La Crise du diamant

Louis de Launay
La Crise du diamant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 370-390).
LA CRISE DU DIAMANT

L’industrie du diamant est bien singulière de toute manière : par ses gisements, par ses procédés d’extraction, par son but, par son histoire, par son organisation commerciale. Une crise très grave qu’elle vient de traverser et dont elle commence à sortir, attire en ce moment l’attention sur elle. Bien que la mode française préfère aujourd’hui les perles aux diamants, nos lectrices, et quelques lecteurs avec elles, seront peut-être bien aises de savoir où et comment on arrache à la terre ces cailloux brillants qui coûtent si cher.

Tout d’abord, une remarque préliminaire. Le diamant est, par sa substance, un des corps les plus communs et les plus vulgaires : du simple carbone. Il ne diffère d’un graphite ou presque d’un anthracite que par son mode de cristallisation. Chauffé sous un dard de chalumeau à l’air libre, il brûle en donnant un peu d’acide carbonique comme le premier morceau de charbon venu. C’est un parvenu de la minéralogie : ce qui ne le distingue pas, d’ailleurs, des autres corps précieux employés comme joyaux : la perle, banal calcaire ; le rubis et le saphir, extraits d’argile. Les métaux précieux qui nous servent également d’ornements, le platine et l’or, sont des éléments rares, auxquels leur rareté assure à elle seule une valeur. En outre, ils possèdent des qualités pratiques, très spéciales, d’inaltérabilité, de ductilité, de densité, etc., qui leur assurent des emplois industriels importants et qui justifieraient à elles seules leur prix. Les usages du diamant (sondages, etc.) sont peu de chose ; ceux de l’alumine cristallisée (corindon, émeri) interviennent moins encore dans le mérite d’un rubis. Une perle ne peut servir à rien qu’à la parure. Écrasée, chauffée, attaquée par un acide, elle perd instantanément toute valeur. Mais la beauté a-t-elle besoin d’être utile ? Toutes ces gemmes si précieuses, dont le diamant est la principale, servent à briller, à chatoyer, à refléter, absorber et restituer la lumière. Leurs qualités physiques, telles que la dureté exceptionnelle du diamant, n’interviennent que pour contribuer. à leur éclat durable. Ce sont des objets de parure, des jouets pour grands enfants. Comme l’élégance féminine a le choix entre divers jouets semblables, la persistance de la faveur attachée au diamant depuis trois ou quatre siècles, le développement d’un commerce qui se chiffre chaque année par plus d’un milliard, constituent déjà à eux seuls une anomalie intéressante. On peut y voir, sous une forme quelque peu rudimentaire et primitive, un indice du rôle que jouent et joueront sans doute longtemps, d’un bout à l’autre de la société, dans notre vie moderne si utilitaire, l’agrément ou le plaisir sans avantage pratique. C’est, si l’on veut, de l’art à la façon des sauvages qui se parent de plumes ou de verroteries ; mais c’est encore l’instinct de l’art à ses débuts.

D’où proviennent nos diamants [1] ? On entend souvent, à ce propos, parler de l’Inde ou du Brésil. C’est là du passé. Tous les anciens diamants sont, en effet, venus de l’Inde, qui peut en avoir au total fourni 2 000 kilogrammes jusqu’au XVIIIe siècle. D’où la renommée légendaire de Golconde, qui n’a jamais produit de diamants, mais qui en vendait. Puis, vers 1723, on a découvert les gisements du Brésil, qui ont produit 2 500 kilogrammes. Mais, depuis 1870, l’Afrique australe produit presque seule des diamants et en a extrait environ 34 000 kilogrammes. Successivement, le Brésil, puis l’Afrique, sont venus prendre la prééminence en jetant la perturbation sur un marché, où les stocks de marchandises accumulés représentaient des intérêts considérables. C’est un peu la raison pour laquelle il a été généralement admis dans le commerce que le nouveau concurrent donnait chaque fois une qualité très inférieure à celle de son prédécesseur, jusqu’au moment du moins où les stocks ont été écoulés. En particulier, pour l’Afrique, le mélange de pierres très diverses, souvent en effet inférieures, a contribué à enraciner cette opinion. Mais le fait absolu est que tous les diamants nouveaux vendus depuis un demi-siècle, beaux ou médiocres, ont eu, à de rares exceptions près, cette unique origine.

Une autre erreur est assez répandue dans le public. Quand on se représente un chercheur de diamants ou d’or, c’est d’habitude sous la forme d’un aventurier explorant les sables d’une rivière ou lavant les alluvions d’un placer. L’idée est aussi fausse dans un cas que dans l’autre. Le mineur, occupé à extraire des diamants ou de l’or, travaille dans une mine souterraine, sans distinguer la substance précieuse qui passe par ses mains et qui lui est presque constamment invisible. C’est plus tard, au jour, que, par des procédés savants et compliqués, on isolera cette substance de sa gangue, pareille elle-même à une pierre quelconque. Rien ne ressemble autant qu’une mine de diamants à une mine de houille et la profondeur atteinte y est souvent plus grande.

Ces gisements de diamants sont extrêmement particuliers. Dans un pays plat, à travers des terrains horizontaux qui forment le sous-sol, des colonnes rocheuses cylindriques et verticales s’élèvent à l’emporte-pièce, comme les rivets qui réunissent des feuilles de tôle, mais des rivets ayant plusieurs centaines de mètres de diamètre et un ou deux kilomètres de profondeur. A la surface, la roche qui les compose, plus dure que les terrains encaissants, a été généralement mise en saillie et forme une petite saillie débordante, un « kopye » qui complète l’analogie avec la tête d’un boulon. Là, cette roche s’est altérée et décomposée à l’air, et les diamants, en nombre accru par cette espèce de préparation mécanique, y apparaissent en liberté : on la nomme roche jaune, ou « yellow ground. » Mais, à une vingtaine de mètres au-dessous de la superficie, on retrouve la roche intacte, avec sa compacité et sa couleur vert bleuâtre : le « blue ground, » ou simplement le « blue. » C’est une matière éruptive qui a été injectée du fond sous pression, dans un phénomène explosif, avec rebroussement vers le haut et striage des terrains en contact. Ces « cheminées » ont dû commencer par être vides pendant un moment, si court qu’il fût ; et il y est tombé des éboulis venant des parois, qui ont été ensuite englobés dans l’éruption rocheuse et remontés avec elle, de telle sorte qu’ils lui donnent un aspect de brèche ou de conglomérat.

