La Crise présidentielle aux États-Unis/01

La Crise présidentielle aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 5-37).
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LA
CRISE PRESIDENTIELLE
AUX ETATS-UNIS

I.
L'ADMINISTRATION DU GENERAL GRANT.

La constitution des États-Unis ne met aucun obstacle à ce qu’un citoyen remplisse les fonctions de président aussi souvent que le suffrage de la nation lui conférera cette haute dignité ; mais une tradition, invariablement observée, supplée en ce point au silence de la constitution. L’illustre Washington ayant refusé, après deux élections consécutives, de se laisser porter une troisième fois à la suprême magistrature, tous ses successeurs se sont fait une règle de se conformer à l’exemple donné par le père de la république. Le général Jackson lui-même, malgré son caractère ambitieux et dominateur, n’essaya point de se perpétuer au pouvoir après sa deuxième élection, et il n’usa de son immense popularité que pour désigner au choix de la nation, en M. Van Buren, le successeur qu’il préférait. Loin que cette conduite provoquât la moindre surprise, nombre de gens se plurent à prédire que le général Jackson serait le dernier président honoré d’une seconde élection. Une tendance générale et irrésistible entraînait alors tous les états à rendre les charges publiques accessibles au plus grand nombre de candidats par un système de roulement perpétuel, à abréger la durée de toutes les fonctions et à rendre temporaires et électives toutes celles qui ne l’étaient pas, sans excepter les sièges de la magistrature. Ni le président Polk, ni le président Pierce ne sollicitèrent l’honneur d’une réélection ; faisant un pas de plus dans cette voie et désireux de capter les suffrages populaires, André Buchanan, en posant sa candidature, prit l’engagement, qu’on ne lui demandait pas, de ne pas se représenter à l’expiration de sa première magistrature. La réélection d’Abraham Lincoln et celle du général Grant s’expliquaient par la crise que l’Union américaine traversait ; mais tout portait à croire qu’aussitôt l’ordre matériel rétabli, les tendances qui prévalaient dans l’administration intérieure des états reprendraient tout leur ascendant, et que désormais la réélection d’un président ne pourrait plus être que le résultat de circonstances tout à fait exceptionnelles. Cependant, au mois de novembre 1872, la désignation des électeurs présidentiels venait à peine d’avoir lieu et d’assurer la réélection du général Grant, qu’un journal, l’Indépendant de New-York, s’écriait que cela ne suffisait pas et que, pour le bien du pays, il fallait s’occuper d’ores et déjà d’assurer au général la possession du pouvoir pendant un troisième terme. Pour qu’une pareille proposition se produisît, et surtout pour qu’elle trouvât un certain écho, il fallait ou qu’une révolution se fût opérée dans les idées, ou que la situation intérieure des États-Unis recelât quelque chose d’anormal. La vérité est que pour la première fois, et passagèrement, il y avait au sein de la république américaine une cause, une classe nouvelle et des intérêts puissans disposés à identifier leur sécurité avec le pouvoir d’un homme.


I

Abraham Lincoln, dont l’élection avait déterminé l’explosion de la guerre civile, ne se croyait pas d’autre mission que de maintenir l’intégrité de la république en faisant rentrer dans le devoir les états qui prétendraient briser le lien fédéral. Il se tenait pour obligé de les ramener à l’obéissance ; mais, observateur fidèle de la constitution qu’il défendait, il n’estimait pas que le congrès eût le droit ni de toucher à l’organisation intérieure des états du sud, ni d’imposer à ces états de modifier leurs lois et d’abolir l’esclavage. Tel était aussi le sentiment des plus éminens parmi les hommes qui concoururent dès le premier jour à la défense de l’Union, des généraux Scott, Mac Clellan et Hancock : telle était également la doctrine du parti démocratique, qui avait toujours défendu l’autonomie intérieure des états. Ces idées, que Lincoln lui-même eût sans doute été impuissant à faire prévaloir, furent définitivement compromises, lorsqu’un crime fit passer le pouvoir aux mains du vice-président Johnson. Celui-ci n’avait ni l’autorité morale, ni la prudente fermeté, ni l’habileté de Lincoln, et son origine, qui le rattachait aux états du sud, le rendait suspect aux populations du nord. Or chaque renouvellement électoral augmentait dans les deux chambres du congrès l’ascendant de la fraction la plus ardente du parti républicain, à qui le rétablissement de l’unité fédérale ne suffisait pas, et qui voulait faire sortir de la guerre l’abolition de l’esclavage. Un même sentiment d’irritation animait les populations du nord, exaspérées par les sacrifices d’hommes et d’argent que la guerre entraînait, et les populations de l’ouest, à qui la création d’une confédération du sud aurait fait perdre la liberté de la navigation du Mississipi jusqu’à la mer. Aux unes et aux autres, il fallait la certitude que de si longs et si douloureux efforts n’auraient pas été faits en pure perte, et par conséquent la destruction de toute force de résistance chez leurs adversaires, pour que le sud fût hors d’état, soit de recommencer jamais la lutte, soit même de recouvrer son ancien ascendant sur les affaires de la confédération.

De ce sentiment sortirent les modifications apportées à la constitution fédérale, les conditions rigoureuses imposées pour la réorganisation intérieure des états du sud et leur réintégration dans l’union, la suppression temporaire de leur autonomie, remplacée par des gouvernemens militaires, et la mise hors la loi de la population blanche presque tout entière. Toutes ces mesures trouvèrent dans le général Grant un exécuteur rigoureux et implacable qui apporta dans l’application des mesures votées par le congrès la rigidité dont il avait fait preuve dans le rétablissement de la discipline militaire. A l’inflexibilité du soldat, esclave de la consigne, se joignait, chez ce méthodiste ardent, le fanatisme du sectaire.

Appelés tout à coup à l’égalité avec les blancs, et investis de tous les droits politiques, les noirs se trouvaient comme un troupeau sans maître et sans conducteur. Il avait été plus facile de leur conférer les prérogatives électorales les plus étendues que de leur en apprendre l’usage et le prix. Alors accoururent, du nord et de l’ouest, avec quelques philanthropes animés d’intentions sincères et désintéressées, une foule d’aventuriers qui se chargèrent d’initier les nègres à la vie politique. N’ayant pour tout avoir qu’une Bible et un peu de linge dans un sac de voyage, ils pouvaient, comme le sage de l’antiquité, affirmer qu’ils portaient tout avec eux. Tous se présentaient aux noirs comme des libérateurs, des guides et des protecteurs. Les plus modestes se contentèrent d’être prédicans, maîtres d’école, inspecteurs et commissaires de l’instruction publique. Les plus avisés se firent élire aux fonctions politiques, aux assemblées, aux charges de judicature, attribuant aux affranchis, comme récompense de leurs suffrages, les mille petits emplois manuels qui n’exigeaient que peu ou point d’instruction. Tous les traitemens furent augmentes, et le nombre des emplois, devenus une monnaie électorale, fut démesurément accru. Sous prétexte de ranimer la prospérité du sud par le développement des voies de communication et des travaux publics, les mêmes hommes concédèrent à des entrepreneurs appelés du nord, des chemins de fer, des canaux, des travaux de dessèchement et d’irrigation auxquels ils attachaient des subventions énormes en argent et en terres. Pour s’assurer la bienveillance et l’appui des autorités fédérales, une large part était faite aux personnages influens à Washington, et aux nombreux parens et amis du président Grant. Toute opposition, toute discussion même, était impossible en présence des baïonnettes fédérales, mises à la disposition des autorités nouvelles : tout recours au congrès eût été illusoire ; le sud n’était plus représenté, au sénat comme dans la chambre des représentans, que par des affranchis ou des aventuriers du nord et de l’ouest. La dette publique de la Louisiane, qui était de 10 millions de dollars à la fin de la guerre civile, s’élevait déjà à 40 millions en 1872 ; la dette municipale de la Nouvelle-Orléans avait décuplé. Les dettes de l’Arkansas, du Mississipi, de l’Alabama, de tous les états du sud, la Géorgie exceptée, s’étaient accrues dans la même proportion pendant cette période.

Cette dilapidation des finances du sud, cette oppression d’une race tout entière et les collisions qui en résultaient, ces recours fréquens aux baïonnettes fédérales et l’intervention continuelle du président et du congrès dans les affaires intérieures des états reconstruits, finirent par provoquer une réaction dans les sentimens des vainqueurs eux-mêmes. Le parti démocratique avait toujours été favorable à l’autonomie des états, et ses représentans au congrès, bien qu’en minorité, luttaient énergiquement contre des mesures qui leur semblaient abusives. Une scission s’opéra parmi les républicains, lorsque les faits qui viennent d’être résumés eurent été mis en lumière et rendus incontestables par une enquête que le congrès ne put refuser. Les honnêtes gens s’indignèrent des honteux trafics qui déshonoraient la plus noble des causes ; les esprits libéraux s’alarmèrent de l’influence funeste que pouvaient exercer sur les mœurs publiques et sur l’opinion, l’extension sans mesure des pouvoirs de l’autorité centrale et la continuelle substitution de la force à l’emploi des voies de droit. La guerre civile aurait-elle, aux États-Unis comme à Rome, pour conséquence dernière la prépondérance de l’autorité militaire et la concentration de tous les pouvoirs aux mains d’un homme ? Le président Grant devrait-il à l’éclat de ses services, à sa popularité encore intacte et à la complaisance intéressée d’une moitié du congrès, de devenir le premier d’une nouvelle série de césars ?

Ces craintes ne parurent point chimériques aux républicains libéraux, qui, à la voix de Sumner et de Carl Schurz, se séparèrent du gros de leur parti et essayèrent d’empêcher la réélection du général Grant en 1872[1]. Leurs efforts furent impuissans ; il sembla même aux observateurs superficiels que la réélection de Grant fut un triomphe, puisque sept ou huit états seulement donnèrent la majorité à son compétiteur : c’était un mirage décevant. Si Grant eut 81 pour 100 des suffrages du collège électoral, il n’eut en réalité que 55 pour 100 des votes exprimés dans les élections du premier degré. Les voix données à sa candidature ne dépassèrent guère que de 500,000, sur plus de 10 millions, le nombre de celles qui se portèrent sur la liste opposée.

