La Critique internationale - M. George Brandes

La critique internationale – M. George Bandes
Jean Thorel

Revue des Deux Mondes tome 119, 1893



LA


CRITIQUE INTERNATIONALE


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M. GEORGE BRANDES.


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Die Litteratur des neunzehnten Jahrhunderts in ihren Hauptstrœmungen dargestellt, von Georg Brandes, 6 vol. ; Leipzig, édition Veit et Cie, 1882-1892.


Depuis une vingtaine d’années, M. George Brandes a donné tous ses soins à se créer la réputation d’un critique international, et ses efforts ont été assez largement récompensés dans plusieurs contrées de l’Europe, notamment dans les pays allemands ou Scandinaves, où l’on a trouvé fort légitime de ne pas lui marchander les éloges ni l’admiration, en échange du souci, dont il libérait ses modestes confrères de la critique au jour le jour, d’avoir à se renseigner par eux-mêmes, et à se former des opinions sur les écrivains ouïes écoles littéraires dont il convenait d’entretenir le public.

En France, le nom, et surtout l’œuvre de M. Brandes sont moins connus, malgré la place considérable qu’il a consacrée à l’étude de notre littérature dans l’ensemble de ses travaux[1]. Et le fait d’avoir ainsi un peu négligé et considéré sans grande attention l’œuvre de M. Brandes nous a déjà été reproché à plus d’une reprise par maints critiques allemands, qui ont voulu voir là une nouvelle preuve de ce qu’ils appellent notre mépris pour tout ce qui n’est pas nous-mêmes, et ne nous intéresse pas d’une façon immédiate. Le reproche serait juste, si vraiment la valeur de cette œuvre se trouvait correspondre à la renommée qu’elle s’est acquise. La haute situation de M. Brandes dans la critique européenne, et aussi, il faut le dire, la somme énorme de travail qu’on aperçoit à première vue dans ses livres, suffiraient d’ailleurs à mériter qu’on les soumette publiquement à un examen attentif. « Puisque aussi bien, malgré l’activité littéraire considérable de M. Brandes, le grand ouvrage auquel il revient sans cesse depuis vingt ans pour le perfectionner sans cesse et en faire la grande œuvre de sa vie, c’est son histoire : Die Litteratur des neunzchnten Jahrhunderts in ihren Hauplstrœmungen (la Littérature du XIXe siècle dans ses principaux courans), nous n’avons, pour pouvoir porter un jugement sur M. Brandes qu’à examiner l’idée fondamentale et le plan de cet ouvrage, et qu’à considérer dans quelle mesure l’un et l’autre se justifient a priori, et sont ensuite justifiés par l’œuvre même. Nous ne rappellerons donc ses débuts dans la critique danoise que pour mémoire, — et aussi parce que cela nous servira plus loin à nous rendre compte d’une façon plus nette de ses idées.

lgré des succès qui le mirent en vue dès l’époque où il était encore étudiant sur les bancs de l’Université, il ne paraît pas que M. Brandes ait pensé tout d’abord à se spécialiser dans le professorat et la critique littéraire. Et sans doute il a continué de juger que ce domaine si vaste était encore trop étroit pour son activité, puisque dans le nombre considérable d’articles et de brochures qu’il n’a pas cessé de produire, nous voyons qu’après avoir parlé de M. Zola par exemple, ou de Maupassant, ou de Dostoïewsky, il passe au célèbre agitateur socialiste Lassalle, ou encore au feld-maréchal de Moltke. C’est que, malgré les allures de savant que M. Brandes tient avant tout à se donner, il est cependant bien plutôt un polémiste, beaucoup plus occupé, quelque illusion qu’il cherche lui-même à se faire là-dessus, à défendre un parti, qu’à exposer ou à soutenir une grande théorie, littéraire ou scientifique, ou morale, ou qu’à tenter une de ces vastes constructions synthétiques où le savant cherche parfois à résumer et à classer tout ce dont il a d’abord fait l’objet de son impartiale analyse.

Une des premières polémiques qui attirèrent l’attention sur M. Brandes, ce fut la lutte qu’il soutint contre le théologien Nielsen. Dans un pays attaché aux traditions strictement confessionnelles, comme l’est encore aujourd’hui, et comme l’était surtout le Danemark il y a quelque vingt ou trente ans, les idées que détendait Nielsen pouvaient déjà passer pour très audacieuses. En effet, il se faisait le champion de la doctrine dualiste qui veut concilier l’indépendance de la science avec l’orthodoxie de la religion révélée, en soutenant que les deux sphères de la foi et de la science n’ont rien de commun et ne peuvent ainsi se gêner ni se détruire l’une l’autre. Mais M. Brandes, qui était dès ses débuts le radical qu’il est resté, ne pouvait se contenter de ce qui était déjà en somme une concession à l’esprit moderne, et ses anathèmes contre Nielsen et contre les argumens sans doute un peu confus par lesquels celui-ci soutenait sa cause, s’ils ne purent rien décider, est-il besoin de le dire ? eurent du moins l’avantage, pour le jeune ennemi de la religion, de lui gagner du coup dans son pays la célébrité.

Dès ces premières polémiques, on pouvait apercevoir très nettement un des traits particuliers qu’il nous faudra signaler partout dans l’œuvre de M. Brandes. L’acharnement avec lequel il combat toute religion n’est pas le fait d’un savant, et sans doute M. Brandes le sent-il au moins confusément, car il n’a jamais manqué de protester qu’il était tout disposé, en tant que savant, à étudier l’esprit religieux, même l’esprit religieux confessionnel, dans toutes ses manifestations. Mais en tant qu’homme, professeur ou journaliste, son principal souci sera de contribuer dans la mesure du possible à détruire toute religion ; et au résumé il s’occupe fort peu d’étudier jamais l’esprit religieux, tandis qu’il s’emploie sans réserve à tâcher de saper toute religion. C’est l’homme de parti, et l’homme d’un parti étroit, que nous avons devant nous ; et nous ne le voyons se servir de ce qu’il appelle la science ou la critique, qu’autant qu’il y croit voir un moyen de faire triompher sa cause.

Il va jusqu’à se servir de la religion elle-même contre la religion. On ne peut interpréter autrement le soin qu’il apporta à vouloir faire pénétrer au Danemark les idées libérales du célèbre théologien américain Theodor Parker. Ces idées, qui ont été exposées en leur temps aux lecteurs de cette Revue[2], peuvent être considérées comme l’épanouissement des premières doctrines de Schleiermacher. Était-ce pour se prouver à lui-même son impartialité, que M. Brandes s’en faisait ainsi le champion ? Ce qu’il y a d’évident, c’est que M. Brandes avait déjà suffisamment pris position sur le terrain de la lutte antireligieuse, pour qu’on puisse affirmer en toute certitude que ce n’était pas pour ce que les doctrines de Parker pouvaient contenir en elles de « religiosité, » qu’il cherchait à les répandre, mais uniquement à cause de l’appui qu’elles pouvaient fournir à la lutte qu’il avait entreprise contre l’esprit rigidement confessionnel de l’église de Danemark.

Entre temps, M. Brandes, qui vraiment étudiait tout, qui avait voyagé plusieurs années par toute l’Europe, et qui était alors des très rares hommes au Danemark à connaître les œuvres de Feuerbach et de Strauss, de Stuart Mill, de Renan et de Taine, avait cherché à initier ses compatriotes aux doctrines de ce dernier.

