La Crise du socialisme et la fin d’une doctrine

La Crise du socialisme et la fin d’une doctrine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 241-264).
LA CRISE DU SOCIALISME
LA FIN D’UNE DOCTRINE

L’entrée de M. Millerand, socialiste collectiviste, dans le ministère de M. Waldeck-Rousseau, à côté de M. le général de Galliffet, qui combattit énergiquement les insurgés de la Commune, a été considérée par les socialistes, tant en France qu’à l’étranger, comme un événement considérable, — et passionnément discutée. Il en est résulté une scission dans le groupe de l’Union socialiste à la Chambre ; et un prochain congrès doit réunir pour la première fois toutes les sectes rivales du socialisme français, afin de décider entre la politique opportuniste de M. Millerand et de M. Jaurès, traitée de duperie par leurs adversaires et la politique plus intransigeante, plus fidèle à la tradition révolutionnaire, de M. Guesde et de M, Vaillant, sans que l’un ni l’autre parti nous semblent d’ailleurs susceptibles de se soumettre aux décisions de la majorité.

En acceptant un portefeuille des mains de M. Waldeck-Rousseau, M. Millerand a tranché de sa propre autorité une question de haute importance : quelle doit être l’attitude du parti socialiste vis-à-vis des autres partis ; dans quelles circonstances peut-il s’allier avec eux ; et, plus que l’alliance, la collaboration est-elle permise ? Cette question de tactique est l’objet de discussions interminables parmi les socialistes allemands, soucieux de mettre d’accord les principes et la pratique. La polémique engagée à ce sujet au dernier congrès de Stuttgart s’est continuée dans la presse et les revues, à l’occasion des articles de M. Bernstein, et d’un livre[1] du même auteur, peut-être la publication la plus importante depuis le Capital de Karl Marx. M. Bernstein prétend établir l’impuissance, la caducité de l’esprit révolutionnaire ; il veut prouver que le socialisme entre dans la phase d’adaptation à la société actuelle, et d’exploitation. Examiner les opinions de M. Bernstein, c’est parcourir le cercle d’idées, de tendances contradictoires où se meut le socialisme contemporain, assister à l’agonie de la plus importante doctrine du siècle, celle de Karl Marx, dominante pendant les trente dernières années en Allemagne, et dont les vues fondamentales ont été adoptées, avec plus ou moins de rigueur, par les partis socialistes dans tous les pays.


I

Le marxisme a pour caractère essentiel d’opposer le socialisme scientifique au socialisme utopique : avant de construire des théories, Marx prétend observer des faits. Il introduit, avec Hegel et Darwin, la loi d’évolution dans les sciences sociales, et il en tire une conception matérialiste de l’histoire. Ce qui détermine cette loi d’évolution, ce sont les premiers besoins, car l’intérêt suprême, primordial, c’est la vie matérielle. Les rapports économiques des peuples, fondés sur la satisfaction de ces besoins, mesurent la force impulsive du devenir historique. Comme Darwin l’a démontré pour les espèces animales, Marx aperçoit avant tout, dans les sociétés humaines, la lutte acharnée pour se disputer des parts de nourriture, lutte tantôt sourde et sournoise, tantôt éclatante, presque toujours méchante, cruelle, impitoyable. Avec Hegel, avec Kant, il assigne un rôle considérable à la méchanceté, à la malveillance, dans l’œuvre du progrès social, n’est bien loin de fonder le socialisme sur un idéal de justice : les déesses de la Justice et de l’Egalité font triste figure dans la vie des individus et des peuples. Il se place aux antipodes de Rousseau et de sa thèse sur la bonté native de l’homme. Il a des affinités avec La Rochefoucauld, qui ramène tout à l’intérêt, et il ne considère, comme les économistes, que cet aspect de la nature humaine.

Les révolutions profondes au sein des sociétés sont, d’après lui, déterminées, non par le progrès des idées, mais par les modifications de l’infrastructure économique dues au perfectionnement de la production, lesquelles altèrent le rapport des classes en modifiant la puissance dont elles disposent et changent les conditions de la lutte qu’elles se livrent entre elles, jusqu’à ce que la force, accoucheuse des sociétés, décide du succès.

Toutes les révolutions modernes, d’après M. Schmoller, qui abonde ici dans le sens de Marx, tous les efforts pour constituer un droit de plus en plus égalitaire, sont les suites de la révolution économique qui, à partir du XIIIe et principalement au XVIe siècle, grâce au progrès de la navigation, à la découverte de l’Amérique et de la route des Indes, à l’invention de la poudre à canon, à l’essor du commerce, brisa la puissance de la noblesse au profit de la royauté. L’emploi des machines a détruit le régime féodal, anéanti la petite boutique patriarcale, amené le triomphe du Tiers Etat. Mais la vapeur, la grande industrie sont venus à leur tour diviser les producteurs en deux classes séparées de patrons capitalistes et d’ouvriers libres salariés, et les ont opposées l’une à l’autre, comme jadis la bourgeoisie à la noblesse. D’après Marx, le développement du nouveau mode de production amène ainsi un nouvel antagonisme de groupes d’intérêts, une nouvelle lutte de classes, un nouveau progrès. C’est toujours la classe la mieux adaptée au nouveau genre de production, la plus nécessaire à l’ensemble, qui finit par s’emparer de l’Etat et en fait la cuirasse de ses intérêts, et cette loi de l’histoire est le gage de la victoire du prolétariat.

Examinons, à la lumière de ces idées générales, le phénomène économique essentiel de la société moderne, la formation et l’évolution du capital et du mode de production capitaliste, et ses conséquences sociales.

Autrefois, avec le système du petit atelier, la production était individuelle, ainsi que le profit. Il n’en est pas de même avec le machinisme résultant des découvertes de la science, qui ont créé la grande industrie. Dans la société actuelle, la production est œuvre commune, et le profit, attribution individuelle. Les ouvriers ne peuvent plus posséder les instrumens de production ; ils doivent vendre pour pouvoir vivre leur force de travail aux détenteurs du capital.

Le travail crée la valeur. Or ces masses ouvrières auxquelles est due la richesse nationale ne peuvent elles-mêmes prospérer, car l’ouvrier ne reçoit pas, dans son salaire, toute la valeur que représente le travail exécuté mais seulement une partie, déterminée par le prix des subsistances nécessaires à son entretien. L’entrepreneur, par exemple, lui paie huit heures de travail, quand il le fait travailler dix, onze, douze heures. C’est l’ancienne corvée alourdie et déguisée, d’où l’analogie du salariat et du servage.