L’attitude nouvelle prise par quelques-uns des hommes les plus considérables du parti républicain, la scission qui s’était produite dans ce parti, et par suite le nombre tout à fait imprévu des suffrages obtenus par Horace Greeley, avaient causé de vives appréhensions à ceux qui avaient intérêt à voir se perpétuer le mode de gouvernement appliqué au sud : il semblait, à les entendre, qu’un changement de personne dans l’administration suffit à remettre en question les résultats de la guerre. La réélection de Grant fut donc accueillie avec un véritable sentiment de délivrance, et, comme il était évident que tout autre candidat aurait succombé devant la coalition des républicains libéraux et des démocrates, la reconnaissance et l’enthousiasme des républicains noirs ne connurent point de bornes. Non-seulement il fallait rendre grâce au ciel de cette élection-préservatrice, mais tous ceux qui avaient à cœur l’achèvement de l’œuvre immense entreprise par le peuple américain, tous ceux qui voulaient la régénération de la race noire par la liberté et la vraie foi chrétienne, avaient le devoir de travailler à assurer à cette grande œuvre, par une troisième élection, l’appui de l’homme qui seul en avait rendu le succès possible et qui seul pouvait la mener à bonne fin. Ainsi parlait plus d’un prédicateur méthodiste, et les journaux faisaient écho à la chaire. Le général Grant lui-même sembla croire à une sorte de prédestination, à une mission particulière et divine pour laquelle il devait se tenir prêt, et le message inaugural par lequel il reprit officiellement les rênes du gouvernement commença par ces mots remarquables : « La Providence m’a placé pour la seconde fois à la tête de cette grande nation. » Le suffrage populaire n’avait donc été qu’un instrument entre les mains de la Providence. Après avoir fait l’éloge de sa propre administration pendant les quatre années qui venaient de s’écouler, le président ajoutait : « J’ai l’intime conviction que le monde civilisé tend au républicanisme, et que notre gouvernement doit servir d’étoile conductrice à toutes les nations. » Revenant un peu plus loin sur le même sujet, le général Grant complétait ainsi sa pensée : « Je crois que notre grand Créateur prépare le monde à devenir une seule nation, parlant la même langue, résultat qui rendra inutiles les armées de terre et de mer. »

Ce mélange du prédicant et du soldat ne pouvait manquer de faire naître en plus d’un esprit un rapprochement entre le général Grant et Cromwell. C’est ainsi, disaient les adversaires du président, c’est en ayant sans cesse le nom du Seigneur à la bouche et en se donnant comme l’instrument des secrets desseins de la Providence que Cromwell, après avoir mis fin à la guerre civile, détruisit la liberté de son pays. C’est par les mêmes artifices, par les mêmes complicités aveugles ou intéressées qu’il fit tourner au profit de son ambition personnelle l’affection de ses soldats, les appréhensions des timides et les passions religieuses des sectaires. Par combien de traits d’ailleurs le futur protecteur ne rappelait-il pas son modèle ? Esprit dominateur et absolu, il se montrait à la Maison-Blanche ce qu’il avait paru à la tête des armées de la république, impénétrable en ses desseins, ne s’ouvrant à personne, ne demandant point de conseils et n’acceptant point d’être interrogé ; il n’avait jamais permis à ses meilleurs généraux de discuter ses plans, et il ne permettait pas davantage à ses ministres de discuter ses résolutions ou ses choix. Froid, réservé, silencieux, il s’attachait à ne rien laisser paraître de ses intentions, de ses projets et même de ses impressions. Inflexible dans le commandement et opiniâtre autant qu’impérieux, il voulait être obéi ; il poussait à l’extrême la jalousie de ses prérogatives et s’arrêtait avec peine devant la loi ou devant les droits du congrès. Ayant, aux premiers jours de son administration, nommé secrétaire de la trésorerie un de ses amis personnels, Alexander Stewart, malgré la loi qui interdit d’exercer ces fonctions à toute personne engagée dans les affaires, il demanda au congrès de modifier la loi et s’indigna de ne pouvoir l’obtenir. Implacable dans ses haines et ses ressentimens, il n’avait point trouvé une satisfaction suffisante dans la défaite et la soumission du général Lee : il avait voulu l’humiliation de son illustre adversaire en lui imposant une reddition sans condition, bientôt suivie de la mise hors la loi et de l’exil. Investi de la suprême magistrature, il ne montrait pas plus de ménagemens pour ceux qui lui résistaient, brisant sans explication la situation des plus hauts fonctionnaires, et poursuivant à outrance les adversaires de sa politique et les dissidens de son parti.

Aussi sa réélection fut-elle le signal d’une recrudescence de rigueurs à l’égard des populations du sud. On accusa le président de satisfaire un ressentiment personnel en faisant peser un joug plus rude sur les états qui, comme la Louisiane, l’Arkansas ou la Géorgie, avaient donné la majorité à son concurrent. Ce qui est certain, c’est que le président ne frappa de son veto et ne chercha à mitiger dans l’application aucune des mesures répressives ou d’intimidation qui furent votées par le congres sur l’initiative des représentans républicains du sud. Les instructions publiques ou secrètes qui furent données aux commandans de la région du sud furent conçues dans l’esprit le plus rigoureux et le plus despotique. Lorsqu’une lutte sanglante éclata en Louisiane, et que deux gouverneurs, appuyés sur deux législatures rivales, se disputèrent, les armes à la main, l’administration de cet état, le commandant militaire du district, le général Sheridan, se prononça sans hésitation et sans examen pour le gouverneur et pour l’assemblée qui avaient été élus par les noirs. Il les installa de vive force, déclarant qu’il ne voulait ni d’enquête ni d’élections nouvelles, et s’inquiétait peu de savoir de quel côté le droit pouvait être, et il signifia à l’assemblée qui était en possession du Capitole, et dont la légitimité fut plus tard reconnue par le congrès, qu’elle eût à se disperser si elle ne voulait être jetée à la porte, la baïonnette dans les reins.

Cette dépêche, insolente et brutale excita d’un bout à l’autre de l’Union un profond et douloureux étonnement. Tous les regards se tournèrent vers Washington, mais le général Grant n’était pas homme à désavouer un de ses lieutenans. Il fit publier une lettre adressée par le ministre de la guerre au général Sheridan pour l’assurer que sa conduite avait l’approbation personnelle du président et celle du cabinet tout entier. Il fut établi plus tard que cette lettre, écrite sur un ordre du président, n’avait été communiquée à aucun des ministres dont elle engageait, si gravement la responsabilité. Un cri de réprobation s’éleva du sein même du parti républicain. Les choses en étaient-elles arrivées à ce point qu’une moitié du territoire fédéral fût à la discrétion de l’autorité militaire ? Que devenait le respect du principe électif, base et pivot des institutions américaines, si des élections, pour être valides, avaient besoin de l’assentiment d’un commandant militaire, et si le bon plaisir d’un soldat pouvait faire passer la légalité et l’autorité d’un candidat à un autre, sans tenir compte du suffrage populaire ? On avait, sous des prétextes futiles, annulé les votes émis dans l’élection présidentielle par l’Alabama, l’Arkansas et la Géorgie : à présent on prêtait main-forte à l’annulation arbitraire des élections intérieures de la Louisiane ; où s’arrêterait-on dans cette voie ? N’était-ce pas substituer le régime du sabre à celui du vote, et détrôner la seule souveraineté que les citoyens américains eussent appris à reconnaître, la libre expression de la volonté du peuple ?

L’impression produite par les événemens de la Louisiane n’était point encore affaiblie, que d’autres incidens venaient émouvoir l’opinion publique. Pendant la première présidence du général Grant, les hommes dirigeans du parti républicain avaient fait valoir que le plus sûr moyen de prévenir toute tentative de séparation, et de rendre indissoluble le lien fédéral, était de rattacher la vallée du Mississipi aux états anciens par un réseau de voies ferrées qui se prolongeraient jusqu’à l’Océan-Pacifique, à travers tout le continent américain. Sous l’empire de cette idée, et contrairement à la doctrine qui avait prévalu jusqu’alors, et qui considérait la concession des chemins de fer comme étant du domaine des législatures particulières, le congrès avait décidé la création de plusieurs lignes de chemins de fer d’une immense étendue, en affectant à ces entreprises des concessions de terres publiques d’une superficie de plusieurs millions d’acres, et des subventions en argent qui s’élevaient à près de 200 millions de dollars. On décida, en même temps, la création de ports sur le Mississipi, l’amélioration, aux frais du trésor fédéral, de la navigation de ce grand fleuve et de ses principaux affluens. Ces libéralités étaient d’autant plus faciles à faire voter que la fabrication des green-backs, c’est-à-dire du papier-monnaie, continuait sans interruption. Ce fut l’occasion d’une curée sans bornes comme sans exemple. Les promoteurs de ces projets se partagèrent l’argent des subventions et vendirent à vil prix les titres qui représentaient les concessions en terres publiques ; les entrepreneurs se firent leur part en attribuant des prix exagérés à leurs travaux et à leurs fournitures ; les obligations et les actions des nouveaux chemins de fer, après avoir donné lieu à un agiotage effréné, subirent une énorme dépréciation : capital et subventions furent absorbés avant qu’on eût mis sérieusement la main à l’œuvre, et les porteurs de titres se trouvèrent en face de la ruine. De là, des procès de toute nature qui, dans l’affaire du Central-Pacific-Rail-road, aboutirent à un arrêt de la cour suprême, flétrissant pour les promoteurs de cette entreprise. Des récriminations échangées entre les plaideurs, des correspondances produites, et des témoignages recueillis, il ressortit que des sommes énormes avaient été distribuées entre les membres du congrès pour obtenir le vote des lois de concession et des subventions en terres et en argent. L’un des hommes les plus considérables du parti républicain, M. Schuyler Colfax, ancien sénateur de l’Ohio, qui avait été vice-président de 1868 à 1872, et avait, à ce titre, présidé le sénat pendant ces quatre années, se trouva tellement compromis qu’il dut se retirer immédiatement de la vie publique. La chambre des représentans vota l’expulsion de plusieurs de ses membres ; plusieurs autres jugèrent prudent de prévenir, par une démission, un examen trop minutieux de leur conduite parlementaire. Encore le parti démocratique, à l’état d’impuissante minorité dans les deux chambres, accusait-il ses adversaires d’étouffer la vérité, et d’employer toutes les ressources et toute l’influence de l’administration à arrêter des révélations de nature à compromettre le parti tout entier. Depuis que les républicains étaient au pouvoir, disaient-ils, le Capitole était devenu une véritable bourse où les rapports des commissaires, les discours des orateurs, le vote des représentans et des sénateurs étaient régulièrement cotés, et payés sur les deniers publics. Fallait-il s’étonner des dépenses que les candidats au congrès n’hésitaient pas à s’imposer ? Si dans le Kansas, en 1871, M. Caldwell avait loué les deux plus grands hôtels du chef-lieu pour y loger et y héberger à ses frais les électeurs sénatoriaux, s’il avait remboursé à ceux-ci leurs frais de voyage en y ajoutant des gratifications et des promesses de places, enfin s’il avait dépensé ainsi en une semaine près de 100,000 dollars, si le sénateur Spencer, de l’Alabama, avait acheté, à tant par tête et argent comptant, les suffrages des électeurs nègres, si les amis du sénateur Pinchback en avaient fait autant en Louisiane, c’est que tous voulaient prendre part à la grande curée dont Washington était le théâtre. Les dépenses du candidat n’étaient qu’une avance qui serait remboursée au centuple au sénateur ou au représentant.

Tous ces scandales produisirent un véritable soulèvement de l’opinion publique. Les élections de l’automne de 1874 en ressentirent immédiatement le contre-coup. Les états d’Indiana et d’Ohio, où l’élection du gouverneur et de la législature a lieu en octobre, donnèrent des majorités considérables aux candidats démocrates, qui semblaient voués depuis dix ans à des défaites certaines. En novembre, l’état de New-York suivit cet exemple. Ce fut alors comme une marée montante dont les flots renversent tous les obstacles. Les élections du printemps suivant tournèrent, comme celles de l’automne, au profit des démocrates. Le Massachusetts lui-même, cette forteresse du parti républicain, élut, pour la première fois depuis plus de cinquante années, un démocrate au poste de gouverneur. Dans presque tous les états du sud, la défection des républicains libéraux ramena les anciens planteurs dans les assemblées locales et leur rendit la plupart des sièges au congrès. Le résultat définitif des élections au point de vue du nouveau congrès, dont la première session devait s’ouvrir en décembre 1875, pouvait se résumer ainsi : les démocrates l’avaient emporté dans vingt-huit états sur trente-sept. Après avoir été quatorze ans une minorité impuissante, ils avaient dans la chambre des représentans une majorité de près des deux tiers des voix ; dans le sénat, la majorité républicaine se trouvait immédiatement ramenée à huit ou dix voix : encore avait-elle chance d’être réduite à mesure que des vacances se produiraient, et elle pouvait à tout instant disparaître par le déplacement des six ou huit voix des libéraux.

C’était presqu’une révolution ; c’était assurément pour le sud la certitude de l’affranchissement. Il avait fallu, dans la session qui s’était terminée le 4 mars 1875, la résistance désespérée de la minorité et toutes les ruses de la stratégie parlementaire pour empêcher, avant le terme légal de la session, le vote définitif d’une nouvelle mesure de répression, le Force bill, qui armait l’administration de pouvoirs dictatoriaux, dans l’Arkansas, l’Alabama, la Louisiane et le Mississipi, et l’autorisait à replacer ces quatre états sous le régime militaire. Non-seulement ce bill ne serait pas présenté de nouveau, mais il était évident que désormais aucune mesure de rigueur n’avait chance d’être adoptée par une chambre où les démocrates avaient la majorité. Le rétablissement du gouvernement civil dans le sud devenait un fait irrévocable. Plus de lois d’exception, plus d’ingérence du pouvoir central dans les affaires intérieures des états : on n’avait plus à compter qu’avec le suffrage universel. Ce n’était pas tout. La possession d’une forte majorité dans la chambre des représentans mettait aux mains des démocrates, aussitôt que le congrès serait réuni, le vote du budget, l’examen des gestions antérieures, le droit d’ordonner des enquêtes, et tous les moyens de diriger et de faire aboutir les investigations parlementaires. Un seul pas leur restait à faire pour devenir à leur tour maîtres de l’administration du pays, c’était de faire arriver un des leurs à la présidence. La majorité qui avait renouvelé les pouvoirs ; du général Grant avait été de 500,000 voix ; en additionnant les voix obtenues, dans l’élection de la chambre des représentans, par les candidats républicains et les candidats démocrates, on trouvait, à l’avantage de ceux-ci, une majorité de 700,000 voix. Il y avait donc eu, en deux années, un déplacement de 1,200,000 voix au profit du parti démocratique. Que celui-ci réussît à conserver une partie seulement de cette énorme majorité jusqu’en novembre 1876, et le successeur du général Grant serait certainement un démocrate.

Dans ce déplacement de 1,2,00,000 voix, le contingent le plus fort avait été fourni par les défectionnaires du parti républicain, par les libéraux. Ceux-ci avaient-ils cédé à un entraînement passager, ou resteraient-ils fidèles à l’alliance qu’un mouvement de l’opinion leur avait fait contracter ? Nombre d’hommes influens avaient été immédiatement adoptés par le parti démocratique, qui les avait portés aux honneurs. Ne retiendraient-ils pas, sous leur nouveau drapeau, une partie de ceux qui les avaient suivis ? Leur fortune rapide ne tenterait-elle pas beaucoup d’ambitieux, séduits par la perspective des milliers d’emplois qu’un changement d’administration mettrait à la. disposition des vainqueurs ? Il était évidemment à craindre que la coalition qui venait de se former ne subsistât assez longtemps pour rendre possible l’élection d’un démocrate à la présidence, et mettre fin pour bien des années à la domination du parti républicain.

Les élections du printemps de 1875 jetèrent donc les républicains dans une consternation profonde. Tous ceux qui avaient profité du régime arbitraire auquel le sud était soumis depuis la fin de la guerre, se sentirent menacés dans leurs intérêts. Les titulaires des 80,000 emplois fédéraux qu’il a fallu créer pour percevoir les impôts nouvellement établis ou pour administrer les services dont le pouvoir central a pris la direction, entrevirent dans l’élection d’un démocrate à la présidence la perte de leurs fonctions, Enfin l’église méthodiste, qui aspire à s’emparer de l’esprit des nouveaux affranchis, et qui redoute la concurrence du catholicisme, ne pouvait entrevoir qu’avec appréhension la chute d’un régime sous lequel la protection spéciale du président Grant lui valait toutes les faveurs. Comment prévenir un changement d’administration ? Où était le candidat dont le prestige serait assez fort pour changer le courant qui emportait les masses vers le parti démocratique ? On n’en apercevait aucun. Le parti républicain avait à sa tête des hommes de mérite, mais pas un seul dont la popularité et l’influence s’étendissent au-delà des limites de son état natal. La personnalité du général Grant effaçait tellement toutes les autres, qu’aucun nom ne pouvait être mis en balance avec le sien. Avec lui, la victoire semblait certaine ; avec un autre candidat, la lutte paraissait à peine possible.

Son prestige n’était-il pas intact, malgré toutes les accusations dont il avait été l’objet ? Quelque part qu’il allât, n’était-il pas accueilli avec des transports d’enthousiasme ? Ne voyait-on pas partout ses anciens compagnons d’armes se presser sur ses pas ? N’était-il pas, à juste titre, l’idole des républicains du sud ? Son nom n’était-il pas le seul que les nouveaux affranchis connussent ? On avait répété aux noirs, en 1872, qu’ils devaient leur affranchissement à Grant, et qu’ils seraient remis en esclavage si Grant n’était pas réélu : comment les amènerait-on à voter pour un autre candidat sans éveiller leur méfiance et leurs appréhensions ? Aucun obstacle constitutionnel ne s’opposait à la réélection du président : pourquoi, lorsque l’existence même du parti était enjeu, s’arrêter devant une tradition, devant une pure question d’étiquette ?

Nombre d’esprits, surtout au sud, commencèrent donc à se familiariser avec l’idée d’une troisième élection. Ce devint un thème pour la polémique des journaux, une préoccupation pour les hommes politiques, un universel sujet de conversation. Tout le monde en parla, un seul homme excepté : le président. On essayait de deviner sa pensée, on commentait les propos échappés à ses pareils ou à ses familiers ; mais quelle conjecture sérieuse asseoir sur de purs commérages ? Impassible, silencieux et toujours sur ses gardes, le président demeurait, en apparence, indifférent à tout ce qui pouvait se dire, à tout ce qui s’écrivait sur ce sujet ; mais pourquoi se serait-il compromis en découvrant sa pensée ? Sa réélection ne pouvait être que l’œuvre de la volonté populaire : ses ennemis, en agitant sans cesse cette question, en la ramenant sans relâche devant les yeux du public, ne posaient-ils pas sa candidature avec plus d’efficacité et d’insistance qu’il ne l’aurait pu faire lui-même ?

S’il était impossible de reprocher au président une seule parole, un seul acte de propagande, on ne pouvait pas ne pas remarquer la froideur qu’il témoignait au vice-président Wilson, qui s’était prononcé ouvertement contre le renouvellement de ses pouvoirs, le peu de sympathie qu’il montrait pour M. Blaine, le candidat républicain le plus en évidence, enfin le soin constant qu’il prenait d’entretenir sa popularité. Les démocrates ne se dissimulaient pas que sa candidature, si elle était résolument posée et soutenue par le parti républicain, était la plus redoutable qu’ils pussent rencontrer devant eux. Il suffirait d’évoquer les souvenirs de la guerre civile, et, suivant l’expression consacrée, de promener dans le nord la chemise sanglante (bloody shirt) pour ranimer des haines mal éteintes. En présentant comme le prélude d’un renouvellement de la lutte la rentrée dans les assemblées locales et dans la chambre des représentans de la plupart des hommes qui avaient joué un rôle dans le mouvement séparatiste, on réveillerait les passions hostiles au sud ; l’appréhension d’un danger pour l’unité nationale jetterait dans les bras de Grant les populations affolées du nord et de l’ouest. Le plus pressant intérêt des démocrates était donc de rendre la candidature du général Grant impossible en ruinant sa popularité. Tous leurs efforts tendirent vers ce but. Ils accusèrent le népotisme du président, ses complaisances pour ses amis, les malversations des fonctionnaires de son choix, son ambition sans limites et sa passion du pouvoir. Le césarisme et la corruption défrayèrent la polémique de leurs journaux et les discours de leurs orateurs.