La roche diamantifère est de composition très basique, très dense, et formée surtout d’un minéral que l’on nomme le péridot. Des grenats assez abondants y sont disséminés. L’on y recueille les diamants en qualité bien faible, puisque, dans les mines les plus riches, il faut fouiller en moyenne 6 à 10 mètres cubes de roche pour obtenir un gramme de diamant. Le haut prix des diamants produits rend seul cette extraction possible et l’on comprend, dès lors, pourquoi les mineurs travaillent longtemps sans voir une pierre précieuse.

Les premières de ces « cheminées diamantifères » ont été rencontrées en 1870, dans la colonie du Cap, au milieu d’un désert, où s’élève aujourd’hui la ville de Kimberley. Là, sur un alignement Nord-Sud d’une dizaine de kilomètres, on a trouvé une dizaine de cheminées, dont les cinq plus importantes sont devenues célèbres sous les noms de Kimberley, de Beers, Bultfontein, Dutoitspan et Wesselton. Tantôt leur section de 2 à 400 mètres est circulaire comme à Bultfontein ; tantôt, elle s’allonge en forme de haricot comme à Dutoitspan (670 mètres sur 260). L’attention passionnée que ces découvertes retentissantes ont suscitée dans le monde entier, a amené un peu partout à chercher et à étudier des venues de roches semblables. Il est curieux que, jusqu’ici, ces recherches aient donné aussi peu de résultats. Les seules trouvailles ultérieures de quelque valeur ont été faites dans l’Afrique du Sud : à Jagersfontein, dans l’État d’Orange ; puis à Premier, près de Prétoria, dans le Transvaal ; enfin, avec des conditions différentes, dans l’ancien Sud-Ouest Africain allemand. Beaucoup d’autres petits gisements ont été essayés dans le Sud de l’Afrique et jusque dans le Congo belge ou le Congo français. Quelques-uns ont pu donner des espérances éphémères. Mais, au bout d’un demi-siècle, presque toute la production mondiale continue à venir des sept ou huit mêmes mines. On s’étonne encore plus que, sur les autres continents, par exemple dans la Sibérie orientale ou dans l’Inde, des formations rocheuses très analogues n’aient encore donné naissance à aucune exploitation sérieuse. Mais il faut ajouter tout de suite qu’en dehors d’une cristallisation très exceptionnellement réalisée, les particularités des gisements et, en somme, leur grande pauvreté minéralogique nécessitent, pour une exploitation durable, tout un agencement commercial et financier difficile à obtenir.

Une question, dont l’intérêt pratique est évident, concerne la répartition des diamants dans la roche, soit sur une section horizontale, soit en profondeur. Il est particulièrement important pour l’avenir d’une mine de savoir d’avance ce qui s’y passe quand on s’enfonce. La répartition en plan est ici extrêmement inégale suivant les points, ce dont on ne saurait être surpris. Maison s’étonne de constater, au contraire, une certaine constance dans la profondeur d’une même mine et, pour les différents quartiers de cette mine, sur la même verticale : constance dans la teneur et aussi dans la qualité. Ainsi, la teneur à Dutoitspan est, habituellement, deux fois plus faible qu’à Bultfontein et la valeur au carat plus de deux fois plus forte, si bien que la valeur au mètre cube de roche sera, finalement, toujours un peu supérieure à Dutoitspan. Les deux mines les plus profondes, de Beers et Kimberley, ont manifesté un appauvrissement graduel avec la profondeur qui a peu à peu abaissé la teneur (calculée en carats de 200 milligrammes par wagonnet, ou load, d’environ un demi-mètre cube) de 1 carat à un tiers de carat par « load. » Si on prend toute la suite des années depuis l’origine, on constate, il est vrai, quelques petites fluctuations dans la teneur moyenne rapportée à l’ensemble de la production : fluctuations qui peuvent tenir à ce qu’on n’exploite pas toujours également tous les quartiers de la mine. Mais, dans l’ensemble, la diminution de teneur est bien nette. Il est fâcheux d’avoir à constater que ce phénomène paraît constituer une loi générale. A Wesselton, de 1897 à 1907, on a oscillé entre 0,27 et 0,30 carat par wagonnet (load), pour avoir 0,24 depuis 1918. A Bultfontein, depuis 1901, on a eu d’abord 0,32 à 0,40 carat et, en 1920, 0,29. A Dutoitspan, depuis 1904, 0,23 à 0,26 carat et, en 1920, 0,16. A Premier, on a commencé par 1,25 carat pour arriver vite à 0,25. Pour l’ensemble de la Compagnie de Beers, cette baisse a forcé, depuis vingt-cinq ans, à doubler l’extraction pour obtenir deux fois moins de carats. Les conditions, dans lesquelles a pu se réaliser la cristallisation du diamant, ont dû être, comme je le dirai tout à l’heure, très spéciales, donc très particulières à chaque point, et il est possible, notamment, qu’il ait fallu une certaine pression, réalisée seulement dans les parties hautes des gisements sud-africains.

J’ajoute que les chiffres ci-dessus représentent des moyennes relatives à une extraction annuelle comptée par millions de wagonnets. Mais, tandis que le « load » contient seulement, en moyenne, un quart ou un cinquième de carat, il arrive de rencontrer de très gros diamants qui abaissent en pratique la teneur réelle du reste. Ces gros diamants, ces « éléphants blancs » éveillent naturellement la curiosité. Le plus gros que l’on connaisse est le Cullinan de 3 032 carats (600 grammes), qui mesurait brut 10 centimètres sur 6,3 et 3,7 et qu’il a fallu diviser en deux pour le tailler ; puis l’Excelsior de 971 carats ; le Reitz de 634 carats, etc. On sait avec quelle rapidité la valeur d’un diamant par carat croit avec le nombre de carats. Un diamant de 5 carats vaudra, par exemple, environ dix fois plus qu’un diamant d’un carat. Aussi la grosseur et la qualité des diamants caractérisent-elles la valeur d’un gisement autant que la teneur moyenne.

Ce que j’ai dit plus haut sur l’allure des cheminées diamantifères suffit à faire prévoir combien l’exploitation d’un tel gisement ressemble peu à un lavage de sables dans les alluvions d’une rivière. Lorsqu’on a découvert les mines du Cap en 1870, on est cependant parti du préjugé antérieur que les diamants formaient toujours des gisements d’alluvions, pour considérer les sommets de ces cheminées comme des alluvions d’un type spécial. Il en est résulté légalement, socialement, des difficultés inextricables dont l’histoire, depuis longtemps finie, n’offre plus qu’un intérêt de curiosité, mais qui contribuent, cependant, par leur couleur romanesque, à faire des gisements diamantifères, à tous égards, un monde particulier.

On se souvient qu’en décrivant la roche diamantifère, j’ai signalé les blocs de roches disparates, éboulis des parois, qu’elle englobe. L’allure de conglomérats qui en résulte excuse un peu l’erreur commise par les premiers explorateurs, lorsqu’ils se sont trouvés en face de la roche décomposée, transformée en une boue jaunâtre, au milieu de laquelle apparaissaient, de tous côtés, des fragments de roches hétéroclites. On pouvait alors penser à une argile glaciaire ou à une alluvion. Or, chez les laveurs de sables diamantifères qui avaient auparavant opéré sur les bords du Vaal ou de ses affluents, l’usage était que chacun se cantonnât dans un petit carré, ou « daim, » de 9 m. 45 de côté (31 pieds), constituant sa concession. C’était le moyen d’éviter les discussions. On appliqua donc le même mode de partage sur les affleurements des cheminées diamantifères et le terrain fut divisé, comme un damier, en une série de compartiments. Chacun n’avait droit qu’à un claim et devait le travailler lui-même, sans pouvoir s’absenter plus d’une semaine. Mais une alluvion cesse à quelques mètres de profondeur, tandis que la cheminée n’avait aucune limitation profonde. Quand tous ces petits travailleurs individuels commencèrent à s’enfoncer, des difficultés de toutes sortes se produisirent. Les murs des talus trop élevés s’éboulaient. L’eau s’accumulait dans le fond des trous. Chaque éboulement entraînait des rixes. Celui qui le subissait voyait son chantier envahi ; celui qui le faisait tomber chez son voisin réclamait la propriété de sa roche. Dans une population d’aventuriers, il en résulta des heures critiques, à la suite desquelles on assista, d’une façon instructive, à la constitution empirique d’une société, partie de l’anarchie pour arriver à la discipline.

La première mesure prise fut d’exproprier provisoirement une rangée de claims sur deux pour établir une servitude de passage. Sur ces espèces de routes, chaque mineur installa son treuil, sa poulie et son câble destinés à remonter la roche abattue. Mais, bientôt, les excavations s’approfondissant, les talus recommencèrent à s’ébouler et l’on creusa les routes dans la partie centrale jusqu’à ce que les pentes devinssent impraticables pour les charrois. Enfin, au bout de trois ans, en 1873, on abandonna les routes intermédiaires, et c’est sur le bord d’un immense cratère que l’on installa 1 600 câbles aériens communiquant avec le fond des 1 600 claims. A cette époque, le trou de Kimberley ressemblait à quelque ville en ruine, vue d’en haut sous un éclairage lunaire et, sur les parois sombres du gouffre, les câbles dessinaient la plus bizarre toile d’araignée.

Pendant trois ans encore, on s’entêta dans ce mode d’exploitation fantastique jusqu’au moment où, en 1876, les chutes énormes des parois, coïncidant avec la baisse du diamant provoquée par la surproduction, firent comprendre aux plus entêtés que le travail individuel, égal pour tous, était impossible à conserver dans une exploitation profonde. On dut autoriser le groupement de plusieurs claims dans les mêmes mains ; et, aussitôt, se formèrent des ébauches de sociétés, bientôt fusionnées en des sociétés plus puissantes, qui aboutirent finalement, en 1889, à la constitution d’une société unique. Il avait fallu dix-neuf ans d’efforts et de marchandages, avec un gaspillage inouï des richesses naturelles, pour réaliser ce qui eût été obtenu dès le premier jour par une concession rationnelle. L’œuvre de fusion définitive, grâce à laquelle la puissante compagnie de Beers a atteint sa renommée mondiale, fut le premier succès du fameux Cecil Rhodes, qui, plus tard, devait doter l’Angleterre d’un pays entier, la Rhodesia.

A partir de ce moment, l’histoire de l’industrie diamantifère dans l’Afrique du Sud perd son intérêt pittoresque. J’ajoute donc seulement que, dans la suite, la de Beers a pu acquérir, contrôler, ou grouper en un syndicat de producteurs presque toutes les autres mines de diamants, en sorte que toute l’extraction du diamant est pratiquement dans ses mains. Techniquement, la fusion a eu un autre résultat. Au lieu de l’exploitation à ciel ouvert devenue impossible, on a pu forer, auprès de chaque cheminée diamantifère, dans le terrain stérile, un puits au rocher, relié au gisement par une série de galeries à divers étages. Au moyen d’une exploitation méthodique avec remblai, la totalité de la roche diamantifère est maintenant remontée au jour et soumise à un traitement qui en retire tous les diamants.

Cette exploitation a pu être poussée jusqu’à sept et huit cents mètres de profondeur. Les chantiers y sont exactement pareils à ceux d’un charbonnage, boisés de même et aussi noirs, avec ce seul avantage apparent que, n’y craignant pas le grisou, on peut s’éclairer à feu nu. Ceux qui connaissent un peu l’industrie minière remarqueront un autre privilège anormal de cette exploitation, dans laquelle on extrait uniquement du minerai utile sans aucun mélange de roche stérile, puisque la cheminée est entièrement remplie de roche diamantifère et séparée des terrains encaissants par une paroi lisse, un véritable mur, contre lequel on s’arrête. Il est vrai que, dans cette roche utile, il faut ensuite glaner péniblement les diamants.

