La Crise européenne de 1621
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 5-44).
LA CRISE EUROPÉENNE
DE 1621

I
LE PROBLÈME PROTESTANT EN EUROPE
LES AFFAIRES DE LA VALTELINE


I

Luynes l’emportait. Maître de la Cour depuis longtemps, il devenait, par la victoire des Ponts-de-Cé (août 1620), le maître du royaume. Le parti des Grands s’était brisé au premier choc. La reine Marie de Médicis et son favori, l’évêque de Luçon, savaient maintenant ce que pesait leur opposition : la mère n’avait, décidément, d’autorité dans le royaume que celle que lui laissait la condescendance du fils. Or, celui-ci venait de faire l’épreuve de sa puissance. Rouen, Caen, Angers avaient ouvert leurs portes. Les provinces avaient acclamé son passage. En son absence, Paris n’avait pas bougé. Le Roi était à la tête d’une armée peu nombreuse, mais solide et dévouée.

Luynes eut dû se sentir rassuré : il restait troublé et inquiet. Son succès même l’effrayait. Il craignait tout ; il craignait que Louis XIII ne prît goût à son métier de roi ; il appréhendait ses adversaires de plus en plus nombreux, déclarés ou cachés, et, non moins, ses amis, les zélés, les violons et surtout les tortueux, cherchant, parmi les aventures, quelque chemin obscur pour leurs ambitions. Condé l’appuyait trop ; les catholiques l’entraînaient ; et puis il s’était mesuré avec ce dangereux évêque que la voix publique lui donnait pour rival et pour successeur. Deux fois, il avait cru l’abattre ; deux fois, à Angoulême et à Brissac, il avait dû recourir à lui.

Et voilà que Richelieu se tirait encore à son honneur de cette affaire des Ponts-de-Cé où il eût dû périr ! Les habiles avaient les yeux fixés sur un homme qui savait tirer un tel parti de ses défaites. Parmi ses agitations politiques, le pays s’est toujours intéressé à ces vaincus redoutables qui, selon l’expression de Bossuet, « semblent se soutenir seuls et menacent les favoris victorieux de leurs tristes et intrépides regards. »

Mais, surtout, le trouble où était Luynes venait de la situation exceptionnelle où le progrès fatal de ses ambitions l’avait porté. Il était le maître absolu ; tout dépendait de lui. Il n’était pas seulement le favori, mais bien le ministre. On ne pouvait plus agir que par lui. La Cour et le royaume ne demandaient qu’à lire, dans ses yeux, sa volonté : mais sa volonté se cherchait elle-même. Il avait le vertige de sa propre grandeur. L’habile fauconnier sentait que le cercle des responsabilités s’élargissait trop pour son envergure. Assez intelligent pour suivre les affaires, trop ombrageux pour ne pas les retenir toutes, il était trop indécis pour les trancher, prendre un parti et courir le risque. Des deux confidens qui l’avaient soutenu d’abord, il avait dû congédier le plus habile. Déagent ; l’autre, Modène, « le gros Modène, » comme on l’appelait, était une fidélité, mais non une force. Le fameux Ruccellaï s’était attaché à lui, en abandonnant décidément le parti de la reine mère. Mais il avait le mauvais œil, il attirait les inimitiés, et il était suspect. Quant aux ministres, selon le mot de Fontenay-Mareuil, « ils lui servaient plutôt de couverture que de guide. » Il était donc seul et obligé de tout tirer de lui-même. Sa gravité, son charme discret, sa séduction attentive pouvaient faire illusion au Roi et à la Cour. Il ne se trompait pas lui-même, et il hésitait ; car sa prudence était supérieure à sa capacité.

Pourtant, le moment était venu de s’arracher à ces éternelles temporisations. Des événemens graves surgissaient. Au dedans et au dehors, les difficultés s’amoncelaient ; une immense agitation parcourait l’Europe comme de ces coups de vent rapides qui se lèvent à l’approche des orages.


Les affaires intérieures sont toujours liées aux affaires extérieures. Rarement elles le furent autant qu’à cette époque : la France, comme l’Europe, était divisée en deux camps, et ces deux camps ne pouvaient plus supporter la trêve que la lassitude seule avait souscrite. Les cœurs, à peine reposés, étaient de nouveau gonflés de haine, les esprits et les courages prêts à la lutte : tant le monde supporte mal le repos !

Revenons un peu en arrière. Au commencement de l’année 1617, le jeune prince palatin du Rhin, Frédéric V, gendre du roi d’Angleterre Jacques Ier, et l’un des chefs du calvinisme en Allemagne, voulant être renseigné exactement sur la situation de l’Empire, avait envoyé deux ambassadeurs, l’un en Bohême et l’autre en Autriche. Au retour, l’un de ses ambassadeurs, Christophe de Donna, avait déclaré « que la monarchie autrichienne était en pleine décomposition et qu’après la mort de l’empereur Mathias, elle serait démembrée. »

L’Autriche traversait, en effet, à cette époque, une crise très grave et où son existence était en jeu.

Les peuples qui composent l’Empire sont de races différentes ; ils parlent des idiomes divers ; ils sont attachés à des religions rivales. Aucun centre important ne se subordonne les diverses provinces. Ni la mer, ni les montagnes, ni les vallées n’imposent à ces peuples une étroite union géographique, économique ou politique ; le lien qui les attache menace toujours de se rompre.

En 1617, l’unité de l’Empire ne paraissait plus dépendre que de la vie de l’empereur Mathias. Celui-ci avait arraché successivement, à son frère Rodolphe, les couronnes de Bohême, de Hongrie, d’Autriche, et enfin lui avait succédé à la couronne impériale (13 juin 1612). Mais le cadet s’était montré presque aussi incapable que l’aîné. Il avait déjà dépassé soixante ans ; il était de santé débile ; il n’avait pas d’enfans. Sa mort, que l’on sentait prochaine, allait tout mettre en question. Les lois de l’hérédité et celles de l’élection n’étaient ni assez claires ni assez autorisées pour qu’on fût assuré que les vastes possessions sur lesquelles régnait Mathias passeraient sans trouble aux mains de ses successeurs.

Ce grave problème politique se compliquait de la plus redoutable question religieuse. L’Allemagne subirait-elle l’influence du Nord protestant, ou bien resterait-elle attachée à la religion catholique qui dominait dans les provinces du Sud ? Le procès était pendant, depuis Charles-Quint. La paix d’Augsbourg n’avait été qu’un armistice. La question des biens ecclésiastiques n’était pas réglée : les laisser aux détenteurs protestans, c’était dépouiller des propriétaires qui se proclamaient légitimes ; les réclamer, c’était déchaîner la guerre. En fait, des rancunes et des luttes sans nombre entretenaient, de part et d’autre, dans le détail de la vie journalière et locale, des sentimens hostiles. L’Allemagne souffrait d’un désaccord universel. Les doctrines, les intérêts généraux et les intérêts particuliers, tout se heurtait, et, pour comble, leur discorde provoquait, au dedans et au dehors, un effroyable choc de passions rivales. Les catholiques appelaient à l’aide la papauté et l’Espagne ; les protestans, l’Angleterre et les puissances du Nord.

Face à face, sur un large front de bandière qui prenait en écharpe toute l’Europe, les deux camps se mesuraient du regard et surveillaient l’agonie de l’empereur Mathias avec la perspective et l’appréhension, dès qu’il serait mort, d’une mêlée générale. Lui, goutteux, et tellement affaibli qu’il fallait le nourrir comme un enfant, accablé par la mort de sa femme, se promenait parmi les œuvres d’art de ses collections, regardant ses mains pâles, et toujours en larmes, comme s’il pleurait d’avance les misères effroyables que sa mort allait déchaîner sur ses peuples et sur l’Europe. Il mourut, le 20 mars 1619.

Avant de mourir, il avait connu les douleurs dont il avait accablé, lui-même, les dernières années de son frère Rodolphe. Il avait vu sa succession dépecée en quelque sorte de son vivant, et il avait dû, par respect pour les intérêts de la famille des Habsbourg, assurer, autant que possible, la succession de ses trois couronnes, Bohême, Hongrie et Autriche, à un cousin qu’il détestait, Ferdinand de Styrie. Mais sa mort ouvrait une question plus haute. L’Empire était électif ; il s’agissait de savoir si la couronne impériale serait maintenue dans la famille des Habsbourg, alors même qu’il n’y avait plus de descendance directe. Le protestantisme, maître de l’Allemagne du Nord, sentait bien que l’occasion était unique pour briser l’unité du parti catholique dans l’Empire et arracher celui-ci à l’influence des provinces du Sud. Il eut voulu imprimer, dès lors, à l’Allemagne le mouvement de bascule que la main d’un grand homme d’Etat devait déterminer deux cent cinquante ans plus tard.


L’homme que les circonstances désignèrent pour tenter l’entreprise était Frédéric V, comte palatin du Rhin. Ce jeune prince, né en 1596, avait succédé, en 1610, à son père Frédéric IV, petit-fils lui-même de Frédéric le Pieux, qui avait embrassé la religion réformée et s’était allié, pendant tout le cours des guerres de religion, avec les protestans de France. Ces comtes palatins régnaient à Heidelberg. Leur magnifique château, planté sur la colline, dominait le cours du Rhin et « cette agréable campagne que le fleuve le plus noble va arrosant. » De là, ils étaient en relation continuelle avec l’autre rive. En religion, les princes palatins s’étaient attachés plus particulièrement au calvinisme. Leur histoire était étroitement unie, depuis cinquante ans, à celle du protestantisme français et à celle des protestans de Hollande. Allemands, ils étaient donc, par leur situation et par leurs relations, un peu extérieurs à l’Allemagne.

La mère du comte palatin Frédéric V, Loyse Juliane, appartenait à cette illustre famille d’Orange-Nassau qui réunissait en elle toutes les gloires du protestantisme occidental. Son père étant mort en 1610, il avait eu pour tuteur son parent et voisin Henri de la Tour d’Auvergne, comte de Turenne, duc de Bouillon et prince de Sedan, chef reconnu du protestantisme français.

Ce dernier était un personnage considérable. Converti au protestantisme, autant par ambition que par conviction, il s’était, par son mariage avec Charlotte de la Marck, héritière des Bouillon, et par la condescendance du roi Henri IV, assuré de la forte place de Sedan que sa femme, en mourant, après deux ans de mariage, lui avait léguée. Installé dans ce pays de « marche » qui avait su garder son indépendance, il avait épousé, en secondes noces, Elisabeth de Nassau, fille de Guillaume d’Orange, et ainsi il servait de trait d’union entre les différentes familles souveraines, toutes calvinistes, qui dominaient les régions d’entre Meuse et Rhin. Il est difficile de démêler ses ambitions secrètes. Homme d’Etat renommé, il caressait probablement, en ses méditations profondes, le souvenir de cette maison de Bourgogne qui, un moment, s’était taillé un empire entre l’Allemagne et la France. Son génie inquiet intriguait sans cesse dans les affaires des deux pays voisins. Conjuré toujours prêt, mais jamais sûr, le protestantisme lui était un précieux auxiliaire. Il avait lié partie avec ses parens, les Nassau de Hollande, et il était en communication constante avec les directeurs de tout le mouvement anticatholique en Europe. Il avait vécu en mauvaise intelligence avec Henri IV. Mais celui-ci l’avait ménagé. Le Roi craignait l’humeur entreprenante du duc, l’influence qu’il exerçait, l’autorité qu’il savait prendre sur les esprits. Bouillon, en effet, parlait bien, dissertait abondamment, et prodiguait les conseils hardis, tout en se ménageant lui-même.

Pour un tel homme, c’était une chance rare que l’ascendant qu’il exerçait sur le jeune comte palatin. Il mettait ainsi la main dans les affaires de l’Empire. Au point où en étaient les choses, peu de temps avant la mort de l’empereur Mathias, Bouillon voyait quelque chance de réaliser le projet hardi qu’il avait conçu de mettre la couronne impériale sur la tête d’un prince protestant. Ce n’est pas qu’il se fit illusion sur son neveu le comte palatin Frédéric. Celui-ci, joli blond, à la moustache fine, était, pour le moins, un téméraire : « Bon prince, disait de lui Bouillon, et tout au plus propre à gouverner un petit État comme le sien. » Mais il n’avait pas d’autre instrument et son imagination aventureuse laissait, dans ses calculs, une part à l’imprévu.

Ainsi le prince palatin, flatté et excité par ses deux oncles, le comte Maurice de Nassau et le duc de Bouillon, « politiques aussi pénétrans et aussi raffinés qu’il y en eût alors en Europe, » animé par sa femme, l’ambitieuse fille de Jacques Ier, se croyait appelé aux plus hautes destinées. Une situation exceptionnelle qu’il occupait parmi les protestans d’Allemagne lui imposait, d’ailleurs, des responsabilités particulières. En 1608, quelques-uns des princes réformés, effrayés des progrès de la contre-révolution catholique, s’étaient assemblés et avaient jeté les bases d’une « Union » qui, dans leur pensée, devait grouper toutes les forces du protestantisme en Allemagne. Elle n’entraîna pas, il est vrai, les élémens luthériens, et elle resta plutôt calviniste ; mais elle avait su se concilier des appuis à l’étranger. Henri IV et Jacques Ier l’introduisirent, comme un élément précieux, dans le calcul de leurs combinaisons politiques. Aussi obtenait-elle une certaine influence internationale. D’ailleurs, elle avait su constituer une armée ; les élémens qui la composaient étaient actifs et entreprenans ; elle s’était déclarée hostile à la monarchie des Habsbourg. En somme, c’était une force. Or, cette Union avait pris pour directeur le comte palatin du Rhin.

Frédéric V, élevé dans les idées de ses oncles de Hollande et de France, avait donc les meilleures raisons de se considérer comme appelé à jouer un rôle décisif dans le grand conflit politique et religieux qui menaçait l’Allemagne. En 1617, persuadé, comme le lui avait rapporté son ambassadeur, le comte de Dohna, que c’en était fait de la maison d’Autriche, il se fit l’instrument de la vaste conjuration calviniste et libérale dont il se croyait le chef.


Il avait affaire à forte partie. Avant la mort de Mathias, la maison d’Autriche avait pris ses précautions et, par de sages arrangemens de famille, elle avait ramassé tous les titres et toutes les chances sur la tête d’un de ses membres, Ferdinand de Styrie, cousin de l’Empereur. Celui-ci était le héros catholique par excellence. Sa mère, Marie-Anne, était fille de cet Albert V, duc de Bavière, qui avait tant fait pour la cause romaine en fondant, à Ingolstadt, le premier collège de Jésuites (1555). Ferdinand était lui-même élève des Jésuites. On peut dire que c’est le triomphe de l’Ordre d’avoir préparé deux princes comme Ferdinand d’Autriche et Maximilien de Bavière. A eux deux, ils changèrent certainement les destinées de l’Allemagne. Les progrès du protestantisme dans cette contrée avaient été tels, en effet, que Rome avait pu croire, un moment, que sa cause était perdue là comme dans tous les pays du Nord. Ce furent les Jésuites qui se jetèrent en travers du torrent et qui l’arrêtèrent. Loyola avait écrit, en 1553 : « Notre Compagnie doit se porter avec un dévouement particulier, d’après la faible mesure de nos forces, au secours de l’Allemagne que le mal de l’hérésie expose au plus grand danger. » Le succès avait dépassé ses espérances.

Ferdinand était un prince froid, concentré, inébranlable, impassible, plein de confiance dans son droit, dans sa cause et dans sa mission. Dans un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, il avait fait vœu de maintenir la religion catholique dans ses États : Dieu ne pouvait l’abandonner. C’était un mystique calculateur. Il avait la figure longue et forte, le menton des Habsbourg avec la moustache et la barbiche, le front haut et couturé, l’œil terne et intérieur. Homme de cabinet et de confessionnal, il se livrait, par une volonté réfléchie, à la direction des Jésuites et donnait ainsi une grande unité de mouvement à la campagne engagée, partout à la fois, contre le protestantisme. Vienne, Madrid, Lisbonne, Paris et Rome étaient en communication constante par les allées et venues des Pères, qui se déplaçaient rapidement, se dépaysaient facilement, se mêlaient de tout, se renseignaient sur tout, connaissaient l’intérieur des familles, les secrets des consciences royales, se substituaient, autant qu’ils le pouvaient, aux anciens ordres en s’attribuant leurs richesses, montraient aux peuples la face rose et souriante d’une religion nouvelle, et, par les prédications et surtout par les collèges, préparaient les générations à venir.

Ferdinand étant à eux, ils étaient à lui. Ce fut une belle lutte que celle qu’ils engagèrent ensemble, sous la direction de Rome, pour le salut de l’Allemagne. La mémoire du grand empereur catholique en réclame l’honneur et en porte la responsabilité : « Les Habsbourg, dit un écrivain protestant, visaient à faire, de l’Empire, leur chose. Ferdinand II, dans son fanatisme, brocha sur le tout : le fauteur moral de la guerre, c’est lui. »

L’empereur Mathias ne l’aimait pas. Cependant, bon gré mal gré, il avait dû, dès le mois de juin 1617, le proposer comme héritier présomptif et comme roi à la Diète de Bohême, et Ferdinand avait été couronné en cette qualité. On avait pris une précaution analogue pour le royaume de Hongrie et le même Ferdinand avait été élu roi par les États rassemblés à Presbourg, le 16 mai 1618. Par lui-même, l’archiduc était souverain de la Styrie, de la Carniole et de la Carinthie ; l’Autriche devait lui revenir par héritage à la mort de Mathias. Ainsi la réunion de tous les États de la maison de Habsbourg avait été refaite, pour ainsi dire, entre ses mains, avant même que la vacance se produisît. Mais il n’était pas élu roi des Romains. Mathias étant mort, il lui restait à obtenir l’Empire.

D’après la Constitution et la fameuse Bulle d’Or, l’Empereur était nommé, à la majorité, par le collège des sept princes électeurs : trois ecclésiastiques, les archevêques de Mayence, de Cologne, et de Trêves, et quatre laïcs : le comte palatin du Rhin, le duc de Saxe, le margrave de Brandebourg, et le roi de Bohême. En 1619, de ces sept électeurs, les trois ecclésiastiques étaient, naturellement, catholiques ; des laïcs, trois étaient protestans ; c’étaient le Palatin, le duc de Saxe et le margrave de Brandebourg. On peut donc dire qu’au point de vue religieux, le roi de Bohême était maître de l’élection. Or, quoique Ferdinand eût été élu et couronné roi de Bohème, le 19 juin 1617, à Prague, dans les formes accoutumées, son élection était contestée par les protestans de Bohême, qui formaient, dans le royaume, un parti redoutable. Ils avaient donné la mesure de leur énergie par la fameuse Défenestration de Prague du 23 mai 1618, et avaient ainsi engagé les hostilités qui devaient, pendant trente ans, ensanglanter l’Allemagne.

Toute la cause protestante et le sort de la maison d’Autriche étaient pendus, en quelque sorte, à ce qui allait se passer en Bohême. Cette formidable forteresse de la race slave, établie au cœur du monde germanique, sera toujours une cause de trouble dans l’histoire de l’Allemagne. Quand cette population s’agite, — et elle s’agite souvent, — tout s’émeut autour d’elle. À cette époque, il n’y avait encore, en Bohème, qu’un Allemand contre neuf Slaves. Aussi les sentimens d’autonomie naturels à la race tchèque, les vieilles traditions religieuses remontant à la guerre des Hussites, l’hostilité soulevée par les tentatives de restauration catholique et par le retour des Jésuites, le libéralisme de l’aristocratie et de la bourgeoisie des villes, enfin l’éclat terrible de la rupture accomplie par l’attentat contre les fonctionnaires impériaux, tout concourait à engager les États de Bohême dans les résolutions extrêmes.

Donc, aux deux bouts de l’Allemagne, en Bohême, d’une part, et, d’autre part, dans le Palatinat, des sentimens violens s’amassaient contre la maison d’Autriche. Dans la pensée des chefs du mouvement, le rôle du jeune comte palatin devait être de les rapprocher et de combiner leur explosion.

Le duc de Bouillon énumérait, dans sa pensée, les forces qui pouvaient se réunir soudainement, au cas où il faudrait en venir aux armes : les protestans de Bohême étaient prêts ; l’armée de l’Union, commandée par le terrible Mansfeld, pourrait immédiatement leur prêter la main ; un autre secours se préparait dans l’ombre : Bethlen Gabor, prince de Transylvanie, zélé calviniste, réunissait une armée formidable et comptait bien, le cas échéant, se tailler sa part, à la mort de l’empereur Mathias. Enfin, on pouvait compter sur des concours étrangers. L’Angleterre, la Hollande, la France n’abandonneraient pas un parti qui aurait pour programme la ruine de la maison d’Autriche. Plus on creusait l’idée, plus le succès paraissait probable. Pour des esprits profonds et imaginatifs, il y avait une séduction puissante dans la grandeur même de l’entreprise. Détruire le Saint-Empire romain, c’eût été ébranler Rome une seconde fois.

C’est donc la Bohême qui avait donné le signal. En chassant les fonctionnaires impériaux, en expulsant les Jésuites, les protestans de Bohême avaient manifesté ce que tant d’autres avaient dans le cœur : qu’on en avait assez, et qu’on était résolu, s’il le fallait, à en venir aux coups. La Diète de Prague s’était proclamée « diète provinciale ; » elle avait confié le gouvernement à un « directoire ; » elle avait levé une armée qu’elle avait placée sous le commandement d’un des principaux chefs de la conjuration, le comte Henri Mathias de Thurn. L’empereur Mathias, pris au dépourvu, s’était montré hésitant. Il avait fallu que Ferdinand, visé personnellement, intervînt et prît la direction de la résistance. Une armée, levée en grande hâte, avait été mise sous les ordres du comte de Bucquoy. Les hostilités s’étaient poursuivies, entre Thurn et Bucquoy, avec diverses alternatives, pendant l’hiver de 1618-1619. Cependant, peu après la mort de l’empereur Mathias, et au moment où l’élection à l’Empire était en suspens, Thum avait battu Bucquoy, il était aux portes de Vienne, et on pouvait croire à la prochaine et définitive victoire des armées bohémiennes. On peut juger de la joie et de la confiance qui emplissaient le cœur des chefs de la grande conjuration.

Et c’est précisément à cette heure que la voix dont Ferdinand disposait en sa qualité de roi élu de Bohême allait lui assurer la couronne impériale !… Les électeurs impériaux étaient convoqués à Francfort, pour le 28 juillet. Les catholiques, joignant leur voix à celle du nouveau roi de Bohême, étaient maîtres du vote. Que faire ? Les chefs du mouvement n’hésitèrent pas. Avant tout, il fallait empêcher l’élection ou, du moins, l’entacher de nullité. A tout prix, il fallait enlever à Ferdinand la voix qui allait faire de lui un empereur. La Diète de Bohème se réunit donc, à Prague, au mois de juillet 1619. Puisqu’il fallait aller jusqu’au bout, on irait jusqu’au bout. Ferdinand fut déposé le 17 août, et on fixa la date de l’élection d’un nouveau roi au 26 août suivant.

Il était déjà bien tard. En effet, les électeurs impériaux étaient réunis à Francfort, depuis le 28 juillet, l’élection à l’Empire devant avoir lieu le 28 août. Le 28 août, Ferdinand votait pour lui-même, en qualité de roi de Bohème, et il obtenait, dans des conditions qu’il faut rappeler maintenant, l’unanimité des suffrages.

Les trois électeurs ecclésiastiques, en tant que catholiques, lui étaient naturellement acquis. Mais les trois électeurs laïcs étaient protestans. Comment se décidèrent-ils à donner leur voix au chef avéré de la cause catholique en Allemagne ?

Quelle que fût l’ardeur de leurs ambitions, les chefs de la cause protestante avaient compris qu’il n’était pas possible d’enlever, du premier coup, la couronne impériale pour un des leurs. L’élection immédiate d’un empereur protestant, à supposer qu’elle fût possible, c’eût été probablement la fin de l’Empire. On voulait seulement, pour cette fois, arracher le sceptre à la maison d’Autriche. Tout concourait : l’empereur Mathias mourait sans héritier direct ; Ferdinand de Styrie n’avait pas été élu roi des Romains. Les peuples souffraient et leur inquiétude était grosse d’un changement. Dans ces conditions favorables, il était possible, il était habile, et il était suffisant d’opposer à Ferdinand un prince, fût-il catholique, à la condition qu’il ne fût pas un Habsbourg. La difficulté était de trouver un candidat.

Du temps de François Ier, dans des conditions analogues, on avait pensé au roi de France. Henri IV eût peut-être osé ; mais il ne pouvait être question de son frêle et timide héritier. Il y avait bien, en Europe, un prince qui muguetait tous les bons morceaux et notamment ceux qui provenaient du lent délabrement de la maison d’Espagne : c’était Charles-Emmanuel, duc de Savoie. Il avait l’appétit très éveillé du côté de l’Allemagne, et il rappelait volontiers ses origines germaniques et son titre de vicaire de l’Empire en Savoie et en Piémont, ce qui le rattachait suffisamment à la hiérarchie germanique ; dans, le plus grand secret, il soutenait, de ses subsides, l’armée de Mansfeld qui pouvait être d’une singulière utilité à l’heure opportune ; mais il était Italien ; son frère était cardinal et les protestans endurcis ne lui pardonnaient pas son manque de foi et ses entreprises réitérées à l’encontre de la Rome huguenote, Genève.

Il y avait, enfin, un candidat qui eût eu les plus grandes chances : c’était Maximilien de Bavière. Par la situation de ses États en Allemagne, par son autorité personnelle, par l’unanime attention qui se tournait vers lui, il était comme désigné. On n’attendait qu’un signe de sa part. Mais la Bavière, sous sa direction, allait jouer, une fois de plus, le rôle ambigu qui lui est réservé en Allemagne, entre le Nord et le Midi, suscitant bien des espérances, n’en réalisant que peu et ne tirant, en fin de compte, de son avantageuse position et de sa double politique, qu’un bien mince profit : « Bavière, comme dit le document contemporain, prompte à changer de roupille et à faire un demi-tour à gauche, inopinément. »

Politique moins simpliste que Ferdinand, Maximilien était aussi un élève des Jésuites. Son père, Guillaume V, s’était démis en sa faveur, et il avait pris la couronne ducale, en 1598, a l’âge de vingt-cinq ans ; c’était un homme svelte, au long nez, les cheveux bouclés, une tête à la don Quichotte, des yeux perçans et pleins de flamme ; d’une piété insigne, il s’était, par un engagement écrit de son sang et qu’il portait toujours sur lui, dévoué à la Vierge. Ses mœurs étaient pures ; il n’aimait guère, sur terre, que les affaires, les fleurs et la chasse. Dans toute la force du terme, un homme d’action ; instruit, de jugement prompt et décidé, il était excellent au conseil, excellent à la guerre, écoulant, consultant, mais se décidant par lui-même. Comme sa famille et comme la Bavière tout entière, il restait fortement attaché au catholicisme ; cependant, il était toujours disposé à accueillir les ouvertures d’où qu’elles vinssent et à prendre des voies diverses pour arriver à ses fins qui étaient immuables : en cela, excellent élève des Jésuites.

Tout l’effort du protestantisme n’en consista pas moins à essayer de le détacher des Habsbourg, par l’alléchante tentation de la couronne impériale. Il n’était pas électeur ; mais son frère, l’électeur de Cologne, lui eût donné sa voix. Si, en outre, les trois électeurs protestans votaient pour lui, l’élection était faite. Il est vrai qu’il était le propre beau-frère de Ferdinand de Styrie. On eût passé outre. Mais, — et c’était là le principal et véritable obstacle, — ses desseins et ses ambitions étaient ailleurs.

Il ne se nourrissait pas de fumée. Avec son camarade Tilly, qui n’était pas non plus un songe-creux, il armait et se tenait prêt pour intervenir, au besoin, dans les grands mouvemens qu’il était facile de prévoir. En 1609, il s’était mis à la tête de la Ligue catholique allemande constituée spécialement pour défendre le catholicisme contre l’Union protestante. Ainsi, il était exactement à l’opposite de son voisin, le comte palatin. Or, celui-ci, suivant l’idée de détruire l’unité du parti catholique, ne cessait de le harceler pour lui offrir la couronne impériale. Il accueillait d’un sourire le bouillant jeune homme et le laissait dire, pensant, à part lui, que la dignité électorale de Frédéric V et même tout ou partie du Palatinat feraient parfaitement son affaire. Ainsi, tandis que le Palatin s’employait si activement à le faire élire empereur, il ne songeait qu’à dépouiller le Palatin. Jamais, le chat n’a joué plus froidement avec la souris.

Maximilien de Bavière était trop bien renseigné sur les pensées intimes des différens princes allemands pour croire à l’unité de vues chez les électeurs protestans. Une scission qui subsiste toujours, à l’état latent, dans le protestantisme prenait, à cette époque, les proportions d’une crise terrible. En lutte contre l’Eglise romaine, le protestantisme sera toujours embarrassé de déterminer le point exact où il doit s’arrêter pour constituer une église à son tour. S’il verse dans l’individualisme, il n’est plus une religion ; s’il invoque une discipline, il reconstitue, qu’il le veuille ou non, la tradition. Dans cet embarras, il a fini, le plus souvent, par lier son sort à celui de la puissance temporelle ; mais, du même coup, il a diminué son principe et limité son action. Luthériens contre calvinistes, modérés contre intransigeans, arminiens contre gomaristes, le protestantisme était et sera toujours divisé en deux camps. Ayant rejeté la solution de la monarchie spirituelle, il est ballotté entre les princes et les peuples.

Les haines entre frères sont les plus violentes. La Hollande, qui donnait alors le branle à toute la cause protestante, était déchirée par des partis atroces et elle venait d’assister à l’horrible supplice de Barnevelt (13 mai 1617). Ces querelles avaient leur suite en Allemagne. Saxe et Brandebourg étaient luthériens. Ils n’avaient nulle envie de se mettre à la remorque du calviniste comte palatin et des princes de la maison de Nassau. Maximilien n’avait donc aucune certitude au sujet de leur vote en sa faveur ; tout au contraire. Aussi, au lieu de se risquer dans une dangereuse compétition à la couronne impériale, se rapprochait-il de son beau-frère Ferdinand de Styrie, quitte à lui vendre, le plus cher possible, son concours.

Ainsi se trouvent très brièvement expliqués les incidens qui se produisirent à Francfort, le 28 août 1619. Les trois électeurs ecclésiastiques désignèrent Ferdinand de Styrie. L’ambassadeur du Palatin vota, d’abord, pour le duc de Bavière, Maximilien ; l’ambassadeur de Jean-Georges de Saxe, voyant la majorité se dessiner, donna sa voix à Ferdinand, et, enfin, l’ambassadeur de Jean-Sigismond de Brandebourg, faisant observer que Maximilien de Bavière n’était pas candidat à l’Empire, vola comme la Saxe. Ferdinand, en qualité de roi de Bohème, vota pour lui-même, le dernier. On demanda alors à l’ambassadeur du comte palatin s’il persistait dans son vote. Il déclara que, puisque la majorité était acquise à Ferdinand, il avait pour instruction de s’y rallier. Ferdinand était donc nommé à l’unanimité. Quel succès pour la maison de Habsbourg et pour la cause catholique !

On apprit, il est vrai, aussitôt après l’élection, que Ferdinand avait été déposé, en sa qualité de roi de Bohême, par la Diète, le 17 août, et qu’il avait été, le 20 août, remplacé par le comte palatin Frédéric. Cette décision pouvait fournir un argument aux polémistes pour plaider la nullité de l’élection à laquelle le prince déposé avait pris part. Mais il était bien tard, et, en somme, Ferdinand gagnait la partie à Francfort.

Il était sur le point de la perdre à Vienne. En effet, le comte de Thurn, commandant en chef de l’armée bohémienne qui, avant la mort de Mathias, avait, une première fois, pénétré jusqu’à la capitale de l’Autriche, avait su, après une courte période de revers, reprendre l’offensive. Le 27 août, la veille de l’élection, il avait battu, à Znaïm, Dampierre, l’un des généraux impériaux, et il marchait de nouveau sur Vienne, à la tête d’une armée de 50 à 60 000 hommes, avant donné rendez-vous, sous les murs de cette ville, à son redoutable allié, Bethlen Gabor.

Celui-ci, s’appuyant sur les Turcs, appelant les protestans à l’aide, avait réuni une puissante armée et envahi la Haute-Hongrie. Il convoquait une diète qui aurait à décider si Ferdinand avait été élu régulièrement roi de Hongrie et il marchait sur Vienne, bousculant tout devant lui. Au début de l’automne, une double armée de 122 000 hommes menaçait la ville. Le 18 novembre, la Diète réunie à Presbourg déposait Ferdinand comme roi de Hongrie, et elle allait bientôt nommer Bethlen Gabor « prince et chef du pays. » Jamais partie plus critique et plus compliquée ne s’était jouée sur un plus vaste espace et n’avait remué à la fois de plus puissans intérêts.

Voici donc quelle était la situation du nouvel empereur, Ferdinand II. Son élection à l’Empire était discutée. La Bohême et la Hongrie rejetaient son autorité et réclamaient leur indépendance, les armes à la main ; une bonne partie de ses États autrichiens, répondant au mot d’ordre protestant, s’étaient soulevés. En Allemagne, l’Union des protestans se prononçait contre lui ; enfin son rival, Frédéric, Palatin du Rhin, était élu, à sa place, roi de Bohême.

Des armées puissantes, commandées par des chefs comme Thurn, Bethlen Gabor, Mansfeld, opéraient contre lui ; sa capitale était bloquée. Il était presque sans ressources, sans armée, sans argent. Et, cependant, il ne désespérait pas. Dans un moment aussi critique, il avait prié Dieu et il avait entendu une voix qui lui disait : « Ferdinande, non te deseram ; Ferdinand, je ne t’abandonnerai pas. »

Il comprit vite que sa seule chance de salut était auprès de Maximilien de Bavière. Celui-ci l’avait sauvé, une fois déjà, en déclinant la candidature à l’Empire. Il fallait obtenir, de lui, quelque chose de plus, son concours effectif contre les protestans et contre le Palatin. Lui seul avait une armée assez forte et une autorité assez grande pour contre-balancer, en Allemagne, les efforts réunis de tous les adversaires de la maison d’Autriche.

Huit jours après son élection, Ferdinand quittait Francfort pour se rendre en Bavière. Le 28 septembre, il se rencontrait avec Maximilien, venu au-devant de lui, à Augsbourg et, le 8 octobre, un traité secret était signé à Munich, par lequel Maximilien s’engageait à lui venir en aide. Mais celui-ci tirait tout le parti possible de la situation désespérée de son impérial beau-frère. Ferdinand le reconnaissait comme chef de la Ligue catholique ; il s’engageait « à lui rembourser tous les frais de la guerre, à lui laisser en gage, en attendant, tout ce qu’il enlèverait aux rebelles, à le dédommager en Autriche de toute perte de territoire ; enfin, il promettait, verbalement il est vrai, de lui transférer la dignité électorale du Palatin. » Maximilien avait dévoilé ses trames et perçu ses arrhes.

Ferdinand s’adressait, en même temps, à tous les princes catholiques de l’Europe, au Pape, au roi d’Espagne pour obtenir des secours, ou du moins des subsides. Il envoyait des ambassades auprès des princes hésitans, en Allemagne et hors d’Allemagne, c’est-à-dire en Saxe, en Danemark, en Pologne. Mais, surtout, il s’adressait à la France. Dès le mois d’octobre 1619, il avait envoyé à Paris le comte Wratislas de Furstemberg pour demander à Louis XIII non seulement sa neutralité, mais aussi un secours en argent et en hommes. L’ambassadeur avait été reçu en audience solennelle par Louis XIII, le 5 décembre.


Ainsi, le nouvel Empereur, le chef de la liguée impériale d’Autriche, en était réduit à implorer le fils de ce roi Henri IV qui avait fait trembler sa maison et qui avait prétendu la ruiner. Au milieu de l’Europe attentive, et dans le silence qui précède les grandes crises, tous les yeux étaient tournés vers Paris. Le grand conflit religieux qui divisait les puissances était traduit au tribunal de la France. Après de longues guerres inutiles, elle ne s’était pas prononcée entre les deux causes et s’était ralliée, la première, au principe de la tolérance. Sa neutralité faisait sa force. Le sort de l’Europe était entre ses mains.

