La Crise des transports

La Crise des transports
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 426-447).
LA CRISE DES TRANSPORTS MARITIMES

La Chambre des Députes a discuté, dans ses séances des 24 et 31 mars, deux interpellations sur la crise des frets et des transports. La presse en a rendu compte de façon sommaire, et le public n’y a vu qu’un des moindres incidens de cette époque tragique. Notre attention est absorbée par la lutte qui se déroule autour de Verdun. Pour ce qui est de la crise des transports, nous n’ignorons pas que la hausse considérable des articles de la vie courante en dépend. Mais les uns se consolent de cette hausse en usant du moratorium des loyers, en touchant leurs allocations de famille, en percevant des salaires beaucoup plus élevés ou des bénéfices de guerre ; les autres laissent philosophiquement passer la rafale.

Pourtant, il y a, dans cette perturbation des moyens de communication maritimes, plus qu’une affaire d’argent. Nous avons en effet besoin de jouir de la liberté des mers, non seulement pour l’alimentation de la population civile, mais encore pour le ravitaillement de nos armées. Comment nous fournir de houille et d’acier depuis que nos mines de charbon du Nord et notre bassin de Briey sont occupés par l’ennemi ? Comment recevoir l’essence, le coton, le caoutchouc, sinon par mer ? Faute d’en être régulièrement pourvus, les fours des usines qui forgent nos armes s’éteindraient, les canons resteraient sans munitions, les convois automobiles s’arrêteraient au bord des routes... Sans songer à pousser le tableau trop au noir, je voudrais montrer les origines de cette crise nationale, qui traverse une phase particulièrement aiguë, et indiquer les remèdes de nature à la conjurer ou à l’adoucir, persuadé que ces remèdes sont à notre portée.

Ayant eu l’occasion de parcourir plusieurs fois le littoral de l’Océan et de la Méditerranée, de Dunkerque à Bayonne, de Port-Vendres à Nice, et de visiter la Corse et l’Algérie, j’ai pu voir la crise naitre et se développer. J’en ai eu, en quelque sorte, l’obsédante vision le long des quais tumultueux de Marseille, de Bordeaux et du Havre...


Il est assez étrange de constater que le mal n’a pas été soupçonné tout d’abord. Le 8 août 1914, au moment de mon premier passage à Marseille, le trafic du port était absolument suspendu. Une file ininterrompue de steamers s’échelonnait sur tout le parcours des bassins de la Joliette et les rares navires qui entraient dans les docks n’y venaient que pour désarmer. J’ai cheminé depuis à travers les ruines de Nieuport, d’Ypres et d’Arras. Au milieu des décombres des cités détruites, parmi les incendies qu’allumaient les lourds projectiles allemands, c’est à peine si j’ai éprouvé une impression plus désolante qu’en naviguant devant cette nécropole de navires que la guerre venait, semble-t-il, de frapper à mort. La mobilisation ayant suspendu tous les transports par voie ferrée et enlevé au commerce la main-d’œuvre des dockers, aucun mouvement maritime n’était plus possible. Les bâtimens étrangers, eux-mêmes, devaient s’éloigner de ces rives désertes où les grues inactives dressaient au ciel pur de l’été méridional leurs bras mélancoliques. A ce moment, les armateurs avaient la sensation de quelque chose de définitif, inhérent à l’état de guerre et qui devait se prolonger avec lui. On n’entrevoyait pas la résurrection prochaine. Les compagnies de navigation, qui, par la suite, ont si cruellement souffert de la réquisition, l’envisageaient alors comme un bienfait et elles proposaient spontanément leurs navires aux autorités requérantes.

Six mois plus tard, la flotte marchande avait repris toute son activité ; et la recherche à outrance de tout le fret possible allait faire sortir, du fond des darses où elles croupissaient, toutes les vieilles coques en état de tenir la mer. Alors se révéla l’insuffisance du tonnage flottant par rapport au trafic maritime. Étudions quelles sont les causes qui ont amené ce déficit.

La première, et la moins contestable assurément, est la raréfaction du tonnage du navire. On estimait en chiffres ronds à 50 millions de tonneaux de jauge brute le total du tonnage mondial, au moment de la déclaration de guerre [1]. Sur cet ensemble, la France figurait pour 2 500 000 tonneaux, la Grande-Bretagne pour 21 000 000, l’Allemagne pour 5 000 000 de tonneaux. Pour ne parler que des vapeurs, leur tonnage brut atteignait 45 000 000 de tonneaux environ, dont 27 millions aux alliés, et 6 millions aux Empires du Centre. L’inutilisation presque, complète de la flotte austro-allemande a eu pour effet d’enlever au trafic mondial plus de 10 pour 100 du tonnage utile, tout en tenant compte des navires saisis dans les ports alliés, dont la jauge dépasse un million de tonneaux. Bien que la diminution du tonnage du navire trouve une contre-partie dans la diminution du trafic allemand, l’immobilisation de la flotte commerciale germanique n’en a pas moins influé sérieusement sur la situation maritime générale. En second lieu, ce que l’Empire n’a pu transporter sur ses propres navires, il l’a malheureusement confié à des compagnies de navigation neutres. Par suite du relâchement du blocus, nos ennemis ont reçu par la Hollande, le Danemark et les Etats Scandinaves une grande partie des matières indispensables à leur entretien. Il nous est assez pénible de constater qu’une portion du tonnage neutre, dont l’utilisation nous eût été si précieuse, a servi à ravitailler nos adversaires. En outre, il est certain que leur flotte contribuait dans une trop large proportion au trafic entre les ports français et l’extérieur. Nos colonies elles-mêmes n’avaient pu s’affranchir du fléau teuton ! En 1913, le nombre des navires austro-allemands qui ont fréquenté nos possessions lointaines se monte à 1 687, représentant un tonnage de 3 319 000 tonneaux, ayant transporté 658 000 tonnes de marchandises, d’une valeur de 147 725 000 francs. Pour ne pas interrompre l’intercourse coloniale, nos bâtimens ont dû suppléer à l’absence des navires allemands.


La réquisition, la saisie et la destruction des navires par le fait de guerre ont accentué cette disette du tonnage. Nous avons déjà parlé de cette métamorphose des navires de commerce réquisitionnés. Nous avons montré comment, sur le pont des steamers, les pièces de 14 centimètres avaient chassé les chaises d’osier où s’alanguissaient les « transatlantiques » au cours de leurs paresseuses traversées ; puis, de quelle façon, les fumoirs des paquebots avaient été bouleversés pour installer les salles de chirurgie des transports-hôpitaux, tandis que les paisibles cargo-boats étaient mués en transports auxiliaires d’escadre ou en ravitailleurs de l’armée d’Orient. Dans l’ensemble, on peut estimer que le tonnage de la flotte réquisitionnée ou affrétée par les Puissances alliées varie de 8 à 9 millions de tonneaux, ce qui représente 20 pour 100 de la flotte mondiale et 33 pour 100 de la flotte alliée, voiliers exceptés.

Voilà donc une fraction très importante de la marine alliée soustraite au trafic commercial, et absorbée en grande partie par les mouvemens de troupes ou de matériel, sans profit appréciable pour le ravitaillement général. La réquisition n’a pas seulement frappé l’armement par la quantité des navires qu’elle lui a pris, elle l’a atteint encore par la qualité des bâtimens sur lesquels le choix de l’Etat s’est porté. Il est bien évident que la marine pratiquant la devise : Ego nominor leo, a choisi les meilleures unités, parmi celles qui s’offraient. J’ai vu comment s’exerçaient les réquisitions, dans la hâte fébrile du départ à ordonner. Une dépêche du ministre parvient à l’Intendance maritime de Marseille. Il s’agit du transport d’une division sur les Dardanelles : vite le fonctionnaire zélé, qui veut exécuter les instructions de son chef, jette un coup d’œil sur la liste des paquebots présens sur rade et élimine toutes les non-valeurs, pour ne s’arrêter qu’aux types les plus récens, même si, comme le cas s’est présenté, le vapeur étant en charge, il faut le délester de ses marchandises. Lorsque l’on doit aménager un transport-hôpital, on s’adresse au plus confortable, car c’est dans le beau décor du paquebot rapide qu’il faut abriter les souffrances de nos blessés. On a ainsi enlevé à la Compagnie transatlantique : la Lorraine, la Provence-II, la France-IV ; aux Messageries, le Sphinx ; à la Sud atlantique, la Lutetia ; à Cyprien Fabre, le Canada et la Sant’Anna. Dans ces conditions, la flotte non réquisitionnée doit avoir un rendement très inférieur à son tonnage réel, en raison de l’ancienneté des unités qui la composent.

La saisie par les belligérans des navires ennemis se trouvant dans leurs eaux, ainsi que l’immobilisation des bâtimens dans les ports neutres, au moment de la déclaration de guerre, a eu également pour effet d’amoindrir notablement la flotte commerciale active. Les Alliés ne se sont pas fait faute d’armer pour leur compte les navires austro-allemands qu’ils avaient sous la main ; l’Italie, sans être en guerre avec l’Empire germanique, vient de s’y résoudre, et nous savons qu’une telle détermination a entraîné la rupture des relations diplomatiques entre l’Allemagne et le Portugal. D’autre part, les navires alliés saisis dans les ports germaniques et les navires allemands immobilisés dans les ports neutres restent toujours inutilisés. Il existe notamment 171 000 tonnes de navires britanniques et 23 000 tonnes de navires français ou russes, détenus dans les ports allemands.

Les pertes alliées ou neutres dues à l’état de guerre, par capture ou destruction, atteignaient, au 30 mars, 2 140 000 tonneaux, soit 4,2 pour 100 de la flotte mondiale. En ce qui concerne la flotte française, le chiffre, au 15 avril 1916, était de 176 422 tonneaux et la liste des vaisseaux qui disparaîtront ainsi dans les profondeurs de l’Océan, sans aucun profit pour le commerce du monde, tend à s’allonger chaque jour davantage.

On voit quelles amputations ont été pratiquées. dans la flotte marchande alliée ou neutre, par réquisition, saisie ou destruction. Si l’on additionne tous les élémens que nous venons de donner, savoir la flotte austro-allemande, 5 000 000 tonneaux (en tenant compte des navires utilisés par les Alliés), les réquisitions 9 000 000 de tonneaux, les pertes 2 140 000 tonneaux, les navires séquestrés en Allemagne 200 000 tonneaux, on obtient une réduction de 16 340 000 tonneaux sur le tonnage mondial mis à la disposition des nations alliées ou neutres, soit un pourcentage de 32 pour 100. La flotte qui navigue encore commercialement est, en outre, assez sérieusement gênée dans sa marche, pour que cette situation influe sur l’organisation générale des services maritimes. Plusieurs circonstances ont entraîné ce que j’appellerai l’allongement des voyages. La fermeture des Détroits nous a contraints d’aller chercher dans l’Amérique du Sud le blé que nous prenions à Odessa, et au Texas le pétrole qui provenait de Roumanie : d’où traversée plus longue et indisponibilité plus prolongée des pétroliers ou des transporteurs de céréales.. Certaines Compagnies de navigation d’Extrême-Orient ont renoncé à passer par le canal de Suez, pour doubler le cap de Bonne-Espérance. De ce fait, la traversée de Colombo sur l’Angleterre, durera dix jours de plus. Enfin, les précautions à prendre pour éviter la rencontre des sous-marins entraînent également à des pertes de temps sensibles : suspension des départs, déroutemens, atterrissages de nuit, etc. Voici un exemple personnel. Au moment où j’allais rentrer en France, étant en Algérie, des submersibles allemands écumaient les eaux de l’Afrique du Nord. Une dépêche du ministre de la Marine suspendit la navigation pour quarante-huit heures entre la France et l’Algérie. Quand notre appareillage fut décidé, il s’effectua de nuit, tous feux éteints. Notre commandant, pour tromper la surveillance des pirates, inclina sa route de plusieurs milles dans l’Est et évita les Baléares pour rentrer à Marseille avant l’aurore. Nous y arrivâmes de plusieurs jours en retard sur notre itinéraire, après une traversée qui avait duré trente-six heures, au lieu de vingt-six. Ce n’est là qu’un fait isolé, dont la répétition amène forcément un grand ralentissement des expéditions maritimes.


Cette raréfaction brutale et cette mauvaise exploitation du tonnage se sont produites à une époque où les besoins devenaient de plus en plus pressans. Il importe de remarquer, toutefois, que l’augmentation du trafic a été assez lente à s’affirmer. Après la stagnation complète des importations, imputable à la mobilisation des chemins de fer, il s’est écoulé une période relativement longue pendant laquelle le mouvement général des affaires fut nettement inférieur à ce qu’il était avant la guerre. Mais le réveil de la marine marchande était proche. A Marseille, le trafic, qui représentait, en janvier 1915, 51 pour 100 du trafic moyen de l’année précédant la guerre, bondissait, en fin de février, à 123 pour 100. A Bordeaux, au cours de l’année 1915, le tonnage des navires ayant remonté le fleuve excédait de 1 090 833 tonneaux celui de 1913. Je ne veux pas surcharger cette étude de statistiques fastidieuses. Il suffira d’une statistique éloquente, que j’emprunte au discours prononcé par M. Louis Dubois devant la Chambre des Députés, le 31 mars 1910, pour faire comprendre quel est le surcroit de besogne qui incombe à la flotte marchande du fait de l’accroissement de nos importations. Les douze principales gares-ports du réseau de l’Etat recevaient 6 017 000 tonnes en 1913 ; elles en ont admis 10 404 000 en 1915 : soit une augmentation de 73 pour 100.

Si l’on envisage la situation d’ensemble, on s’aperçoit que nos importations, qui étaient de 48 millions de tonnes en 1913, sont bien tombées à 32 millions ; mais il en est venu 31 millions par mer, au lieu de 30 millions en 1913, ce qui s’explique par la fermeture presque complète de nos frontières terrestres. En tenant compte des marchandises de toute sorte introduites en France pour le ravitaillement des armées anglaises ou belges, on ne s’étonnera plus que le port du Havre, qui avait reçu 2 700 000 tonnes en 1913, en ait débarqué 4 500 000 en 1915 ; que Rouen soit passé de 5 millions à 8 millions d’importations ; tandis que des ports secondaires, comme Dieppe, qui importaient 545 474 tonnes en 1913, reçoivent 849 469 tonnes de marchandises en 1915 ! En 1916, les importations continuent à s’accroître. Elles atteignent actuellement le chiffre de 3 millions de tonnes par mois pour les seules marchandises sujettes aux droits de douane, non compris celles destinées à la réexportation.,

M. Charles Gide, en formulant dans son traité d’économie politique ce que J.-B. Say a appelé la loi des débouchés, enseigne que celle-ci, quoique vraie en principe, n’empêche pas d’incessantes ruptures d’équilibre dans l’échange, lesquelles provoquent des crises, que le savant professeur appelle des « maladies de l’organisme économique. » Nous sommes ici en présence d’une de ces maladies dont le symptôme se traduit par la hausse des frets, c’est-à-dire par l’exagération du coût des transports maritimes. Le propre de toutes les crises de déficit est d’entraîner de pareilles conséquences. Faut-il crier à l’accaparement, au profit scandaleux, ainsi que l’ont fait quelques-uns ? je ne le pense pas. Les armateurs, en l’espèce, se sont bornés à profiter de l’infaillible loi de l’offre et de la demande. Ils ne l’ont pas provoquée, pas plus que le viticulteur qui vend son vin 70 francs l’hectolitre. Il n’y aurait donc aucune raison de frapper le bénéfice de l’un plutôt que celui de l’autre.

Il ne faut pas non plus négliger l’augmentation du taux des assurances qui sont incorporées dans les frais de transport. Il a fallu tenir compte du risque de guerre. Les Etats belligérans les prennent à leur compte, moyennant une prime assez faible. L’assurance d’Etat fixée par la Commission exécutive du ministère des Finances est actuellement de fr. 80 de Bordeaux à New-York et varie de 0 fr. 75 à 1 fr. de France sur l’Angleterre. Quant aux assurances ordinaires, elles ont subi elles-mêmes une hausse appréciable.

Le fléchissement marqué des exportations a également contribué à modifier les bases des contrats d’affrètement. En temps normal, il y a des échanges à peu près équilibrés entre les importations et les exportations ; le fret est donc réparti également à l’aller et au retour entre les importateurs et les exportateurs. Aujourd’hui, la France vend moins qu’autrefois, tant à cause du ralentissement de notre production que des prohibitions de sortie. A Rouen, de 449 000 tonnes en 1913, les exportations sont tombées à 171 000 tonnes en 1915 ; à Boulogne de 379 000 à 55 000 tonnes ; à Saint-Nazaire de 252 000 tonnes à 82 000 tonnes ; à Nantes de 352 000 à 135 000 tonnes. Les bateaux partant à vide, les chargeurs, qui introduisent des marchandises en France, doivent payer intégralement les frais généraux du voyage, comme s’ils en profitaient entièrement.

Comment, sous l’action de ces différentes causes, ne se serait-il pas produit une majoration des prix ? Dès le mois de juin 1915, celle-ci oscillait entre 25 et 30 pour 100 sur presque tous les produits importés. Actuellement, le fret de la tonne de céréales de la Plata s’est élevé de 12 fr. 50 en 1914 à 155 francs fin 1915. Le fret de la viande congelée du Sud-Amérique de 92 francs à 300 francs, celui du riz de l’Indo-Chine de 35 francs à 182 francs. A Marseille, le fret sur l’Angleterre est monté successivement à 75, 115 et même 130 francs la tonne, puisqu’on a atteint le cours de 95 shillings. Le charbon de Cardiff que l’on exportait sur le Havre à 5 fr. 25 en 1913, paye 42 francs le 17 mars 1916 ; aux mêmes époques, à Rouen les chiffres passent respectivement de 7 francs à 45 francs ; à Saint-Nazaire de 6 fr. 50 à 60 francs ; à Bordeaux de 7 francs à 75 francs ; à Gênes de 11 francs à 132 francs. Le transport du minerai de Bilbao vaut à Bordeaux 38 francs au lieu de 7 fr. 50. J’arrête là mes citations. En résumé, les frets représentent fin mars le décuple de ce qu’ils représentaient avant la guerre.

Les navires eux-mêmes, vu leur rareté, ont triplé ou quadruplé de valeur. Des navires valant 100 000 livres avant la guerre se vendent maintenant de 400 000 à 500 000 livres, de sorte que, pour faire fructifier leur capital, les armateurs sont contraints d’envisager une majoration de loyer proportionnelle à cette plus-value. Celle-ci augmentant à mesure que les sous-marins allemands détruisent des navires, il semble que la courbe des frets doive, à moins qu’on n’y mette bon ordre, continuer à progresser sous l’influence des ventes de navires, de nombreux armateurs ayant cherché dans cette opération un enrichissement immédiat.

Voici les conséquences de cette hausse. Avant la guerre, nous payions 350 millions par an à l’armement étranger ; en 1915, nous avons acquitté près de 2 milliards de traites au profit de cet armement, dont les trois quarts pour l’Angleterre. En 1916, si cette ascension vertigineuse du fret continue, c’est peut-être 3 à 4 milliards que la nation française devra donner aux marines marchandes alliées ou neutres. Nous n’aurons même pas la consolation de penser que nos armateurs en profiteront ; leurs navires ayant été en grande partie réquisitionnés, leurs recettes sont peu de chose en comparaison de ce que nous devrons verser au dehors. On peut s’en faire une idée par le calcul suivant : nos importations étant de 3 millions de tonnes, à raison de 60 francs par tonne de fret moyen, payent 200 millions de fret par mois en chiffres ronds. Sur cet ensemble, la part du tonnage français représente 26 pour 100 des navires transporteurs, le pavillon étranger figurant pour 74 pour 100, dont 48 pour 100 sous pavillon anglais. Mais comme nous possédons peu de cargo-boats et beaucoup de paquebots dont le rapport est moindre, on peut compter que nos armateurs n’encaissent que 40 millions, contre 160 millions prélevés par l’armement étranger. Il est impossible de ne pas se montrer soucieux de l’importance de cette dette. L’Etat ou le consommateur français auront finalement à la solder sous forme d’augmentation du prix des produits importés et elle entraînera une perturbation encore plus grande dans notre cours du change. La question des affrètemens se présente donc comme un des problèmes les plus préoccupans qui se posent dans notre pays par suite de la prolongation de la guerre.


Malheureusement, la crise des transports ne se dénoue pas à l’arrivée, elle subsiste même après le mouillage du navire. Elle s’aggrave et se prolonge dans le port et même au delà du port. A la crise mondiale due à la raréfaction du tonnage flottant, s’ajoute une crise nationale qui tient à l’encombrement des quais, à l’insuffisance des moyens de déchargement et d’évacuation des marchandises. Si nous subissons malgré nous la loi générale de la pénurie des instrumens maritimes, on peut se demander si nous n’eussions pas été à même d’éviter que cette crise se développât, en organisant avec plus de prévoyance la libre circulation des produits importés sur le sol français. Qu’on me pardonne une métaphore, dont Molière n’eût pas rougi. On ne peut reprocher à un médecin l’embarras dont souffre l’estomac de son malade, mais on peut lui en vouloir de n’avoir pas su le dissiper à l’aide d’une médecine appropriée.

Pour se convaincre de l’état de congestion de nos établissemens maritimes, rien ne vaut un voyage sur le littoral. En juillet 1915, lorsque, au sortir du tunnel de l’Estaque, j’aperçus la rade de Marseille se déroulant à mes pieds sous le soleil matinal, je fus étonné d’y contempler toute une flotte ancrée devant les bassins. « Voilà, dis-je, des transports militaires qui s’apprêtent à cingler vers les Dardanelles. — Pas du tout, me fut-il répondu, ce sont des bâti mens de charge, qui attendent une place à quai. » J’en avais compté trente-deux. Je suis heureux d’apprendre, à la date d’aujourd’hui, qu’on a pu réduire à trois ou quatre seulement le nombre des cargo-boats mis en purgatoire. A Bordeaux, il y eut, en septembre 1914, jusqu’à 23 navires stationnant au Verdon avant d’être admis à remonter la rivière : leur nombre varie actuellement de 8 à 10. Et je me souviens qu’à Saint-Nazaire des charbonniers attendaient, dans l’avant-port, leur tour d’être déchargés. Même situation pour le Havre, les navires devant relâcher bien souvent dans un port voisin avant de suivre leur destination. On conçoit que, pendant le temps où ils sont inutilisés, l’armateur fasse payer au chargeur la location de ses navires. C’est ce qu’on appelle les surestaries. Elles sont fonction du temps d’indisponibilité et du tonnage du bâtiment. A Bordeaux, on paye actuellement 3 francs de surestarie par tonne. A Dieppe, le chiffre, qui était de 7 fr. 80 par tonne de charbon en février 1916, est tombé à 5 fr. 25 en mars, et il dépasse actuellement 10 francs. A Nantes, il se tient au cours de 3 francs. On a cité à la tribune du Sénat des chiffres de surestaries qui monteraient jusqu’à 30 francs, mais il ne peut s’agir que de cas très particuliers. Le ministre des travaux publics a rectifié cette assertion en ramenant à 6, 7 et 8 francs au maximum la moyenne de surestaries par tonne. En prenant le chiffre intermédiaire de 7 francs et en le multipliant par les importations, on arrive à cette conclusion qu’il faut fixer approximativement à 21 ou 22 millions le tribut mensuel que nous payons aux marines française et étrangères, sous forme de surestaries. C’est déjà un total impressionnant !

Il en est ainsi, parce que les quais exploitables ne sont pas assez vastes et que le déchargement des navires ne s’opère pas avec assez de rapidité. Bien avant la guerre, on se plaignait de l’exiguïté de nos ports et les Chambres de commerce avaient entrepris, à peu près partout, des travaux d’amélioration importans. On a dû improviser des installations de fortune pour augmenter les postes de déchargement. Les autorités locales ont fait preuve de beaucoup d’initiative, mais elles n’ont pu d’un coup de baguette magique faire reculer les berges des fleuves et surgir du fond de la mer les blocs de béton.

Je dois dire, enfin, que les bases navales militaires ont accaparé une surface très appréciable de quais. A Rouen, le port appartient presque entièrement à l’armée britannique ; au Havre, à Dieppe, à Boulogne, celle-ci possède des terre-pleins spacieux. A Marseille, le trafic pour le compte de l’Etat (guerre, marine, ravitaillement de la population civile) enlève au commerce la libre disposition de la moitié environ de la superficie totale des hangars, soit 63 000 mètres carrés. La base française occupe les hangars 3, 4 et 6 et 15 000 mètres carrés du quai des Anglais, soit 35 000 mètres carrés. La base britannique dispose des hangars 7 et 8 du môle D et de 1 000 mètres carrés environ du quai des Anglais : soit 28 000 mètres carrés. Au surplus, nous ne nous en plaignons pas et nous les lui cédons de bon cœur...

Après bien des tribulations, voici notre navire à quai. Hélas ! il n’est pas encore au bout de ses peines, car les dockers lui feront souvent faux-bond. La mobilisation a privé l’acconage de ses hommes les plus jeunes et les plus vigoureux. On a essayé d’employer des étrangers, des Espagnols, des Kabyles, des Marocains : ces expériences n’ont point donné ce qu’on en espérait. Les prisonniers allemands, au contraire, nous ont rendu des services. Je les ai vus pour la première fois à Saint-Nazaire, coltinant des sacs de farine et couverts de poussière blanche. A la Rochelle et à Rochefort, ils avaient changé de couleur ; ils déchargeaient du cardiff. Les premiers maîtres de la marine, qui les surveillaient, se déclaraient satisfaits de leur discipline et de leur travail. Mais partout on déclarait qu’ils étaient en nombre trop infime.


En supposant le problème du déchargement résolu, un autre se présente, beaucoup plus complexe : celui de l’enlèvement des marchandises. A ce point de vue, l’encombrement des quais dépasse parfois tout ce qu’on peut imaginer. Le long des darses de Marseille, du Vieux-Port à l’Estaque, c’est une accumulation invraisemblable de marchandises de toute provenance, à travers lesquelles on circule difficilement. Quand, d’aventure, l’unique pont transbordeur, qui fait communiquer la mer avec les docks de construction, est ouvert, en un clin d’œil les voitures de charroi s’enchevêtrent et la circulation est pour ainsi dire interrompue pendant tout le laps de temps que dure la manœuvre. Les marchandises séjournent sous l’âpre vent de mistral : elles se dessèchent et se détériorent. Au quai des matières grasses, le soleil darde des rayons implacables sur les fûts de pétrole ou de mazout, dont des mares visqueuses se répandent sur le sol. A Bordeaux, changement de décor : une pluie fine pénètre les laines du Sud-Amérique dont les balles baignent pendant de longues semaines dans la boue de la rivière. A Dieppe, lors de mon passage, pas une grue ne fonctionnait faute de matériel roulant et le port était encombré de navires. Presque chaque jour à Boulogne, on peut voir le travail arrêté durant plusieurs heures. Certains négocians ayant essayé de faire travailler la nuit, ont dû y renoncer, car les wagons leur manquaient ensuite pendant le jour. Au Havre, l’engorgement est tel que, dans la première quinzaine de janvier, la gare n’a pu être ouverte au public que deux fois, à raison de six heures chaque fois.

Il est certain qu’il y a eu insuffisance de la main-d’œuvre affectée au mouvement des marchandises. Insuffisance numérique et qualitative tout à la fois. La guerre a apporté dans cette branche de l’activité nationale une indéniable perturbation. La réquisition des chevaux et des voitures a enlevé aux entrepreneurs de camionnage leurs instrumens de travail, les empêchant ainsi de donner suite aux commandes de leurs cliens. Le département de la Guerre a bien essayé de remédier à cet état de choses en envoyant des voitures réquisitionnées ; un dépôt a été constitué à Marseille, près de la gare des voyageurs ; mais quels véhicules y ont été rassemblés ? de petites charrettes, à peine capables d’enlever quelques centaines de kilos. De sorte que, quand on a voulu s’en servir, on s’est aperçu que le remède était pire que le mal. Ces voitures, vu leur nombre excessif par rapport à leur peu de rendement, interrompaient la circulation des voies. Il aurait fallu des poids lourds ; or, le service de l’avant absorbait toutes nos disponibilités en camions-automobiles. Ce n’est que tout récemment que la Chambre de commerce a créé un parc d’automobiles qui sont loués aux intéressés. De ce fait, le port a pu être dégagé.

Cependant, cet embouteillage des ports de commerce tient surtout à la pénurie des wagons. Nous avons vu dans quelle proportion le trafic des chemins de fer avait augmenté au Havre, à Rouen et à Dieppe. A Boulogne, il est passé de 719 000 tonnes en 1913 à 1 316 000 en 1915 ; à Saint-Nazaire, de 1 490 000 à 2 122 000 ; à Nantes, de 1 611 000 à 2 429 000 ; à la Pallice, de 486 000 à 921 000. De même que pour faire face aux transports maritimes grandissans, le tonnage flottant devenait de plus en plus rare, de même le matériel roulant des chemins de fer disponible diminuait dans de notables proportions. Sur un parc d’environ 360 000 wagons à marchandises que nous possédions en août 1914, 47 000 à peu près ont été retenus par l’ennemi. Si l’on déduit de ce chiffre 3 000 wagons allemands saisis et 7 000 wagons belges, il nous manquerait encore 37 000 wagons. En outre, les besoins de la défense nationale nous obligent à maintenir dans la zone des armées de 20 à 25 000 wagons. Ce chiffre a atteint 40 000, dit-on, au moment de la bataille de la Marne. Il n’est pas besoin de pousser la démonstration plus loin pour comprendre les motifs de l’engorgement des ports.

Comme ici la concurrence ne joue pas, il n’y a pas eu hausse dans le coût du transport, ainsi que pour le fret ; mais nous avons montré que cette situation réagit fortement sur le prix de revient général de la marchandise, puisqu’elle occasionne des retards dans le déchargement et le payement de surestaries. Tout se tient dans un voyage maritime, depuis le moment où le navire prend charge jusqu’au jour où les colis sont livrés aux mains du consommateur. Il y a donc une relation étroite entre le transport à terre et le transport en mer. C’est pourquoi nous n’avons pu dissocier aucun des élcmens de la question, afin que celle-ci fût bien connue.

Que dis-je ! il importerait de porter nos investigations même sur le territoire américain. Il y a aux alentours de New-York 45 000 wagons qui attendent d’être déchargés à destination de l’Europe ; vous pensez bien que les chargeurs des Etats-Unis ne feront pas les frais de cette immobilisation.


Nous sommes maintenant fixés. Lorsqu’on aura totalisé le prix du fret, les assurances, les surestaries, les droits de stationnement, les pertes de toute nature, matérielles ou commerciales, subies par les retards de livraison, on s’expliquera le taux des mercuriales dont nous nous plaignons. Ainsi que l’a fait remarquer un orateur, à la Chambre des Députés, « la crise des transports est à la fois d’ordre militaire et d’ordre économique. Dans les deux cas, c’est la guerre qui en est la cause première et permanente. » Nécessairement, tant que la cause subsistera, le mal doit persister. Est-il au moins possible d’espérer qu’il se calmera ? Les crises économiques, avons-nous dit, sont comparables aux maladies de l’organisme humain. A défaut d’une guérison impossible, il existe des palliatifs qui atténuent la gravité du mal. Cherchons quels sont les remