La Crise italienne et la Loi de sureté publique

La crise italienne et la loi de sûreté publique
Alcide Ebray

Revue des Deux Mondes tome 158, 1900


LA CRISE ITALIENNE
ET
LA LOI DE SÛRETÉ PUBLIQUE

Le décret-loi italien du 22 juin 1899, qui a mis en vigueur, de la manière extra-parlementaire et anormale que nous indiquerons plus loin, un ensemble de mesures de sûreté publique, a marqué le point d’aboutissement d’une crise politique et parlementaire dont les premiers symptômes se sont manifestés au début de 1898. Il a été, en outre, le point de départ d’une nouvelle crise politique dont il est encore impossible de prévoir le développement. Quand ce ne serait qu’à ce point de vue purement italien, le décret-loi mériterait déjà de fixer l’attention. Mais il présente un autre intérêt, d’un ordre plus général. Les mesures de sûreté publique qu’il prétendait rendre applicables, — relatives au droit d’association et de réunion, à la protection des services publics et à la presse, — sont de celles qui préoccupent tous les gouvernemens, en sorte que l’opinion du monde politique, dans les pays étrangers, ne saurait rester indifférente aux débats et aux discussions qui se sont poursuivis, de longs mois durant, chez nos voisins, et qui viennent de reprendre. Enfin, les passions qu’a soulevées, en Italie, le fameux décret-loi, avaient une troisième raison d’être : à savoir, un point de droit constitutionnel très délicat, qui a divisé la Cour de cassation elle-même, et qui a fini par être résolu de telle manière, que le ministère Pelloux est aujourd’hui convaincu d’avoir, involontairement, violé la Constitution à partir du 20 juillet 1899, date de l’entrée en vigueur dudit décret-loi, jusqu’au 20 février 1900, date à laquelle la première section de la Cour de cassation a déclaré que les prescriptions qui y sont contenues avaient été indûment appliquées.


I

Dès le début de l’année 1898, des troubles se produisaient dans plusieurs parties du royaume, présentant d’abord un caractère anodin, puis s’aggravant brusquement, au point de prendre les allures de mouvemens insurrectionnels. Un moment vint où presque tout le pays fut en état d’effervescence. Cette situation avait une double cause. Le malaise économique dont l’Italie souffre depuis plusieurs années en était la cause première, surtout dans les provinces du Sud et du Sud-Est, plus complètement appauvries ; mais, d’autre part, il était évident que les partis révolutionnaires exploitaient cette situation économique pour faire de la propagande en faveur de leurs théories. On s’en rendit compte lorsque, dans les premiers jours du mois de mai, l’agitation atteignit son point culminant à Milan. Pendant plusieurs jours, cette grande et opulente cité, qui ne souffrait pourtant pas, comme les campagnes, de la crise économique, fut presque à la merci des socialistes et des anarchistes, qui y exercèrent une véritable domination, après que l’émeute, plus sanglante et plus grave que partout ailleurs, eut réduit un moment à l’impuissance les autorités régulières.

Avant l’insurrection de Milan, le marquis di Rudini, président du Conseil, avait eu recours à un double moyen pour ramener un peu de tranquillité dans le pays. Reconnaissant que la misère était la cause principale des troubles, il avait essayé de l’atténuer par des mesures économiques, dont la plus radicale avait été la diminution des droits d’entrée sur les blés. Cette concession faite, il s’était senti d’autant plus à l’aise pour procéder avec rigueur contre les perturbateurs. Quand des troubles un peu sérieux éclataient dans une localité quelconque, il y faisait proclamer l’état de siège. C’est ainsi qu’on procéda jusqu’au mois de mai. Cependant, l’insurrection de Milan ayant fait apparaître le danger sous un jour beaucoup plus menaçant, on estima, dans les milieux officiels, que les palliatifs ne suffisaient plus, et qu’il fallait s’adresser au Parlement pour obtenir de lui des moyens plus efficaces. Telle fut l’origine de la législation de sûreté publique qui fait l’objet de cette étude. Mais cette œuvre difficile devait se heurter à des complications multiples. La première fut une double crise ministérielle, qui se produisit dans l’espace d’un mois. Le ministère di Rudini, qui était au pouvoir depuis le mois de décembre précédent, n’était pas unanime sur ce qu’il y avait lieu de faire, tout en l’étant sur la nécessité de faire quelque chose. Ce gouvernement, qu’on avait été obligé de recruter, par suite des nécessités parlementaires, dans des partis et des groupes disparates, était divisé entre deux tendances opposées : celle que représentait le marquis Visconti-Venosta, membre de la Droite, et celle de M. Zanardelli, de la Gauche avancée. Or, un point assez délicat allait mettre en conflit ces deux tendances extrêmes. Nous voulons parler de l’attitude du clergé pendant les troubles, en particulier à l’occasion de l’insurrection de Milan. Le Quirinal reprochait au Vatican d’avoir favorisé les menées révolutionnaires, par esprit d’hostilité contre la Couronne, et l’on put assister au spectacle étrange de prêtres comparaissant devant les conseils de guerre côte à côte avec des socialistes avérés. Nous n’avons pas à nous prononcer ici sur ce différend, mais simplement à le mentionner, puisqu’il devait avoir des conséquences importantes. En effet, M. Zanardelli et ses amis radicaux voulaient que les lois projetées atteignissent surtout le Saint-Siège ; on a même assuré qu’ils désiraient toucher à la loi des Garanties. Au contraire, M. Visconti-Venosta et ses amis conservateurs ne voulaient pas qu’on inquiétât le Vatican, et réservaient toutes leurs rigueurs pour les socialistes et les révolutionnaires. Cette divergence de vues réduisant le ministère à l’impuissance, M. Visconti-Venosta mit fin à cette situation en donnant sa démission, sur quoi le ministère tout entier se retira, le 28 mai. M. di Rudini, chargé par le roi de reconstituer le cabinet, élimina de sa combinaison les tendances extrêmes, en laissant de côté MM. Visconti-Venosta et Zanardelli. Le Ier juin, il parvint à mettre debout un cabinet un peu plus homogène que le précédent.

Le nouveau ministère se présenta au Parlement, le 16 juin, avec les projets de loi attendus. Fidèle à sa tactique antérieure, son chef faisait figurer dans son programme des mesures économiques, destinées à atténuer la misère, et des mesures répressives visant la propagande subversive. Ces dernières se subdivisaient elles-mêmes en deux catégories, comprenant : 1° des mesures urgentes et temporaires en vue du maintien de l’ordre public ; 2° des projets de loi d’ordre général devant avoir un caractère définitif, sur la protection des services publics, sur la presse, sur le droit de réunion et d’association, sur l’instruction publique, sur la « militarisation » du personnel de certains services publics. De cet ensemble de projets répressifs, les premiers devaient être l’origine de la législation provisoire de 1898-1899 ; les seconds, celle de la législation définitive, ou censée telle, mise en vigueur par le décret-loi.

