La Critique contemporaine en Angleterre - Matthew Arnold

LA
CRITIQUE CONTEMPORAINE
EN ANGLETERRE

I. Essays in Criticism, London 1865. — II. Lectures on translating Homer, London 1864, etc.

Supposons une grande et puissante nation professant une confiance illimitée dans la liberté, et que deux siècles d’une prospérité inouïe ont récompensée de cette confiance. De grands partis, aussi vieux que cette liberté même, s’y sont formés, ils gouvernent avec elle et par elle ; c’est sur elle qu’est fondée, pour cette nation, toute idée d’autorité, ou plutôt autorité et liberté sont devenues synonymes. Que sera le rôle de la critique au milieu d’une telle situation ?

S’il est vrai que la littérature se façonne et s’organise sur le modèle de la société qui lui sert de moule en quelque sorte, la critique ne pourra manquer de se diviser en autant de partis que la nation elle-même. Elle sera par exemple whig, tory et radicale, si cette nation est l’Angleterre. La liberté dont elle jouira sera limitée par les intérêts du parti dont elle sera solidaire ; mais cette limite aura du moins son avantage : les lettres ne demeureront pas sans règle ; elles ne seront pas entièrement livrées à la fantaisie, au charlatanisme, aux cupidités impudentes.

Mais supposons encore que dans ce même pays le vaste et légitime développement de la liberté fractionne les grands partis et multiplie les sectes politiques, religieuses, économiques. Il n’y aura bientôt plus seulement une critique tory, whig ou radicale ; il y aura une critique anglicane, dissidente, catholique, positiviste, britannique, irlandaise, que sais-je encore ? Toutes les théories trouveront sans doute leurs défenseurs dans le conflit général : cette variété de nuances assure à chaque plume l’indépendance, à la condition qu’elle fasse le choix d’un drapeau ; mais où sera la vraie critique, celle qui n’a pour but et pour drapeau que la vérité ? Elle seule sera dépouillée de son patrimoine de liberté, et elle devra faire ce sacrifice sans aucune compensation : les grands partis venant à se briser, il n’y a plus ni frein ni règle pour les lettres. Plus de limites à l’excentricité, aux fantaisies vulgaires, à l’esprit mercantile en littérature, du jour où la bride est lâchée au caprice, à l’entêtement personnel, au self-will, qui de l’aveu de nos voisins est le fond du caractère anglais, comme le self-government est le fond de leur constitution. En un mot il n’y aura plus de gouvernement de la littérature.

A cette situation qui, si l’on en croit M. Matthew Arnold, est exactement celle de la critique anglaise, il n’y a qu’un remède, la littérature se gouvernant elle-même, c’est-à-dire la critique affranchie de tout esprit de parti, et l’établissement d’une règle, d’une loi littéraire. Liberté de la critique, autorité de la critique, voilà en deux mots M. Matthew Arnold tout entier. Quelle que soit la nouveauté de ses idées, elles ne sont pas sans précédens, et lui-même a ses devanciers. Libéral, érudit, il suit des traditions. Quelles sont les origines philosophiques et savantes du talent de M. Arnold ? Il faut s’en informer d’abord ; nous viendrons ensuite à l’analyse des doctrines du critique et aux principaux jugemens qu’il a semés ça et là dans ses écrits.


I

Le nom d’Arnold est populaire dans les classes cultivées de l’Angleterre ; le père de M. Matthew Arnold, mort il y a plus de vingt ans, était appelé couramment, simplement « le bien-aimé docteur Arnold, » épithète accordée à la mémoire d’un maître et d’un professeur qui avait en lui quelque chose de Royer-Collard et beaucoup de Rollin. Ce nom n’est pas ignoré des lecteurs de la Revue ; ils connaissent également les ingénieuses recherches du père et les poésies du fils[1]. Pour nos voisins, on devine aisément que ce nom rappelle toute une chaîne de souvenirs, et que la comparaison du fils au père doit se faire d’elle-même à chaque instant. Dans une étude sur Marc-Aurèle, M. Matthew Arnold nous met sur la voie de ce rapprochement. Tandis qu’il avoue, non sans grâce, qu’un traducteur nouveau du philosophe-empereur lui rappelle le docteur bien-aimé dans sa méthode d’interpréter ces éternels anciens, non pas seulement pour l’usage classique et scolaire, pour les thèmes et versions des enfans, mais pour le profit et la nourriture morale des hommes, il nous laisse deviner l’empreinte qu’il a gardée de la parole paternelle. N’y a-t-il pas le retentissement discret d’un souvenir filial dans cette page que je crois bon de traduire entièrement ? Matthew Arnold ne pensait-il pas à son père et à l’école de Rugby quand il l’a écrite ?

« Il faut l’avouer, Marc-Aurèle a ce trait particulier qu’il est irréprochable, mais qu’en un certain sens il a mal réussi. Dans son portrait, assurément très beau, il y a quelque chose de triste, de circonscrit et d’inefficace. Pour avoir un fils tel que Commode, on ne saurait lui adresser un blâme ; mais il a été malheureux. Les dispositions, le tempérament, sont choses inexplicables ; il est des natures sur lesquelles la meilleure éducation, les meilleurs exemples sont perdus. D’excellens pères peuvent laisser, sans qu’ils aient de reproches à se faire, des fils incurablement vicieux. Souvenons-nous aussi que Commode demeura, à l’âge dangereux de dix-neuf ans, maître du monde, tandis que son père, à ce même âge, commençait un apprentissage de sagesse, de travail, de possession de soi-même, qui devait durer vingt ans, abrité sous l’exemple et l’enseignement de son oncle Antonin. Commode était un prince fait pour être mené par des favoris, et s’il est vrai, comme on le rapporte, qu’il laissa les chrétiens tranquilles durant tout son règne, et que l’on doive attribuer cette douceur à l’influence de sa maîtresse Marcia, il semble qu’il eût pu être conduit vers le bien comme vers le mal. Pour une telle nature, être laissé à un âge critique avec l’absolu pouvoir et sans aucun bon conseil ni direction, était doublement fatal. Cependant on ne peut s’empêcher de regretter que l’exemple de Marc-Aurèle n’ait pas eu plus de force sur son fils unique, de penser qu’une telle vertu aurait dû être accompagnée de l’ardeur qui soulève les montagnes, et qu’une telle ardeur aurait pu gagner même le cœur de Commode. Le mot d’inefficacité revient une seconde fois à l’esprit : Marc-Aurèle sauva son âme à lui par sa justice, mais il ne fut pas capable de plus. Heureux qui peut faire autant que Marc-Aurèle ! mais plus heureux qui peut faire davantage ! »

Il n’est pas permis à tout le monde d’écrire cette page, et il semble que pour en avoir l’idée, pour y mettre la grâce et le charme, il faut avoir été y comme M. Matthew Arnold, orphelin à vingt ans d’un père qui était un chrétien rempli de l’antiquité, comme Marc-Aurèle était un ancien tendant au christianisme ; il faut avoir senti près d’un tel maître cette chaleur d’âme qui se communique et enlève.

Après l’influence paternelle, il n’en est pas qui se trahisse plus visiblement chez M. Matthew Arnold que celle de Coleridge. Il est rare qu’un homme dépourvu de toute autorité extérieure, poète dans sa jeunesse, philosophe à sa manière dans sa maturité, critique à ses heures et par caprice, exerce une influence qui se prolonge durant plusieurs générations ; mais nous avons le témoignage de M. Matthew Arnold lui-même sur cette action réelle et actuelle de Coleridge. « C’est, dit-il, un aiguillon qu’il a fait sentir à tous les esprits capables de le comprendre dans la génération qui croissait autour de lui. Son influence doit durer aussi longtemps que le besoin auquel elle répond existera. Quand par la cessation de ce besoin l’influence aura cessé, la mémoire de Coleridge, en dépit de la déconsidération, de la répugnance même qu’il peut, qu’il doit inspirer, demeurera toujours entourée de cet intérêt, de cette gratitude, qui s’attachent à la mémoire de ceux qui ont été des fondateurs. »

L’aiguillon de la parole de Coleridge était ce besoin de la vérité qui détourne des voies communes où elle n’est pas, des chemins de traverse qui en éloignent, et cherche la voie directe où elle nous attend, cachée et obscure. Par les voies communes, Coleridge entendait l’empirisme, qui fait régner dans l’état la pensée utilitaire, dans la philosophie la doctrine positiviste, dans la religion l’interprétation, littérale de la Bible et la simple pratique de la morale. A tous ceux qui sentent le noble besoin de la vérité pour elle-même, non pour son utilité pratique, Coleridge et ceux qui l’ont écouté et suivi ont fait concevoir un mépris caractéristique, une aversion originelle et irrévocable pour l’école de Bentham. Celle-ci, en les payant de retour, en les poursuivant de ses critiques, rend un témoignage involontaire à leur influence saine et élevée. Aujourd’hui même, en faisant une petite guerre d’épigrammes à M. Matthew Arnold, qui l’a peut-être provoquée, elle est dans son rôle.

Les chemins de traverse, ce sont la poésie, les romans, les fictions, qui ne mènent à la vérité qu’à travers mille détours devenus la préoccupation principale de l’artiste. Combien petites sont les portions de vérité qu’ont apportées à l’Angleterre ces grands favoris des imaginations désœuvrées, ces Walter Scott, ces Wordsworth, ces Keats, et Coleridge lui-même en tant que poète ! Lord Byron et Shelley, enfans de l’aristocratie tous les deux, ont fait effort plus que leurs pareils, pour ouvrir la poésie anglaise à l’esprit moderne ; et c’est peut-être pour cela que leurs deux noms sont demeurés plus grands que les autres. Où est cependant la vérité qu’ils ont fait luire à notre XIXe siècle ? où sont les entraves qu’ils ont brisées ? Avec un talent moins grand que Byron, Shelley a été plus heureux : il a grandi. Sa jeune poésie aux couleurs pâles, mais d’une si riche musique, a gagné les cœurs par les oreilles. On lui tient compte aussi du sens moral, qui manque absolument à Byron. Pas plus que Byron pourtant, il n’a entraîné l’Angleterre : poète titanique tant qu’on voudra, mais après tout amuseur d’oreilles comme les autres. Aucun de ces grands artistes n’a marqué l’Angleterre contemporaine de son cachet : ils n’étaient que des artistes. Ils ont agrandi la part déjà très belle de leur pays dans l’imagination moderne ; ils n’ont pas ouvert de voie nouvelle à l’esprit du XIXe siècle.

Voilà ce que sentait Coleridge, voilà ce qu’il exprimait au hasard de l’inspiration du moment, tantôt confusément, tantôt avec des clartés admirables. C’était le fond de sa philosophie et de sa littérature, un goût de vérité et un rare talent pour la faire aimer, pour en allumer la soif. C’est aussi ce que M. Matthew Arnold fait bien comprendre dans ses deux morceaux sur Joubert et sur Heine. Il s’est peut-être exagéré l’influence de Joubert et sa sphère d’action, quand il le compare au célèbre lakiste ; mais nul autre ne pouvait mieux lui expliquer Coleridge.

On ne sortait pas seulement philosophe spiritualiste et gentleman chrétien de l’école du docteur Arnold : on en sortait ami déclaré de l’antiquité ; tranchons le mot, érudit, helléniste, latiniste. Il en faut prendre notre parti, un critique, un philosophe anglais, est un homme qui a été tenu durant de longues années au régime de Thucydide, de Platon et de Sophocle. M. Matthew Arnold, qui est professeur de poésie à Oxford, et qui écrit en français non-seulement, dit-on, avec correction, mais avec élégance, M. Matthew Arnold lit dans leur langue Dante, Goethe, les Niebelungen, et ce n’est là peut-être qu’un jeu pour lui et ses auditeurs. Il possède Homère, mais comme on le possède en Angleterre, où rien ne se fait à demi. Dans ce moment même, six ou sept traductions en vers du vieux poète grec, parmi lesquelles une de lord Derby, se disputent les suffrages. A côté des traductions complètes se pressent les fragmens de traduction : stances à la manière de Spenser, hexamètres, strophes des ballades populaires, vers blancs, tout est essayé et donne lieu, non-seulement dans un cercle restreint d’érudits, mais dans tout le public lettré, à des dissertations savantes[2] Ne croyons pas, malgré l’invasion de tous ces homérides nouveaux, que ces études savantes soient toujours à leur apogée en Angleterre. Lord Derby ne ramènera pas le temps où l’on citait communément Thucydide en pleine chambre, où les ministres succombaient ou bien remportaient la victoire avec des vers d’Homère dans la bouche. Cette érudition commune et répandue ne se retrouvera plus. L’aristocratie anglaise a suivi le courant du siècle, qui ne porte pas vers les études classiques. Adieu Thucydide et Homère ! adieu Démosthène ! vous n’occuperez plus cette belle place que vous aviez dans la vie et dans la pensée des hommes d’état. Le siècle vous refoule de plus en plus dans les écoles, et tout le monde, même l’aristocratie anglaise, obéit au siècle, surtout en une chose si facile, qui est de vous abandonner. Et cependant comment ne pas se souvenir que le temps où les lords exhalaient leurs âmes fières avec de beaux vers d’Homère[3] était le temps héroïque de cette aristocratie, le temps où elle régnait sans partage sur l’Angleterre, comme l’Angleterre sur l’Europe et sur le monde ?

De nobles inspirations philosophiques et morales, je ne dis pas religieuses (sur ce point il ne laisse voir que des sympathies), avec cela des traditions littéraires et savantes, un libéralisme d’idées qu’il a transporté du cercle des doctrines dans celui de la littérature, une sorte de large église dans la critique, enfin une habitude de la discussion, un courage d’opinions qui ne compte pas à ses côtés le nombre des alliés, un goût de polémique sans obstination, mais non sans esprit agressif, voilà tout ensemble les origines du talent qui nous occupe aujourd’hui et les sources de son autorité. Nous les avons dégagées de ses œuvres mêmes qui sont en petit nombre, mais pleines et concentrées. Il importe maintenant d’y chercher des traits plus personnels et des facultés plus militantes, et de dire ce qu’est par lui-même, non plus l’élève du docteur Arnold, mais le critique Matthew Arnold.


II

L’histoire de la littérature anglaise peut se diviser en trois époques. La première est celle d’Elisabeth, l’âge d’or, puisque c’est celui de la vigueur et de la richesse, l’âge aussi de l’imagination individuelle et capricieuse, fancy, où l’esprit, à peine affranchi des liens du moyen âge et mis en possession de sa jeune liberté, ne marche pas, ne se maîtrise pas, mais court, gambade, et se livre à toutes ses saillies. La seconde est celle de la reine Anne, qui s’est donné à elle-même le nom de siècle d’Auguste, âge de maturité un peu froide, de correction spirituelle et sensée, de demi-poésie et de demi-éloquence. La troisième, c’est notre siècle, qui est revenu à l’époque d’Elisabeth et a renouvelé ses fantaisies personnelles, ses libertés sans contrôle, ses humeurs capricieuses, ses inventions et ses boutades, avec un succès qu’il serait injuste de contester, mais avec un parti-pris et un esprit de système qu’il est impossible de nier.

Byron, Shelley, Wordsworth, Walter Scott, Coleridge, ont emporté avec eux une grande partie du souffle et de la puissance qui faisaient ressembler ce siècle, à celui d’Elisabeth, sans en approcher tout à fait. Qu’ont-ils laissé à ceux qui restent ? Il serait ridicule de soutenir que Tennyson et Dickens, encore dans la verdeur de leur talent, que Thackeray et Macaulay, morts seulement d’hier, que Carlyle, moins écouté, mais toujours digne de l’être malgré ses bizarreries, n’aient ni souffle ni puissance ; mais il ne serait pas malaisé de montrer qu’ils ont tous suivi leur pente particulière encore plus que leurs devanciers immédiats, — Tennyson vers une certaine curiosité et recherche de tours, Dickens vers la peinture des manies, Thackeray vers le grossissement des petites misères morales, Macaulay vers la rhétorique et la couleur, Carlyle vers une sorte de fantasmagorie philosophique. Et ceux-ci, que laisseront-ils à ceux qui sont derrière eux ? Quand on regarde sérieusement à l’épuisement et au désordre actuel, au souffle qui s’éteint, à la puissance qui s’en va, aux excentricités qui continuent, on est bien près de penser que le sens individuel n’a plus rien à donner à l’époque présente, et que M. Matthew Arnold pourrait bien avoir mis le doigt sur la plaie en accusant l’absence de la critique et en demandant quelque réforme. C’est là sa pensée dominante, c’est un trait tout personnel et une idée qui lui appartient. Réforme littéraire, réveil du goût et du sens de la beauté, il y a là, si l’ont veut, une analogie avec la réforme qu’ont poursuivie en toutes leurs entreprises les esprits distingués que nous avons indiqués plus haut ; mais aucun n’a songé à réagir contre le courant littéraire, et la plupart d’entre eux, le docteur Arnold lui-même, étaient indifférens en cette matière.

Le dernier volume de M. Matthew Arnold, Essays in criticism, est composé, ainsi que le titre l’indique, de morceaux détachés qui ont paru dans des recueils périodiques. Le premier de ces essais, — le plus important, — renferme une sorte de résumé de la doctrine littéraire du critique, très contesté, très attaqué, mais désormais pourvu d’autorité. Quarante petites pages sur la fonction de la critique dans le temps présent le contiennent presque tout entier ; il est bon de nous y arrêter, c’est l’auteur même qui s’explique.

S’attacher au vrai en toutes choses, voir et saisir les objets comme ils sont, et sans y mettre du nôtre, voilà la critique ; remarquez que le mot est pris dans son sens le plus général, et qu’il ne s’agit pas seulement avec M. Arnold de critique littéraire. Avoir le besoin impérieux de connaître, donner à l’intelligence le libre jeu de ses facultés, ne rien ignorer de ce qui a été pensé de meilleur dans le monde entier, voilà l’aptitude à la critique. Exprimer le vrai tel qu’il a été vu, non tel qu’on l’a voulu voir, l’exprimer sans consulter aucun intérêt ni personnel ni politique, compter pour beaucoup les droits de la pensée malgré les entraînemens de la pratique, moins juger que connaître, mettre aux mains avec loyauté (fairness) les idées, non les hommes, vivre d’idées au milieu même de l’action, voilà le devoir de la critique. Ceci établi, comment ne pas admettre que l’esprit anglais, surtout dans le XIXe siècle, est un des moins ouverts à la critique ? comment aussi ne pas comprendre qu’il lui est impossible de s’y dérober toujours ?

L’esprit anglais est un des moins ouverts à la critique. Aucune nation dans le monde ne cherche davantage la vérité qui a une utilité prochaine ; aucune n’a plus de secrets pour voir les choses comme elle les veut ; aucune n’est plus singulière et même admirable pour faire la vérité à son image et à son usage. Cherchez un peuple qui sente moins le besoin de connaître ce dont il ne voit pas l’utilité actuelle ; cherchez-en un seul qui subordonne plus volontiers ses libres et vigoureuses facultés à cette utilité, un seul pour lequel ce qui a été pensé ailleurs ait moins de valeur et de poids. Prenez les écrivains anglais depuis soixante-dix ans : assurément il y en a beaucoup qui ont cherché et exprimé le vrai ; mais combien y en a-t-il qui n’avaient pas de raisons de parti pour le chercher et l’exprimer ? Ont-ils souvent revendiqué un droit de la pensée sans courir aussitôt à la pratique ? Quand on travaille autant que le peuple anglais, on n’a pas le temps de penser, ou plutôt un tel peuple pense en agissant, et sa pensée, c’est de l’action. Dans le cercle même de la critique littéraire, ne parlons pas des influences de parti, propres à donner tant d’entorses à la vérité ; que faisaient les maîtres, les Jeffrey et les Macaulay ? Certes nul ne peut se flatter d’avoir des connaissances plus vastes surtout que le second ; mais ces connaissances servaient-elles à étendre, à élargir l’intelligence publique, ou bien à plaider une cause et à faire triompher une opinion ? Connaître était-il vraiment le but de ces critiques considérables, ou bien juger n’était-il pas leur occupation constante ? On ne peut lire quelques pages de l’un ou de l’autre sans y trouver un débat institué, un vrai tribunal à l’anglaise, avec le public pour juge muet, et une sorte de discussion d’avocats où l’accusation et la défense sont entendues, les moyens examinés, les précédens rappelés, l’arrêt prononcé.

L’esprit anglais est peu ouvert à la critique, surtout depuis le commencement de ce siècle. Le retour si marqué vers les modèles du siècle d’Elisabeth et vers la renaissance a remis en faveur les libres fantaisies, et donné aux lettres anglaises un regain de jeunesse, mais avec une sorte d’incapacité de se mûrir. La révolution, cette invasion violente des idées dans le monde de l’action, a remué les intelligences partout, excepté, pour ainsi dire, en Angleterre, et ce peuple d’action contenue, mais constante, médiocrement ami des idées, n’a pas seulement profité, il a triomphé de nos fautes, et de très bonne foi. « Vous voyez bien qu’on ne fait pas de bonne politique avec des idées ! » voilà ce que les Anglais n’ont cessé de crier au monde depuis 1789. Ont-ils tort ? ont-ils raison ? Ce n’est pas notre sujet ; mais ce qui est certain, c’est que la porte n’était pas ouverte à deux battans aux idées, et que la révolution l’a fait fermer à double tour, au moins durant le premier quart de ce siècle. L’ébranlement donné au monde par le fait immense de 1789 a pu réveiller l’imagination, non l’intelligence anglaise. Tout ce qu’il y a eu d’esprits puissans a été poète, et, chose remarquable, ces poètes, dont quelques-uns auraient été d’excellens critiques, ont méprisé la critique. Lord Byron avait des motifs pour percer de ses flèches les reviewers écossais, mais avec quelle morgue de poète et de grand seigneur il les traite ! Wordsworth a écrit une longue et célèbre préface pour établir que la critique ne sert à rien : elle lui sert pourtant à soutenir son paradoxe avec des pages d’une réelle valeur.

La liberté de penser anglaise s’agite dans une sphère de controverses déterminées, circonscrites ; elle en a adopté la procédure, elle y a sa place et s’en contente ; elle est réglée non par un code rationnel, comme chez nous, mais par des coutumes. Je cède ici la parole à M. Matthew Arnold :


« C’est parce que la critique a si peu vécu dans la pure sphère intellectuelle, a si peu songé à briser le lien qui la rattache à la pratique, a été si nettement polémique et controversiste, qu’elle a si mal accompli dans ce pays son œuvre spirituelle la plus excellente, celle de préserver l’homme d’un contentement de soi qui fait les esprits attardés et vulgaires, de le conduire vers la perfection, de forcer son intelligence à s’arrêter sur ce qui est vraiment accompli, sur la beauté absolue et la convenance parfaite. Une critique de pure controverse aveugle les hommes sur la valeur de leurs idées pratiques ; elle leur en fait proclamer obstinément l’excellence, pour les mieux défendre contre toute attaque. Quoi de plus propre à rétrécir l’esprit, à le stériliser ?

« M. Adderley dit aux fermiers du comté de Warwick : Que parle-t-on d’amélioration des races ? Eh ! la race dont nous faisons partie, hommes et femmes, la vieille race anglo-saxonne, est la première race du monde. L’absence d’un climat trop énervant, d’un ciel trop pur de nuages, d’une nature trop luxuriante, a produit une race si vigoureuse d’hommes, et nous a rendus si supérieurs au monde entier !

« M. Roebuck dit aux couteliers de Sheffield : Je regarde autour de moi, et je demande quel est l’état de l’Angleterre. La propriété n’est-elle pas en sûreté ? Chacun ne peut-il pas dire ce qui lui plaît ? Ne pouvez-vous pas vous promener d’un bout de l’Angleterre à l’autre dans une parfaite sécurité ? Je vous demande si dans le monde entier ou dans l’histoire il y a quelque chose de semblable : rien. Puisse ce bonheur sans exemple durer toujours !

