frénésie; sa vue se trouble, et la chaleur du sentiment éteint chez lui toute lumière. » Dussault est-il forcé de rendre hommage à « la justesse de son goût, » il se hâte de railler les défauts d’un caractère « qui ne connaît ni convenance, ni règle. » Ne pouvant nier la vertu agonistique du polémiste, il se rabat sur ce qu’il y a de ridicule dans ses colères d’artiste, ou plutôt dans « les procédés d’un avocat dont les yeux étincelans, les cris perçans et la parole emphatique » n’en imposent qu’aux naïfs. Aussi ne voit-il en lui qu’un professeur de déclamation, qui « ménage son esprit aux dépens de ses poumons. » Si ses leçons font salle comble, l’honneur en revient au débit de l’acteur, à l’attrait qu’excite toujours la vue d’un homme célèbre, et à la curiosité des badauds, « qui croient participer à la renommée de M. de La Harpe en s’approchant de sa personne. » Bien qu’il y ait du vrai dans ces méchancetés qui jouent l’innocence, elles nous laissent une impression peu sympathique à la personne de l’écrivain. Son persiflage grimace, et rappelle ces gens qui, toutes les fois qu’ils s’avisent de rire, montrent de vilaines dents.

Il fit meilleur accueil à Chateaubriand, parce qu’il appartenait au camp des conservateurs; mais, tout en désirant être gracieux, il ne fut qu’insignifiant. Lorsque Atala parut, il n’osa se risquer, et n’eut aucun courage. Qu’il s’agisse de la pensée religieuse, ou de la poétique, l’éloge et le blâme flottent entre le pour et le contre. Dussault ne reprend un peu d’aplomb qu’en face de l’abbé Morellet et de son incompétence. Alors, il se sentit d’autant plus à l’aise qu’il avait à venger ses propres griefs ; mais, sous de froides épigrammes n’éclate pas la joie cordiale d’un justicier qui venge le talent. Son article sur le Génie du christianisme est également évasif. L’homme de parti voudrait applaudir l’apologiste, mais sans pactiser avec un novateur : il en résulte de la gêne, et comme l’indécision d’un regard qui louche. Une main retire ce que l’autre donne, et les réserves n’ont pas plus de franchise que l’adhésion. Après des complimens qui affectent un ton protecteur, craignant de s’avancer trop, il recule : il est effarouché par les audaces « d’un style descriptif ou rêveur qui lui semble une véritable corruption, » et qu’il « renvoie aux bucoliques ou à l’élégie ; » car la prose poétique lui paraît l’expédient de ceux qui ne savent écrire ni en prose, ni en vers ; mais il ne l’insinue que timidement. En réalité, il se montre aussi malveillant que le comportent les égards dus à un coreligionnaire. S’il n’avait écouté que ses préjugés, il eût traité Chateaubriand comme Mme de Staël, qu’il place au-dessous de Mme de Genlis, et dont il dit : « Si on voulait relever chacune de ses erreurs, on ferait vingt volumes sur les trois qu’elle consacre à la Littérature : c’est un livre bon à mettre au pilon. »

Dans ces impertinences entrait l’animosité du politique et du classique, dont la superstition formulait un jour cet axiome : « Nous ne devons plus inventer de nouvelles figures, sous peine de dénaturer notre langue, et de blesser son génie. » Il prêcha d’exemple ; et son vocabulaire pittoresque ne se composa guère que de la défroque mythologique : la balance de Thémis, le glaive de Mars, le bandeau de l’Amour, la ceinture de Vénus, l’olivier de la paix, et autres oripeaux légués depuis à M. Prudhomme. Les astronomes sont pour lui « des amans d’Uranie. » Il dit que Collin d’Harleville fréquente « la cour de Thalie, » que « les journalistes se nourrissent avec délices de tous les venins de l’Envie ; » que « nous ne voulons pas acheter les lauriers au prix de nos sueurs ; » que M. de La Harpe, ouvrant les cours du Lycée, « sème de fleurs le vestibule du temple. » Il compare la curiosité d’un savant qui « soulève le voile sacré de la nature » à l’indiscrétion « d’Actéon portant des regards téméraires sur des nudités mystérieuses. » Quand il se lance dans u le style sublime, » il écrit que « la philosophie est l’éternel flambeau du monde, mais que ses rayons lumineux excitent dans les esprits malades des fermentations dangereuses, comme l’astre du jour fait quelquefois éclore de désolantes contagions. » Ailleurs, il minaude, en se souriant à lui-même ; on dirait une vieille coquette sous les mensonges du fard et du vermillon. Ses gaietés s’émancipent jusqu’à de vulgaires jeux de mots, par exemple quand il travestit M. Dupaty en M. du Pathos. Dans ses bons jours, il n’eut jamais que l’esprit qu’il s’était fait, et ce serait même le flatter que de répéter avec Joubert : « Dans son agréable ramage, on ne peut démêler aucun air déterminé. » Que n’a-t-il écrit en latin ! Sa préface de Quintilien prouve qu’il le maniait fort habilement.

Nous ajouterons que ses meilleures pages sont des articles sur des livres de collège. Encore ne fut-il, dans ce genre, qu’un apprenti à côté d’un jeune maître, M. Boissonade, qui, à la quatrième page des Débats, signait alors de son humble oméga des notices tout imbues des parfums de la double antiquité. Tandis que les gros bonnets du feuilleton prenaient un ton de docteur pour trancher des questions auxquelles ils n’entendaient pas grand’chose, lui, du moins, il donna l’exemple d’un savoir précis, et d’un style agréable dans les sujets les plus ingrats. Ses moindres bagatelles avaient un tour attique; et, tout en se réduisant trop volontiers à des problèmes de philologie ou de grammaire, son érudition, aussi exacte que discrète, s’assaisonnait de quelques grains de malice contre les pédans ou les faux savans. Sous des aperçus fins et instructifs on pouvait déjà pressentir l’helléniste friand auquel il suffira plus tard de commenter deux mots grecs, pour captiver, durant une heure, tout un cercle d’auditeurs religieusement attentifs aux petites découvertes d’une érudition brillante comme la poussière du diamant. Après cet hommage rendu à la délicatesse d’un raffiné qui sut distiller le suc des fleurs, il faut bien cependant confesser que les lecteurs d’aujourd’hui seraient fort surpris, si les journaux leur servaient les miettes dont se contentait l’appétit de nos pères. Il est certain que ces notules nous paraissent bien grêles : les connaisseurs sont devenus plus exigeans; et, pour que l’antiquité garde son attrait, il sera désormais nécessaire de la rattacher au train des idées modernes par des études larges, vivantes et susceptibles d’intéresser l’artiste, le philosophe, l’historien ou le moraliste.


V.

C’est ce que comprit un autre humaniste, M. de Féletz, formé dans le commerce de la société polie plus que dans l’ombre des écoles. Né à Gumont, petit village de la Corrèze, le 3 janvier 1767, au sein d’une famille de vieille noblesse, élève de l’Oratoire et destiné à l’état ecclésiastique, il venait d’achever ses études de théologie, et tenait une chaire à Sainte-Barbe, lorsqu’en 1791 la commune de Paris le somma de prêter serment à la constitution civile du clergé. Au lieu d’obéir, il se démit de ses fonctions, et se retira en Périgord. Il aurait pu ne pas franchir le dernier degré du sacerdoce; mais le gentilhomme mit son point d’honneur à braver ce péril; et, ordonné prêtre dans une chambre par un évêque proscrit, il aima mieux se laisser emprisonner que de mentir à sa conscience. Jeté, à Rochefort, sur un ponton infect où la contagion décimait ses compagnons de captivité[17], il passa dix mois dans cet enfer, sans consentir à une défaillance qui l’aurait délivré. Il n’en sortit que sous la menace de la déportation. Arrêté une seconde fois à Orléans, il allait partir pour Sinnamary, quand il eut l’adresse d’échapper à ses gardiens; mais il ne respira qu’au jour où la sécurité du consulat rendit un ami des lettres à de studieux loisirs, et ouvrit les salons à l’homme le plus fait pour s’y plaire.