J’ai déjà nommé les principaux gisements de Kimberley. Jusqu’à la fusion, on avait travaillé sur tous. Quand la de Beers se constitua en 1888 et 1889, elle commença par réglementer l’extraction annuelle d’après les besoins du marché ; elle ferma donc, malgré les protestations, les mines Bultfontein et Dutoitspan pour exploiter seulement celles de Kimberley et de Beers, qui ont alimenté toute la production jusqu’en 1900. En 1901, la de Beers rouvrit Bultfontein, en même temps qu’elle achetait Wesselton, trouvé près de là en 1897. En 1904, on recommença également le travail à Dutoitspan. Puis, en juillet 1908, la de Beers fut fermée à 740 mètres de profondeur. La Kimberley a été arrêtée en 1914 à 1 080 mètres de profondeur et, depuis cette époque, l’extraction se partage à peu près également entre les trois mines de Wesselton, Bultfontein et Dutoitspan, qui produisent chacune à peu près la même quantité de diamants. Mais, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, la valeur de ces diamants est très inégale. Par exemple, en 1920, le carat moyen a valu, pour l’ensemble de l’extraction annuelle, 129 francs à Bultfontein [2], 150 à Wesselton, 277 à Dutoitspan. Aujourd’hui, l’exploitation atteint environ 500 mètres de profondeur à Wesselton, 530 à Bultfontein, 420 à Dutoitspan, 90 à Premier. En dehors de la de Beers, les autres grands producteurs de diamants sont la mine Premier au Transvaal, la Jagersfontein dans l’état d’Orange et les gisements du Sud-Ouest africain allemand (aujourd’hui Cons. Diamond Mines of South Africa) qui produisent, en grandes quantités, de petites pierres.

Les roches diamantifères une fois sorties de terre, il reste à en retirer les diamants. Au début, quand la roche était décomposée et friable, c’était un simple travail de triage. Mais, quand on s’est enfoncé, on s’est trouvé en présence de masses dures qu’il fallait commencer par réduire en bouillie. Fort heureusement, les roches qui englobent le diamant se sont trouvées être des roches basiques, magnésiennes et ferrugineuses, très facilement altérables à l’air. Sans quoi, si on avait eu affaire à une roche plus résistante aux intempéries, on eût probablement dû renoncer à l’extraction. Le premier procédé de traitement employé a été calqué sur ce qui s’était passé naturellement pour les affleurements décomposés. On s’est appliqué à étendre les minerais en couche mince sur d’immenses terrains appelés « floors » et on les y a laissés exposés à la pluie, en les soumettant à une série de labourages et de hersages destinés à activer la décomposition. Le système a parfaitement réussi et permis de recueillir aisément les diamants dégagés de leur gangue. Mais il avait un inconvénient grave, c’est la durée de l’opération nécessitant plusieurs mois et, par suite, l’énormité des intérêts perdus sur ces capitaux inutilisés. Si l’on réfléchit que le wagonnet (load) de roche diamantifère peut facilement valoir une trentaine de francs et que l’extraction annuelle a été longtemps de 2 millions de loads, portés à plus de 6 millions dans la période 1918-1920, on calculera aisément les intérêts correspondant chaque année au stock de roche immobilisée. C’est constamment quelque 100 ou 200 millions qui dorment. Il faut y ajouter les chances de vol, malgré toutes les précautions prises. Aussi, sans abandonner l’étalage sur les floors, lui a-t-on peu à peu adjoint, sur une échelle de plus en plus forte, une opération de broyage consécutif, essayée d’abord sur les fragments les plus durs qui échappaient à l’altération, étendue ensuite vers 1890 à la roche rendue plus tendre par un commencement de décomposition. L’idée de broyer la roche diamantifère apparaissait au premier abord un peu hardie, puisqu’il faut avant tout éviter de casser les diamants. Mais on s’est rendu compte qu’on échappait à ce péril par une série de broyages progressifs, avec triages intercalés. Entre un broyage réduisant par exemple à la grosseur d’une pomme et un autre divisant le minerai en noix, on soumet les fragments à un examen très attentif, dans lequel on met de côté tout échantillon, sur lequel apparaît l’indice d’un diamant. Les brisures ont, du reste, tendance à se faire suivant les faces de séparation entre les diamants et la gangue plutôt que dans l’intérieur des diamants.

Reste donc à extraire les pierres précieuses de la roche en partie décomposée et réduite en fragments plus ou moins gros, ou, finalement, en une sorte de sable. De nombreux appareils, dans le détail desquels je n’entrerai pas, ont été imaginés pour y parvenir. Ils sont analogues à ceux que l’on utilise couramment dans les mines métalliques pour séparer les divers minerais entre eux et les débarrasser de leurs gangues. Le principe général consiste à utiliser la densité différente des substances que l’on veut trier. Un mélange étant projeté dans une cuve pleine d’eau, ou secoué dans cette cuve, on obtient au fond des couches séparées par ordre de densité. On utilise également des tables tournantes en forme de cône, sur lesquelles la « lavée » arrive en haut et dépose ses diverses substances réparties en un certain nombre de spirales. Mais la séparation des diamants n’est jamais complète ainsi, parce qu’elle laisse, avec eux, des minéraux d’analogue densité. Il faut toujours finalement recourir à un triage habile par des mains humaines.