« Eh bien ! il est évident qu’il y a danger pour la pauvre nature humaine dans des paroles et des pensées si pleines de ce débordement de satisfaction personnelle. Attendez donc que nous en soyons à circuler en paix dans les rues de la céleste cité !…

« MM. Adderley et Roebuck ont en vue des opposans dont le but n’est pas idéal, mais pratique, et dans leur zèle à soutenir leurs idées contre ces novateurs, ils vont jusqu’à attribuer à ces idées pratiques une perfection idéale. — Quelqu’un a éprouvé le besoin d’introduire le droit électoral à six livres, ou d’abolir la taxe de l’église, ou de former d’autorité une statistique agricole, où de centraliser davantage l’administration. En réponse à ces propositions probablement déplacées ou inopportunes, combien il est naturel de dépasser le but et de s’écrier hardiment : « Une race comme la nôtre, si supérieure au monde entier, la vieille race anglo-saxonne, le plus beau, le meilleur sang de tout l’univers ! Prions seulement que ce bonheur sans exemple puisse durer ! Je vous demande si dans le monde ou dans l’histoire on trouve quelque chose de pareil ! » Plus la critique, en réponse à ce dithyrambe, dira que la vieille race anglo-saxonne serait encore plus supérieure aux autres, si elle n’avait pas de taxe de l’église, ou que notre bonheur sans exemple durerait encore plus longtemps avec le droit électoral à six livres, plus aussi ce refrain de « la plus belle race du monde » sera retentissant. Tout idéal, tout perfectionnement sera perdu de vue, et les uns et les autres, critiqués et critiquans, demeureront dans une sphère parfaitement sans vie, une sphère où le progrès de l’esprit est impossible ! Mais que la critique laisse de côté la taxe de l’église et le vote électoral ; avec toute la candeur dont elle est capable, et sans la moindre arrière-pensée d’innovation, qu’elle rapproche de notre dithyrambe ce petit paragraphe sur lequel je viens de tomber dans le même journal où je lisais les paroles de M. Roebuck : « Un fait révoltant d’infanticide vient d’avoir lieu à Nottingham. Une fille nommée Wragg est sortie de la maison de refuge samedi matin, avec son enfant illégitime. L’enfant, peu de temps après, a été trouvé dans les collines de Mapperly, mort par suite de strangulation. Wragg est sous les verrous. » Rien que ces mots ! Mais rapprochée des éloges illimités de MM. Adderley et Roebuck, que ces lignes sont éloquentes, et combien elles donnent à penser ! « Notre vieille race anglo-saxonne, la première qui soit au monde ! » Combien il y a encore de dureté rebutante dans cette perfection ! Wragg ! Puisqu’il s’agit de perfection idéale, « de ce qu’il y a de meilleur dans le monde entier, » a-t-on fait cette réflexion, qu’un vestige de la grossièreté de la race, qu’une incapacité originelle de percevoir ce qui est délicat, se trahit dans l’accroissement constant de ces hideux noms, Higginbottom, Stiggins, Bugg ? Dans l’Ionie et dans l’Attique (nous prenons le poète sur le fait), on était plus heureux en ce point que « la première race qui soit au monde ; « sur les bords de l’Ilissus, il n’y avait pas de Wragg ! Et que dire de et notre bonheur sans exemple ? » Quelle dose de laideur, de hideuse misère, vient s’y mêler et le ternir, le workhouse, les tristes collines de Mapperly (je m’en rapporte à ceux qui les ont vues), et puis cette tristesse, cette fumée, ce froid, cet enfant bâtard étranglé ! « Je vous demande si dans le monde entier et dans l’histoire on trouve quelque chose de pareil à l’Angleterre ! » Peut-être que non ; mais alors combien le monde est à plaindre ! Et ce trait final, si court, si blafard et inhumain : « Wragg est sous les verrous ! » Le sexe même disparaît dans la promiscuité de « notre bonheur sans exemple, » ou bien, le dirai-je ? allant droit au fait, notre vigueur anglo-saxonne a fait sauter le nom de baptême, qui est superflu.

« Il y a profit pour l’esprit dans des contrastes de ce genre ; la critique sert la cause du progrès en les établissant. Si elle évite les conflits stériles, si elle refuse de demeurer dans la sphère où il n’y a de force et de valeur que pour les conceptions étroites et relatives, la critique peut diminuer son importance du moment ; mais elle n’a pas d’autre chance pour faire adopter ces conceptions plus larges et meilleures qui sont sa loi et son devoir. M. Roebuck aura une pauvre opinion d’un adversaire qui ne répond à ses chants de triomphe qu’en murmurant tout bas : « Wragg est sous les verrous ! » mais il n’est pas d’autre moyen pour amener graduellement ces chants de triomphe à se modérer, à se dégager de ce qu’ils ont d’excessif et de choquant, à vocaliser sur un ton plus doux et plus vrai. »

Que de nombreux lecteurs ne partagent pas les idées de M. Matthew Arnold, il est impossible de s’en étonner quand on vient de lire cette page. Ce n’est pas là une plume populaire ; elle se plaît dans des vérités qui ne le sont pas. Très habile à sonder le temps actuel, elle tourne son habileté à l’accuser, à le redresser. Le livre si distingué qu’elle nous donne est souvent une charge à fond sur la foule des philistins, car elle adopte ce terme allemand et cette injure universitaire. Les pages de M. Matthew Arnold sur le philistinisme anglais rappellent à la mémoire celles de Hazlitt sur John Bull. Les vrais critiques, ceux qui ne regardent pas tous les matins à leur thermomètre et ne craignent pas de s’exposer à la bise, ont un jour ou l’autre l’occasion de dire à leurs concitoyens leurs vérités. Hazlitt était le critique du sens individuel. Mieux que tout autre, il a exprimé les idées littéraires qui ont prévalu dans le premier tiers du siècle. Nous voilà maintenant en présence d’un critique auquel nous souhaitons une aussi heureuse fortune, mais qui pense tout autrement. Hazlitt était un homme de parti et de passion ; Matthew Arnold fait profession de n’avoir ni l’un ni l’autre. Hazlitt n’écoutait que le sentiment ; Matthew Arnold veut des règles. Hazlitt ne souffre pas les justes milieux ; Matthew Arnold a le culte de la raison. Hazlitt est très Anglais, et il ne prend à l’étranger que ce qui lui est nécessaire pour exalter un génie anglais ou pour combattre une renommée anglaise : Matthew Arnold est cosmopolite, et, pour être plus fort contre la masse inerte du public, il généralise ses vues et met l’antiquité, la France et l’Allemagne de la partie.

On pourra ne point partager les idées de M. Matthew Arnold, on ne lui contestera pas l’originalité. Un critique anglais qui met la littérature courante de son pays au-dessous de la nôtre, qui trouve des imperfections originelles à la race anglo-saxonne, des taches aux racines de sa langue, des défauts à la constitution britannique, surtout des inconvéniens à l’esprit pratique et utilitaire, ne produit-il pas au lecteur l’effet d’une intelligence qui s’est dénationalisée, tant nous sommes habitués à voir tout l’esprit de la race dans quatre ou cinq Anglais de notre temps[4] ? Désintéressement absolu entre les partis, voilà ce que la critique indépendante doit essayer ; cela ne veut pas dire seulement que la plume sera entre les mains d’un homme de conscience et de probité. La critique désintéressée est celle qui revendique la liberté entière de la pensée, mais sans toucher aux questions qui ne lui appartiennent pas. Et il ne s’agit pas de la limiter : suis-je moins libre parce que je m’interdis l’abus de ma liberté ? Mais, dira-t-on, quel est cet abus ? où doit s’arrêter la liberté de la critique ? Les questions qui n’appartiennent pas à la critique sont les questions d’application positive et pratique. Il ne manquera jamais d’hommes ni d’occasions pour les traiter ; seulement ces hommes sont les soldats des partis, et ces occasions ne sont pas celles de la science. Il nous semble que Descartes, un assez libre esprit sans doute, ne comprenait pas trop mal cette distinction indispensable. Si vous êtes critique et que vous vous fassiez soldat d’un parti, vous manquez à votre devoir et vous perdez votre droit. On vous accuse d’obéir à un intérêt, vous l’avez mérité. Défendez ce que vous croyez la vérité dans le domaine des idées pures ; si vous craignez que cela ne suffise pas, vous ne croyez pas à la force de la vérité.