Cet excédent de valeur, engendré par le travail de l’ouvrier, cette plus-value, ce profit, résultat du surtravail, du travail non payé, le capital se l’attribue ; il en consacre une partie à la vie luxueuse ; mais la plus grande partie se capitalise et rend possible et nécessaire l’extension toujours plus large de la production. Formé à l’origine par la spoliation des paysans et l’exploitation des colonies, le capital est aujourd’hui « le vampire qui suce le sang des ouvriers. »

Avide, insatiable, il tend sans cesse à accroître sa productivité, à augmenter sa plus-value. Pour cela il a recours à deux moyens : allonger la journée de l’ouvrier, et faire usage de machines perfectionnées. La division du travail, le grand atelier, permettent d’employer des femmes et des enfans, réduisent le nombre des ouvriers occupés, forment une armée disponible de réserve industrielle soumise à toutes les exigences capitalistes. La concurrence des salaires les abaisse et les maintient au plus bas niveau possible.

Plus grande est la richesse sociale, le capital en fonction, plus grand le nombre des sans-travail et des pauvres. Plus la fortune s’accumule à un pôle, plus la pauvreté devient grande à l’autre pôle. Le progrès du capital a pour conséquence l’accroissement de la misère.

Cette paupérisation s’étend aux classes moyennes, par suite des phénomènes connexes de l’accumulation des capitaux et de la concentration des industries. La production se centralise dans un nombre toujours plus restreint d’entreprises géantes. Incapables de lutter contre cette concurrence, les petits industriels, les petits patrons tombent à leur tour dans le prolétariat. Quand cette évolution aura atteint son dernier période, la petite et moyenne bourgeoisie auront disparu.

Mais dès lors la classe capitaliste ne sera plus capable de diriger la production. Le capitalisme, tandis qu’il accroît immensément la force productive du peuple exploité, tient au plus bas degré sa force de consommation. La grande industrie se ferme le marché intérieur, et elle est obligée de chercher des cliens dans le monde entier. Les nations entrent en concurrence. L’extension des marchés ne suit point pas à pas l’extension de la production. Des crises pléthoriques se produisent. Les fabriques s’arrêtent, parce que les magasins sont encombrés de marchandises. Les ouvriers meurent de faim, parce qu’ils ont produit trop de richesses.

Les crises prouvent qu’une catastrophe est prochaine. D’après la conception matérialiste de l’histoire, une révolution sociale éclate quand les forces productives matérielles d’une société se trouvent en contradiction avec les modes de propriété au sein desquels elles se mouvaient jusqu’alors, quand le mode de propriété entrave la production. C’est le cas du régime capitaliste : son heure a sonné ; les expropriateurs seront expropriés.

Les lois de la production capitaliste conduisent ainsi à la chute de l’ordre actuel et de l’Etat de classes, et à la domination du prolétariat éduqué, uni, organisé par le mécanisme même de la grande industrie, et qui viendra relever la bourgeoisie de sa gestion incapable et funeste,

La socialisation de la production, préparée par la concentration des industries, impose la transformation de la société dans le sens communiste. Elle mettra en harmonie pour tout le peuple la force de produire et la capacité de consommer. Le capitalisme conduit au socialisme, comme à la seule solution possible de ses contradictions immanentes[2].

De cette conception du mouvement socialiste découle une tactique que Marx a formulée avec sa logique serrée, et qui fut adoptée par la démocratie socialiste allemande.

La doctrine détermine d’abord la tactique à l’égard des syndicats. La « prolétarisation croissante des masses » conduit à une certaine indifférence envers les ouvriers réunis en syndicats pour améliorer leur situation. Ils ne peuvent obtenir que des résultats très faibles. Avec le développement de l’industrie s’accroît en effet la puissance capitaliste. « L’armée de réserve industrielle » pèse fatalement sur les salaires. Les Trades Unions anglaises, si riches et si prospères, semblent réfuter, il est vrai, cette théorie. Mais Engels explique leur prospérité par des circonstances exceptionnelles et passagères. Longtemps les démocrates socialistes ne poursuivirent donc dans les syndicats d’autre but que l’agitation. Il s’agissait d’éclairer les ouvriers, de gagner au socialisme les couches populaires qu’on ne pouvait conquérir par la politique, et de faire des organisations ouvrières autant de champs de manœuvres pour le combat de classes.

La lutte de classes se rattache à la théorie de la concentration des industries et des capitaux. Le marxisme aiguise ce combat et le simplifie : capitalistes et prolétaires, exploiteurs et exploités, se dressent les uns contre les autres, comme des ennemis implacables, pour une guerre d’extermination. Les classes moyennes, vouées à la ruine, sont tenues pour quantité négligeable.

De la formule unilatérale du combat des classes découle une théorie radicale de l’Etat.

L’État n’est que l’action réflexe, l’organisation de la classe exploitante, pour protéger ses conditions extérieures de production par la force, pour contenir et contraindre la classe asservie. Fortifier la puissance de l’Etat, c’est pour le prolétariat affaiblir sa propre position. La bureaucratie et surtout l’armée assurent la souveraineté économique de la bourgeoisie. L’armée n’est qu’une gendarmerie au service du capital, qui maintient le prolétariat sous le joug du salaire.

Foncièrement hostile à l’Etat et à l’armée, le marxisme l’est également à la patrie, par les mêmes déductions logiques. Les conflits d’intérêts des nations ne sont, en effet, que le combat d’âpre concurrence entre les classes capitalistes de chaque pays en particulier. Les oppositions nationales n’existent pas pour le prolétariat. L’exploitation capitaliste écartée, cette concurrence cessera, car la consommation déchaînée des masses écartera toute difficulté d’écoulement des marchandises, toute recherche de débouchés. Le prolétariat d’un pays est naturellement l’allié de celui des autres pays : ils doivent donc s’unir. Dans tous les pays à mode de production capitaliste, il n’y a qu’un ennemi, la bourgeoisie.

L’existence de la bourgeoisie en tant que classe est inconciliable avec une amélioration profonde du sort des prolétaires. Toute réforme sociale ne ferait que retarder la délivrance. Il ne reste en perspective que le combat décisif. Qu’il soit conduit plus ou moins longtemps sur le terrain légal, il doit finir par une dictature du prolétariat, par une transformation révolutionnaire de la société, qu’on ne peut concevoir sans rupture avec le droit historique. La Révolution n’est pas en contradiction avec l’évolution ; elle en est le moment nécessaire.

Elle peut, selon Marx, se produire de trois manières : d’après la théorie des crises, un krach énorme, une catastrophe du capitalisme peut amener le prolétariat au pouvoir. Après avoir cru, en 1847, qu’on était à la veille d’un bouleversement universel, Engels prophétisait pour 1898 la débâcle définitive.

Ou bien encore, d’après la théorie de la concentration des industries et de l’accumulation des capitaux, la révolte du prolétariat suscitée par sa misère atteindra un tel degré, qu’avec l’arme du suffrage universel il réussira à conquérir le pouvoir politique, à établir sa domination.

Ou enfin, le socialisme sera le résultat d’un développement encore long, d’une concentration générale des industries, et, dans ce cas, la transformation sociale pourrait s’accomplir pacifiquement. Marx et Engels, et les socialdémocrates à leur suite, n’ont compté pratiquement qu’avec les deux premières hypothèses.