Ce triage, qui s’effectue à toutes les étapes du broyage, consiste à faire défiler les minerais sur des tables mobiles devant une suite d’ouvriers. Les premières opérations de ce genre sont généralement faites à l’état humide par des blancs ; les dernières, sur le sable séché, par des noirs. Les diamants bruts n’ont aucunement l’éclat caractéristique des diamants taillés. Ils ressembleraient plutôt à de petits grains de quartz, mêlés surtout avec les grains rouges de grenat et les péridots verts ; on arrive aisément à les reconnaître. A la fin, toute la production d’une journée est apportée dans un atelier spécial, où des ouvriers d’élite sont installés sous des fenêtres donnant une large lumière. Ceux-ci examinent les diamants sur des feuilles de papier blanc pour les classer par dimension, par qualité, les peser, leur constituer un état civil. Jusqu’à l’entrée dans cet atelier, personne ne connaissait encore ni la quantité ni la valeur des diamants extraits, dont on peut se représenter le volume journalier comme remplissant un peu moins d’un litre. A partir de ce moment, au contraire, chaque pierre acquiert une personnalité qui, en cas de soustraction frauduleuse, permettrait immédiatement de l’identifier, comme un malfaiteur ayant passé au service anthropométrique. Il est inutile d’ajouter, à ce propos, que des précautions de tous genres sont prises contre des vols trop faciles ; elles pourraient constituer, à elles seules, un chapitre humoristique dans la description de cette curieuse industrie.

Quelques chiffres récents vont préciser les proportions dans lesquelles s’effectue au Cap l’extraction diamantifère. Je les prends immédiatement antérieurs à la dernière crise qui, je le disais en commençant, trouble et paralyse depuis deux ans l’industrie du diamant et, par conséquent, relatifs à l’année 1919-1920 (les comptes annuels étant arrêtés au 30 juin). Cette année-là, la Société de Beers a extrait, au total, de ses trois mines (Wesselton, Bultfontein et Dutoitspan), 5 750 000 loads de « terre bleue ; » elle en a lavé à peu près autant et elle a obtenu ainsi 1 370 537 carats de diamants (274 kilogrammes) : ce qui représente, pour l’ensemble, environ 0,24 carat par load (0,24 à Wesselton ; 0,29 à Bultfontein ; 0,16 à Dutoitspan). A la fin de cette année, le stock de terre bleue étendue sur les « floors » et, par conséquent, en réserve, atteignait 8,5 millions de loads. La valeur moyenne du carat brut variait de 129 francs à Bultfontein à 150 (Wesselton) et 277 (Dutoitspan). La valeur par load était, pour l’ensemble, d’environ 40 francs et les frais moyens correspondants de 9,40 francs. Je m’empresse de faire remarquer qu’il faut y ajouter des impôts représentant 35 pour 100 du produit net.

La valeur totale de l’extraction à l’état brut, en gros et sur la mine, montait ainsi, au cours très élevé de cette époque, à 229 millions, dans la seule Société de Beers. La même année, cette compagnie a vendu pour 169 millions de diamants bruts.

De tels chiffres, qu’il faut presque doubler pour tenir compte de toute la production sud-africaine, appellent une réflexion indiquée dès le commencement, et sur laquelle nous devons maintenant revenir. Le diamant est une substance dure, qui ne s’use pas, qui ne se consomme pas et qui a peu de chances de se perdre, du moins si l’on fait abstraction de la propriété individuelle. Or, j’ai dit plus haut que l’Inde en a produit 2 000 kilogrammes, le Brésil 2 500 kilogrammes et l’Afrique australe 34 000 kilogrammes. Il existe donc, dans le monde, quelque chose comme 38 tonnes de diamants qui, repris et montés différemment, passent de parure en parure. Le diamant n’est que du carbone ; mais c’est un carbone qui, au cours de 1920, vaudrait, à l’état brut, environ 900 millions de francs la tonne et qui, aux prix de vente moyens réalisés depuis trente ans, vaudrait encore plus de 200 millions. En tenant compte de la perte à la taille et de la plus-value sur les diamants taillés, cela représente au moins un milliard par tonne de diamants bruts passée dans la circulation commerciale.

Retenons simplement ce dernier chiffre. L’humanité détient donc pour près de 38 milliards de diamants. Dans ces conditions, on a peine à croire que l’absorption annuelle puisse continuer à atteindre le chiffre précédemment cité de 3 à 400 millions à l’état brut, ou environ un milliard et demi pour les diamants mis dans le commerce. Or, non seulement nous en avons la preuve absolue et précise depuis que l’industrie extractive du diamant est l’objet d’une comptabilité régulière ; mais nous constatons même ainsi que la consommation augmente, sinon comme poids de diamants, du moins comme prix. On s’explique, dès lors, comment cette industrie de luxe est éminemment sensible aux variations de la prospérité publique, aux crises économiques, aux phases de dépression ou d’essor. Les deux grands centres de consommation étant l’Extrême-Orient et les Etats-Unis, le marché des diamants reflète très exactement les vicissitudes de la fortune américaine.

Comme il faut néanmoins que l’industrie présente une certaine continuité et puisse, à tous les degrés, compter quelque peu sur l’avenir, on a été amené, pour la faire vivre, à constituer un organisme commercial et financier qui n’en est pas la moindre particularité.

J’ai déjà expliqué comment la de Beers, formée en 1888, a englobé tous les producteurs de cette époque. Quelques mines nouvelles ayant été découvertes dans la suite, sa politique a consisté, soit à les acheter, soit à les englober dans un syndicat de producteurs.. C’est ainsi que, depuis plusieurs années, il y a entente entre les quatre producteurs importants : la de Beers qui fournit environ 48 p. 100 de la production mondiale ; la Premier (Transvaal) qui en donne 20 p. 100 ; la Jagersfontein (Orange) 7 p. 100 ; le Sud-Ouest Africain allemand qui, avec tous les petits producteurs, arrive à 25 p. 100.