Sans désintéressement, point de libre jeu pour la pensée. Est-ce à la Revue d’Edimbourg que vous le trouverez ? Organe des anciens whigs, elle a du libre jeu de la pensée ce que permet sa profession. Est-ce à la Quarterly ? Organe des tories, on y en trouve ce qui est possible dans un organe des tories. Est-ce à la British Quarterly ? Organe de ce qui n’est ni whig ni tory, elle pratique de ce libre jeu ce qui lui convient en cette qualité. Est-ce au Times ? Organe de l’Anglais satisfait de lui-même, de l’Anglais qui fait de bonnes affaires, il se permet du libre jeu de la pensée ce qui concerne sa fonction. Où est-il donc, ce précieux désintéressement ? Je n’ai point caractère pour parler au nom de la Revue des Deux Mondes, à qui M. Matthevv Arnold veut bien reconnaître ce rare mérite. A son avis, il n’y a pas ici en premier lieu, avant toutes choses, un but particulier, pratique à poursuivre, et en second lieu seulement, quand on en a le temps, l’exercice de la liberté de la pensée. La principale fonction de cette Revue est de comprendre et d’exprimer les meilleures choses connues et pensées dans le monde entier, elle est proprement l’organe du « libre jeu de la pensée. »

Mais je ne veux pas être moins généreux que M. Matthevv Arnold, et la justice m’oblige de renvoyer à son pays quelque chose des éloges dont il comble le mien. Sommes-nous toujours amis de la libre pensée, comme on le suppose, je ne dis pas libres penseurs, ce n’est pas la même chose ? Voyons-nous les choses comme elles sont ou comme nous les voulons ? Si nous les voyons comme nous les voulons, ce n’est plus notre pensée qui est en liberté, c’est notre volonté, peut-être nos passions et nos intérêts. Notre pensée dans ce cas pourrait bien être une esclave que l’on enivre d’hommages en lui faisant croire qu’elle commande en reine. Dans de tels momens, ni notre intelligence ne prend son essor dans un monde bien pur, ni nos mains ne sont tout à fait nettes du contact des choses pratiques. En France, amoureux que nous sommes de l’activité de l’esprit, nous avons des applaudissemens même pour ceux qui contrarient nos pensées, même pour ceux qui sont les ennemis de nos intérêts, le danger de notre société, l’inquiétude de notre existence. Cela s’explique : nous faisons nos délices du monde des idées. Nous battons des mains à Voltaire, à Rousseau, parfois même aux plus tristes agitateurs, quand nous les rencontrons dans le monde des idées ; mais n’en sortent-ils pas ? N’arrive-t-il pas un moment où notre critique du monde réel, si libre, si intellectuelle, si désintéressée, se jette avec fureur, en aveugle, dans la pratique ? Je le demande, est-ce un affranchissement ou une servitude ? Alors, pour n’avoir pas été désintéressée, la pensée française perd ses droits ; pour avoir apporté violemment dans le monde pratique une foule d’idées mal éclaircies, mal digérées, inopportunes ou impraticables, elle est réduite à reculer même dans son domaine intellectuel ; elle se trouve moins avancée en certains points que cette pensée anglaise qui est whig, tory et radicale ayant d’être la libre pensée.


III

À ce désintéressement absolu qu’on pourrait appeler l’indifférence en matière de parti, il faut ajouter un second trait remarquable de l’esprit de M. Matthew Arnold, le goût de l’autorité intellectuelle, de la tradition littéraire, je dirai même des grands corps lettrés ou académies. Par ce côté encore, il se rapproche des idées françaises, et il n’était guère possible qu’il en fût autrement.

Quand cette idée est entrée dans l’esprit, que la critique ne doit pas être subordonnée à des applications pratiques, elle y fait entrer cette autre idée, que la critique se suffit à elle-même et que les vérités qu’elle apporte sont de premier ordre. L’esprit qui arriverait à se désintéresser absolument des applications morales, politiques, religieuses, parviendrait à vivre exclusivement de vérités littéraires. Il y a des hommes qui se feraient une patrie et une religion de Sophocle et de Thucydide, ou de Racine et de Bossuet. Pour ceux-là, les notions de la critique approchent de l’importance d’un symbole de foi, et une hérésie dans les belles-lettres les blesse aussi sérieusement qu’une erreur de dogme afflige un chrétien convaincu. Pour ceux-là, une orthodoxie littéraire, une église de la bonne critique est chose non-seulement utile, mais indispensable au salut du bon goût des particuliers. Pour ceux-là, les académies ne sont pas seulement des centres de l’esprit public et des sanctuaires de l’intelligence ; elles sont des hautes cours de justice littéraire et des sénats conservateurs des bonnes doctrines en fait de prose et de vers. Notre temps n’admet plus des idées si absolues, et il y a plus de libéralisme dans les académies elles-mêmes. S’il est un pays où ces idées aient eu cours, c’est bien la France. Un membre de l’Académie française, à l’origine même de cette illustre compagnie, le père Sirmond, voulait que tout bon académicien s’engageât par serment à n’user que des mots qui seraient dans le dictionnaire.

Aussi M. Matthew Arnold a-t-il bien rencontré, quand il a dit que les Français ont une conscience littéraire ; ils ont des lois presque religieuses en cette matière et se font des scrupules que les Anglais ne connaissent pas. Ils croient qu’il y a en littérature un bien et un mal, une responsabilité morale. Est-ce délicatesse de sentiment ? M. Matthew Arnold le croit. Peut-être nous, Français, moins indulgens pour nous-mêmes, aurons-nous le droit de nous demander si cette religion de l’autorité littéraire ne vient pas de notre passion extrême pour l’unité, et si nous ne sommes pas souvent les moutons de Panurge qui ne trouveraient pas l’herbe tendre, s’ils ne se sentaient appuyés et foulés les uns contre les autres. Quoi qu’il en soit, ces scrupules littéraires, les Anglais ne les connaissent pas ; le robuste, tempérament de leur fantaisie personnelle étouffe cette timidité ou cette délicatesse.

Dans une comparaison ingénieuse entre la littérature anglaise et la littérature française, M. Arnold, qui les connaît bien toutes deux, s’est attaché à montrer que nos voisins ont l’énergie et l’honnêteté, tandis que nous avons l’ouverture d’esprit et la flexibilité de l’intelligence. Il suffit que ces jugemens soient vrais d’une manière générale. De ce que Corneille parmi nos poètes, Bossuet, Pascal, Jean-Jacques Rousseau parmi nos prosateurs, sont des modèles d’énergie, de ce que Bacon est un prosateur unique pour la flexibilité d’intelligence, il ne suit pas qu’on ne puisse admettre ce jugement : la largeur d’idées, la souplesse d’esprit sont des qualités françaises ; l’énergie et la force sont les signes propres du génie anglais.

M. Matthew Arnold y ajoute l’honnêteté. Sur ce mot, il faudrait s’entendre, et nous aurions quelques réserves à faire. Comment oublier ces saillies si amusantes quelquefois, souvent aussi bien rebutantes, d’un charlatanisme presque endémique ? Cependant en un certain sens M. Arnold ne se trompe pas sur ses concitoyens, l’honnêteté est la règle unique des écrivains anglais, comme la direction de soi-même, self-control, est leur seule loi religieuse. Il faut bien qu’elle soit présente à tout esprit bien fait, puisque sans elle il n’aurait plus ni conduite ni boussole.

Ce n’est pas tout, on dit : l’esprit français et le génie anglais ; ces deux mots seuls donnent à entendre combien la culture a de part dans le premier, combien la vertu de la race dans le second. Nommer l’esprit français, c’est donner l’idée d’une puissance composite, variée, qui s’est formée par l’éducation des siècles, seule comparable à l’atticisme dans l’antiquité, parfum de la civilisation moderne, qui, de l’aveu de toute l’Europe, s’exhale de la littérature française. Nommer le génie anglais, c’est rappeler à la pensée une force naturelle qui ne ressemble et n’obéit qu’à elle-même, qui a des sommeils prolongés et des réveils admirables, qui tombe souvent bien au-dessous de son niveau, mais qui de temps en temps jaillit à des hauteurs inconnues. Le génie anglais a Shakspeare, Milton, Newton ; après Shakspeare et Milton, il y a Dryden et Pope, c’est-à-dire assez peu de chose ; après Newton, les analystes anglais du XVIIIe siècle, c’est-à-dire rien. Les grands esprits ont donné à la France une prose qui est la plus parfaite des temps modernes et une poésie qui dispute souvent aux prosateurs le domaine de l’intelligence. Poussez la comparaison jusqu’au bout, vous trouverez, avec M. Matthew Arnold, que la France, grâce à un esprit si ouvert, si cultivé, devait arriver de bonne heure à s’imposer des lois, une tradition, à créer des académies, et que l’Angleterre, jalouse de sa libre énergie, ne pouvait manquer de repousser tout ce qui ferait obstacle à la liberté de son imagination.