On pense bien que, de leur côté, les adversaires de l’Empire, les protestans de Hollande et d’Allemagne et, surtout, le Palatin, élu récemment roi de Bohême, n’étaient pas restés inactifs. Le Palatin avait hésité longtemps avant d’accepter cette couronne de Bohême qui lui était offerte dans des circonstances si précaires. L’ambition le poussait : mais, si mince que fût son jugement, il ne pouvait se dissimuler les risques de l’aventure. Il consultait tout le monde. Son conseil même était partagé : cette grande résolution, qui allait ébranler le monde civilisé, se débattait entre quelques perruques et quelques jupes, au château d’Heidelberg. La mère du Palatin, cette touchante Loyse Juliane, le dissuadait : « ses larmes y effaroient ses pensées, et ses soupirs ses appréhensions. » Mais sa femme, Elisabeth d’Angleterre, le poussait, disant « qu’elle aimait mieux manger de la choucroute avec un roi que du rôti avec un prince. »

Enfin, il avait pris son parti et avait accepté. Comte palatin, chef de l’Union protestante et roi de Bohême, gendre du roi d’Angleterre, neveu du duc de Bouillon et du comte Maurice de Nassau, il devenait le lien vivant de toutes les oppositions contre la maison d’Autriche. Mais, non moins que l’empereur Ferdinand, il avait besoin de la France.

Aussi, il se hâta d’écrire au roi Louis XIII pour lui exposer les motifs de sa décision : il insistait particulièrement sur la nécessité où s’étaient trouvés lui et ses alliés de défendre « la liberté commune » contre les progrès menaçans de la maison d’Autriche ; il rappelait au Roi l’alliance qui, du temps de Henri IV, avait uni la France et les protestans d’Allemagne. Il réclamait conseil, appui, secours. Dans une lettre à Bouillon qu’il appelait « mon père, » il s’expliquait avec plus de confiance encore : « Je vous supplie de croire que cette résolution ne procède d’ambition ou désir d’agrandir ma maison, mais que mon unique but est de servir à Dieu et à l’Eglise… » Lui aussi, comme son rival Ferdinand, croyait à sa mission, tant la religion est indulgente aux passions humaines : « C’est une vocation divine laquelle je ne dois rejeter. »… « Je vois bien force incommodités et traverses devant les yeux… Mais il s’agit d’abattre « cette maison d’Autriche qui a toujours lâché d’opprimer l’Eglise de Dieu… » Il rappelait aussi les raisons qu’il avait d’espérer : il se promettait l’alliance de son beau-père, Jacques Ier ; il escomptait le concours de tous les princes de l’Union ; il tablait sur les succès de Béthlen Gabor qui allait, disait-il, se faire couronner roi de Hongrie, à Presbourg. Il invoquait, maintenant, comme décisive, l’intervention du roi Louis XIII ou du moins la promesse de rester neutre. Il faisait appel à toute l’amitié de Bouillon pour disposer en sa faveur les sentimens de la cour de France (octobre 1619).

Bouillon était le grand artisan de la machination : il ne pouvait pas manquer à son pupille. Si bien qu’en décembre 1619, et dans les premiers jours de l’année 1620, avant que le roi Louis XIII eût pris le parti de briser par la force la coalition des grands et de la Reine mère, il avait vu plaider en quelque sorte, devant lui, la grande cause politique et religieuse qui partageait l’Europe, le comte de Furstemberg parlant au nom de l’empereur Ferdinand et des catholiques, le duc de Bouillon parlant au nom du Palatin et des protestans.

Le débat était solennel. Les défenseurs de l’une et de l’autre thèse ne furent pas inférieurs à leur tâche. Non seulement la cour de France, mais l’opinion publique était saisie. Paris était rempli d’agens plus ou moins avoués qui se glissaient partout et cherchaient à remuer les passions : des libelles sans nombre circulaient ; les deux mémoires soumis au Roi furent immédiatement répandus dans le public.

L’évêque de Luçon, ancien secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, suivait le procès avec une attention singulière ; car c’est à ce moment précis que se déposent en lui les premiers germes de ce qui sera, plus tard, la politique européenne du cardinal de Richelieu.


Le mémoire présenté au nom de l’Empereur par le comte Wratislas de Furstemberg avait été rédigé, paraît-il, par le vieux baron Alerimand Conrad de Fridembourg. Sur un ton de burgrave, il rappelait son âge de quatre-vingt-trois ans passés, son indépendance, ses services ; il se vantait d’avoir, « depuis la journée de Pavie jusqu’en l’année 1586, continuellement porté les armes, reçu vingt-cinq plaies le visage tourné vers l’ennemi et été récompensé treize fois extraordinairement. » C’est ce Nestor qui dévoile, en un large tableau, tout le plan de campagne du grand parti qui agite et soulève l’Europe. Par une vue profonde, il découvre la politique, où la foule ne voit que la religion. Pour lui, il s’agit non pas tant d’une lutte de doctrines que d’une compétition pour le pouvoir. La conjuration est toute républicaine ; c’est aux trônes et aux couronnes qu’on en a.

Il signale le péril au Roi Très Chrétien et développe, point par point, tous les élémens du complot. Venise est l’origine ; la Hollande est le foyer. On prétexte la religion ; mais ces deux républiques, qui sont de religion différente, se soutiennent. Les Suisses en sont aussi, et ce sont des républicains ; en Italie, c’est Gênes, c’est Pise, Florence, Lucques ; en Allemagne, ce sont les villes hanséatiques et les villes libres dont l’indépendance énerve l’Empire : protestantes ou catholiques, elles n’ont d’autres visées que de secouer la domination des Princes. « Une seule espérance les nourrit, de pouvoir, en brief, chasser les rois d’Europe. » Si la noblesse d’Allemagne s’engage dans le même parti, c’est que l’aristocratie est volontiers républicaine.

Le vieux comte s’adresse à tous les membres de la conjuration : « Quelle peut donc être la cause qui vous y a invités ? La haine seule que vous portez à la royauté et l’amour que vous avez pour établir l’aristocratie et la démocratie. » C’est là la véritable cause de la levée de boucliers universelle contre la maison d’Autriche, ou plutôt contre l’Empire : car, à leurs yeux, il est le principal et le plus ferme boulevard de la monarchie en Europe. Les monarchies, elles-mêmes, sont englobées dans cette immense machination. Le prince palatin et ses alliés en sont les instrumens aveugles et en seront les premières victimes ; partout, la conjuration a pénétré : « Ceux qui traitent aujourd’hui les grandes affaires au conseil secret des Princes sont volontiers contraires aux monarchies et principautés et n’approuvent que le gouvernement de plusieurs. »

Pour détruire les monarchies, ils emploient des moyens divers : les calomnies par lesquelles ils rendent les monarques odieux, les séditions qu’ils allument en leur pays et les guerres, par lesquelles ils font saccager les peuples ; la religion est un manteau : « tous leurs desseins ne tendent qu’à réduire les royaumes et les principautés en Ordres et Estats, afin que ceux qui seront élus par le peuple aient le commandement absolu. » Par un coup droit à l’adresse du roi de France, le défenseur de la cause impérialiste cite l’exemple des huguenots de France : « Que prétendent-ils donc, aussi ? n’ont-ils pas ensemblement conspiré, fait des assemblées secrètes et collectes de deniers afin d’ébranler, s’ils pouvaient, le royaume de France et de rendre la puissance des rois énervée ? » Et il conclut avec force : « Qui défend les rebelles, il apprend à ses propres sujets à se révolter. Qui prête l’oreille aux étrangers qui calomnient leur magistrat, il ouvre la porte aux séditions intestines, et, si vous portez secours aux rebelles contre leur Roy, quand ils auront vaincu leur naturel seigneur, ils armeront les vôtres contre vous. »

Un exposé aussi complet et aussi pénétrant de la situation générale de l’Europe, un appel aussi grave à la solidarité monarchique et catholique, ne pouvaient être réfutés que par la considération des intérêts particuliers et pratiques de la politique française. C’est ce point de vue réaliste que Bouillon développa dans le mémoire extrêmement adroit et véritablement diplomatique qu’il soumit à Louis XIII. Il se garde de découvrir toute sa pensée : On vous trompe, sire ; on veut transformer une lutte d’intérêts, à laquelle vos ancêtres ont pris part, en un débat de doctrines. La vérité est que la maison d’Autriche, accablée sous le poids des hostilités que son ambition a suscitées, prête à succomber, fait appel aux principes, quand la force lui manque La bête est aux abois ; un seul effort, et la grande campagne engagée contre elle va s’achever par un succès éclatant. Elle essaye de s’échapper par cet habile subterfuge. Quelle témérité de joindre le sort de la religion catholique ou de la cause monarchique à celui de la maison d’Autriche ! En ce moment, un prince qui fut, de tous temps, des alliés de votre maison, poursuit la campagne commencée par les François Ier, les Henri II, les Henri IV. Aidé de ses alliés, il traque la bête et la tient sous ses pieds. Est-ce le moment que vous allez choisir pour venir en-aide à votre mortel ennemi ? On vous prie d’intervenir : d’accord, intervenez. Demandez la tenue d’une Diète, recherchez, du commun consentement, les moyens les plus propres à établir la paix, à rassurer les consciences, s’il le faut, même à raffermir l’autorité de l’Empereur ébranlée ; mais que cela soit fait par vous, sans rien changer à la ligne politique adoptée par vos ancêtres, sans rien abandonner de votre système et de vos alliances. Soyez, comme vous l’avez été, le pacificateur et le protecteur des « communes libertés du pays. »

L’idée d’une intervention conciliatrice et, en quelque sorte, arbitrale (le mot est prononcé) de la France était lancée par Bouillon avec une habileté consommée. Dans les affaires, les propositions les plus douces sont les plus facilement accueillies : si le Roi suivait ce conseil, il était presque fatalement amené à prendre, tôt ou tard, position contre la maison d’Autriche. Bouillon, par ce mémoire d’une très haute portée pratique, insinuait en quelque sorte la politique protestante dans la politique française ; il les mêlait l’une et l’autre dans la mesure où elles peuvent s’unir ; il signalait, pour la première fois, ce rôle savant d’arbitre intéressé et de protectrice attentive que la France pouvait jouer dans les affaires germaniques.


Ces vues ne furent pas adoptées par le Conseil du Roi. C’est ici que se précisent les responsabilités de Luynes. Né dans le Comtat-Venaissin et, par conséquent, soumis dès l’enfance à l’autorité pontificale, ménageant avec soin les influences religieuses qui s’exerçaient autour du Roi et notamment celle du confesseur, le Père Arnoux, soucieux de s’assurer la bienveillance de la jeune reine Anne d’Autriche, d’autant plus qu’il était en rupture ouverte avec la Reine mère, Marie de Médicis, et, par-dessus tout, appréhendant la coalition des grands et des protestans qui se formait contre lui, à l’intérieur du royaume, il avait toutes les raisons de chercher son point d’appui du côté catholique et espagnol. Il s’en défendait pourtant, au début de sa faveur, « de peur que l’accusation qu’il faisoit contre la Reine et les ministres qui a voient gouverné sous son autorité d’avoir trop incliné vers l’Espagne ne fût rétorquée contre lui-même. » Mais la force des choses et sa propre inclination l’avaient emporté sur les hésitations de cet esprit précautionneux qui eût voulu éviter de se prononcer, par souci de ménager tout le monde.