Toutes les mines de diamants ont un intérêt commun, qui est de maintenir les prix plutôt que d’augmenter la production. Malgré la richesse des gisements, la quantité de diamants que ceux-ci peuvent renfermer n’est pas inépuisable. La hausse des prix, dans la mesure où elle peut être supportée par le consommateur, est donc le but cherché. Logiquement, une marchandise de luxe ne peut, d’ailleurs, rester telle, que si elle évite de se démocratiser, et si elle tend plutôt constamment à augmenter de prix. Quiconque achète des diamants ou des perles est un peu dans la situation de celui qui paye un tableau sur sa signature. Dans le prix d’achat accepté ou subi, entrent pour lui deux éléments d’appréciation : le plaisir tiré de la possession, mais aussi la satisfaction d’étaler sa fortune, de se classer parmi les privilégiés et la certitude de pouvoir retrouver son argent en cas de besoin, peut-être même avec bénéfice. Ainsi, dans les périodes troublées comme celle de l’après-guerre, le diamant a pu être considéré comme un placement, il est vrai sans intérêts, mais aussi sans risques et sans impôt : placement d’autant plus recherché qu’il condense une fortune plus grande sous un plus faible volume. C’était déjà la raison qui faisait jouer au diamant un si grand rôle dans la thésaurisation de l’Extrême-Orient. Une mentalité analogue a tendu à se répandre en Europe pour les mêmes causes : insécurité sociale et défaut de confiance dans les valeurs mobilières, surtout quand leur seule valeur est l’engagement, toujours provisoire, pris par un Etat. Pour entretenir ce sentiment de stabilité, le producteur de diamants doit, comme le négociant en pierres précieuses et même le bijoutier, s’attacher à éviter les inquiétudes produites par la baisse. L’acheteur préfère payer plus cher et être sûr de revoir sa mise. Comme, malgré ce que je disais tout à l’heure sur l’absorption continue des diamants dans le monde, il se produit des crises périodiques, les producteurs de diamants n’hésitent donc pas, lorsqu’il le faut, à restreindre ou à fermer les mines.

Mais, dira-t-on, une telle organisation ressemble fort à un accaparement. Assurément, s’il s’agissait d’une matière de première nécessité, elle succomberait sous la réprobation publique, avant d’être interdite par des lois. Dans le cas des diamants, personne n’est lésé, puisque personne n’est forcé d’acheter des diamants, s’il les trouve trop chers. L’intérêt commun du consommateur et du producteur est que les prix se soutiennent ou s’élèvent. Et il en est de même du Gouvernement sud-africain, pour lequel l’impôt sur les bénéfices des mines diamantifères constitue un revenu de premier ordre.

Seulement, la restriction ou l’arrêt des mines coûte fort cher, puisque les frais généraux et même une grande partie des frais industriels continuent à courir. Les ouvriers blancs, en particulier, ne peuvent être congédiés pour quelques semaines ou quelques mois et repris ensuite. Les compagnies ont donc formé un fonds de réserve très important pour « la stabilisation du marché du diamant. » A la de Beers, ce fonds était de 60 millions avant la dernière crise, à laquelle il a permis de parer.

Il faut également une entente absolue entre les producteurs pour que l’un ne continue pas à travailler et à vendre en profitant de ce que l’autre ferme. Il faut enfin à l’entente industrielle ajouter une entente commerciale. En fait, depuis 1893, tous les diamants produits sont achetés exclusivement par le « syndicat londonien des diamants, » et personne ne peut se procurer un diamant aux mines de Kimberley sans que cet achat passe par un membre du syndicat et soit inscrit à son compte. Ce syndicat connaît directement les besoins du public et fournit les données nécessaires pour équilibrer la production avec la consommation. C’est à lui que s’adressent tous les marchands de diamants et, par leur intermédiaire, tous les bijoutiers du monde entier. Chaque semaine, la production sudafricaine, dont un membre de ce syndicat a pris livraison, est expédiée du Cap de Bonne-Espérance à Londres par la poste. A Londres, les principales maisons d’Amsterdam, Anvers, Paris, etc., se partagent les lots. C’est encore là une organisation importante, puisqu’il est facile de calculer que le syndicat a constamment au moins une dizaine de millions en mer, sans compter les stocks en magasin. Les diamants bruts sont envoyés aux tailleries où on y provoque des faces planes et brillantes en profitant de leurs clivages naturels. Après quoi, ils sont sertis en bijoux.

Ajoutons, pour compléter cette organisation de la de Beers, un détail qui n’est pas sans intérêt. Il y a quelques années, la Compagnie a eu l’idée de fabriquer elle-même ses explosifs, au lieu de les acheter en Angleterre ; et, comme suite naturelle, elle s’est mise à vendre des explosifs dans toute l’Afrique du Sud. Cette fabrique a même constitué une source de revenus pendant la fermeture des mines de diamants. Sur cette industrie accessoire est venue plus récemment s’en greffer une autre. La nécessité de produire de l’acide sulfurique pour les explosifs a conduit à fabriquer cet acide, puis, comme il arrive souvent pour les producteurs d’acide sulfurique, à lui chercher un débouché dans la création d’une fabrique de superphosphates : en sorte qu’une mine de diamants se trouve alimenter l’agriculture dans l’Afrique du Sud.


L’histoire de l’industrie diamantifère pendant et depuis la guerre va maintenant nous permettre de préciser la façon dont fonctionne tout ce système. On l’avait déjà vu à l’œuvre pendant les autres crises antérieures, notamment pendant la guerre du Transvaal en 1900, puis en 1908 quand se produisit un arrêt violent dans l’industrie américaine. Mais jamais les secousses n’avaient été comparables, à celles de ces dernières années.

Au début de la Grande Guerre, il y eut une première période douloureuse : départ des ouvriers, arrêt des achats. Le contrecoup des événements européens se propagea instantanément jusqu’au cap de Bonne-Espérance. La production, très diminuée en 1914-1915, fut alors arrêtée en 1915. On ferma les mines de Wesselton, Bultfontein et Dutoitspan, pour ne les rouvrir que progressivement : Wesselton et Bultfontein en mai 1916, Dutoitspan à la fin de la même année. Les lavages furent également interrompus jusqu’au mois de janvier 1916. Après quoi, l’extraction reprit et, sans remonter aux 3 millions de carats qu’avait dépassés deux fois la de Beers, en 1892 et 1899, on atteignit 1 321 871 carats en 1918, 1 091 880 en 1919, 1 370 537 en 1920.