On dit habituellement que la littérature anglaise n’a rien perdu à être privée d’une académie influente et presque souveraine. M. Matthew Arnold, qui n’est pas de cet avis, signale l’abaissement considérable du niveau littéraire après les périodes brillantes, et culminantes ; il fait remarquer que l’excellente prose manque surtout à son pays. Il ne faut pas demander aux prosateurs d’un pays qui n’a pas d’aréopage littéraire le fin discernement de ce qui est le mieux dit, sans affectation ni complaisance, de ce qui est juste, mesuré, distingué. Les Athéniens possédaient l’atticisme, dont toute la ville était juge : on connaît l’anecdote de la marchande d’herbes de Théophraste. Les Romains avaient l’urbanitas ; il paraît bien qu’elle était le partage exclusif de la société cultivée de la ville de Borne. La société cultivée de Paris a bien quelques prétentions légitimes à un privilège de ce genre ; mais, grâce à notre centralisation littéraire, grâce surtout à l’empire de l’Académie, l’urbanité française, l’atticisme, est répandu dans tout le pays. Est-ce à Londres, est-ce à Oxford et à Cambridge qu’on peut trouver l’urbanité, l’atticisme anglais ? Ou bien faut-il penser que les Anglais apportent dans leur manière de parler et d’écrire quelques-unes de leurs habitudes contraires à la centralité ? Leur langue est-elle jalouse d’une sorte de local government ou de liberté provinciale comme leur administration ?

M. Matthew Arnold, dont nous résumons ici les doutes, indique des provincialismes de tout genre dans les écrivains de sa nation. Entendons-nous : la langue anglaise a l’unité désirable, et pour ne désigner qu’un dictionnaire, le plus célèbre de tous, le monument de Samuel Johnson, a une autorité qui approche de celle du Dictionnaire de l’Académie[5]. Toutefois, si la langue a des lois écrites, la littérature n’a pas de centre, point de capitale ; tout y est province. De là tant de provincialismes. Celui de la poésie dans la prose est commun à de grands écrivains, tels que Jeremy Taylor, chapelain de Charles Ier, le Spenser des théologiens anglais, et Burke, l’adversaire de notre révolution ; tous les deux auraient reçu des anciens le nom d’orateurs asiatiques. Addison au contraire, le plus attique des Anglais par sa langue et son style, trébuche souvent dans le provincialisme du lieu commun. De même, avec sa critique un peu subtile, mais solide jusqu’en ses analyses les plus pénétrantes, M. Arnold trouve la marque du provincialisme dans les écrivains contemporains les plus vantés : celui-ci a le provincialisme de la fantaisie, cet autre de l’idée fixe, un troisième de la bonne ou de la mauvaise humeur. Il y a longtemps qu’un humoriste anglais a observé le phénomène du dada dans ses concitoyens, et l’humour elle-même, qui ne tient aucun compte de la règle et des conventions, doit toutes ses grâces et tous ses défauts à l’esprit de provincialisme.

L’auteur des Essays in criticism fait de curieuses comparaisons d’Anglais à Français : par exemple, entre certaines brutalités de plume de M. Palgrave et la sévérité calme de Gustave Planche, entre le bon goût de M. Thiers, tout au plus susceptible de quelques fumées patriotiques, et le chauvinisme de M. Kinglake, faisant du maréchal Saint-Arnaud un petit garçon « qui reçoit tête basse les reproches de lord Raglan ou qui s’incline devant le front olympien de lord Elchi. » Ici la fatuité, suivant M. Arnold, devient bêtise. Voilà des excès que les centres littéraires peuvent seuls corriger. Pour tout dire en un mot, M. Arnold voit de ce côté du détroit l’écrivain français travaillant sous les yeux d’un grand tribunal qui frappe d’une terreur préventive les extravagances et les faux jugemens, de l’autre côté l’écrivain anglais parlant à une multitude confuse où se perdent dans la foule quelques juges compétens, mais dispersés. Comment ce dernier demeurerait-il calme et confiant dans un juste arrêt ? Comment s’empêcherait-il de crier à tue-tête, et ne compterait-il pas sur la force des poumons ?

Ce n’est là qu’un côté de la question. Reste à savoir si les académies apportent quelque préjudice à la liberté du talent. Cette puissance préventive qu’elles ont contre les écarts ne s’exerce-t-elle pas contre les conquêtes du génie ? M. Arnold, qui est conséquent avec lui-même quand il dit ce que la littérature anglaise gagnerait à l’institution des académies, ne se charge pas de déterminer ce qu’elle pourrait y perdre. C’est un point qu’il laisse à étudier aux Français, qui en possèdent. Deux siècles d’expérience nous permettent de ne pas nous repentir de la différence que les académies ont mise entre nos voisins et nous.

Est-ce à dire que M. Arnold propose de transporter l’Institut sur les bords de la Tamise ? Il croit seulement que certaines académies spéciales, avec un but déterminé, seraient avec avantage et seront certainement établies en Angleterre. Ce qui ne se fait pas par l’autorité se fait aussi bien, peut-être mieux, par l’association ; mais il sait que l’illustre fondation de Richelieu ne sera jamais une idée anglaise, et il ne pense pas qu’un critique soit obligé d’être un homme à projets.

Une académie de la langue et de la littérature anglaise n’est pas, à vrai dire, chose nouvelle. Swift, remarquant un défaut notable de précision dans la langue, proposa l’établissement d’une académie à lord Oxford, ministre du trésor ; mais, suivant Chesterfield, les ministres n’aiment naturellement ni la clarté, ni la précision, surtout les ministres trésoriers. Le plan de Swift ne fut pas adopté : il n’y eut pas d’académies, il y eut des clubs littéraires ; point de gouvernement régulier des lettres en Angleterre, mais des comités, en quelque sorte des gouvernemens provisoires. Le fameux club de Johnson prononçait des arrêts qui se répandaient dans tout Londres en quelques heures, son suffrage faisait enlever une édition en un jour ou la jetait en proie à l’épicier. Johnson y rendait fies oracles et avait pour seconds Burke, Goldsmith, Reynolds, Gibbon, Garrick.

Dans notre siècle, nouvelle tentative. Une société royale de littérature est fondée à peu près dans le même temps, peut-être avec les mêmes intentions qu’une association des bonnes lettres dont on a conservé chez nous le souvenir, et qui ne faisait guère que devancer de quarante ans nos conférences littéraires ; on invente ainsi beaucoup de vieilles choses. — Comme cette association des bonnes lettres, la Société royale anglaise prétendait rectifier, diriger l’esprit public. Le patronage royal lui était accordé, des évêques y avaient leur place. A-t-elle succombé sous le poids de cette double protection ? Aujourd’hui, si l’on en croit des témoins bien informés, qui assurent en avoir ouï parler, elle existe encore. On ne dit pas qu’elle continue à donner des prix de littérature, ainsi qu’elle l’avait fait d’abord, à l’imitation de l’Académie française ; il paraît qu’elle se plaît à entendre, dans ses réunions modestes et peu bruyantes, des travaux sur les langues qui ne se parlent plus depuis vingt siècles.

Pourquoi une société de littérature n’a-t-elle pu jusqu’ici fonder quelque chose en Angleterre ? Parce que les Anglais regardent la littérature comme inséparable de la politique et de la théologie : elle est à leurs yeux une force et, suivant une expression de Macaulay, un engin puissant, qui met en mouvement les sentimens d’un peuple sur les plus importantes questions. Quand une société de littérature pourrait-elle y vivre réellement et exercer quelque empire ? Quand les attaches de la politique et de la théologie ne seront plus pour les Anglais les conditions mêmes de l’existence de la littérature. Le nom de Macaulay revient ici naturellement à la mémoire. On trouve dans ses Miscellanées un amusant article sur cette Société royale de littérature, qu’il déclare nettement la plus absurde des sociétés. Il est impossible de réunir en des pages d’un whiggisme plus déterminé des argumens plus anglais et plus humoristiques contre l’institution des académies. On y remarque surtout une allégorie orientale, imitée des anciens essayistes.