Cependant, malgré l’émotion causée par les troubles récens, une opposition très vive se forma dans le Parlement contre les projets de M. di Rudini, jugés trop restrictifs de la liberté. L’âme en était M. Zanardelli. La discussion ne durait pas depuis deux jours, que M. di Rudini s’apercevait qu’il n’échapperait pas à une défaite. Or, dans ce cas, non seulement ses projets eussent été condamnés en bloc ; mais, chose plus grave à ses yeux, le roi eût été obligé d’appeler au pouvoir M. Zanardelli et la Gauche. Pour parer à ce double danger, il recourut à un expédient fréquemment employé en Italie : il donna sa démission, avec tout le cabinet, avant la fin de la discussion, afin d’empêcher la Chambre d’émettre un vote (28 juin). Cette nouvelle crise fut d’une solution plus difficile que la précédente. M. di Rudini, qui semblait être passé maître dans l’art de remanier indéfiniment son cabinet tout en en restant le chef, dut, cette fois-ci, abandonner le pouvoir. La situation semblant exiger un gouvernement fort, non seulement pour faire adopter la législation projetée, mais aussi pour l’appliquer, le roi confia la tâche de constituer le nouveau cabinet à un soldat, le général Pelloux. Le 29 juin, le nouveau ministère était constitué, et, le 4 juillet, il se présentait au Parlement. Il maintenait, en en demandant le vote immédiat, les mesures urgentes et temporaires de M. di Rudini, non sans leur avoir fait subir certaines atténuations ; il « réservait » à un examen ultérieur les projets devant avoir un caractère définitif ; enfin, il renonçait purement et simplement aux projets économiques du gouvernement précédent. Quelques jours suffirent au Parlement pour discuter et voter les mesures urgentes et temporaires. Ce fut la loi du 17 juillet 1898, qui devait rester en vigueur jusque 30 juin 1899. Cette loi votée, le Parlement s’ajourna sine die. Peu après, à la surprise générale, un décret royal, portant la date du 13 juillet, prononçait la clôture de la session. Cette mesure, en Italie, ayant pour conséquence d’annuler tous les projets de loi soumis au Parlement, et non encore votés, il en résultait que les projets de loi « réservés » par le général Pelloux n’avaient plus même d’existence virtuelle…

Plus de six mois se sont écoulés ; nous sommes en février 1899. Le général Pelloux, revenant à l’idée d’une législation définitive sur la sûreté publique, va saisir le Parlement de la question, ouvrant une nouvelle période d’agitation politique bien plus intense encore que la précédente. Effectivement, le 7 février, il distribuait aux députés des projets de loi sur le droit de réunion et d’association, sur les services publics et la presse.

La discussion des nouveaux provvedimenti commença, à la Chambre, le 16 février. Les opposans furent, dès le début, assez nombreux. La plupart d’entre eux objectaient que la cause des troubles avait été essentiellement économique ; que le remède, par conséquent, devait être également de nature économique ; qu’on n’obtiendrait rien par la répression ; et qu’il fallait, au lieu de sévir, améliorer le sort des populations. A cela le gouvernement répondait, comme l’avait fait le discours du Trône, au mois de novembre précédent, que le malaise économique était indéniable, mais qu’il était exploité par la propagande révolutionnaire. Mais le principal argument qu’on opposât au gouvernement consistait à dire que, l’ordre étant rétabli partout, il n’était plus nécessaire de prendre des mesures exceptionnelles pour le maintenir. Le général Pelloux avait beau jeu pour répondre que l’ordre ne régnait que grâce aux mesures exceptionnelles établies par la loi du 17 juillet, et que, lorsque cette loi serait venue à expiration, le 30 juin, il y avait lieu de craindre de voir les troubles recommencer. Cette opinion était, du reste, partagée par la grande majorité du Parlement. La séance du 4 mars eut un caractère décisif. Lu discussion générale étant terminée, le président du Conseil demanda à la Chambre de voter le passage à la seconde lecture, en déclarant très catégoriquement qu’il considérerait ce vote comme un vote de confiance, et comme signifiant, en même temps, que la Chambre approuvait l’esprit général des projets, sauf à leur faire subir telles modifications de détail que le gouvernement, de son côté, se déclarait d’avance disposé à accepter. Après cette déclaration, le passage à la seconde lecture fut voté par 310 voix contre 93. Ces chiffres sont à retenir ; car le scrutin du 4 mars devait prendre, dans la suite, une importance morale considérable.

Le 9 mars, la Chambre se réunit dans ses bureaux pour élire la commission chargée d’étudier les projets du gouvernement. Cette commission était présidée par M. Palberti ; le rapporteur était M. Grippo. Le rapport de M. Grippo, déposé le 22 avril, était un document du plus haut intérêt. Non seulement, en effet, il contenait une étude complète et très approfondie des importantes questions soumises aux commissaires ; mais, d’autre part, quand il fut devenu évident pour le général Pelloux qu’il ne pourrait faire voter ses projets de loi par la voie parlementaire régulière, c’est le projet Grippo qu’il devait prendre comme base du décret royal du 22 juin.

Mais, avant que la discussion en seconde lecture ne commençât, un événement important se produisit, qui faillit remettre en question le sort des provvedimenti, à savoir une nouvelle crise ministérielle. Le 1er mai, avait commencé, à la Chambre, une discussion sur les affaires étrangères, en particulier au sujet de l’intervention de l’Italie en Chine. Comme les opposans de Gauche, qui avaient surtout en vue les projets politiques, se coalisaient avec ceux qui ne critiquaient que la politique extérieure, le gouvernement craignit d’être mis en minorité. Alors le général Pelloux résolut de procéder comme l’avait fait, l’année précédente, M. di Rudini : sans attendre la fin de la discussion, il donna sa démission, le 3 mai, et fut chargé par le roi de constituer un nouveau cabinet. La solution de la crise n’intervint que le 14 mai, après des vicissitudes variées. La question capitale était de savoir si le général Pelloux allait s’orienter vers la Gauche ou vers la Droite. La première solution comportait l’abandon pur et simple des projets de loi ; la seconde, leur maintien. Or, le général Pelloux s’adressa à la Droite, et l’entrée de M. Visconti-Venosta dans le cabinet donna à la nouvelle combinaison son caractère nettement conservateur. Les provvedimenti étaient donc sauvés, une fois encore. Effectivement, le ministère, constitué le 14 mai, se présenta aux Chambres, le 25, maintenant dans son programme les projets de son chef.

La discussion en seconde lecture vint à la Chambre le 1er juin, et, dès le début, il fut évident qu’elle serait excessivement orageuse. L’Extrême-Gauche commença par proposer la question préalable, qui fut repoussée par 218 voix contre 73 ; ensuite elle présenta une motion suspensive, qui fut également repoussée, par 218 voix contre 82. L’opposition ne se tint pas pour battue, et, recourant alors aux moyens violens, elle organisa une campagne d’obstruction à outrance, qui devait provoquer des scènes scandaleuses, voire des voies de fait. Le gouvernement songea un instant à réduire l’opposition en faisant modifier le règlement de la Chambre. Puis, se rendant compte que cela n’était pas réalisable, il se décida à recourir à un moyen beaucoup plus radical, presque inconstitutionnel, à ce que certains prétendaient : à faire mettre en vigueur les mesures politiques par un décret-loi, tout en laissant au Parlement la faculté de sanctionner ultérieurement ce décret, ou de l’annuler. Ce procédé de gouvernement, sur la légalité duquel nous aurons à revenir, est usité quelquefois, en Italie, pendant les vacances du Parlement ; mais les mesures ainsi mises en vigueur doivent être soumises aux Chambres dès qu’elles sont de nouveau réunies. Le général Pelloux commença donc par proroger le Parlement pour une période de huit jours ; puis, cette prorogation prononcée, il fit signer par le roi le décret du 22 juin, qui mettait en vigueur, à partir du 20 juillet suivant, les mesures politiques telles que les avait élaborées la commission. Dans l’esprit du président du Conseil, les Chambres, rentrant après leur prorogation de huit jours, devaient encore avoir le temps de discuter et de voter le décret-loi avant son application, le 20 juillet. Mais il avait compté sans l’obstruction, qui recommença immédiatement, plus forcenée encore qu’auparavant. Les députés en étant venus aux mains, force fut de les séparer. Le 30 juin, un décret royal prononçait donc la clôture de la session.

Telles ont été les vicissiyudes de cette longue lutte parlementaire engagée autour des provvedimenti du général Pelloux. Nous avons cru devoir les rappeler, non seulement parce que la genèse de la législation dont nous nous occupons ne pouvait être passée sous silence, mais aussi parce que l’âpre té même de cette lutte est un indice de la gravité qu’on reconnaissait à cette législation.

Nous allons maintenant étudier les dispositions du décret-loi, en les rapprochant des propositions primitives du général Pelloux et de celles formulées dans le rapport de M. Grippo.


II

Jusqu’ici, le droit de réunion avait été fixé par les articles 1 à 6 de la loi de sûreté publique du 23 décembre 1888, complétée par le règlement exécutoire, approuvé par décret royal du 8 novembre 1889.

L’article 1er de la loi de sûreté publique dispose que les organisateurs d’une réunion publique doivent en donner avis, au moins vingt-quatre heures à l’avance, à l’autorité locale de sûreté publique ; que les contrevenans seront punis d’une amende de 100 francs ; que le gouvernement, en cas de contravention, pourra empêcher que la réunion n’ait lieu ; que ces dispositions, cependant, ne s’appliquent pas aux réunions électorales. L’article 2 prévoit la dissolution des réunions publiques, quand il s’y produit « des manifestations ou des cris séditieux, qui constituent des délits contre les pouvoirs publics, ou contre les chefs des gouvernements étrangers, ou leurs représentants », ou encore quand il s’y produit « d’autres délits prévus par le code pénal. » Dans ce cas, les coupables sont déférés à l’autorité judiciaire. L’article 3 prévoit une peine de trois mois d’emprisonnement au plus contre ceux qui, dans les réunions prévues à l’article 2, auront poussé des cris, se seront livrés à des manifestations ayant un caractère séditieux, en tant que ces cris et ces manifestations ne constitueront pas des délits déjà prévus par le code pénal. Enfin, les articles 4, 5 et 6 ont trait à la procédure à suivre par l’autorité de police en cas de dissolution d’une réunion publique.

Comme on le voit par ce résumé, la loi de 1888 accorde très généreusement au gouvernement le droit de dissoudre les réunions publiques, droit dont il peut même faire un usage arbitraire, si l’on considère le vague et l’élasticité des conditions mises à l’exercice de cette prérogative. Mais on aura remarqué deux lacunes dans les dispositions que nous venons d’analyser. Si les réunions doivent être annoncées d’avance à l’autorité de sûreté publique, celle-ci n’a pas le droit de les interdire par mesure préventive, alors même qu’il lui paraît qu’elles auront un caractère séditieux ou subversif. D’autre part, il n’est pas question, dans cette loi de 1888, de l’exhibition d’emblèmes séditieux. Ce sont surtout ces deux lacunes que le gouvernement a voulu combler. Le général Pelloux avait donc proposé l’adjonction, à la loi de sûreté publique, d’un article 1 bis conférant à l’autorité le droit d’ « interdire », et non plus seulement de dissoudre, « pour des raisons de santé ou d’ordre public, » les réunions ou rassemblemens. Ceux qui auraient contrevenu à cette interdiction devaient être punis « aux termes du code pénal. » La commission parlementaire a donné raison en principe au général Pelloux, tout en apportant certaines atténuations de détail à ses propositions. Elle a éliminé le motif de santé publique, estimant que la loi de 1888 avait déjà prévu le cas ; puis, trouvant trop vague cette expression « aux termes du code pénal, » elle y a substitué l’indication plus précise de l’article 434 (emprisonnement d’un mois au maximum, ou amende de 20 à 300 francs). Ainsi, l’article proposé par le gouvernement a pris la forme suivante, qui est celle de l’article premier du décret-loi :

ARTICLE PREMIER. — L’autorité de sûreté publique peut interdire, pour des raisons d’ordre public, les réunions et les rassemblemens publics ; et les contrevenons à cette interdiction seront punis aux termes de l’article 434 du code pénal.

Quant aux emblèmes séditieux, le premier projet de loi de M. di Rudini en prévoyait l’interdiction. Mais il semble que, ultérieurement, le général Pelloux eût renoncé spontanément à cette disposition. C’est la commission qui l’a reprise, non sans l’amender sensiblement. Le projet di Rudini ne se contentait pas, en effet, d’interdire les emblèmes séditieux en public ; il voulait encore les faire disparaître des locaux mêmes des associations, ce que la commission a considéré comme « une ingérence vexatoire dans des lieux privés. » Elle a donc donné à cette disposition la rédaction suivante, qui forme l’article 2 du décret-loi :

ART. 2. — Il est interdit de porter ou d’exposer en public des insignes, des étendards ou des emblèmes séditieux. Les contrevenons seront punis de l’emprisonnement jusqu’à un mois, et d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 300 francs.

Ces dispositions nouvelles, ajoutées à celles que contient déjà la loi de 1888, confèrent donc au gouvernement des prérogatives très étendues contre les abus auxquels peut donner lieu le droit de réunion.


III

Dans une étude sur l’Association dans la démocratie[1], M. Charles Benoist, après avoir constaté que les constitutions de la plupart des pays étrangers ne contiennent aucune clause analogue à l’article 291 du code pénal français, lequel établit le principe de l’autorisation préalable, formule, concernant cette importante matière, le vœu suivant : « … Mais, même envers les autres associations, envers celles qui sont vraiment l’ossature de l’État, nous ne prétendrons pas, du reste, que l’État soit désarmé : si elles ont des droits envers lui, il n’en a pas moins envers elles. Nous nous bornons à désirer que ces droits soient répressifs, et non préventifs ; qu’ils prohibent l’abus, et non l’usage ; que la liberté soit la loi des associations, jusqu’à ce que, par des excès manifestes, elles se soient montrées incapables ou indignes de la liberté ; et, puisque ce sont des personnes, que leurs fautes soient personnelles, chacune ne répondant que de soi, et toutes ne devant pas payer pour quelques-unes. »

Or, la législation italienne a répondu, jusqu’ici, à cette conception ; et, même modifiée par le décret-loi, elle ne perdait pas ce caractère. Les droits de l’État, à l’égard des associations, tels qu’ils sont définis par les articles 248 et 251 du code pénal, sont répressifs, et non préventifs.

L’article 248 a la teneur suivante :


Quand cinq ou un plus grand nombre de personnes s’associent pour commettre des délits contre l’administrai ion de la justice, ou la foi publique, ou le salut public, ou les bonnes mœurs ou l’ordre des familles, ou contre les personnes et les propriétés, chacune d’elles est punie, pour le seul fait de l’association, de la réclusion de 1 à 5 ans.


L’article 251 est ainsi conçu :


Quiconque prend part à une association ayant pour but de commettre les délits prévus à l’article 247, est punie de la détention de six à dix-huit mois, et d’une amende de 100 à 3 000 francs.


Les délits visés par cet article 247 sont : l’apologie publique d’un fait qualifié crime, l’excitation à enfreindre la loi, l’excitation à la haine entre les classes de la société d’une manière dangereuse pour la tranquillité publique.

Ainsi, il n’est pas question d’une autorisation préalable des associations ; il n’est pas même question de leur dissolution proprement dite.

Nous allons voir, maintenant, quelles modifications le gouvernement proposait de faire subir à cette législation, quelles atténuations la commission parlementaire voulait elle-même faire subir aux propositions du gouvernement, et, enfin, à quel compromis assez modeste on a fini par aboutir dans la rédaction du décret-loi.

La commission étant animée de sentimens relativement modérés, on pouvait être certain qu’elle soumettrait à une sévère critique les propositions du gouvernement, et qu’elle ferait tout pour tenir la balance égale entre les droits de l’Etat et ceux des individus.

L’article premier du projet du général Pelloux stipulait que, « outre les cas prévus par le code pénal, seraient interdites (vietate) les associations ayant pour but de renverser, par des voies de fait, les institutions sociales ou la constitution de l’État. » Il y avait, dans cette rédaction, un vague inquiétant. Comment déterminerait-on qu’une association a pour but de renverser par des voies de fait les institutions et la constitution ? L’arbitraire pouvait facilement intervenir. En ce qui concerne la question de compétence, l’article 2 stipulait que l’autorité de sûreté publique, à la requête de l’autorité judiciaire, procéderait à la dissolution des associations visées. La commission avait vu dans cette procédure un grave inconvénient, celui de faire intervenir l’autorité judiciaire dans une mesure de police, qui, d’après elle, était uniquement du ressort de l’exécutif. Elle avait donc modifié le projet gouvernemental en lui donnant une rédaction d’après laquelle, « outre les associations délictueuses punies par le code pénal, le ministre de l’Intérieur ou le préfet pourraient dissoudre, par décret motivé, toutes les autres associations visant à préparer les moyens pour le renversement des institutions sociales ou de la constitution de l’Etat. »

En ce qui concerne les sanctions, le projet Pelloux prévoyait une amende de 500 francs au maximum, ou la prison jusqu’à trois mois, contre les membres des associations qui auraient été dissoutes, ou qui, ayant été dissoutes, se seraient reconstituées, même sous un autre nom. Or, la commission n’avait admis de sanction (1000 francs d’amende et trois mois de prison au maximum) qu’en cas de reconstitution, et non plus, comme le voulait le gouvernement, contre tous les membres de l’association reconstituée, mais seulement contre les promoteurs de cette reconstitution et les chefs de la nouvelle association.