M. Brandes était déjà célèbre à Copenhague, lorsque, vers la trentième année, et peu après 1870, il ouvrit à l’Université son cours sur les principaux courans de la littérature au XIXe siècle. Les leçons de M. Brandes parurent en librairie ; et comme sa renommée commençait déjà à se répandre à l’étranger, et que d’ailleurs le sujet de ces leçons était vraiment des plus tentans qui soient, elles ne tardèrent pas à être traduites en allemand, par M. Strodtmann, continué par M. Rudow, qui les débarrassèrent seulement des nombreuses apostrophes aux auditeurs qu’avait fidèlement conservées l’édition danoise. M. Strodtmann, dans l’introduction ou il présente M. Brandes au public allemand, nous apprend qu’à l’université de Copenhague la foule des étudians se pressait si considérable aux leçons de M. Brandes, que souvent on en vit un grand nombre faire queue des heures entières, même l’hiver, les pieds dans la neige, pour s’assurer une place au cours. Mais il est impossible de se dissimuler que c’était surtout le politicien radical qu’ils allaient applaudir en M. Brandes. Malgré tout ce que l’enthousiasme de ces jeunes gens pouvait avoir de naïf et d’un peu injustifié, qu’on ne croie pas cependant que nous voulions le plaisanter. Tout d’abord c’était là un sentiment très beau en soi, et qu’on ne rencontre que trop rarement ; et puis, quoique ces jeunes gens d’il y a vingt ans soient devenus des hommes mûrs aujourd’hui, et qu’ils aient pu s’apercevoir, en étudiant mieux les idées chères à M. Brandes et applaudies par eux en leur jeunesse, que ces idées, là même où elles font à peu près loi, comme chez nous par exemple, ne réalisent peut-être pas un progrès bien sensible et ne contribuent que d’une façon assez douteuse au bonheur de l’humanité, — malgré cela, disons-nous, tous ceux qui se pressaient alors au cours de M. Brandes pourraient nous objecter que nous avons beau jeu à mépriser des biens que nous ont conquis des luttes auxquelles nous n’eûmes point à prendre part, et que nous possédons depuis un siècle, tout au moins à peu près et par intervalles, mais dont eux-mêmes étaient ou sont encore presque complètement privés. En continuant de penser à la situation faite à tout esprit novateur dans le Danemark, nous comprendrons mieux aussi les causes et l’origine du radicalisme étroit de M. Brandes, et nous nous rendrons compte qu’il n’a guère été que le produit inévitable de l’oppression morale exercée sur les esprits indépendans par la vieille société. Mais si M. Brandes voulait faire œuvre de savant, il devait considérer les choses de plus haut et de plus loin que du point de vue où il est naturel que se placent des cerveaux surexcités et des appétits non satisfaits.

Si M. Brandes connut l’enivrement de la lutte et de la renommée, aucune attaque ne lui fut non plus épargnée. Le clergé, les journaux, l’Université elle-même le combattirent sans repos. On l’accusa d’ébranler les bases de la société, de la famille, de la morale. Il s’occupait de littérature étrangère ; on écrivit qu’il manquait de patriotisme : — « Tes idées sont des pétroleuses, lui dit-on avec un peu d’emphase, va donc au socialisme, c’est là ta vraie place. » — Pour saisir toute la valeur d’une pareille accusation, il faut s’imaginer le sens que pouvait avoir le mot socialisme au Danemark, dans un pays de monarchie en fait presque absolue, il y a vingt ans, peu après les faits de la Commune en France. M. Brandes se défendait d’être un socialiste, mais il n’arriva pas à convaincre, même ses collègues, qu’il n’était pas un esprit dangereux ; et ceux-ci lui refusèrent, à l’unanimité moins une voix, la chaire d’esthétique qu’il avait ambitionnée après la mort du professeur Hauch et qui semblait devoir lui revenir.

C’est alors que, désespérant de faire triompher ses idées en Danemark, et peut-être poussé par l’ambition d’exercer son influence sur une scène plus vaste, il alla vivre en Allemagne, où il réalisa le tour de force de devenir en peu d’années un écrivain allemand fort remarquable. Son activité littéraire y fut très grande depuis une quinzaine d’années. Mais au milieu des nombreuses études d’actualité qu’il publie dans des revues et des journaux : Deutsche Rundschau, Frankfurter Zeitung, Berliner Tagblatt, Magazin, etc., il ne perdit pas de vue l’œuvre qui avait fait connaître son nom en dehors de sa patrie, — son histoire des grands courans de la littérature au XIXe siècle, — et il entreprit de la récrire entièrement lui-même en allemand, en lui donnant de plus en plus le caractère d’une vaste enquête critique sur ce qu’il juge les littératures dominantes de l’Europe pour la première moitié de ce siècle, c’est-à-dire les littératures française, allemande et anglaise. Il y parvint en complétant un peu ses renseignemens, en développant, et quelquefois en rectifiant, certains de ses jugemens particuliers ; et surtout en retirant de la nouvelle édition une bonne partie des allusions à la littérature Scandinave dont s’étaient forcément encombrées ses leçons à l’Université de Copenhague, lesquelles, par ce qu’elles avaient de trop particulier et par l’importance qu’elles donnaient à une littérature en somme jusque-là très secondaire, lui semblaient enlever de son envergure à l’œuvre tout entière.

M. Brandes a eu la bonne fortune de trouver pour son œuvre un titre admirable et des plus significatifs qu’il soit possible d’imaginer, un titre qui est à lui seul tout un programme, nous pourrions presque dire une définition, la définition même de l’objet que doit viser une histoire de la littérature. Écrire une telle histoire, en effet, qui, de la masse énorme et confuse des productions, fasse ressortir les principaux courans auxquels il doit être possible de ramener tout cet ensemble, et qui nous décrive ces courans, nous montre leur origine, leur marche, leur fusion avec d’autres, ou la manière dont parfois ils se dédoublent pour aller plus loin se recombiner avec de nouveaux élémens, — nous rendre claire, en>un mot, toute la marche enchevêtrée en apparence des esprits et des œuvres d’une époque, c’était là une belle et grande tâche qui pouvait tenter un homme abondamment renseigné sur la littérature.

On peut se demander a priori quel serait le plan, ou plus exactement quels seraient les plans divers que pourrait se proposer l’historien qui voudrait vraiment réaliser les promesses du titre de George Brandes. Mais un tel examen, pour être complet, dépasserait de beaucoup à lui seul les limites d’un article. Nous nous contenterons de faire remarquer qu’il nous semble impossible qu’en fin de compte ce plan ou ces plans divers dont nous parlons ne finissent par se résumer en ceci, qu’il faudra écrire une histoire des esprits, découvrir leur parenté, établir les origines et le degré de cette parenté, montrer comment, tout aussi bien que dans les familles et pour la parenté physique, les liens se relâchent ou se resserrent, des alliances se forment, des races se perdent ou se transforment et se renouvellent, — qu’il faudra, en un mot, établir comme une sorte d’arbre généalogique, d’où ressortira à simple examen toute une hiérarchie des esprits ; ou bien, prenant les choses sous leur jour plus formel, sous leur face même d’extériorisation, les considérant plus strictement du seul point de vue de l’art, pourrions-nous dire, établir, de la même manière que pour les familles d’esprits, le tableau de l’évolution des genres. On conçoit sans peine qu’il arrivera maintes fois que ces deux tableaux pourront sinon se superposer, du moins contribuer singulièrement à s’éclairer l’un l’autre. Mais quoi qu’on entreprenne, au point où en sont arrivées aujourd’hui la critique et l’histoire littéraire, si vraiment on est pénétré des devoirs du critique et de l’historien, si on sait s’élever au-dessus de ses goûts propres, pour tout considérer d’un regard impartial, c’est à ces deux fins, ou tout au moins à l’une d’elles, que devra toujours se ramener une œuvre consciencieuse ayant pour titre un titre comme celui qu’a choisi M. Brandes.