Ils sont très sobres d’indications précises sur la société de l’avenir. C’est là, aux yeux de Marx, un jeu puéril, la marque d’un esprit borné. La Révolution économique étant accomplie, l’infrastructure transformée, une nouvelle organisation de la famille, du droit, s’établira naturellement, comme le veut la théorie matérialiste de l’histoire. L’avènement d’une société sans classes, sans ces luttes et sans cet antagonisme que Marx considère pourtant comme la source de tout progrès, ce retour au communisme primitif mais industrialisé, ce n’est plus du matérialisme historique, remarque M. Sombart, c’est du prophétisme pur, le rêve d’un paradis perdu et retrouvé. Le marxisme finit en queue de chimère.

On remarquera combien les doctrines marxistes sont favorables à la propagande. D’une part, elles envisagent la société présente avec un pessimisme absolu ; elles affirment « le caractère fatidique des misères prolétariennes » ; elles ôtent la résignation et la paix à des millions d’hommes. Mais elles établissent que l’ordre actuel n’a rien de fixe ni de permanent. Devenue florissante par l’industrie, la bourgeoisie périra par elle. De l’excès du mal viendra, dans un avenir prochain, l’excès du bien, la délivrance. La révolution a pour garantie suprême la science historique. De cette fatalité l’idée de justice est écartée, en même temps que satisfaite.

La conviction que le marxisme a découvert les lois immanentes de la production capitaliste produit les mêmes effets psychologiques que toute foi fataliste : elle agit sur ses partisans comme la doctrine de la prédestination sur les puritains de Cromwell. C’est une sorte de calvinisme sans Dieu. L’œuvre de Marx est interprétée avec la même piété que s’il s’agissait des versets de la Bible ou du Coran. Elle inspire l’orgueil de la vérité révélée et l’intolérance à l’égard des socialistes dissidens, notamment des idéalistes, traités d’imbéciles, et poursuivis par le fer et le feu avec autant d’ardeur que les représentans infiniment méprisés de l’économie politique bourgeoise.

Or voici que cet édifice génial et harmonieux, ce palais de belle dialectique, cet arc de triomphe dressé au seuil de la société future, craque de toutes parts ; et ce sont d’anciens marxistes, tels que M. Bernstein, qui travaillent avec zèle à sa démolition, et en recueillent les matériaux pour une construction nouvelle[3].


II

Marx a séparé le socialisme du libéralisme bourgeois, il l’a organisé en parti indépendant, il l’a maintenu en étroite solidarité ; il lui a donné la conscience de l’intérêt de classe. Le marxisme a été adopté officiellement par la démocratie socialiste allemande, en 1891, au Congrès d’Erfurt[4]. Des partis socialistes se sont formés dans tous les pays d’Europe sur les mêmes principes. Et ceux-là mêmes qui n’acceptent pas intégralement les doctrines et la tactique marxistes, leur empruntent les mots d’ordre flamboyans, les cris de guerre et de ralliement : « Lutte de classes. — Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! — Les expropriateurs seront expropriés. »

Mais bientôt il a fallu descendre des hauteurs doctrinales aux réalités de chaque jour. L’intérêt pratique, dans tous les partis, est bien plus fort que l’intérêt théorique. Les hommes d’action se déterminent selon les circonstances : ils sont souvent obligés d’agir avant d’avoir pensé. Ce qui importe, ce n’est pas ce que disent les meneurs, c’est ce que sentent et désirent les foules ; si les changemens de principes amènent des changemens de tactique, la réciproque est peut-être plus fréquente.

Le marxisme a des points de contact avec le blanquisme, le révolutionnarisme insurrectionnel.

Liebknecht proclamait en 1869, au Reichstag, qu’il n’était entré dans cette assemblée bourgeoise que pour faire plus librement de la propagande révolutionnaire du haut de la tribune : « Le socialisme, s’écriait-il, est une question de force qui, ainsi que toutes les questions de force, ne peut être résolue que sur les champs de bataille. » Dans la préface d’un résumé du Capital qu’il fut un des premiers à faire connaître en France, M. Gabriel Deville constatait, en 1883, l’impuissance de toutes les méthodes pacifiques, et recommandait, en vue de la Révolution, « d’utiliser toutes les ressources que la science met à la portée de ceux qui ont quelque chose à détruire. » MM. Guesde et Lafargue déclaraient, vers le même temps, qu’il ne s’agissait pas d’ouvrir avec les élections des fabriques de députés, mais des écoles socialistes et des officines de recrutement révolutionnaire.

Ces manifestations, est-il besoin de le dire, restèrent purement platoniques. M. Liebknecht ne chercha pas un instant à racoler des émeutiers dans les faubourgs de Berlin. On ne vit pas M. Deville appliquer ses facultés à la fabrication d’engins explosifs. MM. Guesde et Lafargue négligèrent de conduire leurs recrues au tir à la cible. Grâce aux armes perfectionnées, partout les gouvernemens sont les maîtres incontestés de la rue. Pavés et barricades appartiennent désormais au musée des antiques.

Cependant les socialistes gagnaient des voix et des sièges dans les élections municipales et législatives, et leur croissance rapide orientait leur tactique vers la conquête de la majorité dans les corps élus, et par suite des pouvoirs publics. Engels, enivré des progrès si imprévus des votes socialistes, écrivait en 1895, dans une sorte de testament : « Nous autres révolutionnaires, nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les illégaux. Les partis d’ordre crient le mot de désespoir d’Odilon Barrot : La légalité nous tue. Les socialdémocrates exigent aujourd’hui, comme condition absolue d’admission aux congrès internationaux, la reconnaissance exclusive de cette tactique, de cette conquête des pouvoirs publics, qu’ils répudiaient autrefois avec mépris ; ils se montrent fort intolérans, non seulement à l’égard des anarchistes, mais aussi envers les syndicaux, qui leur opposent la grève générale, la révolution des bras croisés. Mais il ne faudrait pas croire qu’ils excluent la violence : ils l’ajournent, jusqu’au moment où ils pourront l’exercer légalement. Car il n’y a pas seulement, remarque M. G. Sorel[5], la violence qui se déchaîne les armes à la main : il y aussi, d’après Marx, la violence concentrée et organisée, la force de l’Etat, la guillotine légale. M. G. Sorel cite, sans le nommer, un socialiste très légalitaire qui avouait que, pour instaurer le nouveau régime, il faudrait abattre cent mille têtes. Après cette petite opération, le droit pourrait devenir une réalité. Pour d’autres, au contraire, tels que M. Millerand, les socialistes doivent surtout « avoir peur de faire peur, » voiler la tête de Gorgone, prêcher un socialisme rassurant. C’est ainsi que M. Jules Simon nous promettait jadis la « République aimable. »

La conquête des pouvoirs publics, la nécessité de gagner un nombre toujours croissant d’électeurs, modifiait considérablement la tactique du parti. C’est chez les ouvriers des villes que les marxistes ont cherché leur première clientèle : la doctrine de Marx est taillée sur mesure pour les ouvriers de la grande industrie. Mais ceux-là mêmes qui sont animés de l’esprit révolutionnaire, veulent, avant tout, rendre leur situation meilleure. Les intérêts corporatifs, l’organisation syndicale, les inspecteurs ouvriers, les caisses de secours, etc., passent au premier plan. Candidats et députés sont obligés de tenir grand compte de ces sentimens et de ces désirs, de revendiquer la réforme ouvrière, le socialisme d’État. La tactique marxiste reçoit une première entorse, puisqu’il s’agit d’améliorer le sort des ouvriers dans la société présente, par suite de retarder la révolution. On s’en tire en accolant un programme minimum, un programme de réformes, à des considérans révolutionnaires conformes à l’orthodoxie.