Ce fut alors que deux anciens barbistes, MM. Bertin, le pressèrent de s’adjoindre à la rédaction de leur journal. Il accepta cette plume qu’ils lui tendaient, et il n’eut qu’à rester un causeur aimable, pour se trouver, sans le savoir, excellent écrivain. Chrétien de conviction et royaliste de cœur, il avait assez souffert pour garder rancune à la révolution, et ne point détester une dictature; il fut donc de ceux qui se sentirent renaître lorsque la société reprit enfin son équilibre. Mais, tout en profitant de ce bienfait et prêtant un concours actif au rétablissement de la paix publique, il ne donna jamais le moindre gage à l’empire, et ne se laissa ni tenter par ses faveurs, ni intimider par ses violences. Pendant dix années, fidèle à ses regrets, sans acheter ce droit par des flatteries, il montra comment la dignité du langage peut sauvegarder l’indépendance des idées et des sentimens. Soutenue par un caractère, sa dextérité réussit même à se jouer parfois des contraintes légales, à tirer parti des réticences, et à mêler des vérités relativement courageuses aux controverses tolérées par un pouvoir de plus en plus irritable. Lorsque l’empereur confisqua le Journal des Débats pour l’asservir à sa politique, M. de Féletz émigra vers le Mercure, où il porta son esprit de réserve et de fierté.

Par cette attitude silencieusement dissidente, il se distingua de ses confrères, et en particulier de Geoffroy. En servant sous le même drapeau, il n’usait pas non plus des mêmes armes. Sans être moins acérées, les siennes furent assez courtoises pour ne point blesser les personnes en visant les doctrines. Habitué à l’urbanité de l’ancien régime, et soucieux avant tout d’agréer à ses survivans, il sut condamner un livre sans se croire l’ennemi de l’auteur, et ne jamais punir un galant homme du seul tort de n’être pas de son avis. Mais ces ménagemens ne coûtaient rien à sa franchise; car il était expert dans l’escrime de l’ironie; et, pour être dites à mi-voix, ses malices n’en furent pas moins comprises de tous ceux qui connaissaient l’art de lire entre les lignes, ou d’interpréter les sous-entendus. Ce badinage qui associait le lecteur à ses épigrammes, et les suggérait au lieu de les achever, n’était chez M. de Féletz que le talent de la conversation appliqué pour la première fois à la critique. S’il eut en effet une prétention, ce fut celle de ne point paraître un littérateur, mais un lettré, qui écrivait comme parlent les honnêtes gens dans un cercle choisi. De là ce naturel d’un style exempt de tout apprêt. En s’adressant au public, le journaliste est encore l’homme du monde dont le fauteuil ne devient jamais une chaire. Sans doute il s’observe, car on l’écoute; mais sa circonspection n’empêche point l’abandon et l’allure légère d’un esprit qui aime mieux effleurer qu’insister. Même quand il traite des questions austères, il les égaie d’un sourire. Jusque dans un entretien sur des traductions d’auteurs grecs ou latins (car c’étaient alors des livres à la mode), il glisse des amorces pour les profanes; et, loin de s’étaler, son savoir se dérobe sous un enjouement qui ne songe point à faire la leçon aux ignorans. Par de naïfs retour sur lui-même, il échappe au ton dogmatique et donne à ses jugemens la forme d’une impression personnelle qui se soumet à nous plutôt qu’elle ne s’impose. Cette discrétion n’émoussait point la pointe d’une malignité qui eut, à l’occasion, ses vives saillies. Un jour, dit-on, un personnage officiel, trop vain de la fausse grandeur qu’il devait à ses bassesses, l’abbé de Pradt, contestant aux rédacteurs des Débats l’exactitude d’un fait, s’écria d’un air insolent : « Ah! pour cela, messieurs, il n’y a que moi qui paisse en répondre; car, pour le savoir, il faut aller dans la bonne compagnie. — J’y vais, moi, riposta M. de Féletz; et, ce qui m’étonne, c’est que je ne vous y ai jamais rencontré. »

Oui, son originalité fut de raviver ces traditions de savoir-vivre qu’avaient interrompues la révolution et l’empire. Voilà le secret de la faveur qu’obtint si rapidement un écrivain supérieur à tant d’autres par la mesure, la tenue et la simplicité. La déclamation ayant été, depuis dix ans, la langue des lettres et de la politique, on prit plaisir au retour d’une qualité qui était la censure d’un défaut antipathique au génie de notre race. Ce langage sobre et tout uni devint un modèle de goût, et même de conduite ; car le faux va des mots aux choses, et des paroles aux actes. Ainsi donc, en opposant sa justesse à tant d’hyperboles qui enflaient encore la voix autour de lui, M. de Féletz rendit service à une génération qui, après des excès de toute sorte, avait besoin de calmer ses nerfs, et de se rafraîchir le sang par une diète sévère.

Il ne lui offrit que les alimens les plus sains. Montaigne, La Fontaine, Boileau, Racine, Fénelon, Bossuet, Massillon, La Bruyère, voilà les auteurs que préfère un abbé doublement orthodoxe, et qui, à force de vanter le XVIIe siècle, croyait un peu en être lui-même. Il en devisait comme un contemporain et semblait avoir découvert les chefs-d’œuvre qu’il célébrait avec le piquant de l’à-propos, comme s’ils gardaient toute leur fraîcheur de nouveauté première. Ces transports répondaient aux vœux de l’opinion, heureuse de retrouver des génies calomniés, et de les rétablir dans leur gloire. C’était justice : mais pourquoi faut-il que tout le XVIIIe siècle ait payé les frais de cette restauration, sous laquelle éclatent encore des haines succédant à d’autres haines? Ceux qui proscrivirent alors les rois de la veille, Diderot, Voltaire et Jean-Jacques, tous ces émigrés qui les chargeaient de leurs anathèmes, n’auraient-ils pas dû se rappeler qu’ils avaient été complices de la révolution? Car elle était toute récente l’époque où l’on parlait d’indépendance dans les camps, de démocratie chez les nobles, de morale dans les boudoirs, où l’on frondait les puissans de Versailles tout en leur faisant la cour, où les prélats quittaient leur diocèse pour briguer des ministères, où des cardinaux rimaient des contes licencieux, et où tous les grands seigneurs fêtaient la philosophie, sauf à la maudire, quand elle descendit de leurs hôtels dans la rue. En se déclarant contre les ennemis de sa foi, M. de Féletz ne se reprocha pas du moins une palinodie ; et, dans cette guerre de croyance, sa modération prouva la constance de ses principes : car il n’avait pas, comme d’autres, des faiblesses à se faire pardonner.

Tant que l’empire autorisa ces hostilités, M. de Féletz se distingua parmi les plus valeureux; mais le jour vint où Napoléon étouffa d’un mot une réaction qui avait des visées monarchiques. Alors, chacun des croisés s’assoupit de son côté: M. de Bonald, dans une sinécure universitaire; Fontanes, au pied du trône, dans les douceurs du panégyrique; M. de Féletz, dans les salons du faubourg Saint-Germain, où, câliné par des douairières, il s’accoutuma peu à peu aux longues causeries, aux redites, aux complimens et aux fades gentillesses. C’est de là que sortirent bien des pages qu’on admira par habitude, mais qu’énervait une incurable anémie. Nous en excepterons pourtant les études qui avaient trait à l’histoire des mœurs, et à ces salons d’autrefois qu’il dépeint au vrai, sans illusion et sans amertume; car il finit par se pacifier, comme tous ceux qui, après des épreuves dignement traversées, passent à l’état d’hommes heureux. Les critiques dont nous venons d’évoquer les noms eurent tous la bonne fortune de se voir soutenus par les sympathies d’une société qui les aidait à reconquérir ses mœurs. Ils n’eurent qu’à seconder l’impulsion reçue : nous leur reprocherons même d’avoir été plus prompts à céder au mouvement passionné de l’opinion qu’habiles à le modérer et à le diriger. Mais peut-être eurent-ils raison de courir au plus pressé, c’est-à-dire de couper court à l’idolâtrie du XVIIIe siècle qui eût égaré le nôtre loin de ses voies naturelles; car toutes les suites sont du temps perdu ; et, aux environs de 1800, il ne fut pas mauvais d’en finir avec des engouemens stériles. Il y eut donc quelque utilité provisoire jusque dans les injustices d’un parti-pris trop exclusif.