Les chefs du parti républicain, et surtout les prétendans à la présidence, étaient dans le plus grand embarras. Menacés dans leurs prétentions personnelles, ils appréhendaient en outre pour leur parti un échec qui lui ferait perdre le pouvoir. Pour se faire désigner comme candidat du parti, il suffirait au général Grant de gagner, par l’offre de quelques emplois, une ou deux délégations du nord, dont les voix, jointes au vote unanime des délégations du sud, formeraient une majorité, et il ne resterait plus qu’à se résigner. Quant à combattre ouvertement cette candidature, qui eût osé, parmi les aspirans à la présidence, s’attirer de ressentiment d’un homme aussi résolu, dont un seul mot transformerait les 80,000 fonctionnaires fédéraux en auxiliaires actifs d’une candidature ou en spectateurs indifférens de la bataille électorale ? Dans leur perplexité, les chefs du parti républicain ne trouvèrent d’autre expédient que de s’abriter derrière les libéraux, qui avaient déjà brisé avec le président, et derrière les conventions électorales qui se réunissent périodiquement dans les divers états. Plusieurs de ces assemblées introduisirent dans les manifestes qu’elles publièrent, à côté des plus vives expressions de reconnaissance pour le second père de la patrie, pour le second Washington, la déclaration qu’une troisième élection devait être considérée comme contraire à la tradition, à l’attente et au bien du pays. Ces avertissemens indirects laissèrent le président indifférent. La convention qui se réunit en Pensylvanie, à la fin de mai, alla plus loin : elle chargea son président de transmettre au général Grant le texte de ses résolutions. La réponse ne se fit pas attendre. Dans sa lettre, le président établit, comme aurait pu le faire un jurisconsulte, que la constitution fédérale n’interdit point une troisième élection : il en inférait que, tant que la loi fondamentale gardera le silence sur ce point, c’est un des droits souverains du peuple d’élever à la présidence l’homme qu’il lui plaît de choisir, et les circonstances peuvent lui faire un devoir de l’exercice de ce droit. Après avoir ainsi réfuté la déclaration des délégués pensylvaniens, le président ajoutait qu’il avait accepté deux fois le pouvoir dans des conditions onéreuses pour lui-même, sans l’avoir ni sollicité, ni désiré, qu’il ne désirait pas davantage une troisième candidature, et qu’il la refuserait si elle lui était proposée ; mais cette affirmation était immédiatement détruite par la restriction suivante : « à moins que la candidature ne lui fût offerte dans des circonstances qui lui fissent un devoir impérieux de l’accepter, circonstances qu’il n’était pas probable de voir surgir. »

Ces réserves n’étaient pas faites pour édifier sur les véritables intentions du général Grant : il devenait évident qu’il attendait les événemens pour prendre un parti. Quelles étaient les éventualités qui pouvaient lui paraître assez graves pour qu’il cherchât ou qu’il acceptât le renouvellement de ses pouvoirs ? Avait-il en vue une guerre avec l’Espagne au sujet de Cuba, ou avec le Mexique à raison des incursions dont se plaignait le Texas, des difficultés avec l’Angleterre au sujet du traité d’extradition ou des pêcheries du Labrador ? On essaya vainement de le sonder. « Le ciel seul sait ce qui peut arriver, » telle fut l’unique réponse du sphinx de la Maison-Blanche.

S’il se taisait, il agissait comme le plus avisé des candidats. Il avait jugé nécessaire de pacifier la Louisiane : il y parvint par un compromis qui maintenait son ami personnel, M. Kellog, dans les fonctions de gouverneur, en attribuant le pouvoir législatif aux deux chambres qui soutenaient son compétiteur : arrangement bizarre qui donnait tort et raison à la fois aux deux partis, mais qui rétablit la tranquillité. Un peu plus tard, un conflit ayant éclaté dans le Mississipi, le président refusa au gouverneur Ames l’appui des forces fédérales, et il usa de la même circonspection lorsque des désordres se produisirent en Géorgie dans le mots de septembre. Conduite toute nouvelle qui avait pour objet d’enlever tout grief aux défenseurs du sud. L’été et l’automne de 1875 furent employés par le président en excursions qui étaient pour lui autant d’occasions d’évoquer les souvenirs glorieux du passé, de remettre en mémoire ses services et de réchauffer le dévouaient de ses anciens compagnons d’armes. Tous les discours qu’il prononça eurent une portée politique. Savoir discerner le courant de l’opinion et se faire porter par ce courant, telle a toujours été, pour un candidat à la présidence, la condition essentielle du succès : personne, à cet égard, n’a fait preuve de plus de pénétration et de sagacité que le général Grant.

Une question divise profondément les esprits aux États-Unis, c’est celle du papier-monnaie émis pendant la guerre et auquel on a donné le cours forcé. Faut-il maintenir ce papier-monnaie dans la circulation ou le retirer, conformément à l’engagement qui a été pris par le congres, et revenir aux paiemens en espèces ? Les populations de l’ouest et celles du nord sont à cet égard d’un avis opposé. La guerre civile a donné lieu, dans la vallée du Mississipi, à un mouvement d’affaires prodigieux qui s’est prolongé jusqu’en 1872. Les dépenses du trésor fédéral se sont élevées jusqu’à 3 millions de dollars par jour pour l’alimentation et l’entretien de l’armée. Le ministère de la guerre achetait sans marchander aux producteurs de l’ouest leurs farines, leurs salaisons, leurs cuirs et leurs laines, qu’il payait en assignats. Après la guerre, il a fallu pourvoir pendant plusieurs années à l’entretien des troupes d’occupation, dont l’effectif n’a été réduit que graduellement. Les bénéfices énormes réalisés par les fournisseurs, les entreprises de travaux publics, l’abondance apparente des capitaux produite par les émissions continuelles du trésor fédéral, donnèrent l’essor à une spéculation effrénée qui fit monter le prix de toute chose. Les terres et les produits naturels de l’ouest acquirent une plus-value qui s’accrut en proportion de la dépréciation du papier-monnaie. Cette dépréciation fut pour nombre de personnes la source d’un nouveau profit. Les gens qui avaient contracté des engagemens commerciaux, ou acheté des immeubles à crédit, ou emprunté sur leurs biens, s’acquittèrent en papier au cours légal, tandis qu’ils vendaient leurs denrées à un prix en rapport avec le cours réel des assignats. Abusées par les apparences et ne sachant pas discerner les causes d’une prospérité passagère, les populations agricoles de l’ouest attribuent à l’abondance de la circulation, c’est-à-dire à la diffusion du papier-monnaie : les bénéfices qu’elles ont réalisés. Leur parler de restreindre cette circulation pour revenir aux paiemens en espèces, c’est, suivant elles, vouloir ramener la cherté des capitaux, c’est menacer leurs intérêts d’un coup semblable à celui qui serait porté à l’existence de l’Égypte, si l’on resserrait l’inondation du Nil. Ces populations voient avec surprise et avec appréhension les banques fédérales établies sur leur territoire renoncer, pour retirer leur cautionnement : au droit d’émettre des billets que la stagnation actuelle des affaires laisserait sans emploi ; elles y voient le symptôme d’une concentration des capitaux et des affaires au profit des anciens états. Elles demandent, pour conjurer ce danger, que l’on supprime partout les banques fédérales, qui ont seules le droit d’émission, et que la trésorerie fédérale émette et maintienne dans la circulation autant d’assignats que les besoins du commerce en peuvent exiger. Pour ramener les assignats au pair, il suffira de retirer ses privilèges à l’or, qui sert seul à acquitter les arrérages de la dette publique et qui seul est reçu en paiement des droits de douane. Telle est la thèse des inflationistes, fort nombreux dans le Kentucky, l’Ohio, l’Indiana, l’Illinois, et même dans une partie de la Pensylvanie.

Tout autres sont les sentimens et l’intérêt des populations du nord et de l’est. Les états atlantiques servent d’intermédiaires entre le vieux monde et la vallée du Mississipi. Ce sont eux qui se chargent de vendre en Europe les produits naturels de l’ouest et du sud, et qui approvisionnent ces deux régions des produits manufacturés de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Leur clientèle américaine prétend leur vendre au prix de l’or et leur acheter au prix du papier. Ils sont contraints de faire venir de l’or d’Europe pour acquitter les droits de douane, et de racheter ce même or au trésor fédéral pour se libérer envers leurs créanciers européens. Encore si le cours du papier était constant ; mais la dépréciation des assignats, qui n’avait pas dépassé 8 pour 100 jusqu’en 1872, a presque doublé depuis cette époque : elle oscille entre 13 et 17 pour 100. Or les états atlantiques sont obligés de faire de très longs crédits qui varient de huit à onze mois. Les fermiers de l’Indiana et de l’Illinois ne paient qu’après la moisson du blé et du maïs ; les éleveurs des prairies qu’après l’abatage des bœufs et des porcs, les planteurs qu’après la récolte du coton et de la canne. Qui peut prévoir les variations du papier-monnaie entre l’ouverture du crédit et le règlement des comptes ? L’opération la plus sagement combinée peut être rendue désastreuse par une dépréciation, même momentanée, du papier. La population des états atlantiques, à l’exception des extracteurs de houille et de pétrole de la Pensylvanie, est unanime à considérer le cours forcé comme un obstacle insurmontable au réveil des affaires. Elle est convaincue que la stagnation commerciale, qui pèse si lourdement sur l’Union depuis 1872, ne peut prendre fin que par le retrait des assignats et le retour aux paiemens en espèces.

Il convient de rendre cette justice au président Grant qu’il n’a jamais hésité sur cette question. Il s’est rangé dès le premier jour du côté des véritables principes économiques, et n’a pas contribué médiocrement à entraîner le parti républicain dans la même voie : dans aucun de ses messages il n’a manqué de rappeler au congrès l’engagement pris vis-à-vis des créanciers de l’état, et d’en réclamer l’exécution ; c’est sous la pression de son influence que le congrès a voté, en janvier 1875, un bill qui fixe au 1er janvier 1879 la reprise des paiemens en espèces. Les partisans de la circulation métallique ne pouvaient donc espérer de voir leurs intérêts en de meilleures mains.

Il sut également s’emparer, au profit de sa popularité, d’une autre question qui ne fait que de naître. L’instruction du premier degré n’est donnée, aux États-Unis, que dans les écoles publiques, où l’on apprend à lire dans la Bible, et dont les dépenses sont à la charge des états et des villes. Les catholiques, qui forment aujourd’hui le sixième de la population totale des États-Unis, sont fort nombreux dans le Maryland et dans quelques-uns des états voisins ; ils commencent à demander que les fonds des écoles, au lieu d’être administrés directement par l’État, soient répartis entre les diverses communions chrétiennes, au prorata de leurs adhérens, de façon à permettre à chaque communion d’élever les enfants qui lui appartiennent et de faire marcher l’instruction religieuse de pair avec l’instruction littéraire. Les pétitions adressées en ce sens aux législatures de plusieurs états ont soulevé toutes les défiances des églises protestantes et spécialement de l’église méthodiste, jalouse de tout ce qui pourrait favoriser les progrès du catholicisme.

On objecte que l’adoption d’un pareil système enlèverait aux écoles leur caractère national pour ne développer que l’esprit de secte. Élevés tous ensemble, les enfans se pénètrent du même esprit : ils grandissent dans le même amour du pays, le même attachement à ses institutions, le même respect de ses lois. A changer une organisation consacrée par une heureuse expérience, on risquerait d’affaiblir le lien qui doit unir tous les citoyens d’un même pays, et de détruire l’unité morale de la nation. Les mêmes objections sont opposées aux demandes des citoyens d’extraction allemande. Une pétition, adressée aux commissaires des écoles de New-York, au nom de vingt mille résidens allemands, demandait, il y a quelques mois, que, dans les écoles où les enfans allemands seraient en majorité, l’enseignement de la langue et de la littérature allemandes devînt obligatoire, et occupât le même temps que l’enseignement de l’anglais. Dans les états du nord-ouest, où les Allemands constituent un élément considérable de la population, ils voudraient pouvoir réserver pour des écoles où l’allemand serait la base de l’enseignement, la contribution qu’ils paient au fonds des écoles… Les Américains d’origine, qui ne voient pas sans déplaisir les Allemands se grouper, former des associations particulières, se donner une organisation politique à part, et se faire marchander leurs voix par les deux grands partis politiques, ne peuvent que se montrer hostiles à cette tentative de créer et de perpétuer une nation à part au sein de la patrie commune. Lorsque les Allemands essaieront de transformer en mesures législatives leurs demandes, demeurées jusqu’ici à l’état de simples vœux, on verra bien vite cette question passionner les esprits. Le président n’avait garde de froisser les Allemands, dont les sympathies lui avaient été acquises dans ses deux élections : il n’avait pas les mêmes motifs pour ménager les catholiques, surtout lorsqu’il pouvait réveiller à leurs dépens et faire tourner à son profit les passions religieuses des sectes protestantes.

