La Critique de L’École des femmes/Édition Quinet, 1663



PERSONNAGES


URANIE
ÉLISE
CLIMÈNE
GALOPIN, Laquais
LE MARQUIS
DORANTE ou le Chevalier
LYSIDAS, Poëte



Scène première

Uranie, Élise.
Uranie

Quoi, cousine, personne ne t’est venu rendre visite ?

Élise

Personne du monde.

Uranie

Vraiment voilà qui m’étonne, que nous ayons été seules, l’une & l’autre, tout aujourd’hui.

Élise

Cela m’étonne aussi, car ce n’est guère nostre coutume ; & votre maison, Dieu merci, est le refuge ordinaire de tous les fainéants de la cour.

Uranie

L’après-dînée, à dire vrai, m’a semblé fort longue.

Élise

Et moi, je l’ai trouvée fort courte.

Uranie

C’est que les beaux esprits, cousine, aiment la solitude.

Élise

Ah ! tres-humble servante au bel esprit ; vous savez que ce n’est pas là que je vise.

Uranie

Pour moy j’aime la compagnie, je l’avoue.

Élise

Je l’aime aussi, mais je l’aime choisie ; & la quantité des sottes visites qu’il vous faut essuyer parmi les autres, est cause bien souvent que je prends plaisir d’estre seule.

Uranie

La délicatesse est trop grande de ne pouvoir souffrir que des gens triez.

Élise

Et la complaisance est trop générale de souffrir indifféremment toutes sortes de personnes.

Uranie

Je goûte ceux qui sont raisonnables, & me divertis des extravagants.

Élise

Ma foi, les extravagants ne vont guère loin sans vous ennuyer, & la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisants dès la seconde visite. Mais, à propos d’extravagants, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquis incommode ? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, & que je puisse durer à ses turlupinades perpétuelles ?

Uranie

Ce langage est à la mode, & l’on le tourne en plaisanterie à la cour.

Élise

Tant pis pour ceux qui le font, & qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur. La belle chose de faire entrer, aux conversations du Louvre, de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des Halles & de la place Maubert ! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans, & qu’un homme montre d’esprit lorsqu’il vient vous dire : Madame, vous estes dans la place Royale, & tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil ; à cause que Bonneuil est un village à trois lieues d’icy ! Cela n’est-il pas bien galant & bien spirituel ? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n’ont-ils pas lieu de s’en glorifier ?

Uranie

On ne dit pas cela aussi, comme une chose spirituelle ; & la plupart de ceux qui affectent ce langage savent bien eux-mesmes qu’il est ridicule.

Élise

Tant pis encore de prendre peine à dire des sottises, & d’estre mauvais plaisants de dessein formé. Je les en tiens moins excusables ; & si j’en étais juge, je sais bien à quoy je condamnerais tous ces messieurs les turlupins.

Uranie

Laissons cette matière qui t’échauffe un peu trop, & disons que Dorante vient bien tard, à mon avis, pour le souper que nous devons faire ensemble.

Élise

Peut-estre l’a-t-il oublié, & que…


Scène II

Uranie, Élise, Galopin.
Galopin

Voilà Climène, Madame, qui vient icy pour vous voir.

Uranie

Hé ! mon Dieu, quelle visite !

Élise

Vous vous plaigniez d’estre seule : aussi le ciel vous en punit.

Uranie

Vite, qu’on aille dire que je n’y suis pas.

Galopin

On a déjà dit que vous y étiez.

Uranie

Et qui est le sot qui l’a dit ?

Galopin

Moi, madame.

Uranie

Diantre soyt le petit vilain ! Je vous apprendrai bien à faire vos réponses de vous-mesme.

Galopin

Je vais luy dire, madame, que vous voulez estre sortie.

Uranie

Arrestez, animal, & la laissez monter, puisque la sottise est faite.

Galopin

Elle parle encore à un homme dans la rue.

Uranie

Ah ! cousine, que cette visite m’embarrasse à l’heure qu’il est !

Élise

Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel ; j’ai toujours eu pour elle une furieuse aversion ; et, n’en déplaise à sa qualité, c’est la plus sotte beste qui se soyt jamais meslée de raisonner.

Uranie

L’épithète est un peu forte.

Élise

Allez, allez, elle mérite bien cela, & quelque chose de plus, si on luy faisçait justice. Est-ce qu’il y a une personne qui soyt plus véritablement qu’elle ce qu’on appelle précieuse, à prendre le mot dans sa plus mauvaise signification ?

Uranie

Elle se défend bien de ce nom, pourtant.

Élise

Il est vrai. Elle se défend du nom, mais non pas de la chose : car enfin elle l’est depuis les pieds jusqu’à la teste, & la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soyt démonté, & que les mouvemens de ses hanches, de ses épaules & de sa teste, n’aillent que par ressorts. Elle affecte toujours un ton de voix languissant & niais, foit la moue pour montrer une petite bouche, & roule les yeux pour les faire paraître grands.

Uranie

Doucement donc. Si elle venoit à entendre…

Élise

Point, point, elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soyr qu’elle eut envie de voir Damon, sur la réputation qu’on luy donne, & les choses que le public a vues de luy. Vous connaissez l’homme, & sa naturelle paresse à soutenir la conversation. Elle l’avoit invité à souper comme bel esprit, & jamais il ne parut si sot, parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avoit foit feste de luy, & qui le regardaient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devoit pas estre faite comme les autres. Ils pensaient tous qu’il étoit là pour défrayer la compagnie de bons mots ; que chaque parole qui sortoit de sa bouche devoit estre extraordinaire ; qu’il devoit faire des impromptus sur tout ce qu’on disçait, & ne demander à boire qu’avec une pointe. Mais il les trompa fort par son silence ; & la dame fut aussi mal satisfaite de luy que je le fus d’elle.