Signalons aussi l’à-propos des défiances que les lettrés de profession manifestèrent alors contre l’envahissement de l’esprit positif et mathématique. Il y avait là un péril si j’en crois un concert de plaintes qui retentissent à l’envi : « Qu’est-ce qu’un poète ou un orateur, s’écrie Dussault, près d’un algébriste, d’un géomètre, d’un physiologiste, d’un botaniste? Qu’est-ce que la plume et l’écritoire près du quart de cercle, des cornues, des alambics, des loupes, des herbiers et des télescopes? A l’Institut, combien de rapports de toute couleur sur la minéralogie, la géologie, l’alcali volatil, le fluor et les moufettes avant qu’on en vienne à la petite pièce de vers, véritable denier de la veuve ! Il faut un microscope pour apercevoir, parmi tant de classes techniques, celle des lettrés, petit peuple isolé, sans alliés, sans amis, menacé par dix nations confédérées prêtes à partager ses dépouilles. » Hoffman, de son côté, ne tarit pas en doléances analogues : « Mon cher cousin, écrit-il en 1807, prenez votre télescope, et braquez-le sur le Parnasse : vous y verrez des botanistes qui cherchent des mousses et des lichens, des lithographes qui examinent un petit éclat de rocher pour découvrir si la montagne à double cime ne serait pas une production volcanique, des chimistes qui décident que le sol du sacré vallon n’est qu’un résidu de corps marins, et des anatomistes qui, trouvant des ossemens épars, y reconnaissent le squelette de Marsyas si méchamment mis à mort par Apollon. La lyre d’or se fait-elle entendre, aussitôt un physicien établit ses calculs sur la résonance des corps sonores et détermine avec précision l’espace que le son parcourt dans l’intervalle d’une seconde... Le poète, confus, se cache dans la foule des savans, et assiste à la dissection d’un crâne, en réfléchissant sur la vanité de la poésie. » Ces railleries s’attaquaient à un travers qui fut vraiment épidémique dans un temps où un inventeur proposa sérieusement de transporter 100,000 hommes en Angleterre par un système de trois mille ballons gigantesques. Tandis qu’il équipait cette flottille, un physicien prétendait enseigner aux soldats de la grande armée à marcher dans le fond de la mer, pour s’élancer à l’improviste sur les « rivages d’Albion, comme les crocodiles du Nil se jetant sur leur proie. » On avait vu tant de miracles qu’on ne doutait plus de l’impossible. Cette foi dans la science devenait une sorte de vertige, et tournait toutes les têtes. Elle fut donc sage la mauvaise humeur des écrivains, qui, faisant contrepoids à ces tendances, défendirent les droits de l’imagination contre ce qu’ils appelaient « les abus de la règle et du compas, » deux instrumens aimés du despotisme impérial.

En dehors de ces titres, l’état-major de la critique n’eut point d’initiative. C’est que tous les partis, littéraires, philosophiques ou politiques, ne tardent pas à s’immobiliser dès que le monde commence à incliner vers un autre pôle. Quand les maîtres ont disparu, leurs disciples essaient de réchauffer le culte en exagérant les rigueurs de la pratique : vaine tentative qui ne rend jamais l’influence perdue ! car l’esprit s’efface, en même temps que grossit l’importance de la lettre. Ce ne sont plus que des dévots agenouillés devant le dieu Terme. C’est du moins l’impression que produit sur nous toute une légion d’auteurs dont les notices, tantôt sèches et fastidieuses, ressemblent à un catalogue de faits et de renseignemens, tantôt académiques et fleuries, sont infidèles, vagues, et s’interdisent toute précision comme contraire à la noblesse a du beau style. » N’y cherchons point l’esquisse des physionomies et des caractères, les relations d’un personnage avec ses contemporains, les vues historiques, la réalité flagrante. Nous y trouverons seulement des citations que n’enchaîne aucune trame : c’est le terre-à-terre de ces extraits qui suivent tant bien que mal le courant d’une lecture; ou, si l’arbitre prononce un verdict, il en revient presque toujours aux autorités de collège et aux recettes de rhétorique. Il note, comme on disait alors, « les taches et les beautés; » il s’extasie sur une gradation, une apostrophe, une prosopopée, un effet d’harmonie, une réminiscence de Racine ou de Voltaire. Bref, c’est le triomphe du pédantisme qui ergote sur des mots, discute le choix d’une épithète, chicane une expression téméraire, une construction vicieuse, une inversion forcée, un néologisme, une rime faible, une simple consonance. Ces éplucheurs de syllabes sont tout à la fois des régens par la morgue, et des écoliers par la docilité passive qui s’en tient aux formules battues et rebattues. Enfermés dans la forteresse de la routine, ils ne regardent l’horizon que par des meurtrières d’où ils tiraillent sur les indépendans.