Le nonce du pape, Bentivoglio, avait pris sur lui la plus grande influence. Rome, naturellement, était, plus que toute autre puissance, en éveil sur les projets de Bouillon et elle avait pris, de bonne heure, ses mesures pour les contrecarrer. Dès le mois de mai 1617, deux ans avant la mort de l’empereur Mathias, une lettre du nonce près de l’électeur de Cologne, transmise confidentiellement à Bentivoglio, lui avait dénoncé tout le plan de la conjuration ; et on lui avait donné, en même temps, les instructions nécessaires pour y parer : « On dit ici, écrivait le nonce de Cologne, comme venant de Hollande, que la mort du maréchal d’Ancre est sortie de la boutique de Bouillon et du comte Maurice. Leurs adhérens dans les conseils du Roi ont pour but d’amener une rupture entre la France et l’Espagne, de façon à réussir, par l’intrigue, là où les armes ont échoué. Sous le prétexte de faire suivre par le Roi les conseils de son père, on l’engagera dans les affaires d’Allemagne de façon à débarrasser la France de ses humeurs intestines et à faire poursuivre, pour son roi, l’Empire ou le titre de Roi des Romains. D’où l’alliance avec les hérétiques d’Allemagne. Le Roi, joignant ses forces aux leurs et à celles des Hollandais, pourra, sans grande difficulté, exécuter le dessein, dès longtemps caressé, d’abaisser la maison d’Autriche. Ainsi se trouverait bouleversé tout l’état actuel de la Chrétienté. Il faut travailler à mettre la Chrétienté à l’abri de si grands malheurs… » Évidemment, Bouillon, entouré d’agens suspects, avait trop parlé. Parmi les plus chauds défenseurs de la cause protestante, il y en avait qui étaient en relations étroites avec l’archevêque de Cologne. Rome était instruite par ce canal. Bentivoglio, averti de longue main, avait eu tout le temps de prendre ses mesures dans la cour de France, dans le Conseil, et notamment auprès du favori. Il avait celui-ci dans la main ; ce n’est pas seulement Rohan qui l’affirme avec une précision difficilement contestable, c’est la correspondance de Bentivoglio qui le prouve.

D’ailleurs, Luynes s’était lié les mains, en quelque sorte, par une décision capitale qu’il avait prise, dès le mois de février 1618, celle de donner aux Jésuites l’autorisation d’enseigner à Paris, autorisation qu’ils n’avaient pu obtenir, malgré une insistance journalière, depuis l’année 1604, où Henri IV les avait rétablis. En ouvrant le collège des Jésuites, malgré l’opposition désespérée de l’Université et du Parlement, Luynes avait, en connaissance de cause, assumé une haute responsabilité ; un acte pareil est de ceux qui engagent. Il était donc dans la logique de son rôle quand il donnait, à la politique extérieure, une impulsion analogue et qu’il l’inclinait vers le parti catholique, autrichien et espagnol en Europe.

Aussi, quand les deux thèses rivales furent soumises à la délibération du Conseil, chacun savait-il, d’avance, quelle était l’opinion du favori. On se régla sur elle. D’ailleurs, la thèse catholique ne comptait guère, auprès du Roi, que de zélés défenseurs. Personnellement, le Roi était porté vers elle : assurément, il n’aimait pas « l’Espagnol ; » les impressions qu’il avait recueillies du vivant de son père n’étaient pas entièrement effacées de son esprit ; mais, jeune, ignorant et timide comme il était, il n’avait guère d’autres ressources intellectuelles et morales que celles de la religion et il était sans défense contre l’action journalière qu’exerçait sur lui un entourage tout ecclésiastique : son confesseur, le Jésuite Arnoux, les cardinaux de la Rochefoucauld et de Retz, membres influens du Conseil, le Père Bérulle, le Père Joseph, et bien d’autres qui, sous des prétextes divers, avaient continuellement accès auprès de lui.

La reine Anne d’Autriche était tout naturellement attachée à la couronne d’Espagne ; sa nouvelle patrie lui donnait trop peu de satisfaction pour qu’elle n’eût pas les yeux sans cesse tournés vers son passé et vers la cour dont l’ambassadeur, duc de Monteleone, était, auprès d’elle, l’assidu représentant.

Le prince de Condé était absolument dévoué à la cause catholique et son premier acte, en sortant de prison (2 janvier 1620), avait été d’écrire au Pape une lettre solennelle pour l’assurer de son filial dévouement. Parmi les ministres, Sillery était, depuis son ambassade à Rome (et cela remontait au règne d’Henri IV), l’homme de la Papauté ; son fils, Puisieux, secrétaire d’État chargé des Affaires étrangères, et qui eût dû éclairer ses collègues, était un de ces hommes médiocres dont l’habileté consiste à écouter le vent : « Vis-à-vis de ceux avec qui il négocie, il le fait avec tant d’incertitude et d’irrésolution que, quelle que soit l’issue d’une affaire, il veut faire paraître qu’il a tout prévu ; car il est jaloux de conserver au moins l’apparence de son autorité. » Le garde des sceaux, Du Vair, était un ennemi déclaré des huguenots. C’était un sectaire de très grande éloquence et de très belle barbe. Arrivé à la fin d’une longue vie laïque, il avait la bizarre ambition de se faire nommer évêque et même cardinal, et il multipliait les preuves de son dévouement à l’Eglise pour obtenir, de Rome, les dispenses nécessaires.

Restait le plus sage et le plus expérimenté des ministres, le président Jeannin. Seul, l’illustre négociateur de la trêve des Provinces-Unies eût pu, avec l’autorité attachée à ses services, tenir les esprits en suspens. Mois il était bien vieux, bien timoré ; il avait bien des intérêts à ménager pour assurer la fortune de ses enfans ; il était à bout de force et de vie. Ce n’était plus qu’un fantôme. On le consulta, mais pour l’engager. On sut couvrir de son nom la décision qui fut prise. On le chargea, en effet, de rédiger l’avis du Conseil qui trancha le différend solennel soumis au roi Louis XIII et qui détermina la politique de la France.

La fortune voulut que la France, à cette heure décisive, fût conduite par un adolescent ignorant, un favori inquiet et des ministres timorés. La décision prise par eux sauva la Maison d’Autriche.

Le président Jeannin était trop avisé pour ignorer et trop loyal pour dissimuler la portée de la question soumise au Conseil. Son mémoire rappelle d’abord « que la Maison d’Autriche est montée à un si haut degré d’autorité et de pouvoir qu’elle en est devenue formidable, odieuse et suspecte à tous les autres souverains de la Chrétienté ; » il reconnaît le danger que font courir aux autres puissances, et notamment à la France, les ambitions et les appétits territoriaux de la couronne d’Espagne. Mais, aussitôt, il tourne court et il affirme que la France ne peut pas l’abandonner dans les circonstances critiques qu’elle traverse. Il s’appuie sur une seule considération : celle de la religion : « Sa Majesté est obligée de secourir la Maison d’Autriche contre un si grand nombre d’ennemis fort puissans qui ne peuvent être les maîtres par une victoire absolue, sans que la religion dont Elle fait profession ne soit en très grand danger. » Il serait à craindre, en effet, que la victoire des protestans en Allemagne n’encourageât les huguenots de France : « et peut-être que Sa Majesté ne seroit, elle-même, exempte de ce danger en ses États. » C’est bien la solidarité monarchique et religieuse. Le vieux ministre avait oublié le temps où Henri IV appuyait, contre l’Espagne, les républicains de Hollande !

Il insiste beaucoup sur l’idée que la Maison d’Autriche est maintenant trop abattue pour obtenir un succès complet et qu’en tous cas, elle restera toujours très affaiblie. Le mémoire contient une erreur d’appréciation très grave sur la force respective du Palatin et de la Maison d’Autriche : « La puissance du nouvel élu roi de Bohême doit être plus suspecte que celle de la Maison d’Autriche, à cause des grands appuis qu’il a, tant en Allemagne qu’au dehors, tandis que la Maison d’Autriche vieillit, ayant déjà passé le temps de son accroissement et étant sur le déclin : au contraire, la grandeur du Palatin est en son orient et n’a pas encore atteint sa vigueur : par ainsi, est plus à craindre. »

Le président Jeannin ne manque pas d’invoquer le fameux argument, traditionnel alors, qui réunissait l’Europe chrétienne en une solidarité du moins nominale contre les Turcs, et ainsi, il se conciliait le duc de Nevers, le Père Joseph et les confidens intimes qui remuaient, une fois encore, l’illusoire dessein d’une nouvelle croisade. « C’est donc avec grande raison que le Roi doit désirer de voir cette guerre finie par quelque composition et accommodement tolérable plutôt que par quelque victoire absolue, » et, en concluant, le président résumait en ces termes l’avis du Conseil : envoyer, en Allemagne, une ambassade solennelle qui s’efforcerait de prendre autorité sur les belligérans, de pacifier le différend et de mettre fin aux hostilités. Il ajoutait même, que, si l’ambassade ne réussissait pas, le Roi devait se préparer à secourir effectivement l’Empereur, soit par des subsides, soit même par l’envoi d’une armée. « La religion, ajoute-t-il, en manière d’argument réitéré et décisif, y invite Sa Majesté et l’oblige à mépriser toute considération contraire. »

Intervention dans les affaires d’Allemagne au moyen d’une ambassade chargée de s’entremettre pour la paix, telle était donc la conclusion du vieux Jeannin. Or, c’était précisément le conseil qu’avait donné Bouillon. Mais les deux avis, identiques dans la forme, étaient diamétralement opposés au fond. Bouillon ne voyait, dans le roi de France, que « le protecteur des libertés germaniques ; » le président Jeannin réclamait, pour le roi, l’honneur de sauver l’Empire. Ce fut naturellement l’opinion de Jeannin qui rallia tout le Conseil. Ainsi la cause catholique et impériale l’emportait auprès du roi de France, fils de Henri IV. Que les temps étaient changés !

Le nonce Bentivoglio, quand il apprit, de la bouche de Puisieux, la résolution du Conseil approuvée par le Roi, s’écria : « C’est un miracle et une intervention manifeste de la Providence divine. »


A la tête de l’ambassade solennelle envoyée en Allemagne fut placé Charles de Valois, duc d’Angoulême, fils naturel de Charles IX, un des plus hauts personnages du royaume et traité en cousin par le Roi. On lui adjoignit deux diplomates expérimentés, le comte de Béthune, frère du duc de Sully, et l’abbé de Préaux, prieur de l’Aubespine et de Châteauneuf. Leurs instructions leur prescrivaient de se rendre en Allemagne par la Lorraine, en voyant sur leur route les princes, magistrats des villes et autres souverains, de travailler partout à la paix et surséance d’armes, « pour faire comprendre à tous, avec plus d’efficace, le trouble et péril certain et inévitable auquel le pays de Germanie est porté à tomber si, par une prévoyance générale, un concert prompt et unanime, les intéressés ne s’efforcent de pourvoir à ce désordre, et déposant les considérations privées, n’embrassent vivement les publiques, pour éviter un si grand désordre et malheur. »

Les ambassadeurs devaient se rendre, le plus tôt possible, près de l’Empereur, le féliciter de son assomption à l’Empire « dont les épines et difficultés présentes seront bientôt, s’il plaît à Dieu, changées en contentement. » A l’Empereur, ils déclareront qu’il doit compter le Roi au nombre de ses amis, et qu’il pourra se servir de la bonne volonté et des forces de Sa Majesté, s’il entre dans les voies de l’entente et de la conciliation que l’ambassade est chargée de préparer entre tous les princes de l’Allemagne. Les instructions ajoutaient, d’ailleurs, que la cour de France refusait de reconnaître le Palatin en qualité de roi de Bohême ; celui-ci était le seul que les ambassadeurs dussent s’abstenir de visiter.

On voit quel réconfort ce dut être pour la Cour Impériale de recevoir de pareils encouragemens dans une heure si critique et, au contraire, quel désastre pour la cause protestante, stupéfaite de recevoir un tel coup d’une telle main.

Les princes de l’Union protestante étaient réunis à Ulm ; les ambassadeurs s’y rendirent en grande hâte ; ils arrivèrent dans cette ville, le 6 juin 1620. Les deux armées étaient en présence et sur le point d’en venir aux mains. Les protestans d’Allemagne étaient décidés à combattre pour secourir leurs frères de Bohême : « L’un d’eux nous dit, écrivent bientôt les ambassadeurs, qu’il fallait que les armes fussent teintes du sang de quelques-uns devant que les articles d’une paix pussent être accordés, et qu’elle ne pouvait se faire qu’entre deux armées (juin 1620). »

C’est cette disposition des protestans allemands qui tenait tout en suspens. L’Empereur suppliait Maximilien de Bavière de l’aider en Autriche et en Bohême. Mais celui-ci, après avoir tout promis, ne bougeait pas. Il déclarait qu’il ne s’engagerait à fond que s’il obtenait préalablement toute sécurité au sujet de ses possessions héréditaires. Il craignait, en effet, que, s’il s’avançait au secours de l’Empereur en Bohême, les protestans d’Allemagne ne le prissent à revers et ne pénétrassent dans ses États. Avec une habileté profonde, il s’efforçait de séparer l’affaire de Bohême des affaires d’Allemagne et de rompre le faisceau que l’habileté contraire de Bouillon avait su nouer par l’élection du Palatin. Déjà, l’électeur de Trêves, soufflé par Maximilien, avait dit aux ambassadeurs du Palatin : « Qu’ils se battent en Bohème, tant qu’ils voudront ; nous autres, nous resterons bons voisins en ces quartiers. » Cela voulait dire qu’on travaillait à isoler le Palatin, à le réduire à ses propres forces. La partie diplomatique qui se jouait, à Ulm, entre les deux renards, était donc décisive.