Uranie

Tais-toy, je vais la recevoir à la porte de la chambre.

Élise

Encore un mot. Je voudrais bien la voir mariée avec le marquis dont nous avons parlé. Le bel assemblage que ce seroit d’une précieuse & d’un turlupin !

Uranie

Veux-tu te taire ? La voicy.


Scène III

Climène, Uranie, Élise, Galopin.
Uranie

Vraiment, c’est bien tard que…

Climène

Hé ! de grace, ma chère, faites-moi vite donner un siège.

Uranie, à Galopin

Un fauteuil promptement.

Climène

Ah ! mon Dieu !

Uranie

Qu’est-ce donc ?

Climène

Je n’en puis plus.

Uranie

Qu’avez-vous ?

Climène

Le cœur me manque.

Uranie

Sont-ce vapeurs qui vous ont prise ?

Climène

Non.

Uranie

Voulez-vous que l’on vous délace ?

Climène

Mon Dieu, non. Ah !

Uranie

Quel est donc votre mal, & depuis quand vous a-t-il pris ?

Climène

Il y a plus de trois heures, & je l’ai apporté du Palais-Royal.

Uranie

Comment ?

Climène

Je viens de voir, pour mes péchez, cette méchante rapsodie de l’École des femmes. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m’a donné, & je pense que je n’en reviendrai de plus de quinze jours.

Élise

Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu’on y songe !

Uranie

Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine & moy ; mais nous fûmes avant-hier à la mesme pièce, & nous en revînmes toutes deux saines & gaillardes.

Climène

Quoi ! vous l’avez vue ?

Uranie

Oui ; & écoutée d’un bout à l’autre.

Climène

Et vous n’en avez pas été jusques aux convulsions, ma chère ?

Uranie

Je ne suis pas si délicate, Dieu merci ; & je trouve, pour moi, que cette comédie seroit plutost capable de guérir les gens, que de les rendre malades.

Climène

Ah ! mon Dieu, que dites-vous là ? cette proposition peut-elle estre avancée par une personne qui ait du revenu en sens commun ? Peut-on impunément, comme vous faites, rompre en visière à la raison ? Et, dans le vrai de la chose, est-il un esprit si affamé de plaisanterie, qu’il puisse tater des fadaises dont cette comédie est assaisonnée ? Pour moi, je vous avoue que je n’ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout cela. Les enfants par l’oreille m’ont paru d’un goût détestable ; la tarte à la crème m’a affadi le cœur ; & j’ai pensé vomir au potage.

Élise

Mon Dieu, que tout cela est dit élégamment ! J’aurais cru que cette pièce étoit bonne ; mais madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les choses d’une manière si agréable, qu’il faut estre de son sentiment, malgré qu’on en ait.

Uranie

Pour moy je n’ai pas tant de complaisance ; et, pour dire ma pensée, je tiens cette comédie une des plus plaisantes que l’auteur ait produites.

Climène

Ah ! vous me faites pitié, de parler ainsi ; & je ne saurais vous souffrir cette obscurité de discernement. Peut-on, ayant de la vertu, trouver de l’agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur en alarme, & salit à tous moments l’imagination ?

Élise

Les jolies façons de parler que voilà ! Que vous estes, madame, une rude joueuse en critique, & que je plains le pauvre Molière de vous avoir pour ennemie !

Climène

Croyez-moi ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement ; et, pour votre honneur, n’allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu.

Uranie

Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur.

Climène

Hélas ! tout ; & je mets en foit qu’une honneste femme ne la sauroit voir sans confusion, tant j’y ay découvert d’ordures & de saletez.

Uranie

Il faut donc que pour les ordures vous ayez des lumières que les autres n’ont pas : car, pour moi, je n’y en ay point vu.

Climène

C’est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément ; car enfin toutes ces ordures, Dieu merci, y sont à visage découvert. Elles n’ont pas la moindre enveloppe qui les couvre, & les yeux les plus hardis sont effrayez de leur nudité.

Élise

Ah !

Climène

Hai, hai, hai.

Uranie

Mais encore, s’il vous plaît, marquez-moi une de ces ordures que vous dites.

Climène

Hélas ! est-il nécessaire de vous les marquer ?

Uranie

Oui. Je vous demande seulement un endroit qui vous ait fort choquée.

Climène

En faut-il d’autre que la scène de cette Agnès, lorsqu’elle dit ce que l’on luy a pris ?

Uranie

Et que trouvez-vous là de sale ?

Climène

Ah !

Uranie

De grace ?

Climène

Fi !

Uranie

Mais encore.

Climène

Je n’ai rien à vous dire.

Uranie

Pour moi, je n’y entends point de mal.

Climène

Tant pis pour vous.

Uranie

Tant mieux plutost, ce me semble. Je regarde les choses du costé qu’on me les montre, & ne les tourne point pour y chercher ce qu’il ne faut pas voir.

Climène

L’honnesteté d’une femme…

Uranie

L’honnesteté d’une femme n’est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir estre plus sage que celles qui sont sages. L’affectation en cette matière est pire qu’en toute autre ; & je ne vois rien de si ridicule que cette délicatesse d’honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, & s’offense de l’ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n’en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse, & leurs grimaces affectées, irritent la censure de tout le monde contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu’il y peut avoir à redire ; et, pour tomber dans l’exemple, il y avoit l’autre jour des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions, qui, par les mines qu’elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de teste, & leurs cachements de visage, firent dire de tous costez cent sottises de leur conduite, que l’on n’auroit pas dites sans cela ; & quelqu’un mesme des laquais cria tout haut qu’elles étaient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps.

Climène

Enfin il faut estre aveugle dans cette pièce, & ne pas faire semblant d’y voir les choses.

Uranie

Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n’y est pas.

Climène

Ah ! je soutiens, encore un coup, que les saletez y crèvent les yeux.

Uranie

Et moi, je ne demeure pas d’accord de cela.

Climène

Quoi ! la pudeur n’est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l’endroit dont nous parlons ?

Uranie

Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soy ne soyt fort honneste ; & si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure, & non pas elle, puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on luy a pris.

Climène

Ah ! ruban, tant qu’il vous plaira ; mais ce le, où elle s’arreste, n’est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce le d’étranges pensées. Ce le scandalise furieusement ; & quoy que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l’insolence de ce le.

Élise

Il est vrai, ma cousine ; je suis pour madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point, & vous avez tort de défendre ce le.

Climène

Il a une obscénité qui n’est pas supportable.

Élise

Comment dites-vous ce mot-là, madame ?

Climène

Obscénité, madame.

Élise

Ah ! mon Dieu, obscénité. Je ne sais pas ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde.

Climène

Enfin, vous voyez, comme votre sang prend mon parti.

Uranie

Hé ! mon Dieu, c’est une causeuse qui ne dit pas ce qu’elle pense. Ne vous y fiez pas beaucoup, si vous m’en voulez croire.

Élise

Ah ! que vous estes méchante, de me vouloir rendre suspecte à madame ! Voyez un peu où j’en serais, si elle alloit croire ce que vous dites ! Serais-je si malheureuse, madame, que vous eussiez de moy cette pensée ?

Climène

Non, non, je ne m’arreste pas à ses paroles, & je vous crois plus sincère qu’elle ne dit.

Élise

Ah ! que vous avez bien raison, madame, & que vous me rendrez justice quand vous croirez que je vous trouve la plus engageante personne du monde, que j’entre dans tous vos sentiments, & suis charmée de toutes les expressions qui sortent de votre bouche !

Climène

Hélas ! je parle sans affectation.


Élise

On le voit bien, madame, & que tout est naturel en vous. Vos paroles, le ton de votre voix, vos regards, vos pas, votre action, & votre ajustement, ont je ne sais quel air de qualité qui enchante les gens. Je vous étudie des yeux & des oreilles ; & je suis si remplie de vous, que je tache d’estre votre singe, & de vous contrefaire en tout.

Climène

Vous vous moquez de moi, madame.

Élise

Pardonnez-moi, madame. Qui voudroit se moquer de vous ?

Climène

Je ne suis pas un bon modèle, madame.

Élise

Oh que si, madame !

Climène

Vous me flattez, madame.

Élise

Point du tout, madame.

Climène

Épargnez-moi, s’il vous plaît, madame.

Élise

Je vous épargne aussi, madame, & je ne dis pas la moitié de ce que je pense, madame.

Climène

Ah ! mon Dieu, brisons là, de grace. Vous me jetteriez dans une confusion épouvantable. (À Uranie.) Enfin, nous voilà deux contre vous ; & l’opiniatreté sied si mal aux personnes spirituelles…


Scène IV

Le Marquis, Climène, Galopin, Uranie, Élise.

Galopin, c

Arrestez, s’il vous plaît, monsieur.

Le Marquis

Tu ne me connais pas, sans doute.

Galopin

Si fait, je vous connais ; mais vous n’entrerez pas.

Le Marquis

Ah que de bruit, petit laquais !

Galopin

Cela n’est pas bien de vouloir entrer malgré les gens.

Le Marquis

Je veux voir ta maîtresse.

Galopin

Elle n’y est pas, vous dis-je.

Le Marquis

La voilà dans sa chambre.

Galopin

Il est vrai, la voilà ; mais elle n’y est pas.

Uranie

Qu’est-ce donc qu’il y a là ?

Le Marquis

C’est votre laquais, madame, qui foit le sot.

Galopin

Je luy dis que vous n’y estes pas, madame, & il ne veut pas laisser d’entrer.

Uranie

Et pourquoy dire à monsieur que je n’y suis pas ?

Galopin

Vous me grondates l’autre jour de luy avoir dit que vous y étiez.

Uranie

Voyez cet insolent ! Je vous prie, monsieur, de ne pas croire ce qu’il dit. C’est un petit écervelé, qui vous a pris pour un autre.

Le Marquis

Je l’ai bien vu, madame ; et, sans votre respect, je luy aurais appris à connaître les gens de qualité.

Élise

Ma cousine vous est fort obligée de cette déférence.

Uranie

Un siège donc, impertinent.

Galopin

N’en voilà-t-il pas un ?

Uranie

Approche-le.

(Galopin pousse le siège rudement, & sort.)




Scène V

(Le Marquis, Climène, Uranie, Élise.)
Le Marquis

Votre petit laquais, madame, a du mépris pour ma personne.

Élise

Il auroit tort, sans doute.

Le Marquis

C’est peut-estre que je paie l’intérest de ma mauvaise mine : (il rit.) hai, hai, hai, hai.

Élise

L’age le rendra plus éclairé en honnestes gens.

Le Marquis

Sur quoy en étiez-vous, mesdames, lors que je vous ay interrompues ?

Uranie

Sur la comédie de l’École des femmes.

Le Marquis

Je ne fais que d’en sortir.

Climène

Hé bien ! monsieur, comment la trouvez-vous, s’il vous plaît ?

Le Marquis

Tout à foit impertinente.

Climène

Ah ! que j’en suis ravie !

Le Marquis

C’est la plus méchante chose du monde. Comment, diable ! à peine ai-je pu trouver place. J’ai pensé estre étouffé à la porte, & jamais on ne m’a tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons & mes rubans en sont ajustez, de grace.