Un roi de Babylone promet dix ânesses, dix esclaves et dix vêtemens complets chaque année à celui qui fera dix mesures du meilleur vin. Des juges sont institués pour boire les dix mesures de vin de chacun des concurrens et pour donner au plus méritant les dix ânesses, les dix esclaves et les dix vêtemens complets. Lorsque les mesures de vin furent présentées au concours, les juges, les ayant décachetées, y goûtèrent. Hélas ! les vins étaient plus mauvais les uns que les autres. L’un avait un bouquet de telle nature qu’il fut condamné par le simple témoignage de l’odorat, l’autre avait un goût de terre glaise, un troisième était aigre. Force fut de ne pas décerner le prix. Les juges, malheureux d’avoir à consommer de tels produits, parlaient de donner leur démission. « Au nom de Bélus ! comment cela peut-il se faire ? » demanda le roi de Babylone. Les prêtres de Bélus expliquèrent ce prodige par la colère du ciel. Les dieux, irrités, disaient-ils, de ce que le roi tolérait des dissidens en son royaume, avaient frappé la terre dans ses récoltes. Le roi ne se laissait pas persuader par ce discours ; il avait bu naguère de très bon vin, et à la table même des prêtres de Bélus. « Comment se fait-il, répéta le roi, que le seul vin mauvais soit le vin envoyé à mes juges ? » Un vieux philosophe qu’on avait vu sourire lors de l’établissement de ces juges et du prix qu’ils devaient accorder expliqua la chose au roi le plus naturellement du monde. Oui sans doute, la récolte avait été généralement bonne et le vin délicieux ; mais les propriétaires des bons crus, assurés qu’ils étaient de vendre leurs vins à prix d’or, n’avaient garde de les envoyer au concours. Qu’avaient-ils à faire des dix ânesses, des dix esclaves et des dix vêtemens complets ? Disputer un tel prix était bon pour les pauvres diables qui ne vendaient pas leur vin une obole, ou qui même n’avaient pas de vigne du tout. Vainement ces gens-là plantaient-ils des ceps en leurs landes stériles, vainement fumaient-ils leurs lourdes terres et remuaient-ils leurs marécages : leur vin serait toujours aigre, sentirait la terre glaise, ferait toujours fuir par son affreux bouquet. L’institution nouvelle n’avait donc pas fait de bien ; elle avait même fait du mal, puisque les concurrens auraient pu se livrer plus utilement à une autre culture que celle de la vigne.

Cette boutade est bien anglaise ; ce qui le paraît davantage encore, c’est de faire de l’Académie française un argument en faveur de sa thèse : on ne s’y serait pas attendu. Sans se laisser déconcerter par les deux siècles qu’a duré cette institution, Macaulay soutient que l’histoire de l’illustre compagnie n’est qu’une suite non interrompue de serviles complaisances, de misérables artifices, de mortelles inimitiés, d’amitiés perfides ; elle est aussi puissante pour le mal qu’elle est sans force pour le bien. Là-dessus il rappelle le souvenir de Corneille et de Voltaire, les épigrammes de Piron, les mémoires de Marmontel et les lettres de Montesquieu. Rhéteur ! a dit M. Matthew Arnold. Le mot est dur et même injuste ; mais on pourrait dire : avocat !


IV

Telles sont les idées dominantes de M. Matthew Arnold, la critique sans parti-pris et l’autorité en littérature. Ces deux termes qui semblent se repousser, on a vu comment Ils se concilient dans sa pensée. On ne peut mieux définir sa critique qu’en disant qu’elle aboutit aux idées françaises. Il reste à indiquer quelques-uns de ses jugemens.

Les grands poètes anglais de ce siècle ont été trop personnels pour gagner entièrement sa conscience de philosophe et son intelligence de critique. Nul ne dira que lord Byron manque d’âme, il faudrait n’avoir pas lu Child-Harold ; mais lord Byron a-t-il la profondeur d’un grand poète, par exemple celle d’un Goethe ? M. Matthew Arnold pencherait plutôt pour Shelley, et le panthéisme poétique de son Empédocle sur l’Etna l’a fait compter parmi les poètes shelleyïstes. Cependant l’intelligence de Shelley a été privée de la culture que l’on reçoit de la pratique des hommes, et l’idéalisme glacé de ses conceptions communique à ses vers une pureté immatérielle un peu froide. L’âme n’est pas seulement l’immatériel, c’est la vie. Il y a plus d’âme et de vie réelle dans Keats et dans Wordsworth ; aussi M. Matthew Arnold revient-il sans cesse à eux. Entre ces deux poètes si différens, le premier bien peu connu en France, le second mal connu, toutes les prédilections de M. Arnold sont évidemment pour Keats. Il le compare à Maurice de Guérin, et en effet Keats ressemble à l’auteur du Centaure. Mort d’épuisement et tout jeune comme Maurice, comme lui doué d’une riche imagination, il est plein de chaleur quand il exprime la nature vivante et universelle. Son vers n’est pas seulement le coup de pinceau des maîtres d’autrefois, de Milton, de Virgile ou de Lucrèce ; il interprète la nature physique, il la rend vivante et parlante. Encore une ressemblance avec Maurice de Guérin ! Seulement M. Arnold va trop loin quand il met Maurice de Guérin au niveau de Keats. Celui-ci a plusieurs pages d’un véritable maître ; il n’y en a pas une dans les vers de Maurice. On sent je ne sais quelle faiblesse de tempérament dans ce poète inachevé comme sa destinée.

Keats a d’autres droits que sa riche et fraîche imagination pour plaire à M. Matthew Arnold : il devait le charmer par là même où il déplaisait aux critiques d’il y a quarante ans, par son goût égal pour la fable païenne et pour les légendes gothiques, par cette poésie amoureuse de sa propre beauté, et qui n’a d’autre but que de vivre, de fleurir et de se plaire à elle-même.

Quelle distance de ce jeune poète d’une sensibilité maladive au vénérable et solitaire Wordsworth ! Celui-ci enferme la nature dans une sorte de sanctuaire mystérieux où il n’admet qu’un petit nombre d’initiés. Cette religion des lakistes se compose de plus d’antipathies que de sympathies. On était lakiste surtout parce que l’on fuyait la vie, commune, les goûts communs. Hazlitt a rempli trois ou quatre pages fort amusantes de toutes les aversions que devait ressentir un bon et véritable lakiste. Isolé, enfermé comme il était, Wordsworth demeura jusqu’au bout dans la voie heureuse, mais bornée, de son premier succès. Amoureux de la ballade anglaise, il fit des ballades plus belles que Walter Scott lui-même ; mais il resta balladiste partout, c’est-à-dire partisan d’une certaine poésie mêlée de tons héroïques et de prosaïsmes.

Tennyson, ce favori de l’Angleterre d’aujourd’hui, dont le vers simple, rapide, harmonieux, semble s’inspirer de la pureté antique, ne fait pas illusion à M. Matthew Arnold. « La pensée d’Homère, dit-il, nous est donnée par lui comme elle a jailli de la source ; la pensée de M. Tennyson est filtrée et distillée. » Et en effet Tennyson ne fait pas exception à la loi générale de la poésie anglaise actuelle. Avec tout son art et sa merveilleuse musique, il procède du siècle d’Élisabeth, il en a la fantaisie subtile et curieuse. C’est un beau style assurément que le sien, mais trop ingénieux. Avec le sentiment des grands effets, il ne dédaigne pas les petits[6].

Le cycle des imitateurs du siècle d’Élisabeth est donc épuisé. De quel côté est l’avenir ? Faut-il retourner à Pope et à l’école du bon sens ? Telle n’est pas la pensée de M. Matthew Arnold. Le bon sens n’est une belle et excellente chose qu’à la condition de n’être jamais seul, ou il signifie régime, abstinence et pauvreté. Tout Français qu’il est d’opinions et de libéralisme intellectuel, M. Arnold ne penche pas davantage pour nos poètes du XVIIe siècle. Il est tout à fait Anglais dans sa froideur pour Racine : Racine est à ses yeux un préjugé national ou à peu près. C’est notre prose qu’il nous envie ; nous sommes à ses yeux une nation de prosateurs. Ses poètes, à lui, ont vécu à Athènes. Ce n’est pas qu’il soit privé de cette ouverture d’esprit qui faisait dire à La Fontaine :


J’en lis qui sont du nord et qui sont du midi.