C’est l’ambassade française qui décida du succès. A peine arrivée à Ulm, elle s’emploie avec une activité singulière auprès des princes de l’Union protestante, pour leur faire accepter l’idée d’un armistice s’appliquant aux princes allemands seuls, et laissant l’Empereur et la Bohême en dehors.

La diplomatie du Palatin, dirigée par Bunichhausen, homme avantageux et imprudent, ne vit pas le piège : on dit même qu’un des principaux chefs de l’Union protestante, le margrave d’Anhall, se laissa corrompre par l’argent du roi de France. D’ailleurs, les princes protestans d’Allemagne n’étaient pas sans inquiétude pour leurs propres États. Ils craignaient de tirer les marrons du feu au profit du Palatin. Celui-ci n’était ni aimé, ni craint.

Donc, sous l’autorité du roi de France et suivant les conseils subtils de Maximilien, on signa, à Ulm, un traité par lequel les princes protestans et les princes catholiques allemands s’engageaient respectivement à ne pas recourir aux armes les uns contre les autres. Et, par les termes mêmes du traité, l’Empereur et la Bohême étaient formellement exclus de cet arrangement.

Laissons les ambassadeurs expliquer eux-mêmes la portée de cet acte : « La paix est confirmée parmi tous les États de la Germanie, sans priver toutefois l’Empereur de porter ses armes et celles de ses parens et amis qui sont de la Ligue catholique dans le Palatinat, et lui, garde, par contre, la faculté d’être secouru en Bohême de toutes les forces levées par la dite Ligue. » Les princes protestans déposaient les armes. Bavière était rassuré. Le Palatin demeurait seul Ses ennemis l’avaient à leur merci. Les ambassadeurs purent se vanter d’avoir rempli les vues de la cour de France ; l’Empereur était sauvé pari leur entremise ; la cause catholique avait, désormais, tous les atouts dans la main.

Les ambassadeurs se hâtèrent d’annoncer ces bonnes nouvelles à Paris. Mais le traité d’Ulm était à peine signé, le 3 juillet 1620, qu’ils virent se développer, sous leurs yeux surpris, ses funestes conséquences.


Dès le 5 juillet, Maximilien, se sentant en sûreté pour ses États et n’ayant plus rien à craindre des protestans d’Allemagne, se mit en marche à la tête de l’armée admirablement exercée qu’il avait préparée avec Tilly et il se porta au secours de l’Empereur. Un mouvement général d’offensive des forces impériales se dessine alors. Le roi d’Espagne, qui avait hésité à intervenir, donne l’ordre à Spinola de quitter Bruxelles avec une armée de 25 000 hommes parfaitement organisée et d’envahir le Bas-Palatinat. L’électeur de Saxe, quoique protestant, pénètre en Bohême par la Lusace dont il comptait s’emparer pour arrondir ses États. Bethlen Gabor, craignant, à ce qu’il semble, une intervention polonaise, vient de signer un armistice, et sa défection a contraint le comte de Thurn d’abandonner Vienne et de se replier sur la Bohême. Mansfeld, lui-même, reste neutre à Pilsen, attendant les événemens. Maximilien fait alors sa jonction avec le comte de Bucquoy et tous deux, disposant d’une armée de 50 000 hommes, s’avancent sur le Palatin, réduit à ses seules forces en Bohême.

Les ambassadeurs de France, un peu inquiets du succès si rapide de leur intervention, quittent Ulm en hâte pour se rendre à Vienne. Ils n’ont pas oublié que leur mission est de devenir, en Allemagne, les arbitres de la paix. Ils ont désarmé les protestans ; ils veulent obtenir le même avantage auprès des Impériaux. Mais ils s’aperçoivent bientôt qu’on ne les écoute plus ; on les tient à l’écart ; on les traite en suspects ; on craint d’éveiller les susceptibilités de l’ambassadeur d’Espagne. Laissons-les parler : « Dès lors, nous commençâmes à connaître que l’on nous avait dit vrai, étant certain que l’ambassadeur d’Espagne est si puissant dans les conseils de cette Cour qu’il ne s’y agit plus que par ses seuils avis, pour ne pas dire par ses ordres (7 août 1620). » C’est que, en effet, l’Espagne agit, tandis que la France parle.

Au moment même où les ambassadeurs écrivent cette lettre, Spinola quitte l’archiduc Albert et commence la campagne d’invasion du Palatinat. Au fur et à mesure que les événemens se précipitent, les ambassadeurs, ballottés entre des sentimens contraires, se sentent inutiles, un peu ridicules. Ils en sont encore à prêcher la paix, tandis que le bruit des armes retentit de toutes parts ; ils voudraient prendre et surtout faire prendre au sérieux ce rôle d’arbitre de l’Allemagne que la Cour de France s’était si légèrement attribué. Pour cela, ils frappent à toutes les portes. On refuse d’examiner leurs propositions. On les traîne. Ils languissent. L’Empereur ne les voit que dans des audiences d’apparat et sans confidence. Et encore, il se plaint de ne pas recevoir le secours que le roi de France lui avait fait espérer. Leur cœur éclate : « Toutes ces considérations nous font croire, écrivent-ils au ministre Puisieux, que vous aurez soin, comme nous vous en supplions, de nous envoyer avec diligence les ordres et commandemens du Roi afin que son autorité ne paraisse pas ici languissante et inutile (2 septembre 1620). » Ils essayent de poursuivre la négociation de la paix avec Bethlen Gabor. L’Empereur répond à leurs ouvertures d’une façon dérisoire : « Pour ne rompre pas, nous fûmes obligés de dissimuler notre ressentiment… » « L’ambassadeur d’Espagne dit tout haut que nous ne viendrons pas à bout de la paix et que l’autorité du Roi son maître ne peut permettre que l’autorité du Roi réussisse les affaires… » « Nous pouvons dire, en vérité, que nous sommes, ici, sans aucune consolation ni satisfaction que celle de servir au gré de notre maître. »

Et encore, ce maître ou, du moins, ses ministres ne sont pas contens. De la Cour, on les accuse de voir les choses en noir, de se laisser influencer par l’ambassadeur d’Angleterre. Puisieux leur écrit, assez naïvement, de persévérer, qu’ils vont réussir, que la saison qui approche « est plus propre aux traités qu’aux combats. »

Or, au même moment, ils apprennent et ils annoncent à la Cour l’inévitable catastrophe : le prince palatin a été battu, à plate couture, à la Montagne Blanche, près de Prague. Tandis que le prince d’Anhalt, général de l’armée bohémienne, réduit à une armée de 24 000 hommes, par suite de la neutralité de Mansfeld, essayait de se dérober, Maximilien de Bavière, sur les conseils de Tilly et contrairement à l’avis de Bucquoy, l’avait attaqué résolument. La déroute fut complète. Neuf mille Bohémiens restaient sur le carreau. Le duc Ernest de Weimar et le jeune prince d’Anhalt, celui-ci grièvement blessé, étaient prisonniers. Le prince palatin, « roi d’un hiver, » ne s’était pas battu. Surpris par la défaite, il avait fui, en abandonnant Prague. Le 9 novembre 1620, l’armée catholique entrait dans la ville, et bientôt toute la Bohème faisait sa soumission.

Les ambassadeurs de France ne pouvaient pas en croire leurs yeux. Mais le fait était là ; il fallait bien comprendre sa portée. Alors, ils sentirent leur devoir grandir avec leurs responsabilités. Dans une lettre magistrale adressée au Roi, ils osèrent dévoiler l’erreur commise et conseillèrent de prendre exactement le contre-pied de la politique pour laquelle on les avait envoyés : ils montrent la grandeur de la Maison d’Autriche, soudain reconstituée : ils demandent qu’on l’arrête dans son triomphe. Ils rappellent leur gouvernement aux traditions, qui, en France, depuis François Ier et Henri IV, ont passé pour maximes d’Etat : « Car, enfin, si la Maison d’Autriche manioit à son gré et sans aucune contradiction le sceptre de l’Empire, elle répandroit la terreur par toute la Chrétienté. Chacun devroit être en garde contre le projet ambitieux et chimérique de la monarchie universelle. Il faut prévenir ce juste sujet de crainte par une résolution ferme et hardie de rompre l’entreprise sur le Palatin. »

Ils en sont là, maintenant. Ces gens envoyés pour secourir l’Empereur demandent qu’on l’arrête et qu’on l’attaque au besoin. Ils prévoient, de loin, ce qui doit se passer, c’est-à-dire l’agrandissement de la Bavière assuré par la protection de la Maison d’Autriche et, par conséquent, toute l’Allemagne du Centre placée sous l’influence de Vienne : « Ce qui seroit encore plus à craindre et à regretter seroit de voir porter la dignité électorale sur la tête du duc de Bavière, acquis depuis si longtemps, de père en fils, à la Maison d’Autriche. » Ils s’en prennent à « ceux qui voudroient voir régler les affaires d’Etat par les seuls intérêts et avantages de la religion catholique. » Ils affirment que l’intérêt du roi Louis XIII est de maintenir les « alliances » du roi Henri IV. Ils conseillent, enfin, d’intervenir en faveur du Palatin, et, au besoin, par les armes : « Le Roi, par les raisons précédentes, de son intérêt est convié et même tenu de favoriser le Palatin et de le sauver d’une ruine quasi inévitable. Il le doit, par le titre glorieux qu’il possède d’arbitre de la Chrétienté. Sa Majesté est conviée par toutes sortes de considérations d’amitié, d’honneur et de raison d’État à entrer dans sa querelle, à le secourir, et, si son entremise auroit peu profité, il doit tacher d’y amener par de justes armes ceux que des raisons et prières n’auroient pu fléchir, appelant et surveillant sous son autorité, par une conspiration nécessaire, toutes les puissances de l’Europe intéressées en ce fait et directement opposées au dessein d’Espagne. »

Luynes recevait donc cette lettre de Vienne et, en même temps, la nouvelle de la bataille de Prague ; et cette dure leçon des faits était encore plus éloquente que la parole des ambassadeurs. La Maison d’Autriche rétablie ; l’Espagne maîtresse du Rhin et menaçant l’Alsace dont elle avait tant envie ; la Hollande, inquiète, cherchant de toutes parts du secours ; le Palatin chassé de la Bohême et traqué dans ses États ; l’Europe envahie, soudain, par l’ombre grandissante de l’Empire de Charles-Quint reconstitué : tels étaient les résultats de l’habile manœuvre diplomatique accomplie à Ulm !

Si encore on avait su ce qu’on voulait, où on allait ; si on avait fait payer à la Maison d’Autriche ce secours inespéré ; mais non ; on avait été surpris, même par le succès. On était battu par sa propre victoire. On avait tout compromis, même l’honneur. Le dessein avait été nul, les actes étaient dérisoires, les hommes restaient ridicules. Ulm sera, pour la mémoire de Luynes, une tache ineffaçable.

L’histoire, abusée par les témoignages contemporains et mal renseignée d’ordinaire sur le secret du cabinet, est, d’ailleurs, si négligente qu’elle sait à peine démêler, dans l’entassement des faits qui la sollicitent, ceux qui sont d’une importance décisive. D’ailleurs, quand il s’agit de politique internationale, les conséquences des résolutions prises ne se développent que lentement. Il faut des années pour que le germe devienne fleur ou fruit ; il y a beau temps que ceux qui l’ont déposé ont disparu de la scène du monde !

Si, dans cette crise de 1621, qui est à peine mentionnée par nos histoires, la France eût eu à sa tête un gouvernement ferme ou prévoyant, les maux de trente ans de guerre eussent probablement été évités. À cette date, une parole dite par le roi Louis XIII, une attitude prise par lui, un langage ferme tenu par ses ministres, eussent changé le cours des choses. Par la suite, il a fallu la double et étonnante carrière d’un Richelieu et d’un Mazarin, il a fallu le génie militaire des Gustave-Adolphe, des Condé et des Turenne pour réparer le mal que la négligence ou l’incapacité d’un Luynes ou d’un Puisieux, soucieux uniquement de se maintenir au pouvoir, ont, sans même s’en apercevoir, laissé commettre.

L’art de la diplomatie est un art secret ; s’il fait bien, il est peu apprécié, ses succès restant cachés dans le mystère des archives et dans une heureuse suite d’événemens prospères qu’on attribue au cours naturel des choses ou à la fortune. S’il fait mal, ses fautes, qui ont des conséquences incalculables, ne sont aperçues que par quelques-uns et, quand ils parlent à temps, on ne les croit pas. Il est bien rare que les catastrophes se précipitent avec une rapidité telle que les Cassandre aient la douleur de voir leurs prophéties funestes se réaliser et d’être appelés à réparer le mal qu’ils ont prévu et annoncé.

La Maison d’Autriche, sauvée par Luynes, en 1621, imposa à la France plus d’un siècle de sanglans efforts. Le favori ne pouvait guère se douter de la portée d’une résolution qu’il avait prise en se jouant.

Pourtant les événemens se chargeaient bientôt de dévoiler, même à son aveuglement, d’autres suites non moins graves et immédiatement préjudiciables aux intérêts du pays. Un plus habile eût peut-être ouvert les yeux et se serait repris ; mais la sottise ne se corrige pas ; il s’enfonça dans son erreur ; et il ajouta une nouvelle honte et de nouvelles fautes à la première honte et aux premières fautes : c’est ce qu’il faut essayer d’expliquer maintenant.


II

La France, si petite en Europe, trouvait en face d’elle, au XVIIe siècle, la double menace de l’une et l’autre dynasties héritières de Charles-Quint, la Maison d’Autriche et la Maison d’Espagne. L’Espagne était véritablement l’ennemie héréditaire. Au temps de la Ligue, elle avait mis le royaume à deux doigts de sa perte. Elle était partout, sur nos frontières : du côté des Pyrénées où. la grave question de la Navarre et du Béarn, pas plus que celles du Roussillon et de la Catalogne, n’était entièrement réglée ; du côté des Alpes, où elle occupait le Milanais, et où, par son établissement dans le royaume de Naples, d’où elle nous avait chassés, elle dominait la péninsule ; en Franche-Comté et dans les Flandres, où elle détenait la partie la plus importante et la plus grasse de l’héritage de Bourgogne.

Elle était, alors, à l’apogée de sa puissance et elle poursuivait, dans ses fameux Conseils, le fastueux dessein de la monarchie universelle : ses intérêts étaient si nombreux dans le monde qu’elle n’aurait eu de repos que dans la conquête du monde. Le roi qui s’appelait « très catholique » n’avait-il pas, d’ailleurs, une sorte de mandat universel ? Partout, en Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique, il prenait position de défenseur attitré de l’Eglise romaine. De cette immense domination et de cette orgueilleuse prétention, il subsiste encore, aujourd’hui, le fait considérable que, sur la surface du globe, de vastes contrées restent attachées à la religion catholique.

Or, ces trois grands intérêts de la royauté espagnole, héritage de Bourgogne, monarchie universelle, défense de la catholicité, étaient engagés dans la crise germanique. Non sans un amer regret, la branche espagnole des héritiers de Charles-Quint avait dû, au moment où la succession de l’empereur Mathias était en suspens, renoncer aux États autrichiens, à la Bohême, à la Hongrie et surtout à la couronne impériale. Evincée par l’hostilité des peuples et par l’habileté de Ferdinand, elle avait prétendu faire ses conditions : elle avait réclamé le Tyrol et surtout cette province d’Alsace, voisine de son comté de Bourgogne et de ses États de Flandre. Obtenir ces provinces, c’eût été, en effet, assurer la continuité de sa domination européenne depuis l’Italie jusqu’aux Pays-Bas, et fermer le cercle autour de la France.

La négociation relative au Tyrol et à l’Alsace n’avait pas réussi. On avait objecté, alors, que les sentimens des peuples n’étaient pas favorables. Mais l’ambitieuse politique ne se décourageait pas. Habituée à compter avec les hésitations et les lenteurs de la Fortune, en raison même de l’immensité d’un Empire qui couvrait toute la planète, elle attendait patiemment une occasion nouvelle.

Le massif des Alpes opposait un obstacle naturel à ces projets. Les Républiques suisses avaient, depuis le temps de Charles le Téméraire, une réputation militaire qui les gardait, non moins sûrement que leurs montagnes. Mais, si cet obstacle ne pouvait être emporté de haute lutte, encore pouvait-il être tourné, et le gouvernement espagnol avait toujours les yeux fixés sur celle fameuse vallée de la Valteline qui forme, au pied de la Maloja, comme un étroit corridor, assurant les communications entre le Milanais et le Tyrol.

Par ce couloir, l’Italie essayait, depuis longtemps, de se glisser en Allemagne. Mais, en sens inverse, par ce même couloir, l’Allemagne s’efforçait de descendre en Italie. La France, de son côté, avait le plus grand intérêt à ce que ni l’une ni l’autre de ces communications ne s’établît d’une façon durable. De sorte que, la géographie, l’histoire, la politique et la religion s’en mêlant, elles avaient, toutes ensemble, embrouillé à plaisir la toile compliquée que la diplomatie internationale filait dans les détours de cette étroite vallée.

La Valteline n’a guère que vingt lieues de long sur à peine une lieue de large. Se dirigeant de l’Ouest à l’Est, elle remonte le cours de l’Adda depuis son embouchure, dans le lac de Côme, jusqu’à sa source, non loin de Bormio ; elle se rapproche, alors, par un coude vers le Nord, de la vallée de l’Engadine et de l’Inn supérieur. Elle est le nœud d’un continent ; d’après la parole d’un contemporain, « elle est l’enfant né des relations de l’Italie et de l’Allemagne. »

Les Valtelins prétendaient se rattacher aux Etrusques. Jusqu’au début du XVIe siècle, ils dépendaient du Milanais. Après les guerres où la France prit part et où le sort du Milanais fut si longtemps disputé, les Valtelins, par une cession du duc Maximilien Sforza (1513), devinrent les sujets ou, du moins, les vassaux de l’évêque de Coire et des Trois Ligues Grises. Cette région éminemment italienne fut donc détachée de l’Italie et subordonnée à des populations plus septentrionales.

Les Grisons étaient d’une autre race : c’étaient des gens rudes, vivant en république démocratique. Si près des Italiens, ils pouvaient, par comparaison, passer pour des barbares. Tandis que les Valtelins étaient restés catholiques, les Grisons, plus voisins de l’Allemagne, s’étaient faits protestans. Les ministres grisons, les « prédicans, » disaient « qu’ils étaient prédestinés pour aller planter leur religion en Italie ; » ils affirmaient que, par eux, la réforme prendrait racine à Venise et que, de là, elle s’épandrait par toute la péninsule. Leur prosélytisme était audacieux et heureux. Si on n’y mettait une bonde, la religion nouvelle pouvait couler, par là, sur toute l’Italie. Cette bonde, l’Espagne l’avait appliquée, si j’ose dire, en construisant, en territoire espagnol, mais au débouché de la vallée sur le Milanais, le fort Fuentès. Cela se passait en 1603.

Les Grisons connaissaient bien l’importance de la vallée dont ils étaient les suzerains. L’eussent-ils ignorée, que les hautes compétitions qui se disputaient l’alliance de ces « Honorables Seigneurs » la leur eussent enseignée. Depuis le temps où les rois de France avaient commencé de recruter des soldats en Suisse, c’est-à-dire depuis le temps de Charles VII et de Louis XI, ils avaient des relations particulières avec les Grisons. En 1509, une alliance formelle avait été conclue, à Crémone, avec les Trois Ligues Grises. Pendant les guerres d’Italie, nos rois avaient apprécié tout particulièrement l’importance de cette entente traditionnelle qui leur assurait, à la fois, un excellent recrutement pour leurs armées et le privilège exclusif du précieux passage. La France est, de tous les pays de l’Europe, le plus intéressé à la neutralité suisse. Rien ne lui est plus précieux que l’amitié de ces montagnards qui forment la plus solide de toutes les gardes alpines. Aussi l’argent français se répandait-il, comme une manne annuelle, parmi ces populations très pauvres ; les traités avaient été renouvelés avec soin, et, après une courte interruption sous Henri III, ils avaient été renoués par Henri IV, à Soleure, en 1602.

Les Italiens n’étaient qu’à demi satisfaits d’une combinaison qui livrait à un prince étranger, puissant et entreprenant, les clefs de la maison : Venise surtout, dont la politique avait de la mémoire, n’oubliait pas les temps du roi Louis XII qui l’avait mise à deux doigts de sa perte. Elle travaillait obstinément, depuis un demi-siècle, à s’assurer la domination d’une vallée qui était comme un pistolet braqué au cœur de la République. Venise avait un autre intérêt non moins considérable. Posée sans défense et sans territoire sur la rive Adriatique, enveloppée de toutes parts par les possessions de la Maison d’Autriche et de la Maison d’Espagne, elle se sentait en grand péril. Quoique toujours catholique, elle représentait, en Italie, l’opposition à l’Espagne et à la Papauté, de même qu’elle représentait, en Europe, l’idée républicaine et le libéralisme. Or, ses lagunes, son port, sa flotte, ses palais, ses richesses, sa prudente et dangereuse propagande libérale, tout était à la merci d’un coup de main.

En cas de péril, elle n’avait qu’une ressource ; faire appel aux Suisses et aux protestans du Nord et de la Hollande : car la France, elle-même, n’était pas une amitié sûre pour elle. Mais le secours suisse, le secours hollandais, le secours anglais même, ne pouvaient arriver jusqu’à Venise que par la vallée de la Valteline. La Valteline, c’était donc, pour les Vénitiens, et le danger de tous les jours et le salut des heures critiques.

Ainsi, quatre intérêts contraires se coupent et se recoupent sur cet étroit territoire : l’Espagne veut rejoindre ses possessions du Nord avec celles de l’Italie ; le protestantisme essaye de s’ouvrir cette voie vers le Sud, tandis que le catholicisme essaye de lui barrer le chemin ; la République de Venise prétend assurer ses communications avec l’Europe septentrionale. Quant à la France, elle prétend maintenir, sous sa protection, le statu quo et l’indépendance des populations locales.

Au moment où Henri IV avait renouvelé le traité d’alliance, Venise était au mieux avec le Bourbon qu’elle avait aidé de son influence, de ses ressources et de son argent. La République avait profité de ces circonstances pour obtenir, des Grisons, par le traité de Davos, conclu le 5-15 août 1603, la promesse d’un secours militaire, en cas de besoin, et, en plus, le bénéfice du passage à travers les montagnes ; elle portait ainsi quelque atteinte au privilège de la France ; mais, surtout, elle détruisait toutes les espérances de l’Espagne.

Le gouverneur du Milanais, qui avait la garde des intérêts espagnols dans cette région, répondit donc à cette offensive par la construction du fort Fuentès. L’influence de l’Espagne avait même été assez grande pour obtenir l’envoi à Milan d’une ambassade des Grisons, et cette ambassade, en échange de la promesse de démolir le fort Fuentès, s’était engagée dans une sorte de confédération avec l’Espagne. La réplique était terrible pour la diplomatie vénitienne. Les Grisons eux-mêmes comprirent le danger. Ils désavouèrent l’ambassade et se retournèrent du côté de la France. Il est vrai qu’en même temps, ils avaient déchiré le pacte avec Venise ; somme toute, à la fin du règne de Henri IV, tout était rentré dans l’ordre. Mais le fort Fuentès restait debout.