Telles avaient été les vues du gouvernement et celles de la commission. De ces propositions divergentes est sorti l’article 3 du décret-loi, ainsi conçu :

ART. 3. — Outre les associations délictueuses punies par le code pénal, le ministre de l’Intérieur peut dissoudre, par décret motivé, toutes celles qui ont pour but de renverser, par des voies de fait, les institutions sociales ou la constitution de l’État.

Contre le décret de dissolution, il pourra être interjeté appel auprès de la IVe section du Conseil d’État, aux termes de l’article 24 de la loi du 2 juin 1889, n° 6166. Ce recours n’aura pas d’effet suspensif, sauf en ce qui concerne la disposition du patrimoine des associations dissoutes. Si les associations dissoutes se reconstituent, même sous un autre nom-, les promoteurs et les chefs seront punis de trois mois de prison au maximum, ou d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 000 francs.


IV

La question de la protection des services publics, autrement dit des mesures nécessaires pour en assurer le fonctionnement régulier, est une des plus graves qu’ait à résoudre l’Etat moderne. La moindre désorganisation, même passagère, de quelques-uns de ces services peut compromettre des intérêts considérables. Tel est le cas, par exemple, pour une grève des facteurs, des télégraphistes, des employés de chemins de fer, etc. En cas de guerre, le péril ainsi créé peut aboutir à un désastre national. Aussi, tous les gouvernemens ont-ils eu à se préoccuper de cette question, et, si tous ne lui ont pas trouvé une solution satisfaisante, ils continuent à la rechercher.

Or, à ce point de vue, le gouvernement italien était presque désarmé. Il est vrai que l’article 181 du code pénal stipule que « les fonctionnaires publics qui, au nombre de trois ou plus, et après concert préalable, abandonnent indûment leurs fonctions, sont punis d’une amende de 300 à 3 000 francs, et de l’interdiction temporaire de leurs fonctions. » Mais cet article vise surtout les fonctionnaires, au sens courant du mot, beaucoup plus que les ouvriers et employés de tout genre attachés aux services publics. Il s’agissait donc d’introduire dans la législation des stipulations nouvelles, qui répondissent à ce double but : préciser et élargir le sens du mot « services publics, » puis armer le gouvernement plus efficacement contre un plus grand nombre de ses employés. Il est vrai que le général Pelloux lui-même ne désirait pas préciser en quoi consistaient ces services. Son projet portait que « les employés, agens et ouvriers attachés à un service public dépendant de l’État, même exploité par l’intermédiaire d’entrepreneurs privés, qui, au nombre de trois ou plus, et après concert préalable, abandonneraient leur office ou leur charge, ou omettraient d’en remplir les devoirs, de manière à empêcher ou à troubler le fonctionnement régulier de ce service, seraient punis, quand le fait ne constituerait pas un délit plus grave, d’un an de prison au maximum, outre les peines prévues à l’article 181 du code pénal, quand il s’agirait de fonctionnaires publics. » Contre les promoteurs et les chefs d’un mouvement gréviste de ce genre, la peine pouvait être portée de un à deux ans. La commission approuvait en principe les vues du gouvernement ; mais elle voulait les préciser et, en même temps, les compléter. « Votre commission, est-il dit dans le rapport de M. Grippo, a cru devoir, suivant l’exemple de la législation anglaise, n’appliquer la disposition projetée qu’aux services qui ont le caractère d’une évidente nécessité publique, et dont la désorganisation menacerait d’un grave péril la tranquillité publique ; c’est pourquoi elle n’a tenu compte que des services se rattachant aux chemins de fer, aux tramways intercommunaux, aux postes, aux télégraphes, aux téléphones intercommunaux, à l’éclairage public, à la conduite et à la distribution des eaux potables, alors même que ces services dépendent des provinces ou des communes. » En outre, la commission prévoyait un cas qui avait échappé au gouvernement : celui d’un employé préposé seul à un service (agent télégraphiste, mécanicien ou serre-frein des chemins de fer, etc. ), et qui, sans avoir eu besoin de se concerter avec d’autres, aurait abandonné proprio motu ce service, un manquement de ce genre pouvant, dit le rapport, « occasionner un désastre de chemin de fer, ou tout autre accident grave. » En ce qui concerne les pénalités, le projet de la commission réduisait de la manière suivante celles proposées par le gouvernement : trois mois de prison au maximum, ou amende de 1 000 francs au maximum, contre les coupables ; de six mois à un an de prison, ou amende de 1 000 à 3 000 francs contre les promoteurs et les chefs du mouvement gréviste.

Voici donc à quelle rédaction définitive, dans le décret-loi, ont abouti les propositions combinées du gouvernement et de la commission :

ART. 4. — Les employés, agens et ouvriers attachés aux chemins de fer, aux postes, aux télégraphes, à l’éclairage public au gaz et à l’électricité, même quand ces services sont exploités par l’intermédiaire d’un entrepreneur privé, qui, au nombre de trois ou plus, et après concert préalable, abandonnent leurs fonctions ou leur charge, ou omettent de veiller au fonctionnement régulier du service public, sont punis, quand le fait ne constitue pas un délit plus grave, de l’emprisonnement jusqu’à trois mois, ou d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 1 000 francs, outre les peines prévues à l’article 181 du code pénal. S’il s’agit de fonctionnaires publics, les instigateurs et les chefs sont punis de six mois de prison au maximum ou d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 3 000 francs.


V

Nous arrivons aux dispositions sur la presse, celles qui ont le plus passionné les esprits. Les journaux, naturellement, se sont chargés de mettre en relief ce point spécial des provvedimenti du général Pelloux, en sorte que les autres dispositions du projet étaient presque rejetées dans l’ombre.

C’est la loi sarde du 26 mars 1848, promulguée par Charles-Albert, et communément dénommée, pour cette raison, Editto Albertino, qui régit la presse italienne, après avoir été étendue au nouveau royaume d’Italie. Cette loi fondamentale n’a pas laissé de subir déjà certaines modifications, dans un sens restrictif de la liberté. Très libérale dans son essence, surtout si l’on tient compte de l’époque relativement éloignée où elle a été promulguée, elle a été jugée inefficace, lorsque, la presse s’étant développée, et surtout, ayant perdu de son ancienne dignité, ou s’étant même compromise, on commença à voir se produire des excès et des scandales que le législateur, dans son inexpérience ou son optimisme, n’avait pas prévus.

La plus importante de ces modifications, qui date de 1888, est particulièrement intéressante pour nous, non seulement à cause de sa portée même, mais aussi parce qu’elle est identique à la réforme qu’a voulu réaliser M. Joseph Fabre, au moyen de la proposition de loi soumise par lui au Sénat. On sait que le but de l’honorable sénateur était de rétablir pour la presse la juridiction de droit commun en ce qui concerne les délits d’injure et de diffamation commis contre des personnes investies d’une fonction ou d’un mandat publics, avec liberté de faire, par tous les moyens, la preuve des faits diffamatoires devant le tribunal correctionnel. L’impunité relative dont jouit actuellement la presse française, grâce à l’institution du jury, la presse italienne en a joui elle-même jusqu’en 1888. C’est alors, par la loi du 22 novembre, qu’ont été abrogés les articles 17, 27, 28 et 29 de l’Editto Albertino, relatifs aux outrages aux bonnes mœurs, aux injures, diffamations et offenses à l’adresse des agens de l’autorité à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Ces articles étaient remplacés par les dispositions du nouveau code pénal, mis en vigueur à la même époque. Les délits en question relevaient donc désormais du tribunal correctionnel, l’article 394 du code pénal stipulant, d’ailleurs, que la preuve de la vérité est admise, « si la personne offensée est un fonctionnaire public, et si le fait qui lui est attribué se rapporte à l’exercice de ses fonctions. »

Une autre réforme, procédant du même esprit, a été réalisée par la loi du 19 juillet 1894, qui enlevait à la compétence du jury, pour les déférer au tribunal correctionnel, les délits, commis par la voie de la presse, indiqués aux articles 246 et 247 du code pénal (excitation publique à commettre un crime, apologie publique d’un fait qualifié crime, excitation à violer la loi, excitation à la haine entre les classes sociales d’une manière dangereuse pour la tranquillité publique). Les peines prévues au code pénal pour ces délits ont été, en vertu de la loi du 19 juillet 1894, augmentées de moitié pour le cas où ils sont commis par la voie de la presse.