Il ne serait pas un critique très distingué, s’il ne savait pas admirer également Homère, Shakspeare et Dante ; mais il croit que la poésie du temps actuel, s’il doit en avoir une, réunira dans un heureux équilibre les dons de l’imagination et les fruits de la raison. Cet équilibre parfait ne lui semble avoir existé qu’une fois, et c’est dans le siècle de Simonide, de Pindare, d’Eschyle et de Sophocle. Ainsi le critique rejoint le poète, et l’on retrouve ici l’auteur de Sohrab et de Tristram. Parmi les poètes modernes, Goethe est certainement celui que Matthew Arnold reconnaîtrait le plus volontiers pour son maître. Lui aussi, il s’efforce d’être grec, mais que son Iphigénie en Tauride est encore allemande[7] ! On peut, il faut étudier les Grecs comme modèles de perfection ; mais Danaé, Hélène, Iphigénie, types éternels de beauté, demeureront toujours pour nous des marbres antiques. Un abîme est entre elles et nous. Le vieil homme qui les avait créées avait tâché d’être heureux en se persuadant que la vie est une fête, et il est tombé à reculons dans cet abîme. L’homme nouveau en sait trop sur la vie humaine pour se contenter de ce brillant mensonge. Il a plus d’expérience, et c’est pour cela que ses conceptions sont plus profondes et plus compliquées. Il a une soif immense de vérité, et c’est pour cela qu’il se tient moins éloigné du réel.

Voilà pour les poètes ; les jugemens de M. Matthew Arnold sur les prosateurs anglais ne sont pas moins sévères. Addison répand ses grâces attiques sur des moralités souvent communes. Jeremy Taylor est un Bossuet provincial. Burke, seul philosophe à peu près entre les publicistes anglais du temps de notre révolution, est un Asiatique. Jeffrey, le fameux critique, a la curiosité de l’esprit et la volubilité du discours ; mais son intelligence, ni large ni profonde, n’a qu’une des trois dimensions des corps solides, la longueur, et il court toujours devant lui. La génération présente ne s’occupe plus de Jeffrey ; nul ne prend souci de relever ses restes et de les mettre de côté ; tout le monde, à cette heure, lui passe sur le corps. Et Macaulay, favori de l’Angleterre pour la prose comme Tennyson l’est pour les vers, faut-il penser, comme le veut M. Arnold, qu’il est le grand apôtre des philistins ? Est-il un rhéteur très anglais, un rhéteur honnête, mais un rhéteur ? Nul écrivain n’a procuré plus de plaisir à ses contemporains, dont il adoptait pleinement les idées et les tendances ; mais à mesure que les générations nouvelles viendront avec leurs idées propres et ne puiseront plus un agréable aliment dans le favori de leurs devancières, y rencontreront-elles du moins cette part de vérité suffisante qui communique éternellement la vie ?

Si lord Macaulay, utilitaire adouci, ne trouve pas grâce aux yeux de M. Arnold, M. Stuart Mill, utilitaire déclaré et même positiviste, ne pouvait être son homme. L’école de Bentham n’a certes pas d’écrivain plus distingué ; mais le raisonnement pressant et même la sincérité entière ne suffisent pas pour faire les grands écrivains, et quand on commence par chasser l’âme de la pensée, elle s’en va aussi de la parole et du style, à moins qu’on ne soit Lucrèce, c’est-à-dire une admirable et bien rare exception. Dans cette suite de noms que M. Arnold a cités devant sa chaire de professeur ou devant sa barre de critique, j’en rencontre d’étrangers. C’est Joubert, qu’il goûte infiniment, qu’il goûte trop peut-être, parce qu’il y a certaines doses de raffinement qui ne sont sensibles qu’aux nationaux. C’est Heine, le brillant soldat de l’affranchissement de l’Allemagne, dont il a très bien parlé. C’est Spinoza, dont il explique l’influence sur Goethe à sa manière, en deux pages simples et nerveuses. C’est Chateaubriand, auquel il est le premier Anglais peut-être qui ait rendu justice. C’est M. Renan, qui a toute son admiration comme orientaliste, mais à qui il reproche de s’être hâté de courir à des applications hostiles. C’est M. Sainte-Beuve, pour qui il a des sentimens de disciple : n’est-il pas plutôt de l’école de Gustave Planche ?

On parle beaucoup aujourd’hui des différentes sortes de critique littéraire ; on divise la critique en dogmatique, historique, physiologique. Après tout, il ne peut y en avoir qu’une de bonne, et c’est celle qui prend l’homme tout entier, composé d’âme et de corps. Vous aurez beau faire, vous ne vous passerez ni du corps ni de l’âme. Si elle ne voit que l’âme, la critique manquera du sentiment des choses, elle deviendra quintessence, elle ne saisira même pas l’âme, qui est la vie et non une idée. Au contraire, si elle ne voit que le corps, la critique devient lourde et vulgaire comme les trivialités de la vie ; elle est grossière et rebutante comme l’ivresse. Je félicite M. Matthew Arnold d’avoir le sentiment très clair de cette double nature de l’homme d’où résultent toute poésie et toute littérature en ce monde. Qu’il continue à nous montrer ce que c’est qu’un critique qui a de l’âme, nous en avons besoin ; le souffle qui règne est celui de la stérilité. Les pages de son livre prouvent, avec une finesse où la force ne fait pas défaut, la vérité de cette pensée de Vauvenargues si ressassée dans les livres et si peu présente dans les esprits, « qu’il faut avoir de l’âme pour avoir du goût.


Louis ETIENNE

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1854 et la Revue du 1er octobre 1856.
  2. Il est curieux de constater qu’au moment où les Anglais cherchaient à traduire Homère en vieux langage, des idées analogues se faisaient jour en France : M. Egger montrait les affinités qui existent entre la langue de nos aïeux et celle des poèmes homériques ; M. Littré donnait l’exemple dans la Revue (1er juillet 1847) en s’efforçant de revêtir de notre vieil idiome la noble simplicité d’Homère. — Ajoutons que M. Newman, de la Revue de Westminster, organe des idées positivistes en Angleterre, a fait une traduction d’Homère en vieil anglais, comme M. Littré en essayait une en vieux français. Faudrait-il en conclure que traduire Homère en vieil anglais ou en vieux français, parce que le grec d’Homère est ancien, c’est encore du positivisme ?
  3. Lord Granville se mourait, quand Robert Wood, sous-secrétaire d’état et auteur lui-même d’un Essai sur Homère qui produisit une grande impression sur Goethe, lui présenta les articles préliminaires du traité de Paris (1764). « Je le trouvai, dit Wood, si affaibli que je lui proposai d’ajourner cette affaire ; mais il insista pour que je demeurasse, disant que négliger son devoir ne prolongerait pas sa vie ; puis, répétant en grec le passage suivant du discours de Sarpédon, il prononça avec une emphase particulière le troisième vers, qui rappelait à son esprit la part honorable qu’il avait prise aux affaires publiques : « Ami, si, après nous être dérobés à cette guerre, — nous devions être éternellement affranchis de la vieillesse et de la mort, moi-même je ne combattrais pas au premier rang, — et toi, je ne t’enverrais pas au combat qui illustre les hommes. — Mais puisque des destinées de mort sont suspendues au-dessus de nous, — de mille espèces, et qu’il n’est pas donné a un mortel de les fuir ni de les éviter, — marchons !… ». Lord Granville répéta ce dernier mot plusieurs fois avec une résignation calme et déterminée, et après quelques minutes d’un silence solennel il désira entendre la lecture du traité. Il l’écouta avec grande attention, et recueillit ce qui lui restait de forces pour exprimer l’approbation d’un homme d’état mourant (je répéterai ses propres paroles) « sur la plus glorieuse guerre et la plus honorable paix que vit jamais cette nation. »
  4. Cependant l’entreprise de M. Arnold n’est pas sans exemple. Tout ce qu’il estime « imparfait, indigne de la première race du monde, » a été critiqué, battu en brèche par des Anglais. Carlyle, pour ne citer que lui, l’a fait avec la force de la passion.
  5. Lord Chesterfield l’annonça en disant que, l’Angleterre littéraire étant une république privée même d’un sénat, il convenait d’en nommer Johnson le dictateur. — The World, n° 100.
  6. Voyez cependant, sur une transformation qui semble s’annoncer chez Tennyson, l’étude de M. Émile Montégut, Enoch Arden, — Revue du 15 mars dernier ;
  7. Nous avons un travail distingué sur cet ouvrage de Goethe : c’est une thèse latine de M. A. Legrelle, connu par des publications d’un vrai mérite.