Élise

Il est vrai que cela crie vengeance contre l’École des femmes, & que vous la condamnez avec justice.

Le Marquis

Il ne s’est jamais fait, je pense, une si méchante comédie.

Uranie

Ah ! voicy Dorante, que nous attendions.


Scène VI

Dorante, Climène, Uranie, Élise, Le Marquis.
Dorante

Ne bougez, de grace, & n’interrompez point votre discours. Vous estes là sur une matière qui, depuis quatre jours, foit presque l’entretien de toutes les maisons de Paris ; & jamais on n’a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j’ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mesmes choses que j’ai vu d’autres estimer le plus.

Uranie

Voilà monsieur le marquis qui en dit force mal.

Le Marquis

Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu ! détestable, du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable.

Dorante

Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.

Le Marquis

Quoi chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?

Dorante

Oui, je prétends la soutenir.

Le Marquis

Parbleu ! je la garantis détestable.

Dorante

La caution n’est pas bourgeoise. Mais, marquis, par quelle raison, de grace, cette comédie est-elle ce que tu dis ?

Le Marquis

Pourquoy elle est détestable ?

Dorante

Oui.

Le Marquis

Elle est détestable, parce qu’elle est détestable.

Dorante

Après cela, il n’y a plus rien à dire ; voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, & nous dis les défauts qui y sont.

Le Marquis

Que sais-je moy ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me sauve ! & Dorillas, contre qui j’étais, a été de mon avis.

Dorante

L’autorité est belle, & te voilà bien appuyé !

Le Marquis

Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.

Dorante

Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, & qui seraient fachez d’avoir ri avec luy, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théatre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; & tout ce qui égayoit les autres ridoit son front. À tous les éclats de risée, il haussçait les épaules, & regardoit le parterre en pitié ; & quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il luy disçait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de nostre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, & chacun demeura d’accord qu’on ne pouvoit pas mieux jouer qu’il fit. Apprends, marquis, je te prie, & les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or, & de la pièce de quinze sols, ne foit rien du tout au bon goût ; que, debout ou assis, l’on peut donner un mauvais jugement ; & qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, & que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, & de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

Le Marquis

Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, & je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.

Dorante

Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, & ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, & parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, & ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blament de mesme & louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, & ne manquent jamais de les estropier, & de les mettre hors de place. Hé, morbleu, messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprestez point à rire à ceux qui vous entendent parler, & songez qu’en ne disant mot, on croira peut-estre que vous estes d’habiles gens.

Le Marquis

Parbleu, chevalier, tu le prends là…

Dorante

Mon Dieu, marquis, ce n’est pas à toy que je parle. C’est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières extravagantes, & font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi, je m’en veux justifier le plus qu’il me sera possible ; & je les dauberai tant en toutes rencontres, qu’à la fin ils se rendront sages.

Le Marquis

Dis-moi un peu, chevalier, crois-tu que Lysandre ait de l’esprit ?

Dorante

Oui sans doute, & beaucoup.

Uranie

C’est une chose qu’on ne peut pas nier.

Le Marquis

Demandez-luy ce qu’il luy semble de l’École des Femmes, vous verrez qu’il vous dira qu’elle ne luy plaît pas.

Dorante

Hé ! mon Dieu, il y en a beaucoup que le trop d’esprit gate, qui voient mal les choses à force de lumière ; & mesme qui seraient bien fachez d’estre de l’avis des autres, pour avoir la gloire de décider.

Uranie

Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut estre le premier de son opinion, & qu’on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu’on le consulte sur toutes les affaires d’esprit ; & je suis sûre que, si l’auteur luy eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l’eût trouvée la plus belle du monde.

Le Marquis

Et que direz-vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour épouvantable, & dit qu’elle n’a pu jamais souffrir les ordures dont elle est pleine.

Dorante

Je dirai que cela est digne du caractère qu’elle a pris ; & qu’il y a des personnes qui se rendent ridicules, pour vouloir avoir trop d’honneur. Bien qu’elle ait de l’esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles qui, étant sur le retour de l’age, veulent remplacer de quelque chose ce qu’elles voient qu’elles perdent, & prétendent que les grimaces d’une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de jeunesse & de beauté. Celle-ci pousse l’affaire plus avant qu’aucune ; & l’habileté de son scrupule découvre des saletez, où jamais personne n’en avoit vu. On tient qu’il va, ce scrupule, jusques à défigurer nostre langue, & qu’il n’y a point presque de mots dont la sévérité de cette dame ne veuille retrancher ou la teste ou la queue, pour les syllabes déshonnestes qu’elle y trouve.

Uranie

Vous estes bien fou, chevalier.

Le Marquis

Enfin, chevalier, tu crois défendre ta comédie, en faisant la satire de ceux qui la condamnent.

Dorante

Non pas, mais je tiens que cette dame se scandalise à tort…

Élise

Tout beau, monsieur le chevalier ! il pourroit y en avoir d’autres qu’elle qui seraient dans les mesmes sentiments.

Dorante

Je sais bien que ce n’est pas vous, au moins ; & que lors que vous avez vu cette représentation…

Élise

Il est vrai ; mais j’ai changé d’avis ; (montrant Climène) & madame sçait appuyer le sien par des raisons si convaincantes, qu’elle m’a entraînée de son costé.

Dorante, à Climène

Ah ! madame, je vous demande pardon ; et, si vous le voulez, je me dédirai, pour l’amour de vous, de tout ce que j’ai dit.

Climène

Je ne veux pas que ce soyt pour l’amour de moi, mais pour l’amour de la raison : car enfin cette pièce, à le bien prendre, est tout à foit indéfendable ; & je ne conçois pas…

Uranie

Ah ! voicy l’auteur, monsieur Lysidas. Il vient tout à propos pour cette matière. Monsieur Lysidas, prenez un siège vous-mesme, & vous mettez là.