Même quand ils font des remarques judicieuses, leur style les déconsidère; car, s’ils aperçoivent une paille dans la plume de leurs justiciables, ils ne voient pas la poutre que traîne celle dont ils se servent. Leur frugalité n’est qu’indigence, ou paresse d’esprits casaniers. Rivarol disait : « Le jugement se contente d’approuver et de condamner; mais le goût jouit et souffre : il est au jugement ce que l’honneur est à la probité. Ses lois sont délicates, mystérieuses et sacrées. L’honneur est tendre, et se blesse de peu. Tel est le goût; et, tandis que le jugement pèse son objet d’une main froide et lente, il ne faut au goût qu’un coup d’œil pour décider son suffrage ou sa répugnance, je dirais presque son amour et sa haine, son enthousiasme ou son indignation, tant il est sensible, exquis et prompt. Les gens de goût sont donc les véritables juges de la littérature. » Eh bien! si ces principes font loi, la plupart des aristarques de l’empire ne furent guère que des huissiers ou des greffiers. C’est qu’il y a chez eux divorce entre le sentiment et la raison. Loin de laisser l’œuvre agir sur eux-mêmes, et d’oublier ce qu’ils ont appris pour se livrer à l’émotion immédiate et directe, ils consultent un code et appliquent méticuleusement ses articles. De là vient que leurs éloges glissent sur les surfaces. Au lieu d’être le plaisir d’une libre découverte, et d’avoir l’accent d’un premier mouvement, ces panégyriques indistincts et anonymes pourraient indifféremment s’appliquer à tel ou tel. C’est une admiration qui procède moins d’une joie intérieure que d’une habitude prise : on dirait un hommage réglé par les rites d’une église, ou l’étiquette d’une cour. Accordons, à la vérité, que cette critique verbale convenait à une génération qui, ayant vécu dans les clubs ou les camps, fut tout aise de faire en quelque sorte ses classes sous la férule de ces pédagogues. Mais si cette discipline scolaire profitait à des lecteurs incultes, elle ne put susciter ou guider les talens. Elle les aurait plutôt découragés par son perpétuel veto et sa manie de façonner tous les esprits sur le même patron. Bonne pour établir la police dans un milieu anarchique, elle ne sut point ouvrir une de ces tranchées qui mènent à la prise d’une place, ni livrer une de ces batailles qui font avancer les idées. C’e-t à d’autres que les Hoffman et les Geoffroy, que les Dussault et les Féletz, qu’était réservé cet honneur : à Mme de Staël et à Chateaubriand.


GUSTAVE MERLET.

  1. Villemain. Souvenirs contemporains.
  2. Le Journal de Paris, le Publiciste et la Décade étaient les organes du parti philosophique. Le Mercure défendait les intérêts conservateurs. Il fut supprimé après l’article de Chateaubriand sur Tacite.
  3. Note de Fiévée à l’empereur.
  4. C’est ce que témoignent les notes adressées par Fiévée à l’empereur.
  5. Mercure, novembre 1809. Article sur le discours de M. Teissèdre, professeur de belles-lettres au lycée Louis-le-Grand.
  6. Par exemple, au discours de M. Maillet-Lacoste, professeur à l’école de M. Laurent, à Brest.
  7. Louis Armet, élève de M. Le Chevalier. (Mercure.)
  8. Ces articles sont d’Auger et de Fauriel.
  9. Ce sont les expressions de Dussault.
  10. Annales de Dussault.
  11. Il fit même une tragédie intitulée Caton, qu’il semblait avoir oubliée, lorsque, plus tard, ses ennemis lui jouèrent le mauvais tour de citer comme tirés de sa pièce des vers ridicules qu’ils avaient eux-mêmes fabriqués. Il n’osa, pour les démentir, publier son œuvre.
  12. En 1802, dans une querelle où Hoffman avait défendu, plume en main, son opéra d’Adrien, Geoffroy lui dit : « Croyez-moi, laissez là ces dissertations, et ne faites que des opéras. »
  13. Il n’est pas de ceux qui adressèrent tour à tour des hommages intéressés à Robespierre, à Bonaparte et aux Bourbons. Il ne loua que le Directoire, mais dans un journal intitule le Menteur.
  14. Le récit paraîtra plus plaisant si l’on se rappelle qu’Hoffman était bègue, et que M. de Pradt parlait avec une extrême volubilité.
  15. Par exemple, il s’étonne que le poète ait pu dire de Déraodocus retrouvant sa fille : « Cymodocée se jette dans ses bras; et, pendant quelque temps, on n’entendit que des sanglots entrecoupés : tels sont les cris dont retentit le nid des oiseaux, lorsque la mère apporte la nourriture à ses petits. » C’est ne pas comprendre Homère que de blâmer ces sortes de comparaisons.
  16. Il y eut deux ans d’interruption, de 1803 à 1805.
  17. Sur sept cent soixante prêtres, deux cent cinquante seulement survécurent.