Dès la première phrase de son introduction, M. Brandes restreint singulièrement sa tâche, en même temps qu’il la complique. Nous dirons plus : le problème qu’il pose nous paraît insoluble par les méthodes qu’il prétend vouloir employer à le résoudre : — « Mon intention, dit-il, est celle-ci : par l’étude de certains groupes principaux, de certains grands mouvemens dans la littérature de l’Europe, donner une esquisse de la psychologie de la première moitié de ce siècle. »

C’est nous qui avons souligné le mot « certains. » M. Brandes a-t-il si peu de souffle que, dès la première phrase, il renonce à la grande étude que son titre nous avait fait espérer ? Mais passons, car la suite de la phrase nous paraît encore plus significative. Établir une psychologie de la première moitié de ce siècle ? C’est là aussi une tâche considérable à laquelle l’étude des littératures peut évidemment et doit même apporter un concours précieux ; mais il n’est pas même besoin d’insister pour montrer que si l’on prétend établir la psychologie d’une époque, il faut encore soumettre à l’analyse bien d’autres élémens que les littératures. M. Brandes s’en est tenu aux littératures ; et ce ne sont pas, si nombreux soient-ils, les chapitres interminables dont il a parsemé son œuvre sur la situation politique, religieuse et sociale, des trois grands pays qu’il étudie, à diverses dates entre 1800 et 1848, ce ne sont pas ces chapitres, disons-nous, qui suppléent à ce que l’ensemble de l’œuvre, considérée du point de vue où elle est annoncée, a d’absolument insuffisant et incomplet. Au surplus, ces chapitres intermédiaires ne sont guère que des déclamations de libre penseur, des apostrophes naïves de matérialiste et d’athée militant contre toute religion, des manifestes de politicien radical.

Au reste, voici quelques phrases prises au hasard dans ces chapitres dont nous parlons et qui suffiront à donner une idée du ton adopté par M. Brandes : — « L’année 1848, dit-il, a une importance intellectuelle décisive. À partir de cette date, en Europe, on sent, en pense et on écrit autrement qu’auparavant. » — M. Brandes ne nous explique d’ailleurs pas bien nettement en quoi consistent ces différences : — « L’année 1848, continue-t-il, c’est la ligne rouge de séparation qui coupe le siècle en deux. C’est une année où le pouls des nations bat plus vite, une année de rajeunissement, une année de joie, comme l’étaient les jubilés hébraïques, où tout se rachetait, où ceux qui avaient été vendus recouvraient leur liberté. » — À un autre endroit, il écrit : — « L’année 1848 approchait, et déjà on entendait les sourds grondemens de son tonnerre purificateur ! Et elle vint enfin, cette année désirée, où il y eut comme un frisson de toute la terre, car ce fut l’année des combats héroïques et de la libération des peuples. » — Veut-on maintenant un exemple de la manière dont il parle de l’esprit réactionnaire ? Nous lisons au chapitre où il expose la situation politique en Allemagne après 1815 : — « Cette période romantique finit comme un vrai sabbat de sorcières, où les philosophes jouent le rôle des vieilles gourgandines, sous les foudres de l’obscurantisme, les aboiemens fous des mystiques, les appels des politiques à la cléricaillerie et à l’État, qu’ils veulent transformer en police, pendant que la théologie et la théosophie se précipitent sur les sciences et cherchent à les étouffer sous leurs embrassemens. »

Après nous avoir montré la façon toute particulière dont il comprend, malgré les promesses plus vastes de son titre, l’ouvrage entrepris, M. Brandes nous le résume tout de suite en quelques mots : — « Quiconque étudie les principaux courans de la littérature pendant la première moitié de ce siècle, dit-il, s’aperçoit aussitôt que tous ces courans peuvent se ramener à une sorte de reflux et de flux, dont l’un entraîne et éloigne, jusqu’à le faire presque disparaître, tout ce qui fut l’esprit et l’âme du XVIIIe siècle, et dont l’autre ramène, en vagues toujours grandissantes, les grandes idées de progrès religieux, politique et social. » — M. Brandes ajoute : — « Le sujet fondamental de mon œuvre est donc l’étude de la réaction qui se produisit pendant les vingt ou trente premières années de notre siècle contre la littérature et l’esprit du XVIIIe siècle, et de la victoire remportée ensuite contre cette réaction. » — Qui ne s’aperçoit immédiatement que c’est là la façon dont un sectaire, ou encore un doctrinaire, dirons-nous avec plus de déférence, annoncerait le sujet de l’œuvre entreprise ? Car un savant, un véritable historien et critique littéraire, s’il voulait donner, même dans une préface, le résumé de son œuvre, indiquerait seulement que telles ou telles ont été ses conclusions, mais sans avancer a priori une assertion qui ne peut acquérir de valeur que si elle ressort par elle-même de l’œuvre tout entière. Et si M. Brandes avait ainsi agi, nous ne lui dénierions pas la première et la plus importante qualité du critique et de l’historien, qui est l’examen impartial des élémens choisis, sans préoccupation de la fin ni des conclusions où cela pourra mener. Cette justice que nous aimerions pouvoir lui rendre ne nous empêcherait d’ailleurs pas de nous inscrire contre ce qu’il appelle ainsi le sujet fondamental de son œuvre, car cette idée de reflux et de flux, emmenant et ramenant l’esprit du XVIIIe siècle, ne nous paraît pas correspondre à la réalité ; et que M. Brandes en fasse les prémisses ou la conclusion de son œuvre, nous croyons qu’il est dans l’erreur.

Si M. Brandes nous avait donné cette idée comme une conclusion, nous aurions à chercher dans ses livres mêmes par quoi il a pu être amené à penser ainsi, et par où son raisonnement aurait péché. Mais puisqu’il nous donne tout d’abord cette idée comme une ligne directrice, nous nous contenterons d’observer qu’il se fait une idée un peu confuse et un peu étroite de ce qui assure au XVIIIe siècle une importance considérable dans l’histoire littéraire. L’admiration que professe M. Brandes pour la littérature du XVIIIe siècle est évidemment motivée par ce fait qu’il considère cette littérature comme ayant préparé et rendu possible la révolution de 1789. C’est, nous semble-t-il, attacher une valeur exagérée à la suppression, ou plutôt au déplacement, de quelques vieux privilèges qui avaient cessé d’être justifiés. Certes, nous ne saurions trop sous féliciter de l’abolition de certains maux par la révolution, mais c’est faire preuve d’aveuglement que de ne pas s’apercevoir en même temps des maux nouveaux dont elle a été l’origine, et que nous n’avons pas, d’ailleurs, à exposer ici. Nous voulions seulement faire observer que le fait d’admirer la littérature du XVIIIe siècle uniquement parce qu’elle a sa part de responsabilité dans cette convulsion un peu violente de la société, qu’on appelle la révolution, nous paraît procéder d’une vue trop restreinte des choses et des idées, et mener précisément à cette confusion que nous reprochons aussi à M. Brandes, qui ne s’est pas aperçu que ce qui fait la grande importance du XVIIIe siècle, c’est la façon dont s’y manifestent puissamment tous les deux les deux plus grands courans qu’on puisse signaler dans toute histoire humaine, littéraire ou autre : nous voulons dire les deux grands courans de la raison et du sentiment.