Scène VII

Lysidas, Climène, Uranie, Élise, Dorante, Le Marquis.
Lysidas

Madame, je viens un peu tard ; mais il m’a fallu lire ma pièce chez madame la marquise dont je vous avais parlé ; & les louanges qui luy ont été données m’ont retenu une heure plus que je ne croyais.

Élise

C’est un charme que les louanges pour arrester un auteur.

Uranie

Asseyez-vous donc, monsieur Lysidas ; nous lirons votre pièce après souper.

Lysidas

Tous ceux qui étaient là doivent venir à sa première représentation, & m’ont promis de faire leur devoir comme il faut.

Uranie

Je le crois. Mais, encore une fois, asseyez-vous, s’il vous plaît. Nous sommes icy sur une matière que je serai bien aise que nous poussions.

Lysidas

Je pense, madame, que vous retiendrez aussi une loge pour ce jour-là.

Uranie

Nous verrons. Poursuivons, de grace, nostre discours.

Lysidas

Je vous donne avis, madame, qu’elles sont presque toutes retenues.

Uranie

Voilà qui est bien. Enfin, j’avais besoin de vous, lors que vous estes venu ; & tout le monde étoit icy contre moi.

Élise, à Uranie, montrant Dorante

Il s’est mis d’abord de votre costé ; mais maintenant qu’il sçait que madame est à la teste du parti contraire, je pense que vous n’avez qu’à chercher un autre secours.

Climène

Non, non. Je ne voudrais pas qu’il fît mal sa cour auprès de madame votre cousine, & je permets à son esprit d’estre du parti de son cœur.

Dorante

Avec cette permission, madame, je prendrai la hardiesse de me défendre.

Uranie

Mais, auparavant, sachons un peu les sentiments de monsieur Lysidas.

Lysidas

Sur quoy, madame ?

Uranie

Sur le sujet de l’École des Femmes.

Lysidas

Ah, ah !

Dorante

Que vous en semble ?

Lysidas

Je n’ai rien à dire là-dessus ; & vous savez qu’entre nous autres auteurs, nous devons parler des ouvrages les uns des autres avec beaucoup de circonspection.

Dorante

Mais encore, entre nous, que pensez-vous de cette comédie ?

Lysidas

Moi, monsieur ?

Uranie

De bonne foi, dites-nous votre avis.

Lysidas

Je la trouve fort belle.

Dorante

Assurément ?

Lysidas

Assurément. Pourquoy non ? N’est-elle pas en effect la plus belle du monde ?

Dorante

Hon, hon, vous estes un méchant diable, monsieur Lysidas, vous ne dites pas ce que vous pensez.

Lysidas

Pardonnez-moi.

Dorante

Mon Dieu ! je vous connais. Ne dissimulons point.

Lysidas

Moi, monsieur ?

Dorante

Je vois bien que le bien que vous dites de cette pièce n’est que par honnesteté, & que, dans le fond du cœur, vous estes de l’avis de beaucoup de gens qui la trouvent mauvaise.

Lysidas

Hai, hai, hai.

Dorante

Avouez, ma foi, que c’est une méchante chose que cette comédie.

Lysidas

Il est vrai qu’elle n’est pas approuvée par les connaisseurs.

Le Marquis

Ma foi, chevalier, tu en tiens, & te voilà payé de ta raillerie. Ah, ah, ah, ah, ah !

Dorante

Pousse, mon cher marquis, pousse.

Le Marquis

Tu vois que nous avons les savants de nostre costé.

Dorante

Il est vrai. Le jugement de monsieur Lysidas est quelque chose de considérable. Mais monsieur Lysidas veut bien que je ne me rende pas pour cela ; et, puisque j’ai bien l’audace de me défendre (montrant Climène) contre les sentiments de madame, il ne trouvera pas mauvais que je combatte les siens.

Élise

Quoi ! vous voyez contre vous madame, monsieur le marquis, & monsieur Lysidas, & vous osez résister encore ? Fi ! que cela est de mauvaise grace !

Climène

Voilà qui me confond, pour moi, que des personnes raisonnables se puissent mettre en teste de donner protection aux sottises de cette pièce.

Le Marquis

Dieu me damne ! madame, elle est misérable depuis le commencement jusqu’à la fin.

Dorante

Cela est bientost dit, marquis. Il n’est rien plus aisé que de trancher ainsi ; & je ne vois aucune chose qui puisse estre à couvert de la souveraineté de tes décisions.

Le Marquis

Parbleu ! tous les autres comédiens qui étaient là pour la voir en ont dit tous les maux du monde.

Dorante

Ah ! je ne dis plus mot ; tu as raison, marquis. Puisque les autres comédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément. Ce sont tous gens éclairez, & qui parlent sans intérest, il n’y a plus rien à dire, je me rends.

Climène

Rendez-vous, ou ne vous rendez pas, je sais fort bien que vous ne me persuaderez point de souffrir les immodesties de cette pièce, non plus que les satires désobligeantes qu’on y voit contre les femmes.

Uranie

Pour moi, je me garderai bien de m’en offenser, & de prendre rien sur mon compte de tout ce qui s’y dit. Ces sortes de satires tombent directement sur les mœurs, & ne frappent les personnes que par réflexion. N’allons point nous appliquer nous-mesmes les traits d’une censure générale ; & profitons de la leçon, si nous pouvons, sans faire semblant qu’on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu’on expose sur les théatres doivent estre regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu’on se voie ; & c’est se taxer hautement d’un défaut, que se scandaliser qu’on le reprenne.

Climène

Pour moi, je ne parle pas de ces choses par la part que j’y puisse avoir, & je pense que je vis d’un air dans le monde à ne pas craindre d’estre cherchée dans les peintures qu’on foit là des femmes qui se gouvernent mal.

Élise

Assurément, madame, on ne vous y cherchera point. Votre conduite est assez connue, & ce sont de ces sortes de choses qui ne sont contestées de personne.

Uranie

Aussi, madame, n’ai-je rien dit qui aille à vous ; & mes paroles, comme les satires de la comédie, demeurent dans la thèse générale.

Climène

Je n’en doute pas, madame. Mais enfin passons sur ce chapitre. Je ne sais pas de quelle façon vous recevez les injures qu’on dit à nostre sexe dans un certain endroit de la pièce ; et, pour moi, je vous avoue que je suis dans une colère épouvantable, de voir que cet auteur impertinent nous appelle des animaux.

Uranie

Ne voyez-vous pas que c’est un ridicule qu’il foit parler ?

Dorante

Et puis, madame, ne savez-vous pas que les injures des amants n’offensent jamais ; qu’il est des amours emportez aussi bien que des doucereux ; & qu’en de pareilles occasions les paroles les plus étranges, & quelque chose de pis encore, se prennent bien souvent pour des marques d’affection, par celles mesmes qui les reçoivent ?

Élise

Dites tout ce que vous voudrez, je ne saurais digérer cela, non plus que le potage & la tarte à la crème, dont madame a parlé tantost.

Le Marquis

Ah ! ma foi oui, tarte à la crème ! Voilà ce que j’avais remarqué tantost ; tarte à la crème ! Que je vous suis obligé, madame, de m’avoir foit souvenir de tarte à la crème ! Y a-t-il assez de pommes en Normandie pour tarte à la crème ? Tarte à la crème, morbleu ! tarte à la crème.

Dorante

Hé bien ! que veux-tu dire ? Tarte à la crème !

Le Marquis

Parbleu ! tarte à la crème, chevalier.

Dorante

Mais encore ?

Le Marquis

Tarte à la crème !

Dorante

Dis-nous un peu tes raisons.

Le Marquis

Tarte à la crème !

Uranie

Mais il faut expliquer sa pensée, ce me semble.

Le Marquis

Tarte à la crème, madame.

Uranie

Que trouvez-vous là à redire ?

Le Marquis

Moi, rien. Tarte à la crème !

Uranie

Ah ! je le quitte.

Élise

Monsieur le marquis s’y prend bien, & vous bourre de la belle manière. Mais je voudrais bien que monsieur Lysidas voulût les achever, & leur donner quelques petits coups de sa façon.

Lysidas

Ce n’est pas ma coutume de rien blamer, & je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l’amitié que monsieur le chevalier témoigne pour l’auteur, on m’avouera que ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, & qu’il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là dedans aujourd’hui ; on ne court plus qu’à cela, & l’on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lors que des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m’en saigne quelquefois ; & cela est honteux pour la France.

Climène

Il est vrai que le goût des gens est étrangement gaté là-dessus, & que le siècle s’encanaille furieusement.

Élise

Celuy-là est joli encore, s’encanaille ! Est-ce vous qui l’avez inventé, madame ?

Climène

Hé !

Élise

Je m’en suis bien doutée.

Dorante

Vous croyez donc, monsieur Lysidas, que tout l’esprit & toute la beauté sont dans les poëmes sérieux, & que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ?

Uranie

Ce n’est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, & je tiens que l’une n’est pas moins difficyle à faire que l’autre.

Dorante

Assurément, madame ; & quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du costé de la comédie, peut-estre que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, & dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, & de rendre agréablement sur le théatre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; & vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, & qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lors que vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent ; & vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’estre point blamé, de dire des choses qui soyent de bon sens, & bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter ; & c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnestes gens.

Climène

Je crois estre du nombre des honnestes gens ; & cependant je n’ai pas trouvé le mot pour rire dans tout ce que j’ai vu.

Le Marquis

Ma foi, ni moy non plus.

Dorante

Pour toy, marquis, je ne m’en étonne pas. C’est que tu n’y as point trouvé de turlupinades.

Lysidas

Ma foi, monsieur, ce qu’on y rencontre ne vaut guère mieux ; & toutes les plaisanteries y sont assez froides, à mon avis.

Dorante

La cour n’a pas trouvé cela.

Lysidas

Ah ! monsieur, la cour !

Dorante

Achevez, monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la cour ne se connaît pas à ces choses ; & c’est le refuge ordinaire de vous autres messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages, que d’accuser l’injustice du siècle & le peu de lumière des courtisans. Sachez, s’il vous plaît, monsieur Lysidas, que les courtisans ont d’aussi bons yeux que d’autres ; qu’on peut estre habile avec un point de Venise & des plumes, aussi bien qu’avec une perruque courte & un petit rabat uni ; que la grande épreuve de toutes vos comédies, c’est le jugement de la cour ; que c’est son goût qu’il faut étudier, pour trouver l’art de réussir ; qu’il n’y a point de lieu où les décisions soyent si justes ; & sans mettre en ligne de compte tous les gens savants qui y sont, que, du simple bon sens naturel & du commerce de tout le beau monde, on s’y foit une manière d’esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants.

Uranie

Il est vrai que pour peu qu’on y demeure, il vous passe là tous les jours assez de choses devant les yeux, pour acquérir quelque habitude de les connaître, & surtout pour ce qui est de la bonne & mauvaise plaisanterie.

Dorante

La cour a quelques ridicules, j’en demeure d’accord, & je suis, comme on voit, le premier à les fronder. Mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession ; & si l’on joue quelques marquis, je trouve qu’il y a bien plus de quoy jouer les auteurs, & que ce seroit une chose plaisante à mettre sur le théatre, que leurs grimaces savantes & leurs raffinements ridicules, leur vicyeuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagements de pensées, leur trafic de réputation, & leurs ligues offensives & défensives, aussi bien leurs guerres d’esprit, & leurs combats de prose, & de vers.

Lysidas

Molière est bien heureux, monsieur, d’avoir un protecteur aussi chaud que vous. Mais enfin, pour venir au fait, il est question de savoir si sa pièce est bonne, & je m’offre d’y montrer partout cent défauts visibles.

Uranie

C’est une étrange chose de vous autres messieurs les poètes, que vous condamniez toujours les pièces où tout le monde court, & ne disiez jamais du bien que de celles où personne ne va. Vous montrez pour les unes une haine invincible, & pour les autres une tendresse qui n’est pas concevable.

Dorante

C’est qu’il est généreux de se ranger du costé des affligez.

Uranie

Mais de grace, monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue.

Lysidas

Ceux qui possèdent Aristote & Horace voient d’abord, madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l’art.

Uranie

Je vous avoue que je n’ai aucune habitude avec ces messieurs-là, & que je ne sais point les règles de l’art.

Dorante

Vous estes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants, & nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soyent les plus grands mystères du monde ; & cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut oster le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; & le mesme bon sens qui a foit autrefois ces observations les foit aisément tous les jours, sans le secours d’Horace & d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, & si une pièce de théatre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, & que chacun ne soyt pas juge du plaisir qu’il y prend ?

Uranie

J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus des règles, & qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

Dorante

Et c’est ce qui marque, madame, comme on doit s’arrester peu à leurs disputes embarrassées. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, & que celles qui plaisent ne soyent pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane, où ils veulent assujettir le goût public, & ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle foit sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, & ne cherchons point de raisonnements pour nous empescher d’avoir du plaisir.

Uranie

Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; & lors que je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, & si les règles d’Aristote me défendaient de rire.

Dorante

C’est justement comme un homme qui auroit trouvé une sauce excellente, & qui voudroit examiner si elle est bonne, sur les préceptes du Cuisinier français.

Uranie

Il est vrai ; & j’admire les raffinements de certaines gens, sur des choses que nous devons sentir par nous-mesmes.

Dorante

Vous avez raison madame, de les trouver étranges, tous ces raffinements mystérieux. Car enfin, s’ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire ; nos propres sens seront esclaves en toutes choses ; et, jusques au manger & au boire, nous n’oserons plus trouver rien de bon, sans le congé de messieurs les experts.

Lysidas

Enfin, monsieur, toute votre raison, c’est que l’École des femmes a plu ; & vous ne vous souciez point qu’elle ne soyt dans les règles, pourvu…

Dorante

Tout beau, monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, & que cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c’est assez pour elle, & qu’elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu’elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ay lues, Dieu merci, autant qu’un autre ; & je ferais voir aisément que peut-estre n’avons-nous point de pièce au théatre plus régulière que celle-là.

Élise

Courage, monsieur Lysidas ! nous sommes perdus si vous reculez.

Lysidas

Quoi ! monsieur, la protase, l’épitase, & la péripétie…

Dorante

Ah ! monsieur Lysidas, vous nous assommez avec vos grands mots. Ne paraissez point si savant, de grace ! Humanisez votre discours, & parlez pour estre entendu. Pensez-vous qu’un nom grec donne plus de poids à vos raisons ? Et ne trouveriez-vous pas qu’il fût aussi beau de dire, l’exposition du sujet, que la protase ; le nœud, que l’épitase ; & le dénouement, que la péripétie ?

Lysidas

Ce sont termes de l’art dont il est permis de se servir. Mais puisque ces mots blessent vos oreilles, je m’expliquerai d’une autre façon ; & je vous prie de répondre positivement à trois ou quatre choses que je vais dire. Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théatre ? Car enfin le nom de poème dramatique vient d’un mot grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poème consiste dans l’action ; & dans cette comédie-ci il ne se passe point d’actions, & tout consiste en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace.

Le Marquis

Ah, ah, chevalier.

Climène

Voilà qui est spirituellement remarqué, & c’est prendre le fin des choses.

Lysidas

Est-il rien de si peu spirituel, ou pour mieux dire, rien de si bas, que quelques mots où tout le monde rit, & surtout celuy des enfants par l’oreille ?

Climène

Fort bien.

Élise

Ah !

Lysidas

La scène du valet & de la servante au dedans de la maison n’est-elle pas d’une longueur ennuyeuse, & tout à foit impertinente ?

Le Marquis

Cela est vrai.

Climène

Assurément.

Élise

Il a raison.

Lysidas

Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace ? Et puisque c’est le personnage ridicule de la pièce, fallait-il luy faire faire l’action d’un honneste homme ?

Le Marquis

Bon. La remarque est encore bonne.

Climène

Admirable !

Élise

Merveilleuse !

Lysidas

Le sermon, & les Maximes ne sont-elles pas des choses ridicules, & qui choquent mesme le respect que l’on doit à nos mystères ?

Le Marquis

C’est bien dit.

Climène

Voilà parlé comme il faut.

Élise

Il ne se peut rien de mieux.

Lysidas

Et ce monsieur de la Souche, enfin, qu’on nous foit un homme d’esprit, & qui paraît si sérieux en tant d’endroits, ne descend-il point dans quelque chose de trop comique, & de trop outré au cinquième acte, lorsqu’il explique à Agnès la violence de son amour, avec ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules, & ces larmes niaises qui font rire tout le monde ?

Le Marquis

Morbleu, merveille !

Climène

Miracle !

Élise

Vivat, monsieur Lysidas.