L’occasion qu’il choisit fut des plus singulières : L’association des officiers et des soldats de l’ouest qui avaient fait partie de l’armée du Tenessee, tint sa réunion annuelle à Desmoynes, petite ville de l’Iowa. Le général Grant accepta d’y assister ; mais au lieu de se borner aux complimens de confraternité que l’objet de la réunion appelait naturellement, il prononça un discours tout politique. Après avoir fait entendre à ses anciens compagnons d’armes qu’il voyait poindre un grand danger pour la patrie, il continua en ces termes : « Tenons la main à ce que pas un seul dollar affecté aux écoles publiques ne soit détourné de sa destination pour subventionner une école sectaire. Déclarons que ni un état de l’Union, ni le pouvoir central ne soutiendront d’autres établissemens que ceux dans lesquels tout enfant peut obtenir l’instruction scolaire sans aucun mélange de doctrine athée, païenne ou sectaire. Laissons l’instruction religieuse aux soins de la famille, et tenons toujours l’église et l’état séparés. Avec ces précautions, je crois que les batailles dans lesquelles a combattu l’armée du Tenessee n’auront pas été livrées en vain. »

Ce discours, que rien n’avait fait prévoir, et que le président répéta presque littéralement en plus d’une occasion, eut un retentissement égal à la surprise qu’il occasionnait. Il devint un des thèmes habituels des journaux qui appuyaient l’administration, et il ne fut pas sans influence sur l’élection qui eut lieu, le 12 octobre, dans l’Ohio. Une importance exceptionnelle s’attachait à cette élection, qui fut une victoire pour la politique financière du président. Les démocrates ne se bornaient pas à présenter, pour le poste de gouverneur, le candidat qui avait triomphé l’année précédente, M. Allen ; ils avaient arboré le drapeau de l’extension du papier-monnaie. L’Ohio était le premier champ de bataille où les deux doctrines économiques se trouvaient aux prises. Si M. Allen l’emportait, la cause de l’inflation en recevrait un essor considérable ; elle dominerait tout l’ouest et jouerait le principal rôle dans l’élection présidentielle. De tous les points du territoire, des personnages politiques vinrent apporter à l’un ou à l’autre des deux partis l’appui de leur influence ou le concours de leur parole. M. Carl Schurz rentra en lice sous le drapeau républicain, et, par son influence sur les électeurs allemands, décida la victoire en faveur de M. Hayes, qui l’emporta de quatre ou cinq mille voix sur M. Allen. Nul ne prévoyait alors les conséquences que cette élection devait avoir en 1870 ; les résultats immédiats étaient déjà considérables. Non-seulement l’Ohio était reconquis par les républicains et devait les aider à reconquérir la Pensylvanie, mais la cause du. papier-monnaie était vaincue dans sa place forte. Le parti démocratique ne pouvait plus songer à s’en faire le défenseur et le porte-drapeau. La défaite était donc définitive, et il était impossible de ne pas reporter une partie de l’honneur de ce succès au président.


II

A mesure que l’ouverture de la session approchait, l’incertitude sur les intentions du président ne faisait que s’accroître ; en même temps, on devait reconnaître que les idées émises par lui gagnaient du terrain dans l’opinion publique. La stagnation persistante du commerce extérieur et les souffrances de l’industrie manufacturière donnaient tristement raison aux défenseurs de la circulation métallique. Quant à la question soulevée par le discours de Desmoynes, elle avait occupé toute la presse religieuse ; la plupart des feuilles protestantes du nord avaient donné leur approbation au discours du président, et plusieurs personnages politiques, parmi lesquels M. Blaine, avaient jugé prudent de se rallier publiquement à la proposition qu’il contenait.

Le message dont il fut donné lecture au congrès, le 5 décembre, était un document sage et mesuré, où rien n’était oublié de ce qui pouvait flatter les opinions et les préjugés du peuple américain. Les rapports des États-Unis avec l’Espagne au sujet de Cuba y étaient exposés avec une modération relative et de façon à rassurer sur le maintien de la paix. On y trouvait également de sages recommandations sur les changemens à apporter dans les lois sur la naturalisation, mais pas un mot qui pût dissiper les incertitudes du pays. En revanche, le président revenait sur les deux questions qui semblaient lui tenir au cœur : la reprise des paiemens en espèces et l’interdiction de tout enseignement religieux dans les écoles publiques ; il demandait même qu’un amendement à la constitution interdît l’attribution d’une subvention à toute école où une doctrine religieuse serait enseignée. L’insistance du président à ramener ces deux questions sur le premier plan ne pouvait recevoir, au dire de ses adversaires, qu’une seule explication : il désirait en faire le champ de bataille de la prochaine élection. On savait qu’il existait dans le Maryland et dans quelques états de l’ouest des associations secrètes où l’on prenait l’engagement de ne porter aucun catholique aux fonctions publiques. Des indiscrétions révélèrent l’existence d’une franc-maçonnerie de formation récente, intitulée : l’Ordre de l’Union américaine, qui avait pour objet de combattre les progrès du papisme et de proscrire tout enseignement religieux des écoles publiques ; cet ordre comptait déjà plus de 70,000 adhérons dans les états de Massachusetts, New-York, New-Jersey, Ohio et Pensylvanie. Une autre association politique, la Ligue de l’Union, par l’organe de son conseil national, réuni à Philadelphie, adhéra à l’amendement que le message proposait d’introduire dans la constitution. Toutes ces associations ne pouvaient que se rallier à la candidature de l’homme qui se faisait le porte-drapeau de leurs idées ; enfin, dans la conférence annuelle du clergé de l’église épiscopale méthodiste, qui venait de se réunir à Boston, l’évêque Haven, qui présidait, s’était prononcé ouvertement en faveur de la candidature du général Grant, et semblait n’avoir trouvé que des approbateurs. On citait plusieurs ministres qui, du haut de la chaire, avaient invité leur congrégation à prier pour la réélection du président.

Aussi la bataille s’engagea-t-elle immédiatement au sein de la chambre des représentans. M. Blaine, qui désirait complaire au président et s’attirer la faveur des protestans zélés, proposa, dès l’ouverture de la session, un amendement à la constitution, qui consistait à ajouter à la section 10 de l’article Ier une clause ainsi conçue : « Aucun état ne pourra, par une loi, donner à aucune religion le caractère d’une église établie, ni interdire l’exercice d’aucune religion ; aucune partie des fonds provenant soit des taxes perçues dans un état pour l’entretien des écoles publiques, soit des dotations constituées au même effet, ne pourra être à la disposition d’aucune secte religieuse ; aucune somme provenant desdites sources ne pourra en aucun cas être répartie entre des sectes ou des dénominations religieuses. » De son côté, M. Randall, qui avait été dans les sessions précédentes le chef du parti démocratique, déposa un amendement à la constitution, portant qu’à partir de la prochaine élection le président exercerait ses fonctions pendant six années, mais que ni le président, ni le vice-président, si celui-ci avait eu à remplir les fonctions de président, ne pourraient être réélus. Cet amendement fut renvoyé au comité de législation, qui lui substitua la rédaction suivante : « Toute personne ayant occupé ou qui occupera à l’avenir le poste de président, cessera d’être éligible à cette fonction. » Ces propositions ne pouvaient venir en discussion qu’après une longue procédure parlementaire, et les démocrates étaient impatiens de faire une manifestation. Un représentant de l’Illinois, M. Springer, proposa à la chambre de déclarer par une résolution que, depuis l’exemple donné par Washington, l’opinion qu’aucun citoyen ne devait être élevé plus de deux fois à la présidence faisait moralement partie de la constitution. Cette proposition, qui visait directement le général Grant, avait aussi pour objet de contraindre les représentans républicains à se prononcer publiquement sur les prétentions présumées du président. Aussi les républicains firent-ils d’inutiles efforts pour écarter ou ajourner la discussion de cette proposition par un rappel à l’ordre du jour : les démocrates avaient la majorité, et ils en usèrent. Il n’y eut point de débat sur la résolution elle-même, qui fut votée par 250 voix, comprenant tous les démocrates et une moitié environ des républicains : 18 représentans seulement, 10 du sud et 8 du nord, votèrent contre ; une vingtaine se tirèrent d’embarras en quittant la salle avant l’appel de leur nom. M. Blaine fut du nombre, faisant voir ainsi à quel point le mécontentement du président lui paraissait redoutable. Cependant le président ne sembla point s’émouvoir de cette démonstration parlementaire ; c’était le peuple, et non les députés, qui disposait de la suprême magistrature.

C’était donc sur l’opinion qu’il fallait agir. Aussi bien les démocrates avaient-ils peu de chose à attendre des voies législatives tant que les républicains, maîtres de la majorité dans le sénat, pourraient faire avorter toute mesure qu’ils jugeraient contraire aux intérêts de leur parti. Les démocrates ne réussirent même pas à faire voter par la chambre un bill d’amnistie qui restituait les droits politiques aux personnes, au nombre d’environ treize cents, qui en étaient encore privées ; ils ne purent, faute de quelques voix, réunir la majorité des deux tiers, qui était nécessaire. Ils avaient repris la rédaction d’un bill présenté à cet effet dans la session précédente par le parti républicain, et qui n’avait pu, faute de temps, être voté définitivement. Les républicains n’hésitèrent pas à se tourner contre leur œuvre, sous prétexte que le bill avait pour but d’amnistier Jefferson Davis et de préparer la rentrée dans la vie publique de l’ancien président des confédérés, de l’auteur principal de la guerre civile, de l’instigateur des massacres d’Andersonville. M. Blaine prononça à cette occasion un discours éloquent, mais d’une violence extrême et calculée, où il prenait à tâche d’évoquer les souvenirs les plus douloureux de la guerre civile et de réveiller toutes les animosités. Il ne manqua point son but, car aucun conseil, aucune instance, ne purent empêcher un représentant de la Géorgie, M. Hill, ancien officier dans l’armée confédérée, de glorifier la cause qu’il avait servie et de diriger contre les populations du nord les accusations les plus outrageantes. On eut beaucoup de peine à arrêter ce débat irritant. L’explosion de colère que le discours de M. Hill souleva dans toute la presse du nord prouva que M. Blaine connaissait bien l’esprit de ses compatriotes, et qu’il avait manœuvré juste, s’il voulait réveiller les haines assoupies et faire de l’élection présidentielle une lutte entre le nord et le sud. Cette affectation de présenter les résultats de la guerre civile comme remis en question par la présence d’une majorité démocratique dans la chambre, ces appels à la vigilance et à la persévérance des défenseurs de l’unité nationale parurent une tactique si habile, qu’un autre candidat à la présidence s’empressa de l’adopter. M. Morton, sénateur de l’Indiana, ayant à faire un rapport sur les conflits qui avaient éclaté dans le Mississipi, prononça contre. le sud un réquisitoire qui remplit deux séances, et dans lequel il présenta les blancs comme étant à l’état de conspiration permanente contre les lois et comme uniquement préoccupés d’exterminer la population de couleur.