Pour nous en tenir à la France, puisque aussi bien c’est en Voltaire et Rousseau que M. Brandes résume le XVIIIe siècle, comment peut-il parler d’un esprit du XVIIIe siècle, alors que précisément la grande particularité de cette époque, c’est qu’elle a montré, merveilleusement symbolisée dans l’antagonisme de Voltaire et Rousseau, la lutte des deux grands courans de la raison et du sentiment l’un contre l’autre ? Que leur marche ait été parfois parallèle, qu’ils aient même en de certains cas paru se confondre, nous ne le nions pas, mais cela n’a jamais été que momentané et superficiel. Et qui ne sait plutôt que l’un, le courant de la raison, qui sourd de terre à la Réforme et se développe à travers le XVIIe siècle, atteint au XVIIIe son apogée avec Montesquieu, Voltaire, les encyclopédistes ? tandis que le courant du sentiment, dont certes on pourrait rechercher le cours caché avant l’arrivée de Rousseau, ne fait cependant que réapparaître au grand jour avec celui-ci. Mais déjà il est tout-puissant, et s’il n’annihile pas le premier, il le force aussitôt à modifier son cours, à s’engouffrer dans les voies de la science, ne laissant plus que des ruisselets continuer leur chemin sur le domaine de l’art, pour aboutir en littérature aux pâles imitateurs du XVIIe et du XVIIIe siècle, que nous voyons quand même survivre très longtemps encore dans notre siècle. Pendant ce temps, au contraire, le courant qui a produit Rousseau gagne chaque jour de l’importance, et nous le voyons conquérir la suprématie : en France, avec Chateaubriand, les romantiques, la réaction actuelle de la littérature et même de la science contre le positivisme ; en Angleterre, avec la merveilleuse floraison poétique qui occupe tout ce siècle ; en Allemagne, avec ce qu’il y a de meilleur dans leurs classiques, avec leurs romantiques aussi, et puis avec Heine, la figure la plus haute de la jeune Allemagne. Quand donc M. Brandes nous parle de l’esprit du XVIIIe siècle, de quoi nous parle-t-il au juste ? Et quand il nous dit que l’esprit du XVIIIe siècle a peu à peu regagné de 1825 à 1848 le terrain perdu de 1800 à 1825, qu’est-ce que cela signifie exactement ? On conçoit toute l’importance que nous devons attacher à ces questions en étudiant l’œuvre de M. Brandes, puisqu’il nous déclare lui-même constamment que c’est là ce qui fait le fond de son œuvre. « Je ne prétends pas, dit-il, pour parer à une objection trop facile à prévoir, que l’esprit libéral qui triomphe enfin au XIXe siècle soit identique à l’esprit du XVIIIe siècle, ni que la littérature ou la science d’aujourd’hui aient le même cachet que la littérature et la science d’alors ; Voltaire et Rousseau, Lessing et Schiller, ne ressuscitent pas, mais ils sont vengés de leurs adversaires. » Mais de même que M. Brandes ne nous explique que par le mot, devenu vague et incolore, de « libéral, » ce qu’il juge être la quintessence commune de l’esprit de Voltaire, Rousseau, Lessing et Schiller, de même il ne nous dépeint que par les mots de « renouveau libéral » ce qu’il appelle le retour triomphant des idées du XVIIIe siècle dans le XIXe. Pour nous rendre compte du « libéralisme » de M. Brandes, il nous suffira de remarquer qu’il n’a pas assez de cris de haine et de mépris contre tout ce qui est seulement teinté de spiritualisme, et que tout naturellement ensuite son enthousiasme ne tarit pas, chaque fois qu’il a l’occasion de défendre, même de très loin, le matérialisme le plus naïf et le plus élémentaire.

L’œuvre de M. Brandes est trop considérable, et il a eu à porter des jugemens sur un trop grand nombre d’écrivains, pour qu’il soit possible dans les limites d’un article d’examiner séparément, soit pour les réfuter, soit pour les approuver, ses idées sur tel ou tel écrivain pris en particulier. M. Brandes a de plus trop déplacé lui-même la question pour qu’il soit même utile de rechercher ses idées propres sur l’esthétique. Quoi que M. Brandes ait pu penser de tel ou tel, quelles qu’aient pu être ses préférences en art, ce qu’il nous importait avant tout de savoir, c’était ce qu’il avait prétendu faire, quels principes avaient dirigé son travail, en un ; mot quelle avait été sa méthode. Nous pensons avoir suffisamment montré que M. Brandes s’est jugé lui-même en tant qu’historien de la littérature.

Rechercher quelle avait pu être, soit sur leurs contemporains, soit sur les générations suivantes, l’influence, non-seulement littéraire, mais aussi religieuse, politique ou sociale, des principaux écrivains d’une époque, c’était aussi une tâche qui pouvait tenter un savant. Après que Taine a inauguré, ou plutôt dégagé, la méthode qui consiste à rechercher dans la race, le milieu et le moment, les influences qui « conditionnent » l’artiste, on pouvait rêver de compléter cette méthode en prenant l’écrivain non plus comme un effet, mais comme une cause, et en recherchant alors les effets de cette cause. On voit tout de suite que ce travail devient presque impossible à faire pour les générations présentes, parce qu’il y est ou trop facile, s’il s’agit de pures imitations d’écoles, ou trop difficile, s’il s’agit de l’action des vrais artistes les uns sur les autres, ou sur leurs contemporains. On voit en même temps qu’il reste éternellement ouvert, et privé de conclusion, car nous ignorons les effets que pourront produire, ou ne pas produire, demain, les causes présentes ou passées ; et en tout cas chercher à les deviner n’est pas du ressort de la science. Nous ajouterons que ce travail, même restreint aux générations passées, est souvent fait pour leurrer, car de ce que deux manifestations un peu semblables d’idées viennent à se produire l’une après l’autre, il ne s’ensuit pas forcément que la seconde ait été motivée par la première en date. Toutes deux peuvent provenir de causes plus anciennes, plus profondes, plus obscures, les plus vraiment actives souvent, et qui n’en échappent pas moins le plus facilement à l’observation. M. Brandes, lui, n’a jamais hésité à se prononcer : il s’est représenté, d’une façon vraiment bien rudimentaire, nous l’avons vu, l’esprit général d’une partie de l’Europe pendant cinquante années, et, sans doute parce qu’il était professeur de littérature et qu’il attachait une importance démesurée à la littérature, il a conclu que cet état d’esprit ne pouvait être qu’un résultat de la littérature. Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! .. Mais six lourds volumes pour détendre ainsi ce paradoxe de la toute-puissante influence des littératures, nous estimons que c’est un peu trop.

« Ce qui prouve, de nos jours, qu’une littérature vit, a dit quelque part M. Brandes, c’est qu’elle met des problèmes en discussion. Ainsi, par exemple, George Sand : la question du mariage ; Voltaire, Byron et Feuerbach : celle de la religion ; Proudhon : celle de la propriété ; Alexandre Dumas fils : les relations entre les deux sexes ; Émile Augier : les relations de société. Mais qu’une littérature n’apporte aucun problème à résoudre, cela signifie qu’elle est sur le point de perdre toute signification. » M. Brandes croit-il donc que tout justement « de nos jours » il y ait de nouvelles lois pour faire des chefs-d’œuvre ? Et puis vraiment, même de nos jours, n’est-ce pas, comme cela fut de tout temps, la part éternelle d’humanité que peuvent contenir les œuvres d’art, qui crée leur vie profonde et peut les hausser au rang de chefs-d’œuvre ?