Les vice-rois qui gouvernaient le Milanais au nom de l’Espagne se transmettaient, comme un devoir impérieux, le projet d’arracher la Valteline et, si possible, les Ligues Grises, aux influences rivales. La construction du fort avait été, à la fois, un coup d’audace et un coup de parti. En interdisant, par le moyen de ce fort, toute communication et tout commerce entre le Milanais et les Ligues Grises, on prenait celles-ci par la famine. Si bien qu’en l’année 1617, la faiblesse et la négligence du gouvernement du maréchal d’Ancre ayant un instant laissé ces graves questions sans surveillance, le gouverneur du Milanais, au contraire, ne les perdant pas de vue un seul instant, celui-ci avait su obtenir des Grisons un nouveau projet de traité qui livrait à l’Espagne le privilège des passages et celui du recrutement, en échange du simple engagement pris de nouveau par elle de démolir le fort.

Ce fut la répétition de ce qui s’était passé dix ans plus tôt. Le projet fut rédigé ; mais il ne fut jamais ratifié. Les brigues, la cupidité, les passions, les haines agitèrent terriblement ces populations que leur pauvreté et leur séjour même eussent dû mettre à l’abri de ces maux. A partir de 1617, la vie, dans ces vallées, fut intolérable. Bientôt, des signes célestes annoncèrent les catastrophes qui allaient se produire. La fameuse comète de 1618 jeta l’effroi dans les âmes ; la ville de Pleurs, dont le nom parut prédestiné, fut écrasée par une montagne, et pas un de ses habitans n’échappa. Enfin, en mai 1619, les ministres protestans ayant décidé d’instituer une église de la Religion au village de Boatz près de Tell, les passions atteignirent au paroxysme. Protestans et catholiques, Espagnols, Vénitiens et Français, les partisans des diverses factions se subdivisèrent en des partialités atroces : on ne pouvait plus se tolérer. On en vint aux armes. Les catholiques eurent le dessous d’abord. On poursuivit et on exila les deux frères Planta, qu’on accusait d’aspirer à la tyrannie. Avec leurs compagnons ou leurs complices, ils durent se réfugier au Tyrol. Mais là, à l’abri en territoire autrichien, encouragés et stipendiés sous-main par l’Espagne, ils préparèrent leur revanche. Le 9 juillet 1620, les catholiques, commandés par un certain Robustel, pénétrèrent en armes dans la Valteline, par Tiran, et ils parcoururent le pays, d’un bout à l’autre, de l’Est à l’Ouest, en poursuivant et massacrant les protestans. Ce fut une véritable Saint-Barthélémy. Plus de quatre cents personnes périrent ; les familles furent détruites ou dispersées, les temples et les maisons des huguenots brûlés et démolis, les biens confisqués. La Valteline se retrouvait catholique et italienne.

Les Grisons furieux prétendirent la traiter en insurgée. Une armée de 6 000 hommes, commandée par un capitaine hollandais, descendit par la rive du lac de Côme et s’abattit sur la vallée. C’était la réplique du Nord. Ces troupes s’approchèrent même du fort Fuentès. Mais le gouverneur du Milanais, le duc de Feria, avait donné l’ordre de tirer le canon. Il prêta la main aux Valtelins et leur fournit des hommes et de l’argent. Robustel avait envoyé à Milan une ambassade composée de Valtelins pour demander franchement la protection de l’Espagne. Les Grisons furent battus à diverses reprises et, en fin de compte, refoulés. Au mois d’août 1020, à la suite d’une double opération, l’une sur la Valteline, dirigée par Robustel, et l’autre sur l’Engadine, commandée par Planta, l’Espagne arrivait à ses fins ; elle était entièrement maîtresse des défilés.


C’était le moment même où Louis XIII battait Marie de Médicis aux Ponts-de-Cé, et c’était le moment où Maximilien de Bavière, marchant au secours de la Maison d’Autriche, commençait la campagne qui allait décider du sort de l’Allemagne.

Il y avait donc un immense mouvement d’offensive simultanée de toutes les forces catholiques sur le large front de bandière qui partageait l’Europe. Comme naguère la Maison d’Autriche, maintenant c’était le parti adverse qui implorait le roi de France. Les Grisons invoquaient les vieilles alliances. Venise oubliait sa querelle particulière pour ne plus songer qu’au péril commun. Le duc de Savoie armait, hésitant sur le parti à prendre.

En Europe, tout ce qui était attaché à la cause libérale, tout ce qui s’était compromis contre la Maison d’Autriche ou contre la Maison d’Espagne, se sentait menacé. D’ailleurs, les ministres du roi de France ne pouvaient rester indifférons ; c’était de leur cause qu’il s’agissait ; c’étaient les intérêts français qui étaient visés directement. L’occupation de la Valteline par les Espagnols, ce n’était pas seulement une humiliation, c’était une blessure et une diminution.

L’ambassadeur de Venise nous tient au courant des démarches qu’il multiplie auprès du gouvernement français : Sillery, qui était resté à Paris, tandis que le Roi et le duc de Luynes étaient dans l’Ouest, à la tête de l’armée, rendait compte à la Cour de ces démarches. Sous le coup de la première émotion, il déclare lui-même, que « le Roi ne peut tolérer cela. » Mais, bientôt, il se modère ; il a eu probablement quelque nouvelle des sentimens du favori ; en tous cas, il ne veut pas s’engager. Il louvoie, fait appel à la conciliation, à l’équité ; « J’ai dit au Nonce que le Roi ne pourrait souffrir que les protestans suisses et grisons se rendent maîtres du pays pour opprimer notre religion et les catholiques. Mais il ne voudrait pas non plus que les Espagnols se saisissent des passages et de ce qui appartient à ses alliés. » C’est bien faible… En un mot, à Paris, on gagne du temps, en attendant que Luynes se décide.

Il faut se représenter maintenant la situation de Luynes et l’importance de la décision qu’il va prendre. Il est à Brissac, au lendemain de la bataille des Ponts-de-Cé. Le Roi est à la tête d’une armée forte et disciplinée. Les uns lui conseillent de s’enfoncer dans le Midi et de marcher sur les protestans français. Les autres sont d’avis qu’il se retourne vers la frontière de l’Est et qu’il menace la Valteline.

Le grand problème qui se débat au dehors, en Bohême et sur les Alpes, il est posé devant lui, au cœur de la France : ce sont les mêmes principes qui sont en lutte ; ce sont les mêmes camps qui sont en présence ; ce sont presque les mêmes troupes qui combattent. Bouillon, installé sur la frontière, à cheval sur les deux pays, mentor du Palatin et général-généralissime des protestans français, surveille le combat engagé sur les deux ailes.

Une fois encore, Luynes a le sort de l’Europe entre les mains. S’il entame la lutte contre les protestans de France, il se dérobe à l’appel de nos alliés d’Allemagne ; il retient en France une partie des forces qui se porteraient à la défense du Palatin ; il accorde à la Maison d’Autriche l’appui moral de la politique française ; il décourage la Hollande, l’Angleterre, tout ce qui serait tenté de venir au secours des protestans d’Allemagne, et, surtout, il laisse sans vengeance l’affront fait à la France, par l’audace milanaise, en Valteline.

S’il suspend seulement sa marche, et s’il fait mine de revenir vers la frontière des Alpes, tout change, tout s’incline, sur ce seul mouvement. L’Espagne n’est pas prête ; elle n’insistera pas. L’Autriche, inquiète, hésitera à s’engager vers ses possessions orientales de Bohême et de Hongrie. Toutes les puissances indépendantes reprendront une vigueur soudaine, comme si le soleil réapparaissait sur les nuages.

Luynes hésite. Se rend-il compte de la grandeur du duel engagé ? Non. Son esprit léger, sa préparation superficielle n’ont pas de ces préoccupations, ni de ces tourmens. Mesure-t-il de l’œil les deux camps ? Voit-il le heurt magistral du Nord et du Midi et la conjuration républicaine qui menace les rois ? Se rend-il compte du rôle de la France entre les deux partis ? Elle peut arracher le sceptre à la Maison d’Espagne ; mais, c’est le donner à l’Angleterre ; elle peut consolider, dans le monde, la tradition romaine et latine ; mais c’est sa vieille rivale catholique, la Maison d’Espagne, qui recueille les bénéfices.

Se glisser entre les causes et les deux forces rivales, les laisser s’user l’une par l’autre, s’établir sur leur ruine, introduire dans le monde le règne de la modération et de la tolérance, et dans la politique internationale, au lieu des violences sectaires, la loi d’un équilibre bienveillant : cela, elle le peut. L’heure est favorable. Elle peut avoir sa politique à elle, choisir sa destinée, devenir l’ouvrière de sa propre grandeur. C’est une de ces heures où sa carrière se décide. Parmi les peuples rivaux et parmi les principes contradictoires et excessifs elle deviendrait l’arbitre de l’humanité, la conseillère et l’inspiratrice de la mesure, elle se manifesterait France.

Mais ces vues sont trop hautes et trop longues pour le regard d’un Luynes. Il hésite. Il consulte. Son attention est fixée sur les affaires du dedans. Le sort de l’Europe se ramène pour lui à sa situation entre les partis et à sa faveur auprès du Roi. Il écoute tout le monde et subit toutes les influences. Surtout, il regarde dans les yeux de ce jeune homme morose qui est le Roi ; il essaye de deviner cette pensée hésitante, cherche à démêler un caprice là où il eût dû donner une direction.

Nous avons le récit d’un de ses confidens. Nous voyons à nu son âme : « Tous les anciens conseillers lui disoient que la guerre contre les protestans étoit non seulement sa ruine assurée, mais celle de l’État, alléguant l’expérience des autres guerres civiles sous les trois derniers rois… Pour son particulier, ses créatures lui disoient que, dans la guerre, il n’auroit plus ni autorité, ni argent… et qu’il perdroit assurément la faveur du Roi… Il demeuroit tout interdit et ne savoit à quoi se résoudre… enfin, il se découvrit à un gentilhomme de ses amis ; il lui dit que Sa Majesté vouloit absolument aller à l’armée… » Cette raison parut décisive ! Luynes comprenait que le jeune roi, aveuglé par la facile victoire des Ponts-de-Cé, lui échappait, s’il s’opposait à la guerre, et que les partisans de la guerre contre les huguenots, les catholiques, le prince de Condé, le ruineraient dans la faveur royale, s’il hésitait à suivre les impressions qu’ils avaient su faire naître dans l’esprit de Louis XIII.

Il pourrait, il est vrai, faire luire aux yeux du jeune roi l’honneur d’une intervention contre l’étranger, la hardiesse d’une campagne brusque contre l’envahisseur de la Valteline, la grandeur des intérêts en cause, la gloire de devenir, effectivement, l’arbitre de l’Europe et de réparer, d’un seul coup, l’échec d’Ulm et l’affront de la Valteline. Tous les hommes qui, autour de lui, ont gardé la tradition de la politique française le supplient, lui montrent la route et lui crient le devoir.

Mais il n’a ni le cœur assez haut, ni l’esprit assez large pour assumer de telles décisions. Il n’est pas homme de guerre, il n’est pas homme d’Etat ; il reste ce qu’il est, un favori, un fauconnier. La pression du parti catholique, l’assiduité du Nonce, l’habile et tortueuse politique de l’Espagne, la crainte du risque, et, il faut bien le dire, la funeste et inexplicable témérité du parti protestant, tout le pousse dans le sens où il s’est engagé déjà.

Il se détourne donc de l’affaire de la Valteline ; il biaise là, comme il a biaisé dans les affaires d’Allemagne. Pour les gouvernemens à court de résolution, l’envoi d’une ambassade est un moyen de gagner du temps. On a déjà envoyé une ambassade en Allemagne : avec quel succès, nous le savons. On se décide à en envoyer une autre en Angleterre et une autre en Espagne.

S’il s’agit de négocier, l’Espagne est sur son terrain. En attendant, elle détient le gage ; elle garde la Valteline ; le temps va désormais travailler pour elle. Elle peut voir venir les événemens : car Luynes, faisant largesse à sa propre erreur, se décide à engager les forces royales dans la difficile affaire du Béarn. Au moment même où une intervention énergique en Europe assurerait la prépondérance de la France, le déplorable favori rouvre la période des discordes civiles et, bientôt, l’ère des guerres de religion.


GABRIEL HANOTAUX.