Lysidas

Je laisse cent mille autres choses, de peur d’estre ennuyeux.

Le Marquis

Parbleu, chevalier, te voilà mal ajusté.

Dorante

Il faut voir.

Le Marquis

Tu as trouvé ton homme, ma foi.

Dorante

Peut-estre.

Le Marquis

Réponds, réponds, réponds, réponds.

Dorante

Volontiers. Il…

Le Marquis

Réponds donc, je te prie.

Dorante

Laisse-moi donc faire. Si…

Le Marquis

Parbleu ! je te défie de répondre.

Dorante

Oui, si tu parles toujours.

Climène

De grace, écoutons ses raisons.

Dorante

Premièrement, il n’est pas vrai de dire que toute la pièce n’est qu’en récits. On y voit beaucoup d’actions qui se passent sur la scène ; & les récits eux-mesmes y sont des actions, suivant la constitution du sujet ; d’autant qu’ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée, qui, par-là, entre à tous coups dans une confusion à réjouir les spectateurs, & prend, à chaque nouvelle, toutes les mesures qu’il peut, pour se parer du malheur qu’il craint.

Uranie

Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l’École des Femmes consiste dans cette confidence perpétuelle ; & ce qui me paraît assez plaisant, c’est qu’un homme qui a de l’esprit, & qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse, & par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui luy arrive.

Le Marquis

Bagatelle, bagatelle.

Climène

Faible réponse.

Élise

Mauvaises raisons.

Dorante

Pour ce qui est des enfants par l’oreille, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe ; & l’auteur n’a pas mis cela pour estre de soy un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme, & peint d’autant mieux son extravagance, puisqu’il rapporte une sottise triviale qu’a dite Agnès, comme la chose la plus belle du monde, & qui luy donne une joie inconcevable.

Le Marquis

C’est mal répondre.

Climène

Cela ne satisfoit point.

Élise

C’est ne rien dire.

Dorante

Quant à l’argent qu’il donne librement, outre que la lettre de son meilleur ami luy est une caution suffisante, il n’est pas incompatible qu’une personne soyt ridicule en de certaines choses, & honneste homme en d’autres. Et pour la scène d’Alain & de Georgette dans le logis, que quelques-uns ont trouvée longue & froide, il est certain qu’elle n’est pas sans raison ; & de mesme qu’Arnolphe se trouve attrapé pendant son voyage par la pure innocence de sa maîtresse, il demeure au retour longtemps à sa porte par l’innocence de ses valets, afin qu’il soyt partout puni par les choses qu’il a cru faire la sûreté de ses précautions.

Le Marquis

Voilà des raisons qui ne valent rien.

Climène

Tout cela ne foit que blanchir.

Élise

Cela foit pitié.

Dorante

Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de vrais dévots qui l’ont ouï n’ont pas trouvé qu’il choquat ce que vous dites ; & sans doute que ces paroles d’enfer & de chaudières bouillantes sont assez justifiées par l’extravagance d’Arnolphe, & par l’innocence de celle à qui il parle. Et quant au transport amoureux du cinquième acte, qu’on accuse d’estre trop outré & trop comique, je voudrais bien savoir si ce n’est pas faire la satire des amants, & si les honnestes gens mesme, & les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses…

Le Marquis

Ma foi, chevalier, tu ferais mieux de te taire.

Dorante

Fort bien. Mais enfin si nous nous regardions nous-mesmes, quand nous sommes bien amoureux…

Le Marquis

Je ne veux pas seulement t’écouter.

Dorante

Écoute-moi si tu veux. Est-ce que dans la violence de la passion…

Le Marquis

La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la. Il chante.

Dorante

Quoi…

Le Marquis

La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.

Dorante

Je ne sais pas si…

Le Marquis

La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la.

Uranie

Il me semble que…

Le Marquis

La, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la, la, la, la.

Uranie

Il se passe des choses assez plaisantes dans nostre dispute. Je trouve qu’on en pourroit bien faire une petite comédie, & que cela ne seroit pas trop mal à la queue de l’École des Femmes.

Dorante

Vous avez raison.

Le Marquis

Parbleu, chevalier, tu jouerais là dedans un rosle qui ne te seroit pas avantageux.

Dorante

Il est vrai, marquis.

Climène

Pour moi, je souhaiterais que cela se fît, pourvu qu’on traitat l’affaire comme elle s’est passée.

Élise

Et moi, je fournirais de bon cœur mon personnage.

Lysidas

Je ne refuserais pas le mien, que je pense.

Uranie

Puisque chacun en seroit content, chevalier, faites un mémoire de tout, & le donnez à Molière, que vous connaissez, pour le mettre en comédie.

Climène

Il n’auroit garde, sans doute, & ce ne seroit pas des vers à sa louange.

Uranie

Point, point ; je connais son humeur : il ne se soucie pas qu’on fronde ses pièces, pourvu qu’il y vienne du monde.

Dorante

Oui. Mais quel dénouement pourrait-il trouver à ceci ? Car il ne sauroit y avoir ni mariage, ni reconnaissance ; & je ne sais point par où l’on pourroit faire finir la dispute.

Uranie

Il faudroit resver quelque incident pour cela.


Scène VIII

Climène, Uranie, Élise, Dorante, Le Marquis, Lysidas, Galopin.
Galopin

Madame, on a servi sur table.

Dorante

Ah ! voilà justement ce qu’il faut pour le dénouement que nous cherchions, & l’on ne peut rien trouver de plus naturel. On disputera fort & ferme de part & d’autre, comme nous avons fait, sans que personne se rende ; un petit laquais viendra dire qu’on a servi, on se lèvera, & chacun ira souper.

Uranie

La comédie ne peut pas mieux finir, & nous ferons bien d’en demeurer là.