Quelques lignes à peine après le passage que nous venons de citer, M. Brandes ajoute : « Les polémiques passionnées que mes livres ont déchaînées ont soulevé un grand nombre de problèmes religieux, sociaux et moraux ; et cela n’a pas été dû seulement à l’inintelligence de mes adversaires, mais aussi à la nature même de mon travail. » En rapprochant cette phrase de celle où M. Brandes résume si curieusement l’idée qu’il se fait des qualités foncières d’une littérature, et en les acceptant toutes les deux comme vraies, va-t-on donc se trouver obligé de conclure que l’œuvre personnelle de M. Brandes est de tout premier ordre ? M. Brandes fait encore remarquer que « jusqu’à ces tout derniers temps les différens peuples sont restés assez éloignés les uns des autres, au point de vue littéraire, et n’ont montré qu’une faculté très restreinte de s’approprier leurs productions respectives. » M. Brandes n’ajoute pas, mais il l’espère évidemment, que grâce à lui il n’en sera plus de même désormais dans les pays allemands ou Scandinaves. D’ailleurs ce qu’il dit là, de la non-pénétration des littératures à l’étranger, ne l’empêchera pas, pour donner à son histoire l’apparence d’une grande chose où toutes les parties se tiennent et dépendent strictement les unes des autres, d’exagérer parfois jusqu’au ridicule l’influence de telle œuvre ou dételle circonstance, grande ou petite, sur les œuvres ou les circonstances postérieures. Ainsi fait-il pour l’œuvre et la vie, ou plutôt la mort, de Byron, dont nous reparlerons d’ailleurs plus loin.

Nous devons ajouter que M. Brandes nous semble dans l’erreur quand il dit que jusqu’à notre époque les différens peuples de l’Europe sont restés littérairement très loin les uns des autres. Nous, Français, qu’on accuse le plus d’ignorance, il n’est pas un seul grand nom étranger que nous n’ayons accueilli. Il se peut qu’aujourd’hui les influences réciproques agissent plus rapidement qu’autrefois, mais précisément à cause de cela elles agissent moins profondément ; et d’ailleurs on peut déjà prévoir le jour où l’internationalisme littéraire sera tel que personne n’aura plus à agir sur personne. Si l’on veut rechercher des influences profondes et durables, c’est vers le passé qu’il faut regarder. Ainsi notre théâtre du XVIIe siècle, que ne doit-il pas à la comédie héroïque espagnole, à la farce italienne, à la comédie latine, à la tragédie grecque ? Ainsi : toute une période de près d’un siècle, dans la littérature allemande, commandée par notre XVIIe siècle. On pourrait multiplier ces exemples ; mais point n’est besoin, puisque sur ce point aussi M. Brandes a été tout de suite amené lui-même à se contredire. M. Brandes, qui aime les comparaisons et les images, sans toujours se soucier de les relier entre elles, nous dit, presque aussitôt après avoir comparé le mouvement des idées pendant les premières années de ce siècle au mouvement de reflux et de flux de la mer, qu’il a vu là la matière d’un drame en six actes, les six volumes qui composent son œuvre. Acceptons cette nouvelle image, et voyons ce que vaut le drame de M. Brandes. Chacun des actes, — chacun des volumes, — a son titre spécial : 1o la Littérature des émigrés ; 2o l’École romantique en Allemagne ; 3o la Réaction en France ; 4o le Naturalisme en Angleterre ; 5o l’École romantique en France ; 6o la Jeune Allemagne.

« L’histoire littéraire d’une partie du monde pendant un demi-siècle, nous dit M. Brandes, ne commence naturellement pas à un point précis. Ce que l’historien choisit comme début peut toujours être considéré comme un choix dû au caprice ou au hasard ; cependant il faut bien qu’il suive son instinct et s’abandonne à son sens critique, autrement il ne commencerait jamais. » M. Brandes n’était pas homme à ne pas commencer, il avait trop de qualités combatives pour cela. Mais ces qualités mêmes l’ont poussé à mal commencer, car, dès le début, il intervertit l’ordre naturel et logique que lui fournissait l’histoire. Nous apercevons bien le motif qui l’a fait agir ainsi : c’était pour fournir un argument de plus à sa théorie de la réaction grandissante pendant les vingt-cinq premières années du siècle. Si M. Brandes n’avait prétendu faire que des livres sans lien les uns avec les autres, nous n’aurions rien à dire, mais sa grande prétention est justement de nous montrer le lien qui rattache les uns aux autres les événemens qu’il étudie, et alors il était de toute nécessité de commencer par l’école romantique en Allemagne, et de n’aborder qu’ensuite la littérature des émigrés, Chateaubriand, Mme  de Staël, etc., car il y avait pour cela, outre des motifs d’ordre chronologique que nous allons spécifier, des motifs encore plus sérieux provenant de l’influence littéraire des romantiques allemands sur le groupe français.

Au moment où parurent Delphine et le Génie du christianisme, c’est-à-dire au début de cette période que M. Brandes appelle la période des émigrés, il y avait plusieurs années que l’école romantique allemande s’était affirmée et que la lutte avait commencé à Iéna et à Berlin contre Weimar. Et déjà même cette période de lutte était close ; les beaux jours de l’Athenœum étaient passés ; Novalis, le plus grand des poètes romantiques, était mort, et Wackenroder également ; Hölderlin était dans une maison de santé ; Schleiermacher et Schelling commençaient une nouvelle période d’activité, qui rompait le groupement primitif ; Tieck ne se souciait déjà plus guère de produire des œuvres de combat ; les frères Schlegel eux-mêmes abandonnaient de plus en plus la littérature pure pour des travaux scientifiques. Sans doute, quelques-uns de ces écrivains continuèrent à produire, sans doute de nouvelles jeunes recrues arrivèrent qui se réclamèrent d’eux, mais M. Brandes comprend si bien lui-même que ce n’est pas cela qui est important dans l’histoire de l’école romantique allemande, que c’est à la période que nous venons de préciser qu’il accorde le plus de place, presque toute la place, dans le volume qu’il a réservé à cette école romantique.

Et dans cette façon de procéder, dans ce choix continuel des grands noms, alors même qu’ils servent le moins bien le but que s’est proposé M. Brandes, nous avons le secret de ce qui donne quand même à son œuvre une véritable valeur. M. Brandes a, en effet, maintes fois subi le joug de son titre. Il ne s’est jamais appuyé que sur les vieux classemens hâtifs et sommaires nés des nécessités de la critique au jour le jour et passés tels quels dans l’histoire littéraire. Mais ceux de ces classemens qui ont survécu ont survécu justement parce qu’ils se trouvaient contenir une part de vérité, et M. Brandes, s’il n’a rien éclairé d’une lueur spéciale et nouvelle, a tout au moins fait bénéficier son œuvre de ce que pouvaient avoir de justifié les vues d’ensemble acceptées antérieurement à lui. Il faut ajouter que, dans le détail, une fois l’étude d’un écrivain commencée, M. Brandes se contente à peu près d’analyser, sans trop le défigurer, l’esprit des œuvres étudiées. Il veut mériter le titre de savant, et il sait qu’on le lui contesterait tout de suite, s’il n’acceptait pas comme choses à peu près sacrées les conclusions admises en Allemagne par la « science allemande. » Il est bien rare qu’en Allemagne, — comme peut-être partout ailleurs, — quelqu’un prétendant à une situation, même seulement toute morale, dans le monde officiel de la science, ose jamais essayer de présenter un écrivain sous un aspect différent de celui qui lui a été une fois assigné par l’ensemble de la critique. Les historiens allemands s’appliquent peut-être plus que nous, sinon avec plus de pénétration, du moins avec une minutie beaucoup plus grande, à définir et à classer un talent ou une figure d’écrivain ; mais une fois ce travail fait, comme on le déclarera scientifique, tout le monde croirait sacrilège de ne pas s’en tenir désormais à ces conclusions dites scientifiques. M. Brandes n’était pas homme à s’insurger contre cette loi, et il met presque toujours une sourdine à ses anathèmes, quand il entre dans l’examen détaillé d’une œuvre qui ne lui plaît pas, mais qui est reconnue comme une belle œuvre par la critique. Souvent même, et sans doute veut-il ainsi se prouver à lui-même son impartialité, il ne craint pas de combler d’éloges des hommes et des œuvres qu’on devine cependant lui être antipathiques. Dans ces études particulières il semble le plus souvent aussi perdre de vue complètement ce qu’il a déclaré être le fil directeur de son œuvre. Il prend d’ailleurs largement sa revanche dans ses interminables chapitres de critique d’ensemble, de considérations générales, d’observations sur les mœurs, la religion, la politique, de l’époque et du pays qu’il étudie, chapitres qu’il considère, il n’est pas besoin de le dire, comme les plus importans de tous, ce dont il profite pour y placer de violentes diatribes contre ce qu’il a dû tout à l’heure couvrir d’éloges ; et cela n’est pas pour ajouter à la clarté de l’ensemble.