Puis les socialistes ont dû songer à sortir de l’étroite enceinte des villes. Sans les campagnes, sans les paysans, la victoire est impossible, car ceux-ci forment partout la grande majorité. Si l’on allait dire aux paysans : « Vous êtes voués à la ruine ; vos petites propriétés seront fatalement absorbées par les grosses, et notre tâche consiste à précipiter cette évolution, » les paysans recevraient à coups de fourche les gens qui leur tiendraient ce langage. Pourtant le programme du Havre, en 1880, était sévèrement communiste : il s’agissait de l’expropriation immédiate, de la mise en commun de toutes les propriétés et des moyens de production. On repoussait même la propriété communale, parce qu’elle paraissait une forme de la propriété privée... Mais bientôt la petite propriété rurale n’a pas eu, dans les réunions publiques et à la Chambre, de plus ardens défenseurs que les socialistes et même que les marxistes, tels que MM. Guesde et Deville, au grand scandale d’Engels, qui reprochait à ses amis de France, à propos du programme de Marseille (1892), « de se donner une apparence de déloyauté, en ayant l’air de promettre aux paysans ce qu’ils savent ne pouvoir tenir... Si l’on veut maintenir la petite propriété d’une manière permanente, on sacrifie les principes, on devient réactionnaire. » « En France, dit un écrivain socialiste, beaucoup de socialistes avouent qu’ils trompent les paysans, en leur tendant un programme hameçon[6], » Plus scrupuleux, les socialistes allemands, après d’interminables discussions, ont renoncé à mettre sur pied un programme agraire. Enfin le congrès international de Londres déclare que toutes les terres doivent revenir à la collectivité, mais il laisse les socialistes de chaque pays libres d’agir selon les circonstances et les transformations de l’agriculture, sans se préoccuper du dogme.

Le socialisme, surtout en France, a chaussé les sabots rustiques, il est devenu un parti à demi agraire. Il trouve un accès facile auprès des paysans, en opposant la petite propriété à la grande, en prêchant « l’impôt payé par les riches. » Cette plate-forme lui a valu de notables succès aux dernières élections.

Les socialistes enfin se recrutent dans la petite bourgeoisie, qui forme leurs principaux cadres, ils cherchent à attirer vers eux la clientèle des radicaux, tous les mécontens : petits patrons, en qui les ouvriers voient cependant leurs pires exploiteurs, petits boutiquiers, employés, prolétaires intellectuels, bacheliers, professeurs, médecins, avocats. Pour plaire à des électeurs si bigarrés, il faut serrer les principes dans l’armoire à argenterie, et ne les sortir qu’aux jours de fête. On se pose en candidat des humbles ; on se borne à déclamer contre la ploutocratie. Tel orateur réduit le collectivisme à la communauté des rues, auquel cas, nous sommes tous communistes. M. G. Sorel cite un candidat appuyé par le groupe parlementaire de la Chambre, qui promettait aux marchands de vin, ces empoisonneurs du peuple, de les soutenir contre les coopératives ouvrières ! L’Union socialiste, à la dernière Chambre, représentait non pas une doctrine, une classe sociale, mais un salmigondis d’idées, un monde bariolé. « Dans cette union, écrit l’auteur d’une brochure socialiste[7], il y a des admirateurs du drapeau tricolore, du drapeau jaune avec l’alliance russe, des partisans du drapeau rouge. Il y a des communistes, des collectivistes, des défenseurs de la propriété individuelle, des patriotes, des internationalistes, des protectionnistes, des libre-échangistes, des partisans de la grève générale, mais beaucoup plus de ses adversaires. Il y a beaucoup de médecins, de gros rentiers, de journalistes, et seulement une demi-douzaine d’anciens ouvriers. » Et l’on retrouve la même bigarrure, la même opposition des votes et des doctrines, concernant l’armée, — la politique coloniale, le libre-échange, — dans la fraction socialiste du Reichstag.

Après les dernières élections, le groupe de l’Union socialiste s’est purifié des élémens nationalistes. Il s’est constitué sur la base d’un manifeste des trente-sept, qui prétend exprimer, sinon le marxisme pur, — une seule des cinq organisations françaises, celle des guesdistes, se rattache directement à Karl Marx, — du moins « la pensée essentielle du socialisme de tous les pays : » conquête des pouvoirs publics, collectivisme successif, entente internationale des prolétaires. C’était le Credo formulé par M. Millerand au banquet des municipalités socialistes de Saint-Mandé. M. G. Sorel met en relief les atténuations et les incohérences : « On propose, dit-il, d’assurer à tous la libre disposition des fruits du travail. On n’ose pas prononcer le mot propriété : mais le lecteur, peu au courant des subtilités dialectiques, ne manque pas de comprendre qu’il s’agit d’étendre la propriété privée, et non de la supprimer. En 1896, on parlait d’abolir le régime capitaliste ; on ne vise plus qu’à préparer « la transformation en propriété sociale des moyens de production, de transport et de crédit, déjà arrachés à leurs propriétaires individuels par la féodalité capitaliste. » C’est, sans doute, remarque M. G. Sorel, des grands magasins dont il est question, car comment cela pourrait-il s’appliquer aux banques, aux chemins de fer, aux raffineries de sucre, que M. Millerand, en 1896, signalait comme mûres pour la socialisation ?

M. Millerand, il est vrai, est un indépendant qui se pique fort peu de théories. Son entrée dans le ministère Waldeck-Rousseau Galliffet ne marque pas moins un pas énorme dans la voie de l’abandon de l’ancienne tactique. L’Union socialiste à la Chambre a été aussitôt disloquée, et le parti tout entier menacé d’une scission à laquelle un prochain congrès unitaire est censé devoir mettre fin.

La doctrine marxiste enseigne qu’en face de la démocratie socialiste, tous les partis bourgeois ne forment qu’une masse réactionnaire. Mais, dans les luttes que se livrent entre elles les différentes couches de la bourgeoisie, Marx et Engels admettaient, conseillaient même l’alliance avec les partis avancés. Rien d’hétérodoxe, rien de choquant à ce que les socialistes belges s’unissent aux libéraux, voire aux démocrates chrétiens, pour obtenir le suffrage universel. Le pacte de Bordeaux, le traité conclu avec les monarchistes, pour administrer la ville contre les républicains opportunistes, est déjà plus suspect. M. de Vollmar, allié des catholiques contre les libéraux, aux dernières élections bavaroises, a soulevé quelques polémiques dans le parti. Et il ne s’agit encore ici que d’un compromis transitoire, d’une action parallèle avec d’autres partis d’opposition, commandée par les circonstances, et non pas d’un programme commun[8]. Mais avec M. Millerand, c’est une collaboration, une participation directe à l’exercice du pouvoir, pour le maintien, la consolidation de la République bourgeoise, approuvée par une fraction des socialistes français, comme sauvegarde des conquêtes démocratiques. Que deviennent, ici, le collectivisme, l’internationalisme et la lutte de classes ? De l’absolutisme théorique au relativisme pratique, quel chemin parcouru !


III

Les nécessités d’ordre pratique ont ainsi contribué à éveiller, chez ceux qui pensent, l’esprit critique. M. G. Sorel en France, le professeur Labriola en Italie, M. Van Kol en Hollande, M. Vandervelde en Belgique, etc., estiment que les doctrines de Karl ont besoin d’être élucidées, qu’on doit y chercher non un dogme, mais une méthode, un procédé d’investigation et, comme il le recommandait lui-même, « un fil conducteur. » La révision la plus complète est due à M. Bernstein, un Allemand qui vit à Londres depuis de longues années, représentant des plus radicaux du marxisme au début, et lié d’amitié avec Engels jusqu’à la mort de ce dernier.

D’après M. Bernstein, l’observation positive des faits oblige d’abandonner le marxisme, en tant que système fermé : le développement politique et social n’a pas suivi le cours que lui avait tracé le programme de la démocratie socialiste. Le matérialisme historique, la prépondérance décisive que Marx attribue aux causes économiques et aux besoins matériels, a été atténuée par Marx lui-même. A côté des facteurs économiques, M. Bernstein introduit, en histoire, les facteurs idéologiques ; on ne saurait, non plus, méconnaître l’importance des faits géographiques et naturels, des traditions historiques et religieuses. L’homo economicus n’est pas tout l’homme. Il n’est qu’une abstraction, un mannequin.

Marx a contredit et, pour ainsi dire, abandonné lui-même, dans ses notes posthumes qui forment le troisième volume du Capital, la théorie de la valeur déterminée par le travail des foules ouvrières, pierre angulaire de sa dialectique. Engels, qui a édité et interprété ces notes, explique que, selon Marx, la valeur n’était proportionnelle au temps de travail que sous le régime du petit atelier. Ce n’est plus le cas avec le système de la grande industrie : la valeur du travail propre a joué son rôle, et coïncide de plus en plus rarement avec le prix. C’est le degré de la production sociale, l’ensemble de la vie sociale, en dernière analyse l’offre et la demande, qui déterminent ce prix. Loin de résulter des heures de travail non payées, d’être un vol fait à ses ouvriers, le gain de l’entrepreneur dépend de l’état du marché, du machinisme perfectionné, du travail de tête et de l’esprit d’entreprise, de la chance, de l’habileté, de la décision. Les théories de la valeur, de la plus-value, du surtravail disparaissent à la base même de l’édifice du marxisme.

Marx ne s’est point trompé en signalant la tendance croissante de la grande industrie vers la concentration des entreprises : elle n’est pourtant ni aussi avancée, ni aussi générale qu’il le croyait. De moyennes, de petites entreprises subsistent à côté des grandes, et on ne voit pas bien comment on pourrait s’en passer. Pour l’agriculture notamment, Vollmar a montré que le machinisme ne joue pas un rôle décisif, La petite culture intensive, en particulier celle des fruits, de la vigne, des légumes, est plus rémunératrice que la culture extensive. Partout, même en Amérique, il y a arrêt ou recul des grandes exploitations, en sens inverse du mouvement que présuppose Marx. Comment, dès lors, résoudre l’antinomie entre l’industrie socialisée et l’agriculture individualiste ?

Il faut se garder, d’après M. Bernstein, de considérer comme connexes la concentration des industries et celle des fortunes. Les capitaux ne s’accumulent pas exclusivement entre les mains de quelques magnats : ils s’éparpillent sous forme de sociétés par actions. Les statistiques de tous les pays accusent une augmentation continue du nombre des propriétaires, un accroissement des classes moyennes. Si la réalisation du socialisme devait dépendre de la disparition de la bourgeoisie, elle se ferait attendre longtemps.

Et il en est de même de la paupérisation des masses par l’exploitation capitaliste : c’est le contraire qui est vrai.

Peut-on, demande M. Bernstein, parler d’exploitation, de misère, d’oppression, de servitude pour la classe la plus nombreuse, celle des paysans ? Et la grande industrie appauvrit si peu les ouvriers dans l’ensemble que, — de l’aveu même des socialistes les plus exaltés[9], — la classe ouvrière trouve les conditions les plus favorables justement dans les pays où le capitalisme et le machinisme ont atteint le plus haut degré de développement. Les salaires augmentent en raison de l’importance des établissemens industriels. Les Etats-Unis, le pays des Trusts et des milliardaires, le pays qui, d’après la théorie de Marx, devrait nous offrir ce spectacle de quelques douzaines de Vanderbilt, de Gould et d’Astor entourés d’un monde croissant d’affamés, — est au contraire le pays où les classes moyennes et les classes ouvrières ne cessent de s’élever le plus rapidement. Il en est de même en Angleterre. L’un des protagonistes de la socialdémocratie allemande, le docteur Schœnlank[10], citant les statistiques officielles de l’impôt sur le revenu des grandes villes d’Allemagne, reconnaît qu’une petite bourgeoisie tend à émerger du sein des classes ouvrières, et il conclut : « La démocratie socialiste n’est pas le produit de la misère et du désespoir. Elle est le résultat de la conscience que possède de sa force une classe qui s’élève, et de là vient sa puissance. Les révolutions tentées par des classes en décadence ne peuvent aboutir. » Le socialisme, en effet, est la manifestation éclatante de l’amélioration du sort des classes ouvrières : le désir de bien-être, de culture croît à mesure qu’il reçoit satisfaction. Le capital, ce « vampire qui suce le sang des ouvriers », leur infuse, en réalité, un sang nouveau, une vie nouvelle.

Si l’évolution que Marx a assignée au régime capitaliste est loin d’être démontrée, la théorie de son autodestruction par les crises périodiques, devant aboutir au krach définitif, l’est encore moins. L’organisation des Trusts, ce phénomène économique si nouveau qui marquerait, selon quelques-uns, l’acheminement vers le collectivisme, prouve, en attendant, que la bourgeoisie n’est nullement incapable de limiter la concurrence, de mettre fin à l’anarchie de la production : par les Trusts, elle la règle et l’organise. L’extension des marchés, l’élasticité du crédit, l’augmentation énorme du capital, le perfectionnement des moyens de communication, démontrent qu’il n’y a pas de grande crise à redouter, et écartent l’idée d’un bouleversement social. La prétendue contradiction entre la production et la consommation, qui devait nécessairement conduire à une crise gigantesque, n’est, d’après M. Bernstein, que le produit suranné de la dialectique hégélienne : la philosophie de Hegel exige que tout se développe en contrastes et en contraires qui se suppriment et s’égalisent dans une unité supérieure.

Ce qu’on nous donne aujourd’hui comme signes des temps, les orages politiques qui menacent la France, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, l’ordonnance des langues en Bohême, la guerre d’Amérique, l’affaire Dreyfus, etc., tout cela n’a rien de commun avec la lutte de classes. L’erreur de Marx et d’Engels, c’est d’ignorer ou de méconnaître la complexité de la société moderne, c’est de jeter un grand voile sur la vraie force du capitalisme ; de considérer la bourgeoisie comme à la veille de s’abîmer dans une catastrophe inévitable.

M. Bernstein et M. de Vollmar vont plus loin : une catastrophe, même si elle était possible, ne serait pas souhaitable. Nous nous plaçons au point de vue socialiste. Si un bouleversement soudain, les désordres d’une guerre malheureuse, une grève générale, un courant du suffrage universel appelaient le prolétariat à exercer, du jour au lendemain, « une dictature de classe », il ne serait capable de gouverner ni au point de vue politique, ni au point de vue économique.

La thèse que Marx semble avoir empruntée au blanquisme, la foi en la puissance créatrice de la force révolutionnaire politique, de l’expropriation violente, — M. Bernstein la juge aussi fausse que dangereuse. M. Guesde exposait cette thèse à la Chambre, le 15 juin 1896, lorsqu’il s’écriait « que si les électeurs amenaient une majorité collectiviste à la Chambre, le parti ouvrier serait prêt en quarante-huit heures, et saurait intéresser à sa conservation les masses profondes du pays. » C’est la superstition de la Terreur de 1793, la foi dans l’efficacité des gouvernemens révolutionnaires, susceptibles de transformer, par un coup de baguette, l’état social, de nous faire passer, en un saut brusque, d’une société capitaliste dans une société socialiste, dont on néglige de nous indiquer l’organisation future.

L’histoire réfute cette utopie. L’échec de la Révolution de 1848 et de la Commune démontrent l’impuissance du prolétariat à diriger l’État d’une façon terroriste. M. de Vollmar est allé jusqu’à dire que les ouvriers parisiens auraient mieux servi leur cause si, durant ces jours néfastes, ils avaient pu dormir d’un sommeil de plomb. Comme en 1793, en 1848, en 1871, ce seraient « les amis du peuple, » la petite bourgeoisie qui, en cas de révolution, arriveraient au gouvernail. Mais ils n’ont ni les mêmes habitudes, ni les mêmes intérêts, ni les mêmes visées que les travailleurs manuels, et rien n’est aussi instructif que de voir ce que devinrent par la suite les jacobins, les babouvistes, les vieux républicains de 1848, voire les hommes de la Commune, et à quel point ils oublièrent aisément, pour la plupart, leur ancienne clientèle. Dans nos démocraties, les corps élus, les pouvoirs publics manifestent une tendance invincible à la corruption.

Les difficultés économiques qu’une dictature du prolétariat rencontrerait devant elle, seraient insurmontables, et ne lui permettraient même pas d’exercer une action politique. On se trouverait en présence d’un problème insoluble. Le marxisme, remarque M. Bernstein, ne tient pas compte de l’importance de l’espace et du nombre dans la politique sociale : ce qu’on pourrait, à la rigueur, réaliser dans une petite commune, deviendrait impossible dans une nation. A l’heure présente, l’État ne pourrait prendre en main toute la production, l’organiser d’une façon unitaire, faire disparaître toutes les entreprises privées. Il serait obligé soit de laisser ces entreprises à leurs possesseurs actuels, soit d’en transmettre la direction à des coopératives ouvrières incapables de mener à bien cette tâche immense. Ce ne sont pas seulement les ressources financières qui seraient insuffisantes, mais la capacité d’administration, la technique, la discipline, la moralité, le self-government, toutes qualités qui ne s’improvisent pas, qui ne sortent pas de terre, ainsi que le prouve l’échec si fréquent des coopératives de production. Et que serait cette administration nationale de l’industrie, dans une époque révolutionnaire où toutes les convoitises sont excitées, toutes les passions déchaînées, où toute discipline est anéantie ?

C’est là encore un des points essentiels sur lesquels M. Bernstein, M. G. Sorel corrigent le marxisme. Ils unissent étroitement l’éthique et le socialisme.

« Il y a trente ans, écrit M. G. Sorel, on avait une confiance extrême dans la science. On croyait qu’il existait une science sociale fondée sur les sciences physiques et biologiques, capable de résoudre tous les problèmes posés par la Révolution. » Il n’existe malheureusement aucune science qui dispense les hommes d’être prudens, avisés, maîtres d’eux-mêmes, ou qui leur infuse ces qualités précieuses. Quand, toutefois, M. Bernstein, M. G. Sorel, M. Conrad Schmidt parlent de ramener le socialisme à la moralité et au sentiment de justice, ils ne le font nullement dans le sens de cet idéalisme vague et déclamatoire de 1848, pour lequel Marx n’avait pas assez de sarcasmes. Il ne s’agit plus de prêcher la morale aux autres ; il faut l’appliquer soi-même. Les mêmes auteurs font ressortir l’importance de ces facteurs moraux, dont les marxistes, en France, ont pris parti de se moquer, — dans les institutions mêmes sorties de la classe ouvrière, purgées de tout élément bourgeois, — syndicats, sociétés coopératives, bourses du travail, mutualités. Un nouvel esprit de solidarité, une nouvelle conception du droit les animent, La moralité n’est nullement indifférente à la prospérité économique : les Trades Unions, le caractère des hommes qui les dirigent, étudiés par M. de Rousiers, en fournissent la preuve éclatante. « Ces unions, écrit M. Sorel, passent pour réactionnaires, mais le socialisme réaliste de ces ouvriers est beaucoup plus sérieux que celui des députés et des docteurs. » C’est dans son propre sein que la classe ouvrière doit d’abord créer l’esprit et la pratique socialistes. En ce sens, la question sociale est avant tout une question morale. Les ouvriers ne peuvent être vraiment libres que s’ils sont capables de se gouverner eux-mêmes : c’est encore le bien petit nombre.

Il convient donc de se montrer sceptique sur le rôle du prolétariat considéré comme le démiurge d’une société nouvelle. On ne saurait lui appliquer le mot de Sieyès : Que doit-il être ? Tout. Taine, au début de ses Origines de la France contemporaine, expose que les classes de l’ancien régime ont conservé le pouvoir aussi longtemps qu’elles ont rendu les services dont la société de leur temps ne pouvait se passer. Il en est de même de la bourgeoisie. Les classes ouvrières ne la supplanteraient que si elles étaient capables, non seulement de donner à la production une meilleure direction économique, mais de constituer un droit, une morale, des coutumes supérieures à celles de la bourgeoisie ; or ce n’est point le cas actuel.

Puisqu’il faut considérer comme erronée l’opinion que nous nous trouvons en présence d’une dissolution de la société bourgeoise, dissolution dont les classes ouvrières, les premières, auraient infiniment à souffrir, la démocratie socialiste doit orienter sa tactique en conséquence, substituer l’esprit de réforme à l’esprit de révolution, poursuivre son émancipation non en détruisant, mais en construisant, non par l’expropriation politique de la bourgeoisie, mais par l’organisation économique de la classe ouvrière.

Les socialistes doivent en conséquence chercher à acquérir de la puissance dans l’État (Macht) par leur organisation et leur nombre, mais non la domination (Herrschaft) qui ne pourrait être qu’éphémère. Ils doivent poursuivre toutes les réformes qui sont susceptibles d’élever la classe ouvrière, et de favoriser le développement de la démocratie : droit politique électoral, liberté d’association ouvrière, coopération, etc. Aujourd’hui, par le bulletin de vote et les démonstrations populaires, on obtient ce qui eût exigé, il y a cent ans, une révolution sanglante.

Au point de vue économique, les ouvriers doivent s’organiser dans leurs syndicats. Les syndicats représentent dans l’industrie l’élément démocratique : leur effort est de briser l’absolutisme du capital, de donner aux ouvriers une influence directe dans la conduite des entreprises industrielles. M. Bernstein appelle de ses vœux le temps où les grèves ne seront plus conduites d’une façon sauvage, spasmodique, et où des conseils mixtes de patrons et d’ouvriers auront la mission permanente de régler les salaires. Par les syndicats, les ouvriers obtiendront une part plus assurée des profits industriels ; par les coopératives, ils recevront un profit commercial.

La lutte de classes apparaît dès lors non comme un combat mortel, mais comme une lutte pour le droit, une conscience croissante de l’égalité des droits. La démocratie n’est pas le privilège renversé d’une classe sur une autre classe, c’est la liberté d’action de chacun et l’égalité légale de tous. La classe possédante a cessé désormais d’être un obstacle au progrès social. Qu’on se livre parmi elle à la propagande socialiste, afin d’accélérer ce progrès. M. Bernstein fait appel non à l’égoïsme d’une classe contre l’égoïsme de l’autre, mais à la solidarité de toutes les classes.

Quant au but final, l’auteur a causé un scandale chez ses amis d’Allemagne en disant « que le mouvement pour lui est tout, que le but n’est rien. » Le mouvement, c’est l’effort vers le mieux. Marx exprimait d’ailleurs une pensée plus ou moins analogue, lorsqu’il déclarait « que le moindre mouvement lui semblait infiniment préférable à une douzaine de programmes. «M. Bernstein cite ce mot de Cromwell : «Celui-là va le plus loin qui ne sait pas où il va. » C’est-à-dire que celui qui connaît la direction générale vers laquelle il gouverne, et qui conserve le regard libre pour les conditions et les exigences de chaque jour, va plus loin et plus sûrement que celui qui s’hypnotise dans la contemplation d’un but final spéculatif.

Ce but final spéculatif, le collectivisme, n’est, selon M. Bernstein que l’idée de l’élite. La poussée du monde ouvrier industriel vers cette socialisation générale des moyens de production n’est pas encore prouvée avec certitude. Les voix socialistes qui, malgré leurs constans progrès, ne représentent encore qu’une faible minorité des ouvriers de l’industrie, sont plutôt l’expression d’une aspiration indécise que d’une intention déterminée. Il est d’ailleurs invraisemblable que nous marchions vers un état de société purement collectiviste : nous devrons nous contenter d’un collectivisme partiel. La société de l’avenir ne peut être séparée de l’Etat présent qu’en degré, non en nature : elle ne peut être que l’évolution normale de la société actuelle, bien loin d’en être la négation. M. Bernstein ne saurait concevoir une société consacrant le droit absolu au travail, pouvant se passer de droit criminel, etc. Le socialisme, au point du vue moral, est pour lui synonyme de solidarité, d’esprit d’association ; au point de vue matériel, de démocratie politique et de démocratie industrielle. Le développement de la démocratie, c’est le développement du socialisme, sans que nous puissions jamais imaginer une société figée dans une organisation définitive, immuable...

Que reste-t-il, après cela, du marxisme officiel ? On nous a démontré fausses, par les faits et par les chiffres, qu’il eût été trop long de transcrire ici, toutes les parties de la doctrine : fausse la loi de la plus-value et du surtravail, fausse la loi de la concentration capitaliste, fausse la loi de la paupérisation des masses, fausse la loi de corrélation de la puissance politique et de la puissance économique, fausse la loi des crises périodiques, fausse la loi de la grande catastrophe sociale. C’est la faillite du socialisme scientifique, plus exactement de l’utopie réaliste substituée par Karl Marx aux utopies idéalistes de ses précurseurs. Le socialisme ne devient scientifique qu’à mesure qu’il renonce à donner la vérité finale, c’est-à-dire en tant qu’il reste une recherche, une étude de phénomènes changeans.

A mesure qu’il s’"étend, le socialisme gagne en esprit pratique ce qu’il perd en précision doctrinale. « C’est que toute réalisation d’idée, écrit M. Bernstein, en est une corruption, car elle représente son alliance avec la tradition. Le monde n’a jamais vu une création entièrement nouvelle : un nouvel ordre n’a été qu’un nouvel arrangement de ce qui existait déjà. Le cours des choses ne se règle pas d’après la logique de nos raisonnemens ; la réalité est toujours plus complexe que notre puissance de conception. »


IV

Les idées de M. Bernstein ont rencontré parmi les démocrates socialistes une vive opposition. Ils lui reprochent de regarder le mouvement socialiste du continent à travers les lunettes anglaises ; c’est le point de vue des Trades Unions qu’il expose. Il ramène le socialisme à l’alliance avec le libéralisme bourgeois, alliance à laquelle Marx avait eu le mérite de l’arracher. Il arrive, avec des réticences, aux thèses de l’économie politique officielle.

M. Kautsky, le théologien marxiste par excellence, le principal auteur du programme d’Erfurt, a engagé avec M. Bernstein une longue polémique. Bernstein, dit-il, veut séparer deux choses inséparables : l’activité réformiste et la propagande révolutionnaire. Le parti poursuit des réformes, afin de fortifier la classe ouvrière, de la préparer à une révolution inévitable. Nous ne sommes pas des blanquistes, ajoute M. Kautsky, nous ne complotons pas des coups de main : nous devons plutôt nous attendre à un coup d’État. Qu’on le veuille ou non, on marche à la catastrophe annoncée par Karl Marx. Il faut donc, dès à présent, y préparer les esprits.

Des femmes, Mme Zetkin, Mme Rosa Luxembourg, qui défendait au Congrès de Stuttgart les héros de la Commune contre M. de Vollmar, se sont particulièrement acharnées contre M. Bernstein, qui a osé profaner l’idéal révolutionnaire. Mme Zetkin demande que le parti rejette de son sein les Bernstein, les Vollmar qui cherchent à introduire en contrebande le possibilisme dans la démocratie socialiste. Mieux vaut une rupture avec ces hommes de compromis, d’abandon des principes. Un critique italien, M. Arturo Labriola, remarque à ce propos que « placer le socialisme sur le terre à terre de la société actuelle, c’est le priver du nimbe d’illusion et de mystère qui fait son extraordinaire force passionnelle, et lui donne l’impulsion et l’ardeur d’une foi religieuse ».

Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a deux socialismes, l’un à l’usage des foules, l’autre qui ne s’adresse qu’aux esprits cultivés ? M. Bernstein soulève une question de probité scientifique. Une erreur, dit-il, n’est pas digne d’être maintenue uniquement parce que Marx et Engels l’ont une fois exprimée, et une vérité ne perd rien de son importance, parce qu’elle émane d’un économiste antisocialiste ou d’un socialiste bourgeois. Pourquoi déclamer et prophétiser des miracles politiques et révolutionnaires, alors qu’on n’y croit plus ? Pourquoi s’enfermer dans une intransigeance qui ne mène à rien ?

M. Bernstein prétend qu’il ne fait qu’exprimer et maximer la transformation intérieure qui s’opère depuis quelques années dans les partis socialistes du continent. Ils songent moins à la grande débâcle, ils vendent moins la peau de l’ours, ils sont plus portés à s’occuper des problèmes du jour. Pour l’Allemagne notamment, M. Bernstein constate qu’il est parfaitement d’accord avec le programme pratique de la démocratie socialiste, et qu’il changerait seulement quelques mots au programme théorique. L’attitude des socialistes au Reichstag et aux élections, la politique de compromis et de compensation est la justification éclatante de sa thèse. La vieille tradition révolutionnaire de 1848 n’est plus que purement verbale : la violence du langage contraste avec la prudence des actes. La lutte contre Guillaume II rend toutefois difficile la position des socialistes modérés. Au fond, non seulement M. de Vollmar, mais M. Auer, le secret empereur de la démocratie socialiste allemande, agissent en parfait accord avec la thèse de M. Bernstein.

Les idées de Karl Marx ne sont pas aussi répandues en France qu’en Allemagne. Chez nous on s’intéresse peu aux théories. La critique de M. Bernstein, signalée dans les revues du parti, n’a pas soulevé de discussions passionnées. D’ailleurs une réaction contre le marxisme s’était produite parmi les socialistes français dès 1885 : MM. Benoît Malon, Rouanet, Fournière, rompirent avec l’école marxiste. Cette philosophie représentait à leurs yeux un matérialisme vieillot. Malon s’est efforcé de concilier, dans son Socialisme intégral, l’idéalisme exclusif des socialistes de la première période et le réalisme non moins exclusif de la seconde. Il adopte la théorie de Marx sur l’évolution économique ; il appuie cette évolution par une théorie du progrès dans le sens de l’altruisme, selon Auguste Comte. M. Gabriel Deville juge ce socialisme de Malon « bon tout au plus pour les francs-maçons et les spirites. » M. Jaurès, M. Georges Renard, M. Fournière ont continué l’œuvre de Benoît Malon : ils ont construit leurs cités dans les nuages. Un dernier venu, M. Andler, dans une thèse retentissante, est allé chercher en Allemagne les théories démodées du socialisme d’État idéaliste pour les opposer, avec une remarquable vigueur dialectique, au marxisme « en décomposition. » M. Andler se fait fort de créer la justice socialiste à coups de décrets. Nous voilà revenus aux vieilles utopies de 1848.

Idéalistes ou non dans les théories, les socialistes français se montrent très opportunistes en matière de tactique, lis ne diffèrent que par le degré. Ils se rendent compte que les classes ouvrières sont avant tout préoccupées de réformes pratiques. M. Paul Brousse a inventé et appliqué le possibilisme longtemps avant M. Bernstein. M. Jaurès, M. Millerand ne font que suivre en triomphateurs la voie qu’il a tracée. Mais cela n’est point sans péril. Le mouvement politique en France a toujours devancé le mouvement syndical et coopératif. L’exemple de l’Angleterre, de la Belgique, prouve au contraire que la classe ouvrière a beaucoup plus d’avantage à s’organiser elle-même qu’à tout attendre des politiciens. Les démagogues bourgeois sont un danger pour les classes ouvrières. Si tel événement, telle surprise amenaient les socialistes au pouvoir, il en résulterait sans doute, comme en 1848 et en 1871, une réaction violente, un recul du mouvement ouvrier.

Quoi qu’il en soit, le socialisme tend à s’incorporer à la démocratie, à se fondre en elle. C’est le phénomène le plus marquant de ce siècle qui va finir. Bientôt peut-être il faudra modifier le mot de Royer-Collard, et dire : « Le socialisme coule à pleins bords. »


J. BOURDEAU.

  1. Die Vorausselzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie. (Les Hypothèses du Socialisme et les tâches de la Démocratie socialiste.) Stuttgart, 1899, Dietz.
  2. Dans le premier volume du Capital, Marx éclaire ces contradictions par des chiffres et par des faits. Marx et Engels n’ont pas laissé d’exposé systématique de l’ensemble de leurs vues historiques, ils ont donné simplement des indications, élaborées par leurs disciples.
    Pour l’esprit général du marxisme, consulter l’excellente brochure de M. Sombart : Socialisme et mouvement social, Giard et Brière, 1898.
  3. Wandlungen in der Sozialdemocratie, Soziale Praxis, n° 25, 26, 28, 29 ; Berlin. 1898. — Pour le marxisme et sa tactique nous avons suivi l’ordre d’exposition de l’auteur anonyme de cette étude, qui complète celle de M. Bernstein.
  4. Das Erfurter Programm erläutert von Karl Kaustsky. Dietz, 1892, Stuttgart.
  5. La Crise du socialisme.
  6. Hubert Lagardelle : La question agraire et le socialisme, p. 3 ; cité par M. G. Sorel.
  7. La vérité sur l’Union socialiste, chez Allemane, 21, rue Saint-Sauveur.
  8. Dans son excellent livre Socialisme et problèmes sociaux, (Alcan 1899) M. E. d’Eichthal donne de nombreux exemples de ces contradictions entre le socialisme scientifique et le socialisme électoral.
  9. Voir le Parti ouvrier, organe socialiste révolutionnaire, du 15 octobre 1898 ; la Petite République du 21 juillet 1898, auxquels nous empruntons de préférence ces citations.
  10. Leipziger Volkszeitung du 5 novembre 1896.