A ce moment, il se produisit un de ces vastes mouvements spéculatifs que les Anglais appellent des booms. La fin de la guerre avait rouvert des marchés longtemps fermés. Des fortunes, rapidement construites en tous pays sur les industries et les commerces de guerre, étaient prêtes à toutes les folies de dépenses. L’inflation du papier-monnaie contribuait à encourager la prodigalité, soit chez ceux qui s’imaginaient avoir grossi leur fortune parce qu’elle s’exprimait en papier et non plus en or ; soit chez les prudents qui se débarrassaient le plus vite possible de ce papier pour le convertir en marchandises de valeur plus durable. Le prix des diamants estimés en or monta alors dans une proportion énorme. On vit, par exemple, les diamants de Dutoitspan passer de 135 francs or par carat (valeur de 1918) à 277 (valeur de 1920). Mais dans le courant de 1920, ce mouvement s’arrêta et fit place, au contraire, à une crise croissante. Peut-être l’encouragement donné par les hauts prix à la réouverture de nombreuses petites mines indépendantes du syndicat n’y fut-il pas étranger. Mais deux causes beaucoup plus graves y contribuèrent. D’abord le marasme industriel provoqué par la grève des consommateurs européens qui s’étendit vite au monde entier : notamment dans les États-Unis et l’Amérique du Sud ; puis l’afflux des diamants pillés en Russie. On se représente malaisément les chiffres auxquels ont pu monter ces ventes qui, nécessairement, n’ont pas eu à tenir compte des prix fixés par l’association des producteurs honnêtes et qui sont venus, par suite, écraser momentanément un marché déjà malade. Dès le début de 1921, on les estimait à plus de 150 millions.

Pendant des siècles, la Russie avait, comme tous les pays civilisés, absorbé des diamants : peut-être même d’une façon particulière, en raison de son caractère semi-oriental. Toute cette richesse accumulée dans le trésor du Souverain, chez les particuliers, dans les églises ou les couvents, a été volée par les Soviets ou par leurs partisans et, en quelques mois, liquidée et dispersée. Les diamants sauvés par leurs propriétaires en fuite et emportés à l’étranger ont également été vendus pour leur permettre de vivre. Au début, ce commerce fut désordonné, clandestin, souvent à vil prix. Puis cela s’organisa. Les Soviets chargèrent des ouvriers spécialistes de briser toutes les montures, comme le font les cambrioleurs, pour rendre les revendications impossibles. Les diamants, classés par lots suivant la pratique commerciale, furent alors transportés à Londres, où l’ampleur des lots mis en vente provoqua quelque surprise. En même temps, on augmentait leur prix. Ils ont ainsi contribué à payer la propagande bolchéviste.

Quand la crise du diamant commença en 1920, les mines réduisirent d’abord leurs équipes d’ouvriers. Dès 1920, la production avait dépassé les ventes de 115 millions. La perturbation produite sur le marché des diamants conduisait les Banques à refuser de faire des avances sur les diamants ; d’où un peu partout, dans ce milieu spécial, des difficultés de trésorerie. En février 1921, la de Beers licencia un cinquième de ses ouvriers blancs, soit 500, en leur donnant à chacun une gratification de 2 500 francs. En même temps, la Premier congédiait la moitié de son effectif blanc, ou 250 hommes. Puis toutes les mines fermèrent et l’on se borna à quelques travaux d’entretien pour occuper ce qui restait du personnel. Enfin, en novembre 1921, le conseil de la de Beers déclarait qu’il avait payé, en 1920-21, 25 millions pour soutenir 1 000 Européens occupés à des travaux improductifs et qu’il était obligé de les licencier. Le 1er janvier 1922, tout travail était donc suspendu dans la mine et dans les ateliers, sauf les services essentiels comme les pompes. Au même moment, à la Premier, on congédiait définitivement 3 146 indigènes et 354 Européens.

Malgré ces mesures radicales, on n’a pu, en raison des diamants russes et de quelques producteurs indépendants, empêcher un certain abaissement des prix, qui n’a, d’ailleurs, nullement ressemblé à un effondrement. La production de 1921, montant à 806 000 carats dans toute l’Afrique du Sud contre 2 547 000 carats l’année précédente, a été comptée au prix moyen de 102 francs contre 146 francs en 1920, prix encore supérieur à celui de toute la dernière décade, sauf en 1919 où il avait été de 126 francs. Mais les ventes réelles au public en 1921 ont été seulement de 530 000 carats. Elles venaient en grande partie des gisements alluvionnaires, qui produisent des diamants particulièrement estimés et qui sont restés libres de leurs prix de vente ; puis de Premier et de Jagersfontein, qui écoulèrent le tiers de leur production ; enfin de Kimberley, qui céda une fraction de son stock.

On a passé ainsi toute l’année 1922 dans l’attente, tandis que le marché se remettait peu à peu et, ne recevant plus guère de diamants russes, recommençait à absorber. Ainsi, dans le mois de juin 1922, on a annoncé que le syndicat londonien avait vendu pour 15 millions de diamants, chiffre le plus élevé depuis longtemps et qui correspondrait à 180 millions annuels. Les importations de diamants aux États-Unis se sont également relevées. En 1916, elles étaient de 220 millions de francs ; en 1917, de 185 (plus 25 millions de perles). En 1921, elles étaient tombées à 130 millions de diamants taillés, et 12,5 millions de diamants bruts. Dans les quatre premiers mois de 1922, on a importé pour 53 et 8 millions (soit 159 et 24 millions pour l’année). Les prix des diamants bruts ont, en même temps, remonté de 15 à 20 pour 100.

Finalement, au mois de novembre 1922, on annonce la reprise de l’exploitation dans les mines. La défaite complète des grévistes dans les mines d’or sud-africaines a pu accélérer cette décision et la faciliter en créant, sur le marché de la main-d’œuvre, des conditions plus favorables.


J’arrive enfin, pour conclure, à une question que plus d’un lecteur se sera sans doute déjà posée. Voilà un superbe échafaudage, sur lequel se tient en équilibre tout un commerce mondial, avec des fortunes chiffrées au total par milliards, et la base unique de tout ce système est la valeur attribuée par les femmes à de simples cristaux de carbone. En admettant même qu’on ne découvre pas un jour ou l’autre, en Asie ou en Australie, quelque gisement semblable à ceux du Cap, ou même plus riche, n’arrivera-t-il pas demain que, dans un laboratoire, on réussisse à faire cristalliser le carbone en diamant, comme on a reproduit le rubis et le saphir, comme on arrive aujourd’hui à cultiver artificiellement les perles ? Cela m’amène à dire un mot de ce qu’on appelle assez improprement la synthèse du diamant.

Cette synthèse a été beaucoup cherchée par mille méthodes. Outre son intérêt pratique, elle présenterait un intérêt théorique évident. On a essayé la chaleur jusqu’à près de 4 000 degrés, la pression jusqu’à 10 000 atmosphères, les dissolvants. On a toujours échoué. Une seule fois, il y a trente ans, on a peut-être réussi à produire des diamants microscopiques, dans les expériences de Moissan, et ce résultat, discuté dès le début, n’a été ni généralisé, ni même reproduit. Cela ne signifie évidemment pas que le succès n’est pas prochain ; mais cela montre la difficulté du problème. Périodiquement, on annonce que celui-ci a été résolu ; il en résulte un petit coup de bourse très momentané ; après quoi, on n’en parle plus.

Jusqu’à nouvel ordre, la voie dans laquelle a travaillé Moissan semble la plus logique, comme se rapprochant le plus des conditions naturelles. Que voyons-nous à Kimberley ? Des diamants cristallisés avec du graphite dans une roche qu’on peut assimiler à une scorie de fonte magnésienne ; cette scorie injectée violemment et sous une pression énorme dans une cheminée, résultat elle-même d’une explosion. Ces observations conduisent à dissoudre du carbone dans un bain de fonte et à exercer sur celui-ci la pression la plus forte possible au moment de la cristallisation. L’artifice employé par Moissan pour réaliser cette pression était fort ingénieux et conforme à ce qui a dû se passer dans nos gisements. Il utilisait la dilatation de la fonte, qui, en se solidifiant, augmente de volume comme la glace. Le refroidissement brusque de la fonte en vase clos, provoquait ainsi la pression cherchée et le carbone, passant de la densité 2 à la densité 3,5, devenait au moins quelque chose de très analogue au diamant. L’objection principale qu’on a faite à ces résultats est que les diamants microscopiques de Moissan retenaient un peu de silicium. Cette objection peut n’être pas justifiée. Les diamants naturels contiennent toujours, outre le carbone, de très faibles traces de matières étrangères, qualifiées d’impuretés. Quand on voit le rôle joué un peu partout dans les cristallisations, ne fût-ce que pour l’acier, par des éléments accessoires, parfois presque impondérables, on peut se demander si ces prétendues impuretés des diamants naturels ne sont pas assimilables au peu de silicium incorporé dans les diamants de Moissan.

Quoi qu’il en soit, l’observation de la nature, en même temps qu’elle indique la voie probable à suivre, met également en évidence la part du hasard ou de la persévérance dans la réussite possible. Rappelons-nous, en effet, que, dans le monde, des pointements de roches éruptives analogues à celles de Kimberley existent par milliers, mais que, nulle part hors de l’Afrique du Sud, ces roches n’ont présenté de diamants en quantités utilisables ; que, dans l’Afrique du Sud même, les gisements ayant contenu assez de diamants pour soutenir la concurrence sont tout au plus au nombre d’une dizaine ; que, dans les mines les plus riches, la proportion des diamants est, en somme, infime et qu’elle décroît vite avec la profondeur. Qu’en conclure, sinon que, pour réaliser la cristallisation du diamant, surtout en cristaux un peu volumineux, il a fallu des conditions tout à fait exceptionnelles, par conséquent très malaisées à reproduire ?

Admettons néanmoins que la reproduction du diamant soit réalisée demain par un inventeur heureux, — ce qui n’aurait rien d’invraisemblable. Admettons également que les frais d’une production industrielle ne soient pas trop élevés et, par l’expérience du passé, imaginons ce qui va probablement se passer. Si l’inventeur veut tirer profit de sa découverte, il sera presque fatalement amené à venir proposer son brevet aux producteurs actuels qui, l’ayant une fois en mains, pourront en faire abstraction pour continuer à fixer le cours du diamant d’accord avec les acheteurs en gros. Le résultat final serait, à peu de chose près, le même pour les consommateurs, dans le cas où le brevet serait vendu au syndicat d’achat. Si l’inventeur réussit à organiser une usine indépendante, il trouvera ligués contre lui tous les bijoutiers, tous les propriétaires de diamants du monde entier. Ses diamants, fussent-ils théoriquement et pratiquement identiques à ceux de la nature, ne seront jamais que des diamants artificiels, pour lesquels on inspirera sans peine aux élégantes un complet mépris. Quelque particularité, ne fût-ce que leur pureté même, permettra tout au moins de les reconnaître et, par conséquent, d’organiser la campagne contre eux. Ce dénigrement, qui n’aurait aucun effet pour un produit industriel où l’on cherche avant tout des résultats pratiques, en aura un certain pour une substance dont la valeur est toute conventionnelle. On a vu ainsi, quand furent découverts les diamants du Brésil, le commerce du diamant se liguer pour attribuer à ces diamants nouveaux, de par leur provenance seule, une valeur très inférieure à celle des diamants indous. Il en a été de même, quand on mit en exploitation les diamants du Cap. Mais des exemples particulièrement typiques viennent de nous être fournis par les rubis, les saphirs et les perles. Il eût été logique que le marché du rubis naturel fût fortement ébranlé par la mise en vente des rubis artificiels qui lui sont identiques, ou le marché des perles par l’introduction des perles japonaises. On a pu, ce semble, créer une cloison étanche entre les deux marchandises, et les prix, malgré cette identité technique et minéralogique, sont restés totalement différents, parce que cette identité cesse d’un point de vue commercial. La synthèse du diamant, tout en produisant une forte secousse sur le marché, ne serait donc probablement pas, pour les possesseurs actuels ni pour les mines, le désastre qu’on pourrait imaginer, et nous n’avons pas grande chance de voir les diamants assimilés aux cailloux du Rhin.


LOUIS DE LAUNAY.

  1. On me permettra de renvoyer, pour les détails, à mon volume sur les Diamants du Cap (Paris, Béranger).
  2. Pour éviter les confusions, toutes nos évaluations en francs sont comptées à un change uniforme, en francs-or.