Ce qui caractérise pour M. Brandes le groupe littéraire qu’il appelle le groupe des émigrés, — Chateaubriand, Mme  de Staël, Sénancour, Charles Nodier, Benjamin Constant, Barante, — c’est le mélange, qu’il croit trouver en eux, des aspirations réformatrices héritées du XVIIIe siècle, avec un fond d’idées réactionnaires appelées, justement à annihiler ces aspirations. Charles Nodier est là pour un petit roman idéaliste, bien oublié aujourd’hui, le Peintre de Salzbourg, paru dès 1803 ; Barante, quoique sa période de grande activité et d’influence soit postérieure, y est étudié à cause de son livre sur le XVIIIe siècle, paru en 1809. Mais il n’est question ni de Bonald, ni de Joseph de Maistre, sans doute parce qu’il fallait réserver quelque chose pour le troisième volume, qui débute par une analyse des théories de Bonald. Chateaubriand, qui a ouvert le livre, y occupe une très large place, mais c’est Mme de Staël qui sera pour M. Brandes la figure dominante de ce groupe, précisément parce que c’est en elle qu’il croit reconnaître le plus complet ce mélange d’idées dont il a parlé.

M. Brandes, en historien soucieux de la vérité, ne manquera pas de faire remarquer l’influence considérable qu’eut Guillaume Schlegel, et par lui toute l’école romantique allemande, sur Mme  de Staël : mais il se souciera peu de concilier cela avec l’ordre qu’il a adopté. Pourquoi donc cette interversion ? se demandera-t-on encore une fois. La réponse est bien simple. Il y eut, en Allemagne, à partir de 1815 environ, tout un parti qu’on déclara un peu à la légère issu de l’école romantique, et qui fut longtemps le plus ferme soutien de l’esprit nettement réactionnaire. M. Brandes, qui voulait prouver la marche grandissante de l’esprit réactionnaire, ne pouvait pas commencer par le montrer tout épanoui, pour n’avoir plus ensuite en sa présence que des écrivains dont justement la caractéristique, selon lui, est de présenter encore un certain nombre de dispositions et de sentimens réformateurs. Mais alors c’était le parti politique, qu’on a appelé le parti romantique, qu’il fallait étudier après la littérature des émigrés, et non pas, comme l’a fait M. Brandes, l’école romantique, puisque celle-ci avait précédé, et que, d’ailleurs, il faut une dose énorme de bonne volonté, ou plutôt de mauvaise volonté, pour ne voir en elle que l’élément réactionnaire. M. Brandes a craint, se disant historien de la littérature, qu’on ne lui fît remarquer, s’il s’en tenait aux événemens d’après 1815, que le parti romantique, quoi qu’on en ait dit, n’avait que bien peu de rapports non-seulement avec l’école romantique proprement dite, mais même avec la littérature ; et, comme il voulait être historien littéraire, il n’a pas osé ne pas étudier principalement le véritable mouvement littéraire romantique ; mais, perpétuant ensuite dans l’intérêt de sa thèse la confusion que l’esprit de parti a voulu établir entre l’école romantique et le parti romantique, il a écrit toutes ses considérations générales comme si réellement tout ce qu’il disait de celui-ci pouvait s’appliquer à celle-là. Il était d’ailleurs impossible à M. Brandes, étant donné son point de départ, de se tirer de ce chaos.

Si mauvais que soit ce commencement de « drame, » puisque M. Brandes voit un drame dans son œuvre, si incohérente que nous apparaisse cette action, où les événemens les plus importans du second acte sont antérieurs à ceux qui avaient formé le premier acte, voyons la suite, et abordons le troisième acte, le troisième volume : la Réaction en France. Disons tout de suite que c’est le moins rempli de tous. Dans les deux précédens, il y avait des matériaux, sans ordre ; dans celui-ci, il y a bien peu de chose. Mais M. Brandes voulait montrer la réaction triomphante, et ce volume-ci était donc nécessaire. Il l’a composé des miettes qu’il a pu trouver, d’écrivains qu’on retrouvera dans le volume sur l’école romantique en France, et qu’on n’aurait dû voir que là, et aussi d’écrivains qu’il n’avait aucune raison chronologique de ne pas rattacher au groupe formé par Chateaubriand, Mme  de Staël, etc., mais dont les noms auraient faussé sa théorie sur l’ensemble du groupe, et qu’il gardait d’ailleurs soigneusement pour ce volume, afin d’avoir quelque chose à y mettre pour donner un semblant d’appui à ses discussions politico-religieuses.

Des chapitres entiers s’intitulent : la Révolution, le Concordat, le Principe d’autorité, etc., tous sujets qui, même étant donné le plan de M. Brandes, eussent été mieux à leur place dans son premier volume. Puis c’est une étude, ou plutôt une réfutation, des principes de Bonald ; et ensuite un retour à Chateaubriand, une étude de sa conception de l’amour dans les Martyrs. On se demande ce que cela vient faire dans ce troisième volume, puisque les Martyrs datent de la période même étudiée dans le premier. Mais il fallait remplir ce livre sur la Réaction ! C’est pour cela que M. Brandes y admet encore comme principal personnage Mme  de Krüdener, sur laquelle il disserte interminablement pour l’unique raison qu’elle a été quelque temps la conseillère du tsar Alexandre, et qu’elle a pu jouer un rôle dans la conclusion du pacte de la Sainte-Alliance. Son roman de Valérie est le prétexte invoqué par M. Brandes pour consacrer une si longue étude à cette figure qui n’eut pas et ne pouvait pas avoir de réelle importance dans l’histoire littéraire. Dans tout le reste de son œuvre, M. Brandes s’en est tenu prudemment, à quelques petites fautes près, aux grands noms consacrés par le temps, pourquoi a-t-il fait ici exception ? Ou bien, s’il voulait étudier les influences politiques, pourquoi alors s’en est-il tenu à ce seul nom de Mme  de Krüdener ?

Pour finir d’emplir ce volume, M. Brandes y a joint quelques chapitres sur les œuvres de jeunesse de Victor Hugo, de Lamartine et de Lamennais. Pour celui-ci, nous concédons que c’était là le lieu de parler de ses premières œuvres. Mais, pour Lamartine par exemple, parce qu’il fut royaliste à ses débuts et déiste toujours, est-ce une raison pour discuter ici sa conception de l’amour d’après Raphaël, qui date de beaucoup plus tard, et qui appartient proprement à la période formant le cinquième volume de M. Brandes ? Et quant à Victor Hugo, quelle importance peut avoir son royalisme éphémère de la vingtième année, en comparaison de toutes les promesses de renouveau littéraire que nous offrent déjà ses premières poésies, ce qui aurait dû obliger à les classer tout de suite aussi dans le volume sur l’école romantique ?