Examinons maintenant les réformes que le général Pelloux avait proposées, qui ont été d’abord modifiées par la commission, et qui, par suite d’un compromis de cette dernière avec le gouvernement, ont abouti à la rédaction figurant dans le décret-loi.

Il s’agissait, avant tout, de la question des responsabilités, laquelle, en Italie comme en France, se réduit à la question de savoir si l’on doit conserver l’institution du gérant.

L’article 47 de l’Editto Albertino est ainsi conçu :


Toutes les dispositions pénales prévues à ce chapitre sont applicables aux gérans des journaux, ainsi qu’aux auteurs qui auront signé les articles insérés dans ces journaux.

La condamnation prononcée contre l’auteur sera étendue au gérant, qui sera toujours considéré comme complice des délits et contraventions résultant des publications faites dans son journal.


Or, bien que le gérant, en Italie comme en France, soit devenu un simple homme de paille, le projet Pelloux laissait subsister sa responsabilité principale, tout en cherchant à en atteindre d’autres plus aisément. La commission, de son côté, voulait, sur ce point spécial, aller plus loin que le gouvernement, alors que, en général, elle s’efforçait plutôt d’atténuer la rigueur de ses propositions. Elle estimait qu’il y avait lieu de substituer la responsabilité du directeur lui-même à celle du gérant.

L’impunité de la presse, complète ou relative, le général Pelloux, de même que la commission de la Chambre, reconnaissait qu’elle était due à l’institution du gérant. Aussi souhaitait-il qu’on arrivât à la supprimer. Mais ce vœu était purement platonique ; car, pratiquement, pour le moment du moins, il ne voyait pas la possibilité de le réaliser. Aussi, dans son projet primitif, maintenait-il le gérant comme premier et principal responsable. Mais, voulant aussi atteindre l’auteur de l’écrit incriminé, il l’impliquait dans les poursuites alors même qu’il n’aurait pas signé son article, de quelque manière qu’on l’eût découvert. En outre, pour faciliter cette découverte, il établissait ce principe, que, lorsque l’auteur serait connu et condamné, la peine du gérant serait diminuée de moitié. La commission, elle, ne s’était pas laissé convaincre par ces argumens tirés de considérations pratiques. Elle voulait établir le principe de la seule responsabilité des auteurs et des directeurs.

Mais comment définir le directeur ? La commission avait donné la teneur suivante à l’article premier de son contre-projet :

Tout journal ou publication périodique doit avoir un directeur responsable. Est directeur responsable d’un journal ou d’un périodique celui qui en est le seul rédacteur, ou qui en dirige et surveille la rédaction et la publication. A partir de la mise en vigueur de la présente loi, les obligations et les responsabilités qui, aux termes de l’Edit sur la presse du 26 mars 1848, incombent au gérant, incomberont au directeur…

En un mot, le gérant était purement et simplement supprimé. Cette modification était beaucoup trop profonde, trop révolutionnaire, pour que le gouvernement pût consentir à l’appliquer sans qu’elle eût été formellement votée par les deux Chambres du Parlement. Aussi, ce vote ne pouvant intervenir, le compromis entre la commission et le ministère aboutit à la rédaction suivante, qui répondait à l’idée première, un peu modifiée, du général Pelloux :

ART. 5. — Toutes les dispositions pénales relatives aux contraventions aux lois sur la presse et aux délits commis par la voie de la presse, sont applicables : 1° au gérant du journal ou du périodique ; 2° aux auteurs et complices (cooperatori) des publications incriminées. Quand les auteurs et complices des publications sont condamnés, et qu’ils résident dans le royaume, le gérant n’encourt aucune peine.

Voilà pour les responsabilités pénales. En ce qui concerne les responsabilités civiles, la commission, allant de nouveau plus loin que le gouvernement dans le sens de la répression, lui a fait adopter des dispositions qu’elle avait introduites dans son contre-projet, et qui avaient pour but d’empêcher que l’impunité ne résultât de l’insolvabilité. Ces dispositions sont contenues dans l’article suivant du décret-loi :

ART. 6. — Le propriétaire du journal ou du périodique et le propriétaire de l’imprimerie où il est imprimé seront toujours civilement et solidairement responsables des publications ayant paru dans le journal ou le périodique lui-même. La responsabilité civile comprendra, outre le payement des dommages et intérêts et celui des frais de la procédure, l’acquittement des peines pécuniaires auxquelles aura été condamné le gérant du journal ou du périodique, ou Fauteur de la publication.

Sur l’initiative expresse de la commission, une disposition nouvelle fut ajoutée au projet du gouvernement, prévoyant qu’une diminution de peine pourrait être accordée en cas de rétractation de la diffamation. Ce fut l’origine de l’article suivant du décret-loi :

ART. 7. — Si ceux qui sont responsables de délits de diffamation commis par la voie de la presse en font une rétractation publique dans la presse, avant la présentation de la plainte, la peine pourra être de six mois de détention au maximum, ou d’une amende ne dépassant pas 2 000 francs.

Dans un autre ordre d’idées, le gouvernement proposait une réforme qui doit nous paraître d’autant plus naturelle qu’elle a été admise sans difficulté en France. Il s’agissait de l’interdiction de la publication, par la voie de la presse, des actes d’une instruction criminelle, et des comptes rendus ou résumés des débats des procès en diffamation. Là se bornait le projet Pelloux. La commission, de son côté, a imité plus fidèlement encore la loi française, en autorisant cette publication dans les cas où la preuve des faits diffamatoires est admise, aux termes de l’article 394 du code pénal, c’est-à-dire quand il s’agit de fonctionnaires publics. Elle est même allée plus loin, en assimilant, à ce point de vue, les membres du Parlement aux fonctionnaires. « Cette dernière adjonction, est-il dit dans le rapport de M. Grippo, est justifiée par ce fait que les membres du Parlement ne peuvent être compris parmi les fonctionnaires publics, mais que pour eux, aussi bien que pour ces derniers, quand l’offense se rapporte à leurs fonctions, la publicité donnée aux actes du procès est une garantie de leur dignité, non moins que de celle des fonctions politiques qu’ils exercent. » La clause relative à la publicité des débats a donc pris la forme suivante dans le décret-loi :

ART. 8. — Est interdite la publication, par la voie de la presse, des actes d’une instruction criminelle et des comptes rendus ou résumés des débats des procès en diffamation, sous peine d’une amende de 100 à 500 francs, outre la suppression de l’imprimé. Cette interdiction ne s’applique pas aux procès prévus au paragraphe 1er de l’article 394 du code pénal, ni à ceux où la personne offensée est un membre du Parlement, à l’occasion de l’exercice de ses fonctions.

Si la diffamation et l’outrage à l’adresse des fonctionnaires publics, ou des membres du Parlement, pris isolément, constituent un danger social évident, bien plus évident encore, et bien plus grand est le péril, quand c’est un corps constitué qui est pris comme cible par les diffamateurs. Les individus peuvent se défendre, prouver la fausseté d’allégations précises. Pour un corps tout entier, cela est moins aisé, et paraît même, quelquefois, inutile. Il peut en résulter que toutes les institutions de l’État soient vilipendées et rabaissées dans l’estime publique. La commission de la Chambre italienne s’est rendu compte de ce danger, et elle amis aux mains du gouvernement des armes que celui-ci ne lui demandait même pas.