Ainsi chacun faisait choix de son terrain. Le président faisait appel au fanatisme religieux. M. Blaine et M. Morton présentaient le triomphe électoral du parti républicain comme indispensable à la consolidation de l’unité nationale et au salut de la race noire. Les républicains libéraux déclaraient lutter contre le despotisme militaire et l’abus du patronage administratif. Les démocrates adoptèrent pour programme la réduction des dépenses publiques, la poursuite et la punition des concussionnaires, la réforme de l’administration fédérale. En majorité dans la chambre des représentans, ils résolurent de réduire considérablement tous les crédits demandés par les ministres : peu importait que le sénat rejetât ou fît échouer la plupart de ces réductions ; les démocrates auraient aux yeux du pays l’honneur d’avoir proposé des économies, et le sénat la responsabilité de les avoir repoussées. Les diverses commissions entre lesquelles la chambre se partagea se mirent aussitôt à l’œuvre pour contrôler, par des enquêtes publiques, l’emploi des budgets antérieurs. On scruta minutieusement la conduite des ministres et de tout l’entourage du président.

C’est par là que le général Grant était vulnérable. L’intégrité personnelle du président est au-dessus de tout soupçon. A quelques écarts que la haine, le ressentiment ou l’esprit de parti aient entraîné certains orateurs et certains journaux, jamais personne n’a cru sérieusement le général Grant capable de tremper dans un trafic honteux, ou de fermer volontairement les yeux sur un acte indélicat ; mais l’amour qu’il a laissé voir pour l’argent, sa faiblesse excessive pour ses proches et le faux point d’honneur qu’il s’est fait de soutenir ses amis envers et contre tous, en attribuant uniquement à l’animosité politique des accusations malheureusement trop fondées, ont mis pendant quelque temps les apparences contre lui et ont autorisé d’injurieux soupçons.

On peut croire que le parti démocratique n’eût pas manqué de distinguer entre le président et son entourage, au lieu de les confondre dans les mêmes attaques, s’il n’avait cru combattre dans le général Grant le plus redoutable des candidats au pouvoir. On remontait au contraire jusqu’aux premiers jours de son administration pour rappeler les actes de népotisme qui lui avaient été reprochés, — les emplois lucratifs qu’il avait distribués entre ses beaux-frères, ses parens et ses amis particuliers, le ressentiment qu’il avait témoigné contre le commissaire des terres publiques, Joseph Wilson, pour avoir repoussé une réclamation de la famille de Mme Grant, et la brusque retraite de ce fonctionnaire éminent, — l’opiniâtreté avec laquelle il maintenait, malgré un vote du congrès, son beau-frère Casey dans îles fonctions de receveur des douanes à la Nouvelle-Orléans, — la tentative qu’il avait faite pour rendre l’administration du district de Columbia à son ami Alexandre Shepherd, obligé de se retirer devant un vote des deux chambres après avoir compromis les finances du district par des dépenses et par des emprunts non autorisés. On rapprochait ces faits des révélations qui venaient de déterminer la retraite de M. Delano, parent éloigné du président et ministre de l’intérieur depuis cinq années. Jamais fraude plus audacieuse n’avait été commise. Les agens des bureaux indiens, qui relevaient du ministère de l’intérieur, faisaient cultiver par les Indiens les terres mises en réserve : les terres appartenaient à l’état, la main-d’œuvre était payée par lui, les semences étaient fournies par lui ; les produits devaient lui appartenir. Cependant ces produits, blé, maïs, pommes de terre, étaient vendus à l’état par des prête-nom à beaux deniers comptans, et, au lieu d’être distribués gratuitement aux Indiens pendant la saison rigoureuse, ils servaient à payer à ceux-ci le travail qu’ils exécutaient sur les terres publiques, et pour lequel on leur remettait des bons payables en argent. Ces fraudes, qui nécessitaient une falsification continuelle des écritures de toutes les agences, se pratiquaient depuis si longtemps, sur une si large échelle, et donnaient à leurs auteurs de si énormes profits, que cette longue impunité ne pouvait s’expliquer que par la complicité ou la complète incapacité de l’administration de l’intérieur. L’effet de ces révélations qui se produisirent dans l’automne de 1875, et qui furent appuyées de preuves et de témoignages irrécusables, fut si accablant, que le ministre ne voulut point attendre la réunion du congrès, et envoya sa démission au président. Celui-ci, au lieu de l’accepter avec empressement, voulut d’abord la refuser, et finit par écrire à M. Delano une lettre où il lui exprimait ses regrets de la détermination qu’il avait prise, et lui prodiguait les assurances les plus affectueuses. On s’étonna de cette lettre inutile ; on s’étonna plus encore de voir donner pour successeur à M. Delano l’ex-sénateur Zachariah Chandler, dont le nom avait figuré d’une façon fâcheuse dans les enquêtes relatives au crédit mobilier américain et au chemin de fer du Pacifique.

Un scandale qui atteignait plus directement le président éclata dès les premiers jours de la session. Au nombre des principales sources de revenu que les précédens congrès avaient créées figurait un droit considérable sur le whiskey et tous les spiritueux. Ce droit n’avait guère donné que le quart du produit que l’on en attendait, et il avait été élevé de 50 pour 100, sans que la recette eût sensiblement augmenté. Ce mécompte ne pouvait être attribué au ralentissement de la consommation par suite d’un renchérissement excessif des spiritueux. Il était manifeste que la consommation n’avait pas diminué : les spiritueux se vendaient partout au même prix qu’avant l’établissement de l’impôt ; le whiskey notamment se vendait en gros à un prix inférieur au montant du droit qu’il avait dû acquitter au sortir de la distillerie. La fraude pouvait seule expliquer un pareil fait, et une fraude si générale et sur une échelle si gigantesque qu’il fallait que l’administration en fût complice. M. Bristow, nommé secrétaire de la trésorerie, c’est-à-dire ministre des finances, en 1874, voulut avoir la clé de ce mystère. Une enquête, conduite dans le plus grand secret par des agens de confiance, lui fit acquérir la certitude que le trésor public était victime d’une vaste association de fraudeurs, dont les chefs occupaient des emplois élevés dans l’administration des finances et se croyaient assurés de l’impunité par leurs relations avec des personnages puissans. Les agens des finances traitaient directement avec les distillateurs ; tantôt les chefs d’établissement donnaient à des prête-nom qu’on leur désignait, des actions ou des parts d’intérêts, et alors une distillerie fonctionnait nuit et jour, sans que le fisc parût en soupçonner l’existence ; tantôt ils prenaient une sorte d’abonnement, et, moyennant une somme déterminée dont la moindre partie était versée au trésor, l’établissement pouvait livrer à la consommation des quantités illimitées de spiritueux. Les employés des finances qui voulaient faire leur devoir étaient impitoyablement destitués ; les autres recevaient des gratifications proportionnelles à leur grade. Aucun distillateur ne pouvait se refuser au marché qui lui était proposé ; les droits lui eussent été appliqués dans toute leur rigueur, et il eût été écrasé par la concurrence des établissemens voisins.

Avant de faire usage des révélations qu’il avait obtenues et de saisir les tribunaux, M. Bristow crut devoir remettre au président une note confidentielle. Il y faisait connaître le préjudice causé au trésor et la nécessité de l’arrêter ; il y exprimait aussi l’appréhension que les investigations de la justice n’aboutissent à mettre en cause des personnes haut placées et ne jetassent ainsi un nouveau discrédit sur le parti républicain. Le président retourna le mémoire à M. Bristow, après avoir écrit en marge : « qu’aucun coupable n’échappe si la loi peut l’atteindre. » M. Bristow instruisit alors le président de la marche que les conseils judiciaires de la trésorerie comptaient suivre ; il convint avec lui de déplacer, par des changemens de résidence, avant l’ouverture des procédures, la plupart des inspecteurs-généraux de district (supervisors), afin que ceux d’entre eux qui pouvaient être coupables fussent hors d’état d’avertir et de protéger leurs subordonnés. Les lettres contenant les nouvelles nominations étaient parties, lorsque le président, de sa seule autorité, télégraphia aux inspecteurs-généraux de demeurer à leur poste. Il en donna pour raison à son ministre que des élections allaient avoir lieu en automne et que l’influence de ces inspecteurs-généraux sur leur personnel pouvait être utile au parti républicain. C’est ainsi que dans l’esprit du président l’intérêt de son parti se confondait avec l’intérêt public, si même il ne le primait pas. Les poursuites furent différées, des indiscrétions furent commises et l’éveil donné aux coupables. Néanmoins Avery, chef de division à la trésorerie, Mac-Donald, inspecteur-général du district du Missouri, nommé à ce poste en 1869 par le président, malgré les représentations des deux sénateurs du Missouri, Joyce, receveur des contributions du district, et un certain nombre de distillateurs, traduits devant le jury du Missouri, à Saint-Louis, furent condamnés à l’amende et à l’emprisonnement. La procédure était dirigée par le procureur du district, M. Dyer, et l’avocat de la trésorerie était un ancien sénateur du Missouri, M. Henderson, dont le réquisitoire fit sensation. Les débats avaient révélé qu’une instruction avait été commencée contre les prévenus par un des commissaires de la trésorerie, M. Douglas, mais qu’elle avait été abandonnée sur une lettre écrite par le général Babcock, secrétaire particulier du président et chef de son cabinet. M. Henderson s’éleva contre la conduite de M. Douglas, qu’il taxa de déplorable faiblesse, et il continua en ces termes :