M. Brandes a dit quelque part : « J’aime à montrer le principe enveloppé dans l’anecdote. » Les anecdotes sont en effet assez nombreuses au cours de ses six volumes. Dans celui-ci, ce sont les souvenirs d’une jolie fille qui aurait été, vers les vingt ans, l’amie de Chateaubriand déjà parvenu à la soixantaine, et qui aurait quelquefois bu du vin de Champagne et chanté des couplets de Béranger dans une petite chambre isolée où Chateaubriand lui donnait des rendez-vous. Ce sont aussi les aventures de Mme  de Krüdener, dont l’existence aurait été assez accidentée jusqu’au moment où elle se voua au piétisme. Ce sont encore des réflexions sans fin sur les véritables relations qu’il put y avoir entre Lamartine et la femme qui fut Elvire et Julie. Et ce qu’il y a de curieux à faire observer, c’est que M. Brandes ne reproche nullement à Mme  de Krüdener d’avoir eu des amans, mais seulement, ayant eu des amans, d’avoir osé écrire plus tard un roman idéaliste. De même, ce qu’il reproche à Chateaubriand, ce n’est pas d’avoir eu, dans un âge déjà avancé, une petite amie ; il l’en félicite plutôt, mais il ne peut lui pardonner d’avoir précédemment chanté l’amour idéaliste dans ses poèmes. Pour Lamartine, il fait de même ; il lui concède Mme  Charles, mais il n’a pas assez de sarcasmes contre Elvire et Julie.

C’est qu’en effet, entre le radicalisme farouche et vertueux, et le radicalisme plutôt déréglé, qui partagent l’opinion de nos bons démagogues, M. Brandes n’hésite pas, et c’est ce dernier qui a manifestement toutes ses préférences. M. Max Nordau, un des plus curieux moralistes et critiques de l’Allemagne actuelle, et qui est d’ailleurs tout aussi antireligieux que M. Brandes, a dit de lui : « M. Brandes a prêché à la jeunesse l’évangile de la passion, et il a mis un véritable acharnement à troubler les idées que ses auditeurs pouvaient se faire du bien et du mal. Tout ce qui nous apparaît bas et répréhensible, il l’a décoré des noms les plus nobles et les plus attirans. On a toujours pensé que c’est une faiblesse et une lâcheté de se faire l’esclave des bas instincts que condamne la raison ; si donc M. Brandes avait dit brutalement à la jeunesse : « Renoncez à votre jugement, sacrifiez le devoir à vos instincts, n’obéissez qu’à vos sens, que votre volonté et votre conscience disparaissent comme une paille devant la tempête de vos désirs, » — sans doute les meilleurs de ses auditeurs l’auraient honni. Mais il leur disait : « Vivre selon l’ordre de ses sens, c’est avoir du caractère ; ne reculer devant rien de ce que commandent les passions qu’on ressent, c’est affirmer son individualité. » Et ainsi présenté, son enseignement perdait le caractère répugnant qu’auraient eu les premières paroles, et qui aurait pu tout au moins éveiller la méfiance et faire qu’on se mette en garde contre lui. » Nous ; ne croyons pas que M. Brandes se soit jamais résumé à lui-même son enseignement dans les termes où l’a fait M. Nordau, mais c’est déjà trop qu’il ait donné prétexte à ce qu’on puisse parler ainsi de lui avec vraisemblance.

M. Brandes n’a guère fait d’efforts pour rattacher le quatrième acte de son drame, le Naturalisme en Angleterre, aux trois actes précédens, sinon en nous montrant très superficiellement l’influence que purent avoir quelques romantiques allemands sur les poètes lakistes Wordsworth, Coleridge, Southey, ainsi que sur Shelley et Byron, qui sont tous étudiés, dans ce volume, y compris Walter Scott, Keats, Thomas Moore et W.-S. Landor.

Un instant, M. Brandes nous fait espérer une analyse un peu sérieuse de ce qu’il appelle le réalisme national chez les Anglais. Mais tout de suite nous sommes désillusionnés, lorsqu’il nous explique que ce qui lui a fait ranger sous un même titre, malgré toutes, dissemblances évidentes, les poètes que nous venons de nommer, c’est qu’ils furent tous des naturalistes, en ce sens qu’on trouve chez tous l’amour des chiens et des maisons de campagne, ou des voyages sur mer, ou des promenades à cheval. Quoique nous ne fassions ici que citer textuellement, nous n’aurions quand même pas osé rapporter sérieusement ces preuves de «  naturalisme, » si M. Brandes n’avait lui-même très longuement insisté pour montrer toute l’importance qu’on doit y attacher.

Remarquons encore en passant que ces poètes lakistes, qui n’apparaissent qu’au quatrième volume, — au quatrième acte, — sont les contemporains, presque les prédécesseurs des écrivains qui forment l’action du premier acte. Évidemment, ce n’est pas leur faute, et on ne pouvait non plus parler de tout de monde à la fois, nous le reconnaissons volontiers, mais nous nous demandons ce que devient dans tout cela le « drame » de M. Brandes.

M. Brandes, qui veut montrer toute cette floraison poétique anglaise du commencement du siècle comme aboutissant à Byron, dont il fait son idole, témoigne de quelque indulgence envers les lakistes. Il a presque des paroles d’excuse pour Wordsworth et Coleridge, parce qu’il voit, dit-il, le panthéisme immanent en leurs œuvres, sous le théisme confessionnel de l’un, et dans les idées à la Schelling qu’il découvre chez l’autre. Et puis il leur sait gré d’avoir été en leur prime jeunesse des enthousiastes de ce qu’il appelle la liberté. Il reconnaît même qu’ils n’ont jamais cessé de demander le règne de la justice, tout en affirmant qu’ils ont ignoré ce qu’était la justice. Quant à Southey, il ne peut lui pardonner d’avoir osé accuser Byron d’immoralité et d’irréligion, et il déclare que c’est là une tache indélébile dont ce poète restera à jamais flétri, et qui ôte toute valeur à son œuvre, malgré le cas qu’en ont fait ses pairs, et malgré l’amitié qui le liait à W.-S. Landor, un pur, celui-là, puisqu’il prit les armes ; pour la liberté, et alla combattre en Espagne la domination napoléonienne.

Walter Scott, malgré qu’il fût tory, a trouvé grâce aux yeux de M. Brandes. C’est qu’en somme ses romans n’étaient pas et ne pouvaient pas être des œuvres de propagande contre rien de ce qui est cher à M. Brandes. De Keats, il exalte le sensualisme ; et c’est là un chapitre très symptomatique des idées de M. Brandes. Il prie en même temps qu’on veuille bien excuser ce poète de n’avoir pris position dans aucun parti politique, mais c’est qu’il mourut trop jeune pour cela. Thomas Moore, qui défendit les Irlandais contre l’oppression anglaise, est à bon droit louangé pour ce fait, mais nous relevons ici une phrase qui nous montre une fois de plus combien M. Brandes n’a pas compris ce que lui imposait le titre de son œuvre : — « Thomas Moore, dit-il, fut un poète érotique des plus éminens, et j’aimerais à l’étudier plus longuement sous ce jour, si déjà je n’avais dû, comme l’exige le plan de mon œuvre, l’étudier avant tout comme poète politique. »

Tout ce quatrième livre est écrit pour préparer à l’apothéose de Shelley et de Byron. Quand M. Brandes parle d’eux, ce n’est plus de la critique, c’est du délire, et du délire très confus. Ainsi de Shelley il prône le spiritualisme athée, le naturalisme, la rêverie panthéiste, la philanthropie, le radicalisme poétique, etc. En somme, ce qui le séduit avant tout dans Shelley, ce sont les trop nombreux mauvais blasphèmes qu’il y trouve.

Byron, c’est le dieu, ou, disons mieux, pour ne pas offenser M. Brandes par l’emploi d’un mot qui peut lui faire horreur, c’est le héros suprême, l’homme grâce à qui la face de l’Europe va se trouver changée. Cela, M. Brandes le répète partout : au commencement, au milieu, à la fin de ses six volumes. La mort de Byron, avec les enseignemens qu’elle comporte, c’est la grande date, le point culminant autour duquel tourne le siècle. Il lui attribue évidemment dans sa pensée plus d’importance que vingt siècles n’ont pu en donner par exemple à la mort du Christ. Il consacre à Byron cinq grands chapitres dont l’un s’appelle de ce titre bien allemand : Die Vertiefung des Ichs in sich selbst (la pénétration du moi en lui-même). En Byron, il étudie encore l’individualisme passionné, l’esprit révolutionnaire, le réalisme tragique ou comique, le summum du naturalisme.