L’article 123 du code pénal prévoit une peine de un à trente mois de détention et une amende de 50 à 1 500 francs contre quiconque aura offensé publiquement le Sénat ou la Chambre des députés. Mais l’article 124 stipule que les poursuites ne pourront avoir lieu que sur l’autorisation de ces corps eux-mêmes, stipulation qui figurait déjà à l’article 56 de l’Editto Albertino. D’autre part, le dernier alinéa de l’article 400 contient une disposition analogue, puisqu’il y est dit que, « en cas d’offense contre un corps judiciaire, politique ou administratif, ou contre sa représentation, il n’est procédé aux poursuites que sur l’autorisation du corps intéressé, ou de son chef hiérarchique, quand il s’agit d’un corps non constitué en collège. » Il résultait de ces dispositions que les diffamations et offenses à l’adresse du Parlement et des tribunaux n’étaient presque jamais réprimées ; car, ainsi que le fait remarquer M. Grippo dans son rapport, les corps intéressés croyaient devoir répondre par le dédain à des offenses qu’ils méprisaient. En cela ils avaient tort, car ces offenses, toutes dédaignées qu’elles fussent, ne laissaient pas d’impressionner l’esprit public. La commission a donc estimé qu’il était urgent d’obvier à cernai, en abrogeant, purement et simplement, les dispositions de la loi sur la presse et celles du code où il est question de l’autorisation préalable des corps diffamés. De cette manière, est-il dit dans le rapport de M. Grippo, « il incombera au représentant du ministère public de distinguer les offenses négligeables, et qui ne méritent pas même d’être réprimées, de celles qui peuvent répandre dans les masses un sentiment de mépris pour les corps politiques, judiciaires et administratifs, en défigurant leurs actes ou en ébranlant la confiance dans la sérénité et la rectitude avec lesquelles ils s’acquittent de leurs fonctions. »

L’article 9 du décret-loi, que nous allons reproduire, uniquement afin que le lecteur ait ce document tout entier sous les yeux, ne contient donc aucune innovation. Il maintient seulement certaines dispositions, jugées indispensables, des articles que la commission a voulu abroger partiellement pour en faire disparaître les clauses relatives à l’autorisation préalable des corps offensés :

ART. 9. — Aux articles 56 de l’Edit sur la presse, 124 et 400 (dernier alinéa) du code pénal, qui sont abrogés, est substituée la disposition suivante :

Pour les délits prévus à l’article 122 du code pénal (offenses contre le roi) il n’est procédé aux poursuites que sur l’autorisation du ministre de la Justice.

Quand il s’agit d’une offense contre les souverains ou chefs d’État étrangers, l’action pénale n’est exercée qu’à la requête des souverains ou chefs d’Etat eux-mêmes, sans que cesse d’exister la disposition de la loi du 26 février 1852. Dans le cas d’une offense contre les envoyés ou agens diplomatiques étrangers accrédités auprès du gouvernement du roi, l’action pénale n’est exercée que sur la plainte de la personne qui se tient pour offensée.

Telles sont les dispositions du décret-loi touchant la presse. Comme on s’en est aperçu, la commission a tenu, d’une manière générale, à renchérir, en cette matière, sur les propositions du gouvernement, jugées trop peu restrictives. Il est cependant un point du programme gouvernemental qui lui a paru excessif, et auquel elle a refusé son adhésion. Il s’agissait d’une sorte de cautionnement que le projet ministériel voulait rétablir pour des journaux ayant subi certaines condamnations. Mais cette disposition ayant un caractère préventif très déterminé, les commissaires ont refusé de l’accepter. Sur un autre point encore il s’est produit une légère divergence de vues entre le gouvernement et la commission. C’est à propos du délit de fausses nouvelles. Aussi a-t-on renoncé, de part et d’autre, à faire figurer dans le décret-loi aucune disposition relative à ce point.


VI

On peut, en ce qui concerne l’appréciation à émettre sur l’ensemble des mesures politiques que nous venons d’étudier, se placer à un double point de vue. On peut envisager la question sous un jour spécialement italien ; ou bien la considérer d’une manière plus générale, au point de vue de la valeur intrinsèque des dispositions contenues dans le décret-loi.

Au point de vue italien même, on doit distinguer deux aspects différens : la correction de l’attitude du gouvernement à l’égard du Parlement ; le caractère constitutionnel et légal du décret-loi.

Le ministère Pelloux s’est-il mis, en quelque sorte, en état de révolte contre les Chambres en appliquant par décret des mesures qu’elles n’avaient pas votées ? C’est la thèse que soutient une partie de l’opposition. Mais, si l’on veut être impartial, on est obligé de reconnaître que ce point de vue n’est qu’imparfaitement justifié par les faits. Comme nous l’avons constaté plus haut, la Chambre, dans sa séance du 4 mars, avait approuvé en principe, par 310 voix contre 93, les projets du général Pelloux. Puis, lorsqu’il fut devenu évident que l’obstruction de l’Extrême-Gauche empêcherait le vote final d’intervenir, c’est d’accord avec la commission de la Chambre que le général avait rédigé le texte du décret du 22 juin. Enfin, avant la clôture, le 30 juin, le gouvernement avait obtenu un nouveau vote de confiance, qui portait non pas sur sa politique générale, mais sur le décret même. Aussi n’hésitons-nous pas à dire que le gouvernement, dans cette circonstance, agissait en parfait accord avec la grande majorité de la Chambre. Il y avait, cependant, un point faible dans sa thèse. Que faisait-il du Sénat, dont le concours, en matière législative, est aussi nécessaire que celui de la Chambre ? Le Sénat n’avait pas encore été consulté, n’avait eu, par conséquent, aucun moyen d’exprimer sa manière de voir. On pouvait dire, il est vrai, que son adhésion ne faisait aucun doute, puisque, plus encore que la Chambre, il est composé d’hommes dévoués aux institutions existantes. Mais ce n’est là qu’un argument d’ordre moral, sans aucune valeur légale, une simple hypothèse. En sorte que le ministère, s’il avait la Chambre avec lui, ne pouvait, avec certitude, en dire autant du Parlement dans son ensemble. Cette circonstance nous conduit à adopter ce point de vue : si le gouvernement pouvait, à titre d’argument d’ordre moral, invoquer l’altitude favorable de la grande majorité de la Chambre, comme le faisait le général Pelloux dans son rapport au roi, il lui était plus difficile de s’en prévaloir pour donner à son action une base légale inattaquable. A notre sens, il devait plutôt chercher cette base légale dans le droit qu’il pouvait prétendre avoir de faire usage du décret-loi en général, sans même que les Chambres eussent exprimé un avis quelconque.

Nous arrivons ainsi au second aspect de la question : la constitutionnalité du décret du 22 juin. Ce terrain est fertile en controverses. Tandis que l’article 14 de la Constitution autrichienne accorde formellement au gouvernement, en l’absence du Parlement, le droit de gouverner par décrets, la Constitution italienne ne contient aucune clause semblable. C’est on fait, à défaut d’y être autorisé par la loi, que le gouvernement italien s’est d’abord arrogé lui-même ce droit, sous l’empire de circonstances plus ou moins critiques, qui pouvaient paraître légitimer son action. Le procédé consistait à mettre en vigueur, par un décret, des mesures déterminées, qui étaient soumises ultérieurement à l’approbation du Parlement. Naturellement, cette manière de procéder avait paru à quelques-uns inconstitutionnelle. La Cour de cassation avait donc été appelée à se prononcer sur la question, et avait émis un avis favorable aux prétentions du gouvernement, d’accord, en cela, avec le Conseil d’État. Ces deux corps avaient admis que le roi avait le droit de promulguer des décrets-lois, et que ces décrets devaient être appliqués par l’autorité judiciaire, quand ils étaient accompagnés de cette mention : « Le présent décret sera présenté au Parlement polir être converti en loi. » Tel était le cas du décret du 22 juin, dont nous reproduisons ci-après le dernier article :

ART. 10 ET DERNIER. — Le présent décret sera appliqué à partir du 20 juillet prochain. Il sera présenté immédiatement au Parlement pour être converti en loi.