« Douglas ne devait tenir aucun compte des ordres, ni du président, ni de Babcock, ni d’aucun autre. Il devait s’en tenir à son devoir, qui était tracé par la loi, ou résigner ses fonctions. Il serait à désirer que nos fonctionnaires eussent un peu plus de cette fière indépendance que montraient les fonctionnaires d’autrefois. Pourquoi ne quittent-ils pas leurs places, dès qu’ils ne peuvent plus les garder avec honneur ? Combien de temps croira-t-on encore que le fonctionnaire est l’esclave de celui qui lui a donné sa place ? Nous aurions peu gagné à abolir l’esclavage, si le noir n’avait été libéré que pour charger de chaînes le fonctionnaire blanc. Une belle parole de Henry Clay : « mon devoir avant la présidence, » vaut mieux que toutes les tirades libérales de notre époque. Douglas a cédé : il était honnête, je le crois, mais il était pauvre. Il a eu peur de perdre sa place s’il n’obéissait pas à ceux qui avaient le pouvoir en mains. » Ces paroles, publiées par tous les journaux, produisirent une telle sensation que le président s’en émut. Il en fit demander le teste authentique par l’avocat-général Pierrepont, et, après en avoir pris connaissance, il s’en déclara offensé et exigea que M. Henderson cessât immédiatement d’être l’avocat de la trésorerie. Cette mesure, prise après un intervalle de huit jours, fut considérée comme un acte de vengeance, parce que le grand jury du Missouri, sur les conclusions de Dyer et d’Henderson, avait rendu, le jour même de la réunion du congrès, un arrêt de mise en accusation contre le général Babcock, pour complicité avec les hommes qui venaient d’être condamnés. Au renvoi d’Henderson le président ajouta une autre faute : il nomma une cour martiale, composée de trois officiers généraux, pour examiner la conduite du général Bancock, décida la réunion immédiate de cette cour à Chicago, et prescrivit qu’on lui envoyât toutes les pièces de l’instruction. On vit dans cette mesure une tentative pour soustraire Babcock à la justice civile et le faire acquitter par un tribunal plus complaisant. Les magistrats du Missouri refusèrent de se dessaisir d’aucune pièce, ils offrirent seulement d’envoyer copie du dossier à la cour martiale ; mais celle-ci refusa de siéger en déclarant ne pouvoir s’occuper d’une affaire dont la justice ordinaire était déjà saisie par un arrêt de renvoi régulier.

Le général Babcock fut donc obligé de fournir caution et de comparaître devant les assises du Missouri. Ce procès fut, pendant tout le mois de février 1876, l’unique sujet de toutes les conversations. L’accusation produisit une correspondance télégraphique en chiffres échangée entre Babcock d’un côté, Mac Donald, Joyce et Avery de l’autre, au moment où les coupables avaient pris l’éveil. Il semblait en résulter que Babcock les avait tenus au courant des décisions prises par le gouvernement de Washington et avait fait des démarches dans leur intérêt. Dans quelques dépêches, il était question de remises d’argent faites à Babcock. L’interprétation la plus favorable que l’on put donner à cette correspondance et aux démarches qu’elle constatait, c’était que Babcock, lié d’aminé avec les trois condamnés, n’avait pas cru à leur culpabilité et les avait regardés comme les victimes de quelque dénonciation calomnieuse. En tout cas, on était obligé d’admettre que l’excès de l’amitié lui avait fait dépasser toutes les limites de la prudence et lui avait fait oublier la réserve que lui imposait sa situation confidentielle auprès du chef de l’état. Deux incidens se produisirent dans le cours des débats. Le président se fit assigner comme témoin à décharge, et, comme il ne pouvait quitter Washington pendant la session du congrès, il déposa devant une commission rogatoire. Cette déposition ne fut qu’un long et chaleureux panégyrique de Babcock, en qui le président exprimait la plus entière confiance. Le second incident fut la publication dans un journal de Chicago, en relations, avec Babcock, d’une circulaire de l’avocat-général Pierrepont aux procureurs de district, pour leur rappeler que l’impunité n’était pas acquise de droit aux fraudeurs qui dénonceraient leurs complices ou viendraient témoigner en justice des faits de fraude auxquels ils auraient pris part. On accusa l’avocat-général d’avoir rédigé et fait arriver cette circulaire à la publicité pour intimider les témoins qui auraient pu déposer contre Babcock. M. Pierrepont écrivit aux journaux que sa circulaire, rédigée d’accord avec le président, était purement confidentielle, qu’en dehors des exemplaires expédiés à destination, une seule copie en avait été faite, que cette copie avait été remise sur le bureau du président, et qu’il ne s’expliquait pas la publication si prompte de ce document dans un journal. Babcock se reconnut plus tard l’auteur de cette publication, que ses conseils judiciaires avaient jugée utile à sa défense, mais il n’expliquait point comment le document était arrivé entre ses mains.

Malgré les charges qui pesaient sur lui, malgré le fait avéré qu’il n’avait mis sous les yeux du président aucune des nombreuses lettres dans lesquelles des personnages considérables, des sénateurs, des représentans avaient signalé les concussions effrontées, de Mac-Donald et de Joyce, Babcock fut acquitté, le président des assises ayant fait observer au jury que la matérialité des faits n’était pas établie : à savoir que les sommes reçues par Babcock provinssent d’une source illicite, et que lui-même eût connaissance directe des concussions auxquelles se livraient les hommes dans l’intimité desquels il vivait. Cet acquittement causa quelque surprise, mais on s’étonna surtout de ce que le général, contrairement à ce qu’il avait annoncé, ne provoquait pas la nomination d’un jury d’honneur pris parmi les officiers-généraux de l’armée, et auquel il pût donner les explications que ses conseils judiciaires avaient refusées devant la cour d’assises. On fut également surpris du temps qui découla avant que la démission de Babcock fût acceptée : le président résistait, en répétant qu’il n’était pas dans ses habitudes : de déplacer les gens quand ils étaient au feu. En retirant à Babcock les fonctions de chef de son cabinet, il lui fît conserver la direction des travaux publics du district de Colombie, et par conséquent de Washington. Il ne devait pas tarder à se repentir de cette faiblesse.

On était arrivé aux premiers jours de mars ; depuis trois mois, les comités de la chambre poursuivaient leurs investigations sur toutes les parties des services publics ; les résultats de cette laborieuse enquête allaient éclater comme autant de coups de foudre. On n’était pas encore remis de l’impression produite par l’acquittement de Babcock, qu’un rapport du comité de la guerre proposait à la chambre la mise en accusation du ministre de la guerre, le général Belknap, pour concussion.

L’armée des États-Unis, dont la principale fonction est de surveiller et de contenir les tribus indiennes, est répartie presque tout entière entre des forts et des campements situés à l’extrême frontière, fort en avant des territoires habités. Les troupes y manqueraient de tout, si des commerçans entreprenans ne traverseraient ces solitudes pour venir vendre aux officiers et aux soldats tout ce dont ils peuvent avoir besoin. La désignation des commerçans autorisés à vendre aux soldats appartenait autrefois à l’officier commandant. Depuis 1870, en vertu d’une décision du général Belknap, le droit de vendre dans chacun des postes militaires constituait un privilège dont le titulaire devait être désigné par le ministre de la guerre. Cette décision avait créé un certain nombre de petits monopoles qui avaient été distribués à des amis ou des protégés du général Belknap, du général Babcock ou d’Orville Grant, frère du président. L’un des plus lucratifs était le privilège du fort Sill, où il y avait toujours en garnison un régiment d’infanterie et un régiment de cavalerie. Ce privilège avait été accordé, par l’influence de la femme du ministre, à un certain Marsh de New-York qui n’en avait jamais usé lui-même. Il en avait laissé l’exploitation à Evans, le négociant qui depuis longues années approvisionnait le fort Sill, à la condition d’une remise sur les bénéfices, qui avait été fixée à forfait à 12,000 dollars par an. Devant le comité de la chambre, Marsh confessa qu’il remettait la moitié de cette somme au ministre de la guerre. Appelé devant le comité, le général Belknap fit un aveu complet, et, uniquement préoccupé de sauver sa jeune et charmante femme, il demanda avec larmes, pour prix de sa franchise, d’être seul compris dans l’instruction. Au sortir de cette séance, Belknap se rendit chez le président pour lui faire connaître ce qui venait de se passer, et déposer sa démission entre ses mains. Non-seulement le président remit immédiatement à Belknap une lettre par laquelle il acceptait, avec regret, sa démission, mais sur l’heure il informa la chambre qu’il avait accepté la démission du ministre de la guerre et que celui-ci avait cessé toute fonction. Ce message parvint à la chambre avant qu’elle eût pu voter la mise en accusation, et il causa une vive irritation. On y vit, en effet, comme dans la nomination de la cour martiale dans l’affaire de Babcock, un expédient pour sauver un coupable des rigueurs de la loi. Belknap, une fois sa démission acceptée, cessait d’être fonctionnaire public ; or la chambre ne peut frapper d’impeachment, et le sénat ne peut juger que des fonctionnaires publics. D’un autre côté, les tribunaux ordinaires ne sont pas aptes à connaître des actes qui donnent ouverture à un impeachment. Il n’y avait donc plus de juridiction devant laquelle on pût demander compte à Belknap de sa conduite. La chambre, après avoir discuté longuement cette question de droit, n’en vota pas moins le bill de mise en accusation, mais l’événement devait prouver que, si le président avait voulu sauver Belknap d’une condamnation, il avait manœuvré juste.

Ce fut ensuite le tour du ministre de la marine. M. Robeson était très lié avec les deux frères Cattell. L’aîné était sénateur, mais avait conservé un intérêt dans la maison de commerce Cattell et Cie, que le cadet dirigeait. Cette maison, qui était peu importante et n’avait qu’un faible capital, n’avait jamais fait d’affaires avec le ministère de la marine avant que M. Robeson en prît la direction. Elle eut immédiatement une petite fourniture, et son crédit au ministère parut si fortement établi, que toutes les maisons qui avaient l’habitude de faire des fournitures pour la marine fédérale se crurent obligées de lui payer des commissions considérables. Le chef d’une grande maison qui fournissait depuis près d’un demi-siècle les bois de chêne que la marine employait, confessa qu’il avait payé 50,000 dollars à la maison Cattell et Cie pour conserver cette fourniture. Le comité de la chambre évaluait à 300,000 dollars les sommes ainsi obtenues par la maison Cattell. Le chef de la maison avouait un bénéfice de 235,000 dollars, et 70,000 dollars avaient été prélevés par le sénateur pour sa part. Les livres de la maison ne portaient au compte des bénéfices que 180,000 dollars : où était passée la différence entre 180,000 et 235,000 ? Cattell jeune déclarait que la mémoire lui faisait complètement défaut : il avait tenu note des sommes à lui remises sur des feuilles volantes qu’il avait détruites quand le chiffre définitif de 180,000 dollars avait été inscrit au bilan de la maison.

Or le ministre de la marine avait un compte ouvert dans les livres de la maison Cattell : il en résultait que la maison avait payé 13,000 dollars pour une villa et un terrain acquis en son nom à Long-Branch, près de New-York, qu’elle lui avait avancé sans intérêts 7,000 dollars, et enfin qu’elle lui avait remis 8,000 dollars pour des raisons politiques (for political purposes), c’est-à-dire pour être appliqués par lui aux dépenses électorales du parti républicain. Il existait en outre, entre le sénateur Cattell et le ministre, un compte particulier, auquel la maison était étrangère, et il résultait des livres de la Camden-bank qu’environ 50,000 dollars y avaient été versés au crédit de M. Robeson, soit par le sénateur, soit par les correspondans ordinaires de la maison Cattell. Le ministre de la marine n’expliquait ces mouvemens de fonds que par une spéculation sur les terrains de Long-Branch qu’il aurait entreprise de concert avec les Cattell, et prétendait avoir ignoré de la façon la plus complète les rapports de cette maison avec les fournisseurs ordinaires de la marine. Il avait à se défendre contre un reproche encore plus grave.