On s’étonnera moins de voir que M. Brandes attache une importance si extraordinaire à un écrivain, quand on saura qu’il aime se dire que lui-même a eu une influence, nous ne dirons pas une influence directe sur les destinées de l’Europe, mais tout au moins sur la genèse d’une littérature appelée selon lui à changer encore une fois la face de l’Europe, et, qui sait ! peut-être du monde. Car M. Brandes est bien convaincu que le génie d’Ibsen, dont quelques naïfs attendent de grands bouleversemens, est presque son œuvre à lui, et que c’est lui qui a fait un second Shakspeare de l’ancien poète brumeux qu’était Ibsen jusqu’à ses drames modernes, qui sont peut-être incomparablement plus beaux, mais qui restent cependant tout aussi brumeux que ses drames historiques. M. Brandes passe auprès de certains de ses thuriféraires pour avoir suscité ce renouveau de la poésie Scandinave qui a eu son apogée avec les dernières œuvres d’Ibsen et de Björnstjerne Björnson et avec les nouveaux génies qu’on pourrait encore découvrir dans les pays Scandinaves. La vérité, croyons-nous, est simplement que M. Brandes a fait preuve d’un flair incontestable en choisissant, dès 1870, le naturalisme comme la chose qu’il fallait prôner partout, comme la marchandise que le moment était venu d’écouler. Mais quand on observe qu’en dépit de leur naturalisme, des œuvres comme celles d’Ibsen sont avant tout caractérisées par le tour d’esprit mystique qui les domine et les pénètre sans cesse, on verra que M. Brandes n’a donc pu rien leur communiquer de qualités qu’il n’avait pas lui-même et que d’ailleurs il ne leur a rien pris non plus, sinon des sujets d’articles à sensation.

La mort de Byron, dit M. Brandes, a donc arrêté le mouvement de reflux qui entraînait l’Europe vers la réaction, et maintenant le flux des idées filles du XVIIIe siècle va revenir nous inonder : ce sera le sujet des deux derniers volumes : l’École romantique en France et la Jeune Allemagne. L’action d’ailleurs s’y déroule parallèlement, ce qui fait que les cinquième et sixième actes du drame de M. Brandes sont, en réalité, une double version d’un seul véritable cinquième acte : la révolution qui se prépare, ici en France, là en Allemagne. Une révolution qui se prépare ! Si petite que soit cette révolution, quelle aubaine pour M. Brandes ! Il la verra se préparer partout et dans toute chose, et il ne quittera donc plus le ton du dithyrambe jusqu’à la fin.

Nous pensons avoir suffisamment essayé, dans tout ce qui précède, de faire ressortir l’esprit de l’œuvre de M. Brandes, nous passerons donc rapidement sur ces deux derniers volumes. Nous ferons observer seulement que ce qu’il appelle l’école romantique en France, c’est quelque chose de bien indéterminé, puisqu’il y admet tous les écrivains français de 1824 à 1848 : Charles Nodier à côté d’Alfred de Vigny, Hugo et Musset, George Sand et Balzac, Stendhal et Mérimée, Théophile Gautier et Sainte-Beuve, Dumas père et Vitet, et même Ponsard ; sans oublier Saint-Simon, Pierre Leroux et Lamennais. Il ne fait d’ailleurs même pas l’honneur à Lamartine de lui consacrer ici un chapitre spécial. Le livre se termine par une ode triomphale à Victor Hugo. M. Brandes ne nous dit pas à cette place que c’est parce que Victor Hugo fut sénateur radical, mais cela se devine de reste.

Le sixième et dernier volume : la Jeune Allemagne, est consacré à Bœrne, Menzel, Heine, Immermann, aux hégéliens, et puis à Gutzkow, Laube, Mundt, Rahel, Bettina, Charlotte Stieglitz. Pas n’est besoin de dire que nous retrouvons la même règle de critique que toujours : sont de grands écrivains ceux qui ont servi, directement ou indirectement, la cause de la révolution, sont des misérables ceux qui ont parlé contre elle. Heine, tout naturellement, se trouve très longuement étudié ici, et accablé des plus louangeuses épithètes, non pas parce qu’il fut un admirable poète, mais parce qu’il lutta contre le gouvernement de son pays. M. Maurice Barrès consacrait récemment un très court article à nous rapporter l’opinion de M. Brandes sur Heine, et il le louait à ce sujet sur la sûreté de sa psychologie. Nous sommes persuadé que M. Barrès n’a guère dû lire de M. Brandes que justement ce qui concerne Heine. Il y avait à excuser Heine de l’admiration que ce poète professa pour Napoléon et toute l’épopée impériale, admiration qui ne semblait pouvoir se concilier avec le grand amour pour la liberté dont par ailleurs Heine faisait profession. M. Brandes a expliqué qu’il ne fallait voir là qu’une haine violente de la médiocrité et une aspiration constante à de la grandeur. Cette observation est fort juste, mais faut-il prétendre y découvrir une remarque de critique sagace et impartial ? Quand on sait avec quelle lourdeur il a traité des poètes de la valeur de Novalis, Fouqué, Lamartine, et tant d’autres encore, tout au plus peut-on penser que ce que disait ainsi M. Brandes de Heine, c’était un argument et d’ailleurs un bon argument, d’avocat ayant une cause à défendre.


Un avocat ayant une cause à défendre : en résumé, c’est là tout M. Brandes, et c’est ce qui fait, selon nous, tout le vice de son œuvre. Elle n’est qu’un long plaidoyer, confus et indirect, en faveur d’une cause, et d’une cause étrangère à la littérature. M. Brandes a déclaré lui-même qu’il n’a eu en vue, en composant cette histoire dite des principaux courans de la littérature, que le progrès des idées libérales. Quoiqu’il ne paraisse guère se douter de ce que c’est que le vrai libéralisme, qui n’a pas plus de raison de se compromettre avec les sectaires des partis radicaux qu’avec ceux des partis réactionnaires, si M. Brandes avait franchement abordé son sujet de ce côté, et qu’il eût fait table rase de toutes les classifications littéraires faites avant lui, pour ne se préoccuper que de son point de vue spécial, au moins aurions-nous eu une œuvre nette, une œuvre qui aurait peut-être été très étroite, qui l’aurait même été certainement, mais qui aurait eu le mérite, consciencieusement faite, de mettre en lumière un petit côté particulier d’une grande question. Au lieu de cela, M. Brandes s’est aussi rappelé qu’il faisait de la critique et de l’histoire littéraire, mais il ne se l’est pas rappelé assez pour faire de bon ouvrage. Il n’a pas su choisir, et quelque bruit qui ait été fait autour de son nom et de ses livres, on s’aperçoit, le premier moment d’étonnement passé, qu’il n’y a là rien qui mérite d’arrêter l’attention plus qu’il ne convient de le faire pour une compilation, momentanément utile à cause de la masse des matériaux qui y sont rassemblés, mais que demain le premier compilateur venu pourra refaire avec plus de méthode et de clarté, ce qui rendra tout de suite inutile, — même comme compilation, — toute l’œuvre de M. Brandes.


Jean Thorel.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1873, l’étude de M. H. Blaze de Bury sur les Grands courant de la littérature française au XIXe siècle.
  2. Theodor Parker, par Albert Réville. (Voyez la Revue du 1er octobre 1861.)