Nous ordonnons que le présent décret, muni du sceau de l’État, soit inséré dans la collection des lois et décrets du royaume d’Italie, donnant pour instruction à qui de droit de l’observer et de le faire observer.

Ainsi, en se prévalant de l’avis conforme de la Cour de cassation et du Conseil d’État, le gouvernement aurait pu mettre en vigueur son décret, sans se préoccuper, en droit, de ce qu’en pensait le Parlement, quitte, cependant, à le lui soumettre ultérieurement. Telle était, à notre avis, la base strictement légale de son action, indépendante de l’opinion de la majorité de la Chambre. Mais, dans la circonstance, deux objections spéciales étaient faites au général Pelloux, l’une de forme ou de procédure, l’autre de fond. La première, qui semblait, à première vue, n’être qu’une simple chicane, mais que la Cour de cassation devait prendre au sérieux, consistait à assimiler le décret-loi à un projet de loi ordinaire. Or, comme nous le disions plus haut, la clôture de la session, en Italie, a pour effet de supprimer tous les projets de loi non encore votés à titre définitif. Comme la clôture avait eu lieu le 30 juin, peu après la présentation du décret-loi à titre de projet de loi, l’opposition prétendait que ce décret, n’étant plus qu’un projet non voté, disparaissait avec tous les autres. La seconde objection paraissait plus sérieuse. Précédemment, les décrets-lois n’avaient été appliqués qu’en matières financière et douanière, mais jamais quand il s’agissait de questions purement politiques aussi graves que celles qui étaient en jeu. Aussi des gens scrupuleux, n’appartenant même pas à l’opposition proprement dite, émettaient-ils l’opinion que, si le ministère était fondé à gouverner par décrets, quand il y avait urgence d’appliquer des mesures financières nécessaires au fonctionnement même de l’administration, il était tenu à beaucoup plus de réserve, quand il s’agissait de modifier des lois politiques aussi importantes que celles qui étaient touchées par le décret du 22 juin.

Toutes ces objections avaient créé un état de profonde incertitude. Aussi, même après le 20 juillet, quand le gouvernement, trompant les dernières espérances de l’opposition, eut déclaré applicables les mesures figurant au décret, on estima que la question restait encore en suspens, et que le dernier mot devait être prononcé par les tribunaux. Les ennemis irréductibles du décret espéraient que la magistrature refuserait de l’appliquer, le considérant comme illégal et inconstitutionnel. Ils attendaient donc avec une vive impatience qu’un cas se présentât, mettant la jurisprudence en mesure de se prononcer. Ce cas ne s’est présenté que dans le courant du mois d’août, et l’issue en a été désastreuse pour les ennemis du gouvernement, lequel est sorti triomphant de cette première épreuve.

Il s’agissait, du reste, d’une affaire peu intéressante par elle-même. Un journal satirique de Lodi, la Zanzara, ayant été condamné par le tribunal correctionnel de Milan, en vertu des prescriptions du décret-loi, avait interjeté appel de ce jugement, en contestant la légalité du décret du 22 juin. La Cour d’appel de Milan confirma l’arrêt des premiers juges, en vertu de considérans qui forment une intéressante consultation sur la question tant controversée des décrets-lois.

Après avoir réfuté la première objection, celle qui consistait à dire que la clôture de la session avait fait disparaître le décret du 22 juin, la Cour passait à la seconde, la plus importante à son avis, comme à celui de presque tout le monde. Elle reconnaissait que les décrets-lois n’avaient été appliqués jusqu’alors qu’en matières financière et douanière. Mais était-ce une raison pour que cet usage fût considéré comme une règle absolue ? Elle ne le pensait pas. « … Et, si cela est en matière financière, était-il dit. dans les considérans du jugement, combien plus cela doit-il être quand il s’agit de lois qui ont trait au maintien de l’ordre public, quand ce ne sont pas seulement des intérêts financiers qui peuvent être compromis, mais l’existence de l’État tout entier ! »

La Cour ne se bornait pas à apprécier le décret-loi du 22 juin au point de vue de ce qu’il présentait de particulier, par opposition aux décrets-lois jusqu’alors appliqués. Elle traitait à fond la question même du droit auquel prétend le gouvernement de pouvoir, dans certaines circonstances, gouverner sans le concours du Parlement. Elle formulait, sur cette matière si controversée, une manière de voir très favorable à la thèse du général Pelloux :


D’après la loi fondamentale, est-il dit dans les considérans du jugement, le pouvoir exécutif ne peut, sans le concours des deux Chambres, ni créer de nouvelles lois, ni modifier par décrets les lois existantes. Cependant le pouvoir exécutif, de qui dépendent toutes les forces de terre et de mer, a, par une conséquence nécessaire, le devoir et le droit, en vertu de cette loi fondamentale, de pourvoir au maintien de l’ordre social, de faire respecter les lois, et d’assurer le libre exercice des diverses fonctions de l’État.

Tel étant son mandat, le pouvoir exécutif ne doit pas seulement proposer les lois qu’il croit nécessaires à l’exécution de ce mandat. Mais, quand, par suite de circonstances spéciales, ou lorsque se sont produites des oppositions exceptionnelles, il n’a pas été possible dérégler le fonctionnement des divers pouvoirs constitués, le pouvoir exécutif a le droit et le devoir de prendre toutes les mesures que l’urgence du cas peut lui suggérer, et qui tendent à maintenir l’ordre et à assurer l’empire de la loi.


Passant ensuite à l’examen des faits séditieux et révolutionnaires de 1898, la Cour estimait qu’ils avaient justifié la présentation des projets de loi du général Pelloux, et que, la discussion n’ayant pu aboutir par suite de l’obstruction, le gouvernement avait eu raison de recourir au décret du 22 juin, parce que, disent les considérans du jugement, « la sûreté de l’État est la loi suprême. » Enfin, puisque ce décret portait la mention visée par la Cour de cassation, la Cour d’appel de Milan lui reconnaissait force de loi.

Mais la Cour de cassation admettrait-elle cette manière de voir ? Il a fallu attendre jusqu’au 29 décembre pour avoir un premier avis de ce tribunal suprême. À cette date, la deuxième section de la Cour, à l’occasion de recours présentés par les gérans de journaux sans importance, le Lavoratore Comaseo et le Corriere del Polesine, s’est prononcée dans le même sens que la Cour d’appel de Milan. Ainsi la victoire semblait complète pour le gouvernement.

Il n’en était rien, cependant, et une catastrophe bien inattendue allait se produire. La première section de la Cour, saisie à son tour du recours d’un anarchiste, Antonio Cavallazzi, condamné en vertu du décret-loi, a rendu, à la date du 20 février, un jugement contraire à celui de sa deuxième section et à celui de la Cour de Milan. Elle a admis l’objection qui avait d’abord fait l’effet d’une simple argutie, et à laquelle les juges de Milan n’avaient semblé prêter qu’une attention distraite. Le décret-loi, d’après son arrêt, était redevenu un simple projet de loi, du jour où, après avoir été signé le 22 juin, il avait été représenté à la Chambre ; or, la clôture de la session ayant été prononcée le 30, le décret-loi avait, ce jour-là même, cessé d’exister. Le gouvernement était ainsi convaincu d’avoir fait appliquer par les tribunaux, à partir du 20 juillet, des mesures législatives qui avaient déjà perdu tout caractère légal le 30 juin précédent, et d’avoir ainsi fait prononcer un certain nombre de condamnations complètement illégales. Le coup était terrible pour le ministère Pelloux, qui s’était cru assuré de la victoire. Mais on remarquera que, si le décret-loi du 22 juin a été condamné, cette condamnation ne saurait atteindre l’institution même du décret-loi. La Cour de Milan et la deuxième section de la Cour de cassation l’avaient admise, non seulement en matière financière, mais dans toutes les matières législatives. Quant à la première section de la Cour de cassation, elle n’avait pas à examiner la question d’une manière générale ; elle n’avait pas non plus à rechercher si le décret-loi du 22 juin était constitutionnel, puisque son opinion était que ce décret n’existait même pas. Il suit de là que les conclusions des juges de Milan et de ceux de la deuxième section, en tant qu’elles ont trait à l’institution même du décret-loi, ne sont pas encore infirmées par l’arrêt des juges de la première section, arrêt qui n’a trait qu’à un cas particulier. Autrement dit, dans l’état actuel de la jurisprudence, le gouvernement, en l’absence du Parlement, peut encore créer un décret-loi qui aura force de loi ; il pourra ensuite présenter ce décret-loi aux Chambres, sans qu’il perde rien de son efficacité ; mais il est averti que, s’il clôt la session avant qu’il ne soit voté, aussi bien le projet de loi que le décret-loi auront cessé d’exister. Voilà tout ce que signifie l’arrêt de la première section de la Cour de cassation.

Et maintenant, quelle situation politique cet arrêt a-t-il créée, aussi bien au point de vue du décret-loi qu’en ce qui concerne le ministère Pelloux ? Avant même l’arrêt favorable de la deuxième section, le gouvernement avait représenté au Parlement le décret du 22 juin pour qu’il fût converti en loi. Une commission avait été nommée pour l’examiner à nouveau. Elle en avait proposé l’adoption après lui avoir fait subir quelques modifications de détail. Un seul commissaire lui était hostile. Le ministère, n’ayant aucune hâte de voir la Chambre elle-même reprendre la discussion, puisque le décret-loi continuait d’être appliqué, avait obtenu que cette discussion fût remise à plus tard. Il gagnait ainsi du temps. Mais l’arrêt de la première section est venu changer complètement ces dispositions. Le décret-loi n’étant plus applicable, et le gouvernement se trouvant mis dans une situation très fausse, il fallait hâter la discussion à la Chambre. Effectivement, elle a commencé immédiatement, sur le projet du ministère légèrement amendé par la commission. C’est par habitude, désormais, qu’on parle du décret-loi ; c’est, en réalité, d’un projet de loi qu’il s’agit, presque identique, il est vrai, à ce décret. La situation est donc redevenue ce qu’elle était l’été dernier, avant le 22 juin, avec cette seule différence que l’opposition, enflée par ce qu’elle considère comme une grande victoire, va se montrer plus intraitable que jamais. C’est en quoi la situation s’est aggravée. Quoi qu’il en soit, il semble certain qu’une lutte, aussi confuse qu’acharnée, va recommencer entre le gouvernement et la Chambre. Le décret-loi pourra-t-il être voté, en dépit de l’obstruction qui commence déjà ? Ou bien, en cas d’échec, un nouveau décret-loi interviendra-t-il, remettant en vigueur les dispositions de celui du 22 juin ? Le ministère, s’avouant, au contraire, vaincu et impuissant, s’en ira-t-il ? Ou bien dissoudra-t-il la Chambre ? Telles sont les diverses questions qu’on peut se poser. De toute manière, il semble que nous soyons au début d’une crise assez grave, qui peut avoir des conséquences importantes sur le développement ultérieur de la politique italienne.


A présent, si, faisant abstraction complète de l’Italie, nous considérons les dispositions du décret-loi à un point de vue absolu, avec la seule préoccupation de leur valeur intrinsèque, nous commencerons, sauf à faire quelques réserves ensuite, par avouer qu’il nous est difficile de leur trouver le caractère excessif, en quelque sorte liberticide, que certains leur ont reproché.

En ce qui concerne, il est vrai, le droit de réunion, nous estimons qu’on aurait pu s’en tenir à l’ordre de choses existant avant le décret-loi. L’autorité de sûreté publique était très efficacement armée par la faculté qui lui était donnée de dissoudre les réunions subversives. D’autre part, le droit de les interdire à titre préventif « pour des raisons d’ordre public » peut facilement conduire à l’arbitraire. Quant à l’interdiction d’exhiber en public des étendards et emblèmes séditieux, elle a été considérée comme nécessaire dans tant de pays divers, même républicains, qu’on est surpris des attaques que le général Pelloux a dû subir pour avoir voulu l’introduire en Italie.

Pour ce qui est des associations, nous ferons d’abord remarquer que la question, telle qu’elle était posée par le décret-loi, était dépouillée d’un élément qui, en plusieurs pays, particulièrement en France, a le don d’exciter les passions, à savoir l’élément religieux. Les dispositions du décret du 22 juin visent, en effet, les associations au sens courant du mot, sans aborder le problème complexe des associations religieuses, ou congrégations. Dans ces conditions, nous n’estimons pas que le décret-loi contienne aucune clause attentatoire aux libertés nécessaires. En effet, le caractère délictueux des associations visées y est défini d’une manière assez claire. En outre, il contient des dispositions destinées, non seulement à éviter que la dissolution ne soit arbitraire, puisqu’elle doit être motivée, mais, en outre, à permettre aux intéressés d’en appeler, auprès du Conseil d’État, de cette dissolution.

Quant à la protection des services publics, nous estimons que les propositions du gouvernement sont encore plus justifiées que les précédentes. Elles sont destinées à prévenir un véritable péril public. Là encore, le droit du gouvernement lui est dicté par le devoir et les responsabilités qui lui incombent.

En ce qui concerne, enfin, les dispositions du décret-loi relatives à la presse, nous ferons remarquer que quelques-unes d’entre elles ont déjà été adoptées dans d’autres pays que l’Italie. Peut-être, sur certains points, pourrait-on faire quelques réserves. Mais c’est dans leur ensemble qu’il faut apprécier des mesures de ce genre. Nous plaçant donc à ce point de vue, nous ne voyons pas que le décret-loi contienne rien d’excessif. Il fallait, avant tout, faire cesser, dans la mesure du possible, l’irresponsabilité pénale et civile de la presse, résultant de l’institution du gérant homme de paille, et de l’insolvabilité du propriétaire. Or, il faut reconnaître au décret-loi ce mérite qu’il a fait un pas important dans cette voie.

Ce qui nous fait émettre cette opinion, c’est la conviction, presque généralement partagée aujourd’hui, qu’une législation trop anodine a donné naissance, et ne pouvait donner naissance qu’à une presse tellement dégénérée, qu’elle est devenue un péril public. Un trop grand nombre de journalistes, et, d’autre part, le gouvernement, le jury et le public lui-même, ont, les uns par perversité, les autres par mollesse ou par une coupable complaisance, favorisé l’éclosion d’une presse qui n’est plus que l’instrument des plus basses passions politiques, et, souvent aussi, des plus vils intérêts matériels. Ainsi, par suite de cet ensemble de fautes accumulées, on a laissé se créer, en divers pays, un état de choses si anarchique et si menaçant, que la nécessité apparaît aujourd’hui d’y porter un prompt remède. Aucun de ceux qu’on propose, il est vrai, ne laisse de présenter certains inconvéniens. Mais on se résigne à les subir, tant le mal se montre sous une apparence menaçante.

Certes, toute restriction apportée à la liberté est déplorable en soi. Aussi conçoit-on que certains théoriciens du droit public, ou même des parlementaires auxquels n’incombe, directement, aucune responsabilité gouvernementale, soient facilement portés à en faire un crime au pouvoir qui en prend l’initiative. Mais, quand on songe aux difficultés croissantes dont la tâche de ce pouvoir doit être de plus en plus hérissée, à mesure que les particuliers deviennent, par l’usage même de la liberté, plus enclins à en abuser aux dépens de la société prise dans son ensemble, alors, sans aller aussi loin que la Cour d’appel de Milan, qui justifierait presque l’arbitraire au nom de la raison d’Etat, on se sent disposé, cependant, à lui faire certains sacrifices nécessaires.


ALCIDE EBRAY.


  1. Voyez la Revue du 1er juin 1899.