En septembre 1873, une panique commerciale avait éclaté soudainement aux États-Unis. Elle avait déterminé la faillite d’une maison qui faisait un chiffre d’affaires colossal, la maison Jay Gould et Cie dont la chute avait entraîné celle d’une foule de maisons de second ordre et donné à la crise les proportions d’un désastre. M. Robeson avait retiré à la maison Baring, de Londres, les fonctions d’agens financiers de son ministère en Europe, et choisi en leur place MM. Jay Gould Mac Culloch et Cie, qui étaient à Londres les correspondais, ou plutôt un dédoublement de la maison américaine. Jay Gould et Cie avaient suspendu leurs paiemens le 18 septembre ; le 16, M. Robeson avait donné des ordres pour qu’on expédiât d’urgence à Londres, à Jay Gould Mac Culloch et Cie, 1 million de dollars à valoir sur les paiemens qu’ils auraient à faire pour la marine ; il était allé voir le ministre des finances et le président lui-même pour lever toute objection et assurer l’envoi immédiat des fonds. Cet envoi n’était pas commandé par les besoins du service, puisque la marine était déjà en avance de plus d’un million de dollars, et il avait si bien pour objet de venir en aide aux deux maisons et de leur procurer les moyens de se soutenir, que le ministre fit fournir au payeur-général de la marine tous les fonds nécessaires aux paiemens à effectuer en Europe, comme si Jay Gould, Mac Culloch et Cie n’avaient pas eu dans leurs caisses près de 14 millions de francs appartenant au gouvernement des États-Unis. La maison américaine n’avait pu se relever, et la maison de Londres, après une lutte de quelques mois, avait dû se mettre en liquidation. Le ministre s’était fait remettre, comme couverture de ses envois de fonds, des valeurs pour près de 2 millions de dollars, dont la réalisation se poursuivait graduellement ; mais à l’heure où l’enquête révélait ces faits, la caisse de la marine avait encore 600,000 dollars à recouvrer. Ce qui aggravait la position du ministre, c’est qu’il avait excédé son droit et contrevenu à une loi précise en confiant les fonds de la marine à Jay Gould, Mac Culloch et Cie sans demander l’approbation du sénat.

Un autre comité de la chambre avait ouvert une enquête sur l’administration des bureaux indiens. Les révélations dont l’éclat avait déterminé la retraite de M. Delano se trouvèrent confirmées et dépassées. Il fut établi que les licences pour commercer avec les tribus indiennes de chaque bureau avaient été l’objet du même trafic que les privilèges pour les postes militaires. Partout on retrouvait » comme associés des titulaires, ou Orville Grant ou quelqu’un de l’entourage du président, Tous les titulaires reconnurent en outre qu’en 1872 ils avaient été taxés à des sommes variant de 1,000 à 10,000 dollars, qu’ils avaient dû verser à un fonds commun destiné à assurer la réélection du président Grant. Il n’était point de fournisseur du gouvernement qui n’eût été obligé d’en faire autant. Enfin on découvrit qu’une somme de 30,000 dollars avait été prélevée à la même époque sur les fonds secrets, et envoyée, par ordre, du président, à l’inspecteur des listes électorales à New-York, Davenport, qui en avait donné un simple reçu, et en avait fait un emploi facile à deviner. La chambre, sur la proposition de son comité, adopta deux bills, dont le premier avait pour objet d’enlever au ministère de l’intérieur la direction des bureaux indiens pour la faire passer au ministère de la guerre, ou plutôt aux commandans militaires des frontières, et dont le second mettait au rang des délits et punissait de l’amende et de la prison le fait d’exiger, en vue des élections, une contribution de toute personne en rapport, à un titre quelconque, avec le gouvernement.

On n’était pas au bout de ces révélations, qui montraient l’administration américaine sous un jour aussi inattendu. Un agent congédié de la police secrète, nommé Bell, vint déclarer à un des comités de la chambre qu’il s’était fait attacher aux bureaux de M. Dyer, procureur du district du Missouri, pour aider à la découverte des fraudes commises contre le trésor, et qu’il avait profité de cette situation pour copier le dossier formé contre Babcock, et qu’il avait remis cette copie aux conseils judiciaires de l’accusé. Il prétendait avoir eu une mission du président et de l’avocat-général ; il avait eu probablement pour unique mobile de se faire bien venir des protecteurs de Babcock et d’être largement payé. Un autre agent de la police secrète vint raconter à son tour, au sujet du général Babcock, une histoire qui laisse derrière elle les inventions les plus extraordinaires d’Edgar Poë. Un comité du congrès avait voulu, en 1874, se rendre compte des dépenses extravagantes qui avaient été faites à Washington, sous prétexte de travaux d’embellissement, et exigé la production des livres qui contenaient le détail de la dépense. Un des habitans de Washington qui s’étaient dévoués à la défense des intérêts municipaux, M. Alexander, n’eut pas de peine à démontrer au comité que les livres produits n’étaient qu’un tissu de faux, et ne relataient exactement ni les prix réellement payés, ni les métrés des ouvrages réellement exécutés. Si M. Alexander disait vrai, M. Shepherd, directeur de l’administration du district de Colombia, le général Babcock, surintendant des travaux publics, les ingénieurs sous leurs ordres et les entrepreneurs avaient dû tous tremper dans un complot pour dépouiller le trésor public ; mais on ne pouvait en acquérir la preuve que par une vérification minutieuse de tous les travaux depuis leur origine. À ce moment, le bruit se répandit un matin dans Washington que, la nuit précédente, des malfaiteurs s’étaient introduits chez M. Harrington, procureur du district, avaient forcé son coffre-fort et en avaient enlevé des registres et des papiers ; mais M. Alexander déposa qu’un homme qui ne s’était pas fait connaître était venu lui dire en confidence que les registres véritables des travaux de Washington étaient cachés chez le procureur du district, et que, telle nuit, on les lui apporterait. La nuit du crime, on avait en effet sonné aux deux entrées de sa maison ; mais, ayant déjà repoussé l’offre anonyme qui lui avait été faite de lui procurer ces livres contre une somme d’argent, et peu soucieux de tremper dans une affaire douteuse, il s’était gardé d’ouvrir. Il supposait qu’on avait voulu le compromettre pour détruire l’autorité de son témoignage. Les livres qui lui auraient été remis, et qui n’étaient assurément pas les véritables, auraient servi à l’accuser d’avoir été l’instigateur du crime commis chez le procureur du district. Comment la police, si active à Washington, n’avait-elle rien su, rien vu, rien entendu ? Qui avait éloigné, cette nuit, les surveillans ordinaires du quartier ? Une instruction avait été commencée contre le procureur fédéral, mais elle avait été suspendue par l’influence de Babcock et des autres amis d’Harrington, qui avait reparu à la présidence, dont il était un des visiteurs les plus assidus. Néanmoins on avait jugé prudent, pour faire tomber cette affaire dans l’oubli, de l’éloigner de Washington. Maintenant un ancien agent de la police secrète venait se déclarer l’auteur de l’effraction commise dix-huit mois auparavant. Il racontait ce qui s’était passé, et prétendait avoir reçu ses instructions de Babcock et d’Harrington lui-même. Le colonel Whitley, qui était chef de la police secrète à l’époque où les faits s’étaient passés, confirmait ce témoignage. Babcock, sans spécifier ce dont il s’agissait, lui avait demandé deux hommes de résolution et d’énergie pour un coup de main. Les deux auteurs de l’effraction avaient été mis à sa disposition, et l’un des deux avait été appelé tout exprès de New-York. Un nouvel arrêt de renvoi devant les assises fut immédiatement rendu contre Babcock et Harrington.

Ainsi chaque jour amenait, avec un nouveau scandale, un nouveau sujet d’attaques contre le président et son entourage. Le général Grant ne voyait plus autour de lui que des accusés ou des suspects ; les journaux républicains essayaient à peine de le défendre, et la violence de la presse démocratique ne connaissait plus de bornes : il semblait que tout souvenir de ses services fût sur le point de s’effacer. Le président en fut vivement affecté : sa santé s’en altéra, et, pendant une indisposition qui le confina dans la chambre pour quelques jours, il prit une résolution définitive. Sous prétexte de s’entretenir de la situation des états du sud, il fit venir un homme de couleur fort intelligent, M. Haralson, représentant de l’Alabama. M. Haralson était l’un des dix-huit représentans qui avaient voté contre la motion de M. Springer, et il se montrait ouvertement favorable à la réélection du président. Quelle ne fut pas sa surprise de voir le général Grant amener la conversation sur la prochaine élection, et parler de M. Conkling, sénateur de New-York, comme du meilleur successeur que le parti républicain pût lui donner. M. Conkling, disait le général Grant, avait une réputation d’intégrité au-dessus de toute atteinte ; il avait de grands talens et il avait montré au parti une fidélité à toute épreuve : on ne l’avait vu faillir ou même hésiter en aucune occasion. Répondant à une question précise de M. Haralson avec une égale précision, le général Grant déclara catégoriquement que le parti républicain devait prendre M. Conkling pour candidat à la présidence.

On n’a point de tels entretiens pour qu’ils soient tenus secrets : il suffit à M. Haralson de raconter confidentiellement cette conversation à deux ou trois journalistes pour qu’on sût immédiatement d’un bout de l’Union à l’autre que le président ne songeait plus à une réélection. On eut, quelques jours après, la confirmation officielle de la détermination du général Grant. La chambre des représentans, dans une intention transparente, avait voté la réduction à 25,000 dollars, à partir de 1877, du traitement du président, qui avait été porté à 50,000 en 1871. Le sénat ayant accepté ce bill, le président le frappa de son veto dans les vingt-quatre heures. En le retournant au congrès, le président invoquait le sentiment de dignité qui ne lui permettait pas de sanctionner une atteinte à la première magistrature du pays, et il rappelait avec une sanglante amertume les votes successifs par lesquels les représentans avaient transformé l’indemnité de route qui leur était accordée en un traitement considérable ; mais toute l’importance du message était dans la phrase par laquelle le président se déclarait « personnellement désintéressé dans la question. »

Ainsi, le président se reconnaissait vaincu. En se retirant de la lice électorale, il acceptait la condamnation que l’opinion publique et le congrès avaient portée contre son administration.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1872, l’Élection présidentielle aux États-Unis, par M. Ernest Duvergier de Hauranne.