La Crise européenne de 1621/02
Entre le roi de France et ses sujets protestans, l’Edit de Nantes n’avait été qu’une trêve politique et un armistice militaire. Le parti était resté, au milieu du royaume, campé et en armes. Le Roi avait dû lui laisser la jouissance de cent-cinquante places de sûreté et lui assurer, lui-même, les ressources nécessaires à leur entretien.
Durant les troubles de la régence de Louis XIII, on avait bien vu que l’existence du parti protestant était une menace perpétuelle pour l’unité nationale. Il était l’allié naturel de tous les ennemis de la couronne. La royauté devait sans cesse avoir l’œil sur lui, négocier avec lui, ou lutter contre lui. Tant qu’il subsistait comme organisation politique, l’unité du royaume était irréalisable ; tant qu’il subsistait comme organisation militaire, aucune entreprise de longue haleine au dehors n’était possible.
Tout le monde le savait : le Roi le savait, et ses Conseils ne cessaient de lui signaler l’entrave qu’était, pour lui, le danger toujours imminent d’une rébellion protestante. Sillery disait à l’ambassadeur de Venise qui suppliait le Roi d’intervenir dans les affaires de la Valteline : « Le mal est dans notre sang, dans nos entrailles… Le Roi dissimule autant qu’il le peut ;… si Sa Majesté se met en marche pour aller hors de son royaume, il est certain que le roi d’Espagne fomentera davantage leur rébellion et qu’il leur donnera de l’argent pour mettre le feu à la maison. »
Les ennemis de la France le savaient mieux encore. Sous prétexte de religion, l’Angleterre se mêlait insolemment de nos affaires intérieures. Le roi Jacques, en sa qualité de successeur d’Elisabeth, était en relation constante avec les chefs du parti huguenot ; il payait pension aux ministres et, si zélé royaliste qu’il fût, ce roi ne se faisait pas scrupule d’entretenir, chez son voisin, le levain de la démagogie protestante. Celle-ci, en retour, était aux pieds de ce roi étranger. À cette époque, l’idée religieuse obscurcissait l’idée de patrie : « Ces Calvinistes exaltés appartenaient à une race, comme dit un de leurs historiens, qui mettait la cause de la religion au-dessus de tout autre intérêt, et ils professaient les principes qui, depuis le milieu du XVIe siècle, poussaient les adhérens de la même religion à se porter mutuellement secours sans égard aux frontières qui séparent les Etals et les nationalités. »
L’Angleterre le savait ; mais une puissance autrement redoutable pour la France le savait également : c’était l’Espagne. Un autre écrivain protestant, historien très averti, très perspicace et même très passionné, Levassor, dévoile l’habileté avec laquelle la Cour d’Espagne se servait de ce moyen pour affaiblir sa dangereuse rivale en Europe. « Les émissaires de la Cour de Rome et du Conseil de Madrid usaient de toute leur adresse pour allumer une guerre de religion en France… Le moyen le plus sûr d’arrêter les Français dans leur pays, c’était de faire en sorte que le Roi attaquât ses propres sujets. Dès lors, la Maison d’Autriche était en repos du côté de la France, sa plus puissante et sa plus dangereuse ennemie. » Mais ce que cet historien devrait ajouter, c’est que le parti huguenot était bien téméraire et bien fou de se faire, pour la satisfaction de ses ambitions ou de ses passions immédiates, le complice de la grande puissance catholique qui était, à la fois, l’ennemie de la France et l’auxiliaire le plus redoutable de la Papauté. Ici, le prétexte de la religion ne peut plus servir, tout au contraire. Cependant les négociations directes avec l’Espagne sont un fait constant ; les papiers de La Miletière ne laissent aucun doute à ce sujet.
D’ailleurs, ce rôle redoutable, réservé au corps des protestans de France, n’apparaissait à personne plus clairement qu’aux protestans eux-mêmes. L’étroite relation entre les affaires du dehors et les affaires du dedans était, pour eux, une continuelle préoccupation. Ils avaient le souci du grand combat engagé, alors, sur le vaste champ de bataille européen ; ils se seraient volontiers sacrifiés au succès général de la « Cause, » comme un corps d’armée consent à périr pour le gain de la bataille. Ils comprenaient parfaitement que, par l’intermédiaire de leur généralissime et principal homme d’Etat, Bouillon, leurs efforts se reliaient à l’ensemble de la lutte engagée alors en Europe ; malgré bien des méfiances à son égard, ils continuaient à le reconnaître comme leur chef, alors même qu’il ne leur disait pas tout le secret.
Bouillon était principalement en relation avec les protestans de Hollande, et c’était par-là surtout que les protestans français étaient en contact avec le dehors. Les Hollandais, par l’héroïsme de la lutte engagée contre la Maison d’Espagne, étaient devenus les véritables épigones et patrons de la cause. Ils avaient, eux, si misérables et si faibles, sauté à la gorge de la Bête. Ils avaient souffert, ils avaient lutté, ils avaient vaincu : ils avaient porté le fardeau pour tous les autres. Or, dans ces longues années d’épreuves, ils étaient descendus en eux-mêmes, ils s’étaient donné une foi, formé une conscience. Ils avaient découvert, dans leur âme, ces raisons de fond qui surgissent, quand on offre sa vie pour enjeu. Parmi les meilleurs, ils apparaissaient comme les premiers ; ils avaient conquis l’autorité. C’étaient des gens de naturel grave, habitués à réfléchir et capables de mettre l’action au bout de leur résolution. Avec de telles qualités, on ébranle le monde. La Hollande a toujours été funeste aux vastes dominations.
La conduite des Provinces-Unies était donc une leçon vivante et permanente pour les protestans. Or, elles vivaient en République. Ces gens, qui avaient beaucoup réfléchi, non seulement sur leurs propres destinées, mais sur celles de leurs coreligionnaires et sur celles de l’humanité, philosophes, publicistes, hommes d’Etat et hommes d’épée, aboutissaient tous à la même conclusion : le gouvernement des Assemblées.
Tels étaient les enseignemens que recevaient directement, de Hollande, les huguenots du royaume de France et les protestans d’Allemagne. C’est de là que venait le mot d’ordre de la vaste conjuration « républicaine » que le comte de Fridembourg dénonçait, en 1620, au roi de France. Il y avait déjà quarante-deux ans (en l’an 1578) que Bouillon, le même Bouillon, accompagné de quatorze ministres français, avait été envoyé en Allemagne, par le synode de Sainte-Foy, pour « traiter de l’union des Calvinistes et des Luthériens, qui se liait-à des projets de République fédérative ; » cette même politique, quarante-deux ans plus tard, — en 1620, — Bouillon, le même Bouillon, en poursuivait encore la réalisation.
Le protestantisme français suivait donc ces exemples et ces autorités : ses tendances étaient républicaines. Il ramassait, dans cette aspiration un peu vague, les sentimens d’indépendance qui, à des titres divers, gisaient au cœur des populations dévouées à la « Cause : » aristocrate et féodal avec les soigneurs et les grands, il était bourgeois et séparatiste avec les municipalités du Midi, et, avec celles de l’Ouest, il était démocrate et fédéraliste.
Tout cela se confondait en une seule et même formule : indépendance et autorité des communautés ; mais cette formule était précisément contraire à l’unité du royaume et à l’autorité des rois. Levassor définit, en ces termes, la position prise, en politique, par la plus grande partie de ses coreligionnaires, vers l’année 1620 : « Ils applaudirent sottement à leurs assemblées, qui commençaient à parler au pluriel et à dire : Nous. Flattés de je ne sais quelle chimère de République, ces gens imaginaient qu’un corps semblable, disaient-ils, aux Etats-Généraux du royaume, et composé des députés de la noblesse, du clergé et du tiers-état de la Réformation, ferait infiniment mieux qu’un prince-protecteur. »
Il est vrai que, dans le protestantisme même, les esprits étaient partagés. Des hommes pondérés et rassis comprenaient que, si le parti s’élevait contre l’unité nationale et contre la royauté qui représentait alors cette unité, il périrait. Ceux-ci n’oubliaient pas qu’ils avaient été les fidèles soldats d’Henri IV ; ils voulaient rester les fidèles sujets de Louis XIII ; ils supputaient les ressources du parti et ne pensaient pas qu’il fût de taille à engager la lutte. Nombre d’entre eux avaient les yeux ouverts sur le danger de subordonner les intérêts du protestantisme français et de la paix française aux intérêts généraux de la « Cause » en Europe. Les grands seigneurs, les magistrats, la bourgeoisie étaient généralement portés vers ces idées. Il est vrai qu’on les accusait d’être tièdes, achetés, corrompus ; dans le Midi, on les traitait d’escambarlats.
Mais ces modérés voyaient se dresser contre eux, plus exigeante et plus folle à mesure que les difficultés augmentaient, la démocratie calviniste des « fous du synode, » des « Nathans, » des « loups-cerviers, » dont parle Madiane, qui s’abandonnaient à leurs violentes passions, suivaient les voies tracées par des correspondances occultes, et qui eussent fait sauter le pays et la Cause elle-même, pour ne rien abandonner des conceptions fanatiques de leurs étroits cerveaux.
La France était, ainsi, exposée à un double péril, plein d’obscurité et de contradiction : les puissances rivales, et même les puissances catholiques, suscitant chez elle les passions et soutenant, au besoin, les violences du parti protestant, et les protestans criant à la trahison, si on n’agissait pas vigoureusement, en Europe, contre ces mêmes puissances dont ils étaient, sous-main, les auxiliaires, sinon les alliés. Dans les conseils du gouvernement, tout le parti espagnol et catholique criait au Roi qu’il fallait en finir avec les protestans. Le parti protestant criait au Roi qu’il fallait se ruer sur l’Espagne et en finir avec la Maison d’Autriche, quitte à se soulever dès que la guerre serait bien engagée. Entre ces deux politiques, quel parti prendre ?
Il y avait de bonnes raisons pour l’un ou l’autre choix. Mais, pour ne pas choisir et mener à bien, en même temps, les deux tâches contradictoires, pour abattre la catholique Espagne, tout en contenant le parti protestant, il eût fallu autrement d’habileté, de vigueur. Il eût fallu un génie supérieur pour s’arracher aux influences particulières, les dominer, les opposer l’une à l’autre, les annuler l’une par l’autre, ou les soumettre, Tune et l’autre, au joug du bien public. Il eût fallu une autorité sans pareille pour demeurer ferme en un tel dessein, sans souci des intrigues, des oppositions, des échecs apparens ou secondaires, en se refusant même l’aide et le réconfort d’expliquer au pays le but secret vers lequel on l’eût conduit, parmi tant et de si périlleuses traverses.
Luynes n’était pas l’homme d’une telle situation, et il ne pouvait pas être l’ouvrier d’une telle œuvre. Il avait peur des événemens ; les événemens le poussaient ; il se laissa porter par eux. Il se décida ou plutôt il s’inclina selon ses tendances personnelles, selon ses intérêts particuliers, selon le calcul de sa faveur. Une fois son parti adopté, il suivit la pente jusqu’au bout. On trouve, ainsi, dans ses actes, une sorte de logique qui n’a rien de commun avec la sage ordonnance des nécessités successives et des contradictions nécessaires que plus de pénétration et de courage lui eussent apprise.
Cette double question, — unité politique à l’intérieur, et lutte contre la Maison d’Espagne au dehors, — se pose, en 1620, à propos d’une seule et même affaire dont il est facile de comprendre, maintenant, toute la gravité : il s’agit du Béarn et de la Basse-Navarre.
Jusque dans les dernières années du XVIe siècle, la Navarre avait formé un royaume d’une assez grande étendue, à cheval, en quelque sorte, sur les Pyrénées, et se développant, au Sud, dans la péninsule ibérique et, au Nord, dans les vallées qui descendent vers la Gascogne. Quand l’Espagne et la France devinrent de grands royaumes, la Navarre fut menacée par une double conquête. Cependant, l’Espagne d’Isabelle et de Ferdinand le Catholique étant la plus forte, la Navarre avait cherché un appui du côté des rois de France. Mais les rois d’Espagne avaient invoqué une bulle, plus ou moins authentique, du pape Jules II pour envahir la Navarre péninsulaire ; en 1512, le duc d’Albe l’avait subjuguée pour le compte du roi Ferdinand et avait ainsi dépouillé la famille régnant en Navarre des quatre cinquièmes de ses Etats.
Ces populations de montagnards, filles des plus vieilles races de l’Europe, sont indépendantes et fières : en disposant de leur sort sans leur consentement, Rome les avait frappées au cœur. Aussi, quand le protestantisme s’approcha de ces contrées et qu’il s’y glissa par la fine et séduisante influence de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier, et par l’habile tactique de l’évêque d’Oloron, Gérard Roussel, il trouva le terrain tout préparé. La partie éclairée et riche de la population se donna de grand cœur. Les passions étaient si vives, qu’après une période de luttes violentes, sous le règne de Jeanne d’Albret, le calvinisme devint religion d’Etat. La religion catholique fut bannie ; les biens ecclésiastiques furent réunis au domaine et même, en partie, vendus et dispersés. Le Béarn devint ainsi, sur les Pyrénées, la citadelle du protestantisme en pays latin et l’arc-boutant de la Cause dans ce Midi où subsistaient encore quelques restes de l’hérésie albigeoise.
En haine de l’Espagne, la famille qui continuait à régner sur ce qui restait de la Navarre prit ses alliances en France. Henri d’Albrot avait épousé Marguerite d’Angoulême. Jeanne d’Albret, leur fille, épousa Antoine de Bourbon. Or, de leur mariage, naquit cet Henri de Navarre qui fut notre Henri IV. Ainsi, par le hasard des circonstances, en trois générations, l’héritier de la Maison de Navarre devint le roi de France : il était protestant ; mais il se convertit bientôt au catholicisme.
En raison de son accession à la couronne, une double question se posait : ses États pyrénéens allaient-ils être, ipso facto, réunis à la France ? Qu’allait-il advenir des mesures qui, dans ces mêmes États, interdisaient l’exercice du culte catholique ?
La double question embarrassa le Conseil, divisa les légistes et passionna les intéressés. Henri IV, habile et ingénieux comme un vrai Béarnais, s’enlisa, lui-même, dans la question du Béarn. Il ne put que la proroger par une savante tactique de concessions marchandées et de solutions provisoires. Sur la question de souveraineté, on reconnaissait que les terres « mouvantes de la couronne » devaient être réunies au domaine par le fait seul de l’avènement de leur maître au trône de France. Mais en était-il de même des « principautés indépendantes ? » Et la Navarre, le Béarn étaient-ils « terres mouvantes » ou « principautés indépendantes ? » On pouvait discuter, là-dessus, indéfiniment. En 1606, Henri IV avait réuni, par un édit spécial, le Foix, le Bigorre et plusieurs parties du Languedoc. Il avait eu, à ce moment, l’intention de faire de même pour le Béarn. Mais La Force, son lieutenant dans la province et l’un de ses plus fidèles compagnons d’armes, l’en avait dissuadé, en affirmant que ce serait provoquer une révolution dans le pays.
En ce qui concernait la question religieuse, Henri IV était pris de plus court encore. Il avait obtenu, du pape, son absolution sous la condition expresse « qu’il restituerait l’exercice de la religion catholique dans le Béarn, qu’il y nommerait, au plus tôt, des évêques catholiques et que, jusqu’à ce que leurs biens pussent être restitués aux églises, il donnerait et assignerait du sien aux deux évêques de quoi s’entretenir dignement. » Il faut bien reconnaître que, du moment où le roi Henri, roi très chrétien et fils aîné de l’Eglise, assurait aux protestans, par l’Edit de Nantes, la liberté de conscience et même une situation politique privilégiée dans son royaume de France, il lui était absolument impossible de maintenir les mesures qui interdisaient l’exercice de la religion catholique dans son domaine de Béarn, où, d’ailleurs, la population catholique était, incontestablement, en majorité. Donc, sous l’instante pression de la cour de Rome et du clergé français, le roi avait, comme on disait, « rétabli la messe en Béarn, » et il avait pourvu à l’entretien des deux évêques chargés du gouvernement des deux diocèses. Mais, devant la résistance opiniâtre de ses chers Béarnais, il s’en était tenu là.
Très ennuyé de cette affaire, il faisait tête des deux côtés à la fois. Les évêques le harcelaient et ne quittaient pas la cour ; le clergé de France l’admonestait. Il répondait doucement : « Vous m’avez exhorté de mon devoir ; je vous exhorte du votre : faisons donc bien, vous et moi… Mes prédécesseurs vous ont donné des paroles ; mais, moi, avec ma jaquette grise, je vous donnerai des effets. Je suis tout gris au dehors ; mais je suis tout d’or au dedans. » C’était justement, comme on disait alors, « des paroles dorées. » Et, quand il s’adressait aux parlementaires qui lui reprochaient ses concessions, il leur disait, plus rudement : « Vous n’êtes pas les fils aînés de l’Eglise ; moi, je le suis. »
En somme, il avait légué la difficulté à son successeur.
Là où le roi Henri IV avait échoué, ce n’était pas le gouvernement de Marie de Médicis qui pouvait réussir. La régente subissait notoirement les influences catholiques ; elle n’avait pas les mêmes raisons que le feu roi de ménager la cause des protestans et, en particulier, des Béarnais. Les vieux ministres étaient, il est vrai, expérimentés, concilians, et, avant tout, désireux d’éviter des complications intérieures. Mais leur prudence passait pour de la faiblesse et enhardissait les violences. Au fond, il y avait impossibilité de vivre sur les données de l’Edit de Nantes. Un pays dont l’œuvre principale, la volonté tenace, était de constituer sa propre unité, ne pouvait tolérer, dans son sein, et sur la frontière, une province de fidélité douteuse, n’obéissant qu’à ses chefs particuliers, armée jusqu’aux dents et toujours prête à faire usage de ses armes. La lutte était inévitable.
Ce fut le parti protestant qui prit l’offensive. Tous les historiens sont d’accord pour reconnaître que rassemblée de Saumur, en 1614, fut une faute. Or, la faute se précise en ce qui concerne les affaires de Béarn : c’était là, en effet, un des points particulièrement douloureux dans un état de malaise général. Les églises de Béarn crurent qu’il était habile de s’unir, en cette occasion, au corps des Réformés de France. Leurs délégués vinrent à Saumur ; ils prirent séance. L’Assemblée décida que « le Béarn, uni depuis le temps de la reine Jeanne avec les églises de France en doctrine, discipline et souffrances pour la même foi, » prendrait part à toutes les délibérations.
Mais, s’il en était ainsi, comment les mêmes Réformés de Béarn pouvaient-ils revendiquer l’autre partie de leur thèse, à savoir que le Béarn, n’étant pas réuni à la couronne de France, n’était pas soumis aux lois générales du royaume ?
Les réformés se disaient Français dans l’offensive et Béarnais sur la défensive. Il eût fallu choisir. On ne manqua pas de leur reprocher une si dangereuse contradiction : « La reine fut fort piquée contre ceux de la Religion du Béarn et leur fit mander que, puisqu’ils avaient des députés à l’assemblée de Saumur, c’était sans doute qu’ils voulaient être unis aux Eglises de France et que, puisque cela était, elle unirait aussi le Béarn à la France. » C’était la logique même. Il est vrai que, pour le moment, ces menaces n’eurent pas d’autre effet.
Mais la faute n’en était pas moins commise. A défaut du gouvernement, ce fut la nation elle-même qui la releva. Elle voulait être une. Aux Etats-Généraux de 1614, les trois ordres et, en particulier, le Tiers-Etat réclamèrent instamment la réunion du Béarn à la France : « En conséquence de Votre déclaration du mois de Juillet 1607, registrée en Votre Cour du Parlement, Votre Majesté est très humblement suppliée déclarer non seulement le royaume de Navarre et principauté de Béarn, mais aussi toutes terres souveraines qui se trouveront appartenir aux Rois lors de leur avènement à la couronne, unis inséparablement à icelle. » On sentait bien Je péril de voir ces pays, frontière de l’Espagne, livrés sans défense et sans surveillance à leurs propres forces ; on n’avait aucune confiance dans la fidélité d’une aristocratie locale turbulente et à demi-indépendante, et enfin, la loi salique ne s’appliquant pas en Navarre et en Béarn, on craignait, en cas de mort du Roi sans héritier direct, de voir ces pays séparés de nouveau de la France à laquelle une circonstance inespérée les avait réunis.
Toute la polémique du parti protestant, les revendications béarnaises, plus ou moins fondées en droit ou en fait, l’agitation soulevée autour de cette question par les intérêts généraux ou particuliers, tout devait se heurter à ce parti pris. Sur ce point, l’opinion, en France, était ferme comme un roc : on ferait l’Unité.
Le clergé eut l’habileté de joindre la cause du catholicisme à celle du patriotisme. Il s’empara du mouvement de l’opinion et le fit servir à ses desseins. Les violens du parti protestant, au contraire, ne voulurent pas comprendre qu’ils mettaient contre eux l’instinct national. Au fond, ils avaient le goût de la rébellion. Le vent qui venait de Hollande et d’Allemagne leur tournait la tête et leur gonflait le cœur. Un historien du temps le dit, parmi cent autres : « Ces gens se mettaient en degré de souveraineté contre le Roi ; ils croient que toutes choses leur sont licites. Si le Roi fait un arrêt, ils en font un autre. Il n’y eut jamais de rébellion plus apparente. » Une fois lancés dans cette direction, ils sont perdus. Une lettre très importante et très nette, qu’un homme pondéré, s’il en fut, faisant profession de tolérance, ennemi déclaré des Jésuites, Estienne Pasquier, écrivit sur le sujet, nous donne exactement la pensée de tout ce qui avait le souci réfléchi du bien public, à cette époque : « À en parler rondement, cet État formé dans l’État est un prodige en France. C’est félonie qu’une poignée de sujets donne la loi… En ce mouvement, il ne s’agit pas du fait de religion, mais de l’obéissance… Dès l’heure que je vis qu’à l’assemblée de Saumur, ils dressèrent des Conseils en chaque province pour délibérer de leurs affaires,… je dis à plusieurs personnes de qualité de la Religion qu’ils bâtissaient une République en notre monarchie laquelle, tôt ou tard, produirait leur ruine. »
Plus on confondait l’affaire du Béarn avec la cause des réformés, plus on compromettait l’une et l’autre, et les protestans de France les confondaient avec ostentation.
Cependant, malgré les sollicitations des évêques, malgré la passion de l’opinion, malgré la tension et l’exaspération croissante de part et d’autre, le gouvernement hésitait toujours. Il sentait bien qu’il jouait une partie bien dangereuse en risquant de faire renaître les guerres de religion. Dans les derniers temps du ministère Barbin, sur un arrêt rendu par le Conseil d’État, Mangot avait préparé ledit de réunion du Béarn à la Couronne. Au dernier moment, on avait sursis.
Le maréchal d’Ancre disparu, Marie de Médicis écartée, Luynes étant à la fois le favori et le ministre, l’alliance de celui-ci avec la maison de Montbazon et avec les Rohan avait donné quelque espoir de voir les choses s’arranger. On le savait hésitant, inquiet, amateur de combinaisons et d’arrangemens ; il ne cherchait pas à se créer des ennemis ; il entrait volontiers en pourparlers et ne marchandait ni les belles paroles, ni les promesses, ni même les concessions, s’il les croyait profitables à sa faveur.
Mais le parti protestant renouvelle alors et aggrave la faute de 1611. En février 1617, le bruit se répand, une fois encore, que l’intention de la Cour est de procéder à la réunion du Béarn. Aussitôt, les États de la province se rassemblent et ils protestent solennellement contre toute mesure pareille, « la constitution du Béarn ne permettant pas aux souverains le droit de toucher à la loi fondamentale, sans l’agrément des États. » La question politique est ainsi posée ; mais à qui s’adresse-t-on pour trouver un secours ? A l’Assemblée des Réformés de France, c’est-à-dire aux représentans d’une doctrine religieuse.
Et que font ceux-ci ? Entraînés par l’éloquent et téméraire Lescun, l’Assemblée de La Rochelle décide, le 11 mars 1617, que la cause protestante fait sienne, désormais, la cause béarnaise. L’Assemblée adresse aux membres du Conseil des Eglises réformées du Béarn, la communication suivante : « On prétend procéder à la réunion du royaume de Navarre et souveraineté de Béarn à la France, afin qu’étant ainsi réunis et vivans sous mêmes lois, les édits soient exécutés partout, et notamment l’Edit de Nantes qui remet les ecclésiastiques en tous biens et revenus. Or, nous avons voulu vous témoigner par celle-ci que nous nous ressentons fort intéressés en votre cause comme étant la nôtre et, qu’en cette considération, nous n’omettrons aucune chose pour faire qu’il ne soit rien changé ni altéré en votre pays et que, sous quelque prétexte que ce soit, on ne ravisse, de vos mains, ce dont vous jouissez. » Ce cartel d’union était une véritable déclaration de guerre à la royauté.
L’affaire se précisait, on le voit, sur un point particulièrement délicat : la restitution des biens ecclésiastiques confisqués au temps de Jeanne d’Albret. Or, ce fut sur ce point que le parti catholique porta, immédiatement, tout son effort. Henri IV avait pris des engagemens formels. On somma le jeune roi de les tenir. La délibération de La Rochelle posait la question. On exerça une pression suprême sur Louis XIII. On lui prouva qu’il y allait, à la fois, de sa conscience, de son honneur et de son autorité : « L’hérésie de Calvin, lui disait-on, est une extrémité tout opposée à la religion catholique, et la République que les huguenots tâchent de former ici est une autre extrémité non moins opposée à la monarchie française. » Les plus éloquens et les plus autorisés parmi les prélats le haranguèrent ; son confesseur, le jésuite Arnoux, aussi ardent que le Père Cotton était prudent, ne lui laissa pas de repos. Luynes fut mis en demeure, sa faveur n’était pas alors entièrement consolidée. Il avait encore pour rival auprès du Roi le jeune Montpouillan, fils du protestant La Force, lieutenant du roi en Béarn. Les vieux ministres, eux-mêmes, qui, pendant toute la durée de la Régence, avaient temporisé, furent ébranlés, probablement par l’exemple et la volonté de Luynes. Une insistance si universelle, arguant de l’attentat contre l’autorité souveraine, commis par l’Assemblée de La Rochelle, l’emporta, et le Conseil d’État, par un arrêt du 25 juin 1617, rendu à Fontainebleau, décida que tous les biens ayant appartenu aux ecclésiastiques du Béarn leur seraient rendus.
C’était un coup d’autorité. Pour en adoucir la rigueur et en atténuer la portée, le même arrêt décidait, très sagement, que le Roi lui-même indemniserait, sur son domaine, tous les propriétaires actuels. Sur la question d’intérêts, c’était une transaction honorable. Mais, sur la question de principe, la cause protestante avait le dessous. Le parti ne voulut pas se résigner à cet échec. Lescun était enragé de sa défaite. Il s’écriait dans une formule classique : « Si je ne puis fléchir les dieux, je soulèverai les enfers ! » Dans le Béarn même, La Force, d’ordinaire plus sage, — mais irrité de la disgrâce de Montpouillan, — soufflait sur le feu. Les États de Béarn firent opposition à l’édit de mainlevée. Le commissaire du Roi, Renard, envoyé dans la province pour l’exécution de l’arrêt, est chassé ignominieusement.
Ainsi, parmi les troubles et les agitations que le parti de la Reine-Mère et le parti des grands suscitaient dans le royaume, la querelle avec les protestans s’aigrissait jusqu’à devenir un grand péril. L’année 1618 s’était passée dans ces discordes. Au début de 1619, l’Assemblée des protestans, qui siégeait en permanence, avait été transférée à La Rochelle. La paix ou la guerre sont entre ses mains. En présence du danger imminent, tous les sages du parti se jettent en travers des violens. Ils les supplient de réfléchir encore. Bouillon, qui craint qu’un coup de tête ne trouble l’exécution de ses vastes projets, se prononce énergiquement pour la paix. Lesdiguières adresse à l’assemblée les plus sages paroles. Rohan et Soubise eux-mêmes conseillaient la patience. Duplessis-Mornay, avec sa longanimité ordinaire, négociait un compromis. Un instant, l’Assemblée de La Rochelle donna son adhésion. Mais la violence de Lescun et des Eglises de Béarn rompit toutes les mesures.
Une nouvelle Assemblée, autorisée par le Roi qui voulait tenter toutes les voies de la conciliation, se réunit à Loudun, le 24 mai 1019. Lescun la domine. Elle demande le retrait de l’arrêt relatif au Béarn ; elle réclame la prorogation du brevet des places de sûreté ; elle rappelle la Cour à l’exécution des édits. C’est un ultimatum.
Il est très difficile de déterminer les raisons qui poussèrent le parti, malgré les avis de tous les hommes autorisés et expérimentés, à cet excès d’imprudence. On a relevé, avec raison, la scission qui s’affirmait parmi les protestans du Midi. Dans les villes, la démocratie gouvernail, se substituant à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie. Elle était violente et sans frein, à la merci des orateurs populaires, en proie à une sorte de passion mystique qui, parfois, touchait à la folie. Des nouvelles circulaient au sujet des frères de Bohême et d’Allemagne qui souffraient pour la cause. Il fallait les secourir : Dieu combattrait pour les siens. On trouve trace de ces sentimens obscurs dans la correspondance de Lescun et dans ses conversations avec les principaux ministres : « J’ai su tout cela par Messieurs Durant et Dumoulin. Ils sont d’avis, comme aussi tous les gens de bien, qu’il faut que l’église de Béarn tienne roide la discipline contre les traîtres à l’Eglise… et que nous nous opposions tous vigoureusement à la ruine qu’on nous prépare par ladite mainlevée. Ils assurent que toutes les Eglises de France s’y porteront très volontiers, d’autant qu’on voit bien qu’on veut nous perdre et qu’il vaut mieux qu’on nous entreprenne pendant que nous sommes encore entiers qu’après nous avoir affaiblis en divers endroits. La paix est faite en Savoie. Ou va faire la guerre aux protestans d’Allemagne, etc. »
Il faut suivre ces dessous si importons dans les correspondances secrètes des réformés entre eux, dans les récits de Bouffard de Madiane : « Les factieux, dit-il, dont le nombre excédoit celui des sages, les uns par zèle inconsidéré, les autres par espérance de profiter du trouble, prirent le frein aux dents… » Il donne le tableau de ces conférences, de ces assemblées où les pacifiques, résistant aux factieux, soutenoient « que les remèdes violens seroient funestes au parti et qu’il falloit se contenir, dans les négociations, avec modération et respect pour obtenir quelque adoucissement. » Ces « enragés, » ces « loups-garous, » il les énumère. C’est, à Montauban, Chamier, « accrédité factieux, » et Berauld, « qui ne se pesoit pas. » Dans le Haut-Languedoc, c’est Voisins et Baulx, « fusils, allumettes de guerre, instrumens très pernicieux de faction, auteurs de grands malheurs tombés sur les pauvres églises, principaux organes de leur ruine et désolation. » Il incrimine aussi, très sévèrement, le député de la noblesse, Fabas, « extrêmement intéressé dans ses affaires, » et d’une vaste ambition, qui compromit la cause dans les plus dangereuses intrigues. Un autre sage, parmi les Réformés, parle des mêmes hommes avec la même sévérité : « Je ne sais quelle conscience et religion peuvent avoir tant de pasteurs que nous avons qui, au lieu de détourner les peuples de tant d’imaginaires appréhensions qu’on leur donne sous mille faux prétextes, les y portent avec fureur. Sans ceux-là, véritablement, les gens de guerre auraient fort peu de pouvoir. Dieu veuille inspirer chacun au bien ! »
De tous les grands seigneurs du parti, un seul pousse les Eglises réformées à la lutte : c’est La Force. Mais il s’agit de sa propre cause : il était furieux de la disgrâce de son fils, Montpouillan ; il craignait de perdre toute influence sur ses coreligionnaires du Béarn. Et, surtout, se tenant très exactement au courant de tout ce que tramait le parti des Grands et de la Reine-Mère, il pensait que l’autorité du Roi était affaiblie pour longtemps et qu’elle était impuissante à se faire sentir dans les lointaines Pyrénées. Il se croyait à l’abri dans ces montagnes et se voyait installé, pour des années, en vice-roi, dans son Béarn, comme Lesdiguières dans son Dauphiné.
Grande fut la surprise de tout le monde quand on apprit que le Roi avait quitté Paris à la tête d’une armée opérant contre le parti de la Reine-Mère, et qu’on reçut, coup sur coup, les nouvelles de ses rapides succès : la Normandie soumise, toutes les places du Nord-Ouest à discrétion, les troupes du Roi grossies par celles de Bassompierre, la marche sur Angers, la bataille des Ponts-de-Cé, el, enfin, le traité de Brissac, qui rompait les mesures de la rébellion et laissait au Roi le chemin libre pour s’avancer dans le Midi.
Nous voici donc en août 1620. Le Roi quitte Brissac. Il se porte sur Poitiers à la tête de son armée victorieuse. Luynes l’accompagne. Celui-ci est embarrassé dans sa victoire. Il sent, autour de lui, le parti de la guerre qui grandit. Il est aux écoutes de ce qui se passe en Allemagne ; il appréhende le résultat de la fameuse ambassade qu’il a envoyée au secours de l’Empereur. Il reçoit de mauvaises nouvelles de la Valteline. Que faut-il faire ? Marcher sur le Midi, c’est peut-être la rupture suprême et la guerre civile. Renoncer, rentrer à Paris, c’est s’incliner devant la superbe des huguenots et laisser péricliter l’autorité du Roi.
Un moment, les Réformés du Béarn, avertis par les succès du Roi, comprennent leur erreur. Voilà qu’à Poitiers, on voit leurs délégués arriver, le 8 septembre. Ils se soumettent. Avant tout, il faut empêcher le Roi de venir, lui-même, dans la province, briser les résistances. Comme le langage est soudain changé ! « Sire, nous nous rangeons auprès de vous et vous rapportons entièrement notre intégrité et protestons à Votre Majesté que nous sommes prêts à recevoir vos commandemens, à suivre vos volontés et rendre le bien (c’est-à-dire les biens ecclésiastiques) dont nous avons joui jusqu’à présent. »
Mais alors, c’est le tour du parti catholique. Victorieux, il ne lâche pas sa proie. Condé le représente auprès du Roi. Il réclame hautement l’achèvement de la campagne par l’anéantissement des Réformés du Béarn. D’ailleurs, toutes les fortes têtes du parti sont mobilisées pour agir sur le Roi. Le nonce accourt de Paris. On sait que Bérulle exerce un ascendant particulier sur l’esprit de Louis XIII. C’est lui qui agira et parlera au nom de tous. Ce courtisan consommé est un fervent, un mystique, un voyant. Il traduit les conseils de Rome en phrases inspirées : « C’est Dieu lui-même qui invite le Roi à ne pas laisser l’œuvre inachevée ; puisque la Providence vient de remettre la paix dans le royaume et dans la maison royale, le Roi doit à Dieu, par reconnaissance, de rétablir le culte des autels et ses ministres dans un pays où l’hérésie a banni depuis soixante ans l’exercice du culte catholique. » Le cardinal de Retz, le cardinal de La Rochefoucauld, le Père Arnoux, tous les ecclésiastiques ont un mot d’ordre, tiennent le même langage. Il y a bien la Reine-Mère et son évêque qui voudraient empêcher le voyage. Mais, battus de la veille, ils osent à peine chuchoter quelques timides objections.
Luynes cherche à lire dans les yeux du Roi les desseins de la politique française. Or, ces cavalcades pacifiques et glorieuses amusent le jeune homme que tant de têtes respectables ont d’ailleurs convaincu. On décide que l’on ira, du moins, jusqu’à Bordeaux.
Tandis que le Roi parcourt ces provinces que le protestantisme, jusque-là, traitait en maître, tandis qu’il occupe Saint-Jean-d’Angély dont il relire le gouvernement au duc de Rohan, tandis qu’il s’avance sur Blaye, et qu’il est de séjour à Bordeaux, alors même qu’il s’avance jusqu’à Polignac, sur la route du Béarn, c’est un long marchandage avec lui. La Force fait le voyage de la Cour à Pau et de Pau à la Cour, promettant toujours une soumission complète qu’il n’obtient jamais. Les exigences du Roi croissent au fur et à mesure qu’il avance, et les Béarnais pensent toujours qu’il ne viendra pas jusqu’à eux. Il quitte Bordeaux, traverse les Landes, arrive à Grenade sur les frontières du Béarn. On espère l’arrêter encore par des paroles. Le Conseil de Béarn vient le supplier de ne pas aller plus loin Mais c’est fini, maintenant. Le Roi dit : « Puisque mon Conseil de Pau a voulu me donner la peine d’aller moi-même vérifier mes Edits, j’irai et je le ferai plus amplement. » La Force insiste encore et se porte garant de l’entière soumission des Béarnais, et Louis XIII lui répond d’un mot à la Henri IV : « La Force, vous avez intérêt à ce que j’aille à Pau appuyer votre faiblesse ! »
A la délégation des Béarnais qui vient, en grand nombre, au-devant de lui, à Arzac, près de Pau, il fait connaître, sur les deux points en litige, sa pleine et irrévocable volonté : « Je n’entrerai à Pau que comme souverain du Béarn (voilà pour la question politique), et s’il y a une église pour y aller descendre (voilà pour la question religieuse). » Il fit son entrée à Pau, le 15 octobre, au milieu d’une foule silencieuse.
Les États furent convoqués pour le 19.
Mais, dès le 17, le clergé avait pris possession de l’église Saint-Martin, réouverte au culte catholique après cinquante ans. Le même jour, le Roi se porte sur la place de Navarreins, qui est la véritable citadelle du parti réformé, en Béarn. Il l’occupe sans coup férir et remplace le vieux gouverneur, du Lan, par un royaliste ardent, ennemi juré de La Force, le baron de Poyanne.
Ces succès réitérés, ces actes de fermeté décident les babi-tans, qui, jusque-là, n’avaient osé se montrer. Dans les campagnes, les catholiques étaient nombreux. Ils ne contenaient plus leur joie, se sentant délivrés d’une si longue oppression : « En revenant de Navarreins, le Roi arriva à Pau, trouvant tous les chemins couverts de peuples qui lui rendaient mille grâces de son voyage et lui souhaitaient toutes sortes de prospérité en leur langage. »
Le 19, la situation politique du Béarn était définitivement réglée. Pour briser toute résistance éventuelle à main armée, « on supprime la milice des Persans, qui sont comme colonels de la milice dudit pays qui revient jusqu’au nombre de huit mille hommes armés pouvant être convoqués sans la permission du Roi. » C’est le dernier rempart de l’autonomie de la province qui s’écroule.
L’Assemblée des États fut reconstituée et les évêques et abbés y reprirent leur place ancienne et notamment la présidence des séances. La Navarre et le Béarn furent déclarés, par édits immédiatement vérifiés, unis et incorporés à la couronne de France. On créa, à Pau, un parlement ayant juridiction sur la nouvelle province. Les députés des États prêtèrent serment à genoux entre les mains du roi de France.
Messe, procession, cérémonies religieuses, fondation d’un couvent de capucins, installation d’un collège de Jésuites, la victoire fut complète et cimentée pour l’avenir. C’était deux siècles d’histoire effacés sur la terre de Jeanne d’Albret ; c’était la maison de Bourbon venant elle-même, au berceau de Henri IV, désavouer l’erreur de ses ancêtres. Mais c’était aussi une nouvelle province fondue dans l’unité nationale ; c’était une frontière dangereusement ouverte, soumise, désormais, à la vigilance et à la discipline royale ; c’était le Béarn, huguenot et séparatiste, absorbé par la conquête française, tolérante et centralisatrice.
Le roi Louis XIII quittait Pau, et, faisant chemin à grande hâte, il rentrait à Paris, le 7 novembre, à l’improviste ; il y était reçu, comme bien on pense, par l’acclamation universelle. Ce fut un beau moment pour Luynes. Il trouvait à Paris sa jeune femme qu’il adorait, saluant, en lui, le maître, le vainqueur, l’homme heureux. Elle venait de mettre au monde un fils, l’espoir de sa race. La fortune le comblait.
Mais il était assez clairvoyant pour comprendre, lui, que ses embarras ne faisaient que commencer et que cette entreprise trop prompte et trop facile sur le Béarn devait avoir ses suites. Il connaissait la force de résistance du parti qu’il venait de provoquer. Il ne pouvait se tromper sur le levain de haine laissé dans les cœurs. Il sentait que cette grande affaire des protestans soulevée par lui, — malgré lui, — l’enveloppait et le menaçait de toutes parts.
Le 7 novembre 1620, Louis XIII rentre à Paris de la grande tournée victorieuse signalée par l’affaire des Ponts-de-Cé et par le règlement de l’affaire du Béarn. Or, c’est le 9 novembre que la bataille de la Montagne-Blanche décide du sort de l’Allemagne.
A Paris, l’ambassadeur vénitien, las des traîneries de Puisieux, se précipite, si je puis dire, sur Luynes, pour tâcher d’obtenir une décision au sujet de l’affaire de la Valteline, en suspens depuis le mois d’août.
Luynes est plus absolu que Puisieux, mais il n’est pas plus résolu. La difficulté du choix entre les deux politiques l’obsède. Sa grandeur l’élève, mais elle l’isole. Selon la belle expression de Richelieu, il ressemble « à un homme qui est en haut d’une tour. » Il sent le vide se faire et le danger s’accroître ; il ne sait plus s’il doit se confier à la fortune qui l’a soutenu jusqu’ici, ou se méfier d’elle et d’un revirement soudain.
Autour de lui, tout changeait. Le Roi était changé : un peu de maturité et de confiance lui étaient venues. Il avait pris conscience d’une certaine supériorité sur son favori. Relativement, il se sentait brave et décidé, tandis qu’il voyait l’autre toujours timide et inquiet. Comme il avait pris goût aux chevauchées à travers le royaume et aux expéditions dont il ne connaissait encore que l’agrément, la faveur, pour se maintenir auprès de lui, devait se faire moins sédentaire, plus militaire et plus active. Bientôt, les oiseaux de volière n’y suffiraient plus.
Condé avait surpris habilement ce goût du Roi. Pénétrant, hardi et sans scrupules, il se faisait, de ce goût d’adolescent, un chemin vers la faveur. Cet ancien allié des huguenots était, maintenant, plus Jésuite que les Jésuites et plus catholique que le Pape. Il jurait et sacrait, quand il s’agissait des protestans. On n’en faisait jamais assez contre eux. C’était une tactique. Condé ajoutait, par politique, à l’exaltation religieuse du parti catholique. Luynes était débordé.
Il eût bien voulu gagner du temps et laisser les affaires se débrouiller d’elles-mêmes. C’était dans sa manière, fertile en petits moyens, pauvre en résolutions. Cette méthode peut, à la rigueur, suffire, pour quelque temps, dans les affaires extérieures, qui restent secrètes et vont d’un pied boiteux. Mais les affaires intérieures sont plus pressées.
Pour se débarrasser d’abord des deux grandes questions pendantes à l’extérieur, celle d’Allemagne et celle de la Valteline, il a recours, nous l’avons dit, au procédé classique de l’envoi d’une ambassade. De nouveaux visages ne changent rien aux intérêts, ni aux situations ; mais leur survenue amuse le tapis.
Cadenet, frère de Luynes, est envoyé comme ambassadeur en Angleterre. Jacques Ier est le beau-père du Palatin battu à la Montagne-Blanche. Cadenet a pour mission de ménager, si possible, avec le roi d’Angleterre, un arrangement qui sauve le gendre et qui rétablisse les affaires d’Allemagne. Obtenir de si grands effets par le voyage d’un homme, cet homme fût-il le beau-frère d’un favori, ce serait trop facile. D’autant qu’on voudrait, en même temps, persuader au roi Jacques d’abandonner les huguenots de France. Pour le gagner, on lui offre de marier le prince de Galles, qui vient d’échouer en Espagne, avec la propre sœur de Louis XIII, Henriette de France. À cette ambassade de Cadenet, on donne une ampleur extraordinaire. Une escorte nombreuse, choisie parmi la fleur de la noblesse française, lui est attachée. Le Roi, pour lui faire honneur, l’accompagne jusqu’à Calais. Mais l’ambassadeur improvisé n’a d’autre mérite que la faveur de son frère. Il reviendra quinaud. Le roi Jacques le paye en belles paroles et en dissertations théologiques.
Pour l’affaire de la Valteline, même procédure. L’ambassadeur, de ce côté, c’est Bassompierre. On l’envoie en Espagne : il eût préféré le commandement d’une année en Suisse. Quoi qu’il en soit, il part le 10 février 1621. Il a pour instruction de réclamer l’évacuation de la Valteline et de tâcher d’obtenir un arrangement, « Sa Majesté ayant voulu tenter toute voie amiable pour parvenir à son but,… ce que ledit sieur de Bassompierre déclarera audit roi d’Espagne et à ses principaux conseillers, en termes qui ne puissent être imputés à menace, et néanmoins à une signification bien claire et précise de l’intention de Sa Majesté en cet endroit. » Luynes, comme on le voit, y mettait des formes.
Cependant, Bassompierre sera plus heureux que Cadenet. Quoique la mort du roi Philippe III ait, un instant, ralenti les négociations et modéré sa fougue diplomatique, il enlèvera d’assaut un traité en règle : c’est le traité de Madrid, signé le 25 avril 1621, par lequel la Cour d’Espagne s’engage à retirer ses troupes de la Valteline. Mais elle subordonne cet accord, conclu avec la France, à l’adhésion des cantons suisses et des Grisons, et Bassompierre, si fier qu’il soit de son succès, sait bien que cette clause rend la convention illusoire ; il écrit à Luynes, quelques jours avant de signer : « Je ferai un traité, et je le ferai avantageux pour le service du Roi : car il est fort vrai que les gens ici ne veulent pas rompre avec la France, ains nous donner tout contentement, afin que nous leur laissions chastier à leur aise les princes d’Allemagne à qui ils en veulent maintenant ;… enfin, Monsieur, je les ferai obliger par écrit. Mais, s’ils ne veulent pas payer, j’espère, par votre moyen et faveur, être un des sergens qui les ira exécuter et je serai là où je me promets de réussir mieux qu’à faire l’ambassadeur… » Et, tout de suite après la signature de l’acte, il écrivait encore : « Si on retarde l’exécution de ce traité, que nos affaires se changent et que les Espagnols puissent trouver quelque sujet de délai, assurément ils ne restitueront pas la Valteline ; car elle leur est de grande conséquence. »
Pour un homme qui avait, dans sa poche, la promesse de restitution, c’était une foi bien mince dans les engagemens qu’il avait obtenus. Il est vrai qu’il ajoute immédiatement, avec un grand bon sens : « Cela m’oblige à vous donner l’avis de retarder pour quelques mois votre dessein de la guerre huguenote, jusqu’à ce que les Grisons soient en possession, et puis, ayant gagné notre procès en la Valteline, nous en ferions, tout à loisir, payer les espèces aux huguenots rebelles de qui il faut châtier l’insolence. »
La « guerre huguenote, » c’était toujours là l’enclouure. Et, en effet, à l’intérieur, les événemens se précipitaient ; mais Luynes prenait la voie contraire à celle que les hommes qui voyaient la France du dehors lui conseillaient. C’était le moment où nos ambassadeurs à Vienne, le Duc d’Angoulême, Béthune et Chateauneuf, le suppliaient de faire volte-face et de s’arranger avec les protestans de France pour conserver toute sa liberté d’action en Allemagne. Bassompierre, on le voit, tenait le même langage. Or, Luynes, au même moment, disait aux ambassadeurs vénitiens qui le harcelaient, au sujet de la Valteline : « Laissez-moi un peu manœuvrer tout seul dans cette affaire, et, de grâce, n’en parlez à personne d’autre. Nous cachons en nous des choses d’importance ; » et, comme ses interlocuteurs le pressaient, il ajoute, à leur grande surprise : « Les choses que nous cachons en nous regardent moins l’Italie qu’elles ne concernent ce royaume ; je vais vous le dire, mais, je vous en prie, gardez cela pour vous : nous finirons par nous débarrasser des affaires domestiques et de contenir les huguenots ; après cela, on se mettra rigoureusement aux affaires du dehors. » C’était, justement, le contre-pied de ce qu’attendaient les ambassadeurs.
Il est vrai que les protestans avaient fait, de leur côté, tout ce qu’il fallait pour lui forcer la main. Le Roi n’avait pas quitté le Béarn, qu’ils avaient, derrière lui, décidé de réunir une assemblée à La Rochelle pour pourvoir aux intérêts du parti. Une déclaration royale du 22 octobre défendit cette assemblée. On passa outre. C’était déjà la désobéissance : ce fut bientôt la rébellion. À Montauban, on expulse les catholiques de la ville. Dans le Béarn, on fait une tentative pour reprendre Navarreins. L’Assemblée « illicite » se réunit à La Rochelle, le 25 décembre 1620. La municipalité la reçoit, malgré l’ordre formel du Roi. Elle est composée de soixante-cinq membres, représentant toutes les provinces de France où il y avait des protestans.
L’Assemblée prend, dès le début, l’attitude d’un Comité de salut public. On décide que les votes auront lieu par têtes et non par provinces ; on déclare que les députés ne pourront voter que conformément aux instructions qu’ils ont reçues de leurs églises respectives : c’était donc une sorte de mandat impératif et la haute direction remise aux violens des démocraties communales ; enfin, on décide que le bureau serait renouvelé tous les trois mois. Toutes ces mesures affirmaient la prépondérance de l’élément démocratique et des ministres. C’était déjà un gouvernement qui se constituait.
Le 4 janvier, l’Assemblée ordonna à MM. de Chandollan, de Sully et du Plessis de prendre toutes les mesures nécessaires pour la conservation des places les plus exposées, Marans, Jargeau, Saumur et Sancerre ; le 8, on étendit la mesure à toutes les places de sûreté : on en était, maintenant, à une sorte de mobilisation générale des forces du parti. Le 13 janvier, on décida la constitution d’un fonds destiné à subvenir aux besoins les plus pressans ; le 19, l’Assemblée désigna six de ses membres pour assister « au conseil extraordinaire établi près le maire de La Rochelle, afin d’aviser aux affaires les plus importantes ; » enfin, dans les derniers jours du mois de février, les hostilités furent ouvertes par l’enlèvement, de vive force, de la ville de Privas. Le duc de Montmorency, gouverneur du Languedoc, et le duc de Ventadour, lieutenant du roi, font, sur l’ordre de la Cour, de vains efforts pour reprendre la place.
Cependant, dans le sein même du parti, tout ce qui réfléchissait était effrayé des conséquences d’une nouvelle guerre. Le désaccord qui s’était produit au sujet des affaires du Béarn se renouvelait, en s’aggravant. A l’exception de La Force, tous les grands seigneurs protestans conseillaient à l’Assemblée de se dissoudre, pour obéir aux ordres du Roi. Quelques-uns d’entre eux s’étaient même réunis à Niort : ils voulaient se consulter et donner plus de poids, par leur action commune, à leurs conseils pacifiques. Bouillon faisait savoir qu’il se séparerait du parti, si on poussait les choses à l’extrême ; La Trémoille, Chàtillon ne laissaient aucun doute sur leur intention d’abandonner leurs coreligionnaires, si la guerre éclatait. Lesdiguières écrivait, le 1er février, à l’assemblée de La Rochelle, une lettre qui était le bon sens même : « Quant aux occasions de vos assemblées, elles sont si petites qu’elles me paraissent fort peu… Je presse votre séparation, parce que, sans elle, je me vois avec déplaisir privé du moyen de vous aider et recourir auprès du Roi. » Rohan écrivait encore, le 21 février : « Pour moi, je m’emploierai jusqu’au bout, pour apaiser les choses. » Duplessis-Mornay négociait désespérément.
Il semble bien que l’Assemblée elle-même serait entrée volontiers dans les voies pacifiques. Mais, à ce moment, elle délibérait sous la menace. L’émeute était à ses portes. La commune, ou, pour être plus exact, la populace de La Rochelle s’était emparée de la direction effective de la Cause. Le 27 février, la foule avait envahi l’Assemblée et lui avait enjoint de rejeter toute proposition d’accommodement,
Peut-être, malgré tout, l’Assemblée eût-elle hésité encore à en venir à la guerre déclarée, si elle n’eût rencontré, dès lors, le concours d’un homme dont les ambitions secrètes et le haut mérite allaient prolonger et illustrer l’agonie du parti expirant, Henri de Rohan. Si la Cause eût pu être sauvée, c’est par cette main qu’elle l’eût été.
Rohan est un héros admirablement représentatif. Il possède, au plus haut degré, toutes les qualités et les vertus du protestantisme français : mœurs pures, intelligence claire, esprit appliqué, volonté réfléchie et obstinée, instruction étendue. Il avait de l’amertume, du pessimisme, et même une certaine bizarrerie, qu’il tenait de sa mère, Catherine de Parthenay, et qui n’est pas rare, parmi les membres de cette fière minorité. Il parlait peu, mais avec une chaleur concentrée ; il écrivait beaucoup et bien. Il se contrôlait sans cesse, se contenait, savait se faire obéir, savait plier au besoin, ayant, d’ailleurs, sous ses façons froides, un goût vif pour l’acclamation et la popularité. Au physique, c’était « un homme de taille moyenne, fort droit, bien proportionné, plus brun que blanc, les yeux vifs et perçans, le nez aquilin, extrêmement chauve, fort, agile, dispos et adroit à tous les exercices du corps. » Il était d’un tempérament froid et de complexité peu amoureuse ; il n’était pas heureux en ménage, sa femme, Marguerite de Béthune, fille du vieux Sully, étant d’un tempérament tout différent du sien.
Dans l’action, il était prompt, vif, lucide, toujours maître de lui, même aujourd’hui, il est difficile de lire les pages excellentes qu’il a laissées sans être séduit par l’éclat de cette belle intelligence, adouci par l’ombre du malheur et du désenchantement. Écrivain militaire excellent, la théorie, chez lui, dépassait peut-être encore la pratique. L’ensemble de ses qualités et la curieuse contexture de sa vie en font une des physionomies les plus frappantes de notre histoire. Il serait le César de la cause protestante, si on pouvait s’imaginer un César huguenot.
Son habileté à cacher ses ambitions sous le voile des doctrines et des principes était si grande, qu’on recherche encore aujourd’hui les motifs qui le décidèrent à faire bande à part parmi les autres chefs protestans et à précipiter son parti dans la lutte suprême où il devait périr. Sa formule, à lui, était « qu’il était décidé à défendre toujours les saintes résolutions de l’Assemblée ; » mais ce sont les ambitions les plus dangereuses que celles qui savent prendre le courant des passions populaires. On a dit qu’il n’avait fait qu’obéir à l’appel de sa conscience et de sa foi ; mais il s’agissait de politique beaucoup plus que de religion, et il avait montré, notamment lors de la faveur du maréchal d’Ancre et dans les premiers temps de celle de Luynes, qu’il avait assez de souplesse dans l’esprit pour savoir s’accommoder aux circonstances.
Il avait, il est vrai, hérité de ses ancêtres, les d’Albret, cl de sa mère, Catherine de Parthenay, quelque chose de cette roideur qui se rencontre dans la fière devise des Rohan ; il avait été élevé par un ministre intraitable, un « front d’airain, » Durant de Hautefontaine ; son frère, le téméraire Soubise, exerçait sur lui une grande influence et l’entraîna souvent ; on peut admettre, enfin, qu’au moment où tous les héros des grandes guerres du XVIe siècle, les Bouillon, les Lesdiguières, les Sully, vieillissaient ou se dérobaient, il fut séduit par la perspective de jouer un rôle digne de ses capacités et de son génie militaire ; mais il ne me paraît pas possible de négliger entièrement une considération qu’il dut rouler longtemps dans ses pensées secrètes.
Il savait, lui, que, par sa grand’mère, Isabel d’Albret, fille de Jean d’Albret, roi de Navarre, il était héritier de la couronne de Navarre et de Béarn, au cas où les enfans de Henri IV viendraient à disparaître sans postérité. Or, Louis XIII n’avait pas d’enfant. La réunion du Béarn et de la Navarre au domaine inaliénable des rois de France le lésait donc directement. À ces époques où l’hérédité causait la souveraineté, les questions successorales étaient d’un intérêt dominant. On avait vu les Bourbons réclamer et obtenir légitimement, après quatre siècles, le trône de Saint-Louis… Le sort du Béarn et de la Navarre étant réglé par un acte de l’autorité royale, Rohan se tut ; mais il agit.
Luynes le connaissait bien ; car il était son allié, et ils avaient d’abord marché ensemble, accordant leurs ambitions. Aussi l’inquiétude du favori dut s’émouvoir, quand il sut qu’il aurait à faire à un tel adversaire. Mais les événemens étaient plus forts que sa volonté : on ne pouvait laisser sans réponse les exigences et les menaces du parti protestant. Le parti catholique, excité par Rome, qui appréhendait une intervention armée de la France en Allemagne ou dans la Valteline, soufflait sur le feu. Dans le conseil, Condé, les cardinaux le confesseur, les ministres, tout le monde, excepté le président Jeannin, criait que la situation était intolérable et qu’il fallait en finir. C’était des railleries sanglantes sur l’irrésolution et le manque de courage du favori.
Il fallait donc se résigner à la guerre.
Mais alors, ceux qui la conduiraient seraient bientôt les maîtres de l’esprit du Roi. En chevauchant auprès de lui, quelque Condé ou quelque Bassompierre se glisserait, par les périls partagés, à la faveur. Luynes agitait en lui-même cet autre problème, le plus grave de tous à ses yeux : il connaissait Louis XIII et savait qu’il ne fallait pas le quitter d’un pas, sous peine de le perdre.
C’est alors qu’une idée, vaguement entrevue, se précisa en son esprit, celle de se faire nommer connétable : la fonction était vacante depuis la mort du connétable de Montmorency, en 1614. Ainsi, il parait à tout. Il satisfaisait une ambition suprême ; il restait maître de la paix et de la guerre ; il accompagnait le Roi aux camps, si les hostilités venaient à éclater ; enfin, il croyait tout dominer du jour où il aurait accaparé tout. Pour que personne ne fût plus fort que lui dans le royaume, il crut habile, comme le dit bientôt Louis XIII, lui-même, de « faire le roi. »
Le voilà donc, le 2 avril 1621, armé de cette épée de connétable, le plus noble insigne de la puissance dans une monarchie militaire ; le voilà chargé de ce fardeau, accablé de cette suprême responsabilité, devant la France, surprise qu’on puisse commander les armées, sans aucun service sur le champ de bataille.
Maintenant, il décide de tout, et il hésite encore. Le Roi, dans ce même moment, quitte Paris pour se rendre à Fontainebleau. On dit qu’il va se mettre à la tête de son armée, et l’on ne sait pas encore si c’est pour aller, en Poitou, faire la guerre aux huguenots, ou si c’est pour marcher, par Lyon, droit sur les Alpes pour porter secours aux Grisons.
Luynes dispose donc, encore une fois, du sort de l’Europe. Mais on dirait qu’une destinée supérieure arrange, à ce moment, les péripéties haletantes du drame.
Luynes, qui croit encore à la paix, se laisse arracher, l’une après l’autre, les résolutions qui rendent la guerre inévitable. Le 12 avril, le Roi fait vérifier, au Parlement, l’édit de vente de 400 000 livres de rentes sur les gabelles, en fondant la nécessité de cet acte sur la résolution de faire la guerre « contre les rebelles du dehors et du dedans. » Montmorency, à la suite de l’affaire de Privas, met le siège devant Vallon en Vivarais. A Tours, le temple est ruiné et des huguenots massacrés ; le député des Eglises, Favas, a soumis au Roi, dès le 24 mars, les demandes dernières du parti, comme une sorte d’ultimatum. Le Roi ne peut plus reculer. Il refuse de répondre au cahier tant que l’Assemblée, obéissant à ses ordres, ne se sera pas dissoute. Un conseil, tenu à Fontainebleau, le 17 avril, opine pour la guerre. On décide de rassembler une armée de 40 000 hommes de pied et de 6 000 chevaux.
Cependant, le Roi hésiterait peut-être encore à prendre les armes, par crainte des complications extérieures. Mais c’est l’heure où le Conseil d’Espagne, avec une habileté consommée, fait la concession apparente du traité de Madrid (15 avril).
Est-ce donc la main de la diplomatie espagnole, experte à ce double jeu, est-ce plutôt la main des protestans d’Allemagne que l’on retrouve dans les exigences croissantes des protestans de France ? Quoi qu’il en soit, de leur côté, ils marchent vers l’abîme avec un aveuglement effroyable. Le 12 avril, l’Assemblée de La Rochelle charge neuf de ses membres, choisis parmi les plus violens, de travailler à « l’ordre général, » c’est-à-dire, selon le vocabulaire du temps, au plan de campagne. Et c’est cet « ordre général, » voté le 10 mai, qui contient la fameuse division de la France en huit départemens ou huit cercles, et qui organise le pays tout entier en une sorte de confédération politique et militaire, debout en face de la royauté.
L’Assemblée générale est constituée souveraine. Elle décide de la paix et de la guerre, donne des commissions pour lever des troupes, nomme le général en chef et les officiers, décide la levée d’auxiliaires étrangers, perçoit les deniers royaux, gère et administre, avec l’aide des conseils provinciaux, les provinces arrachées à l’autorité du prince. C’est, pour le temps de guerre du moins, une sorte de proclamation d’indépendance politique.
L’Assemblée scellait ses actes d’un sceau à ses armes. Elle fondait, comme les catholiques le lui ont tant reproché, « la République des Prétendus Réformés, » ou, plus exactement, selon la parole de Richelieu, elle constituait un État dans l’État.
Ce fut comme un cri de rage par toute la France, quand on apprit que l’unité du royaume était, une fois encore, compromise. Jusque dans le parti protestant, il y eut une heure de terrible angoisse. La portée d’un tel acte n’échappait à personne. C’était la guerre civile, au moment où la France avait besoin de toutes ses forces pour agir au dehors.
Mais le sort en était jeté. Personne n’était plus maître des événemens. Le 1er mai, le Roi quitte Fontainebleau et se met en route pour aller prendre, à Orléans, le commandement de son armée. Le 27 mai, par une déclaration datée de Niort et enregistrée le 27 juin, à Paris, il déclare tous ceux de ses sujets qui se joindront à l’Assemblée de La Rochelle, criminels de lèse-majesté au premier chef, et il ordonne de prendre contre eux les mesures d’exécution accoutumées en tel cas ; il enjoint à ses sujets, de quelque qualité qu’ils fussent, « aux villes et communautés faisant profession de la Religion Réformée, de comparaître en personne ou par délégués devant les juges royaux pour désavouer l’Assemblée de La Rochelle, ainsi que toutes autres et jurer d’aider le Roi contre elles. »
C’est la guerre, la plus affreuse de toutes, la plus inattendue, la plus absurde et, de part et d’autre, la moins préparée. Au moment où le sort de l’Europe dépend de la France, la France, en proie à quelque fureur obscure, se déchire de ses propres mains.
GABRIEL HANOTAUX.
- ↑ Voyez la Revue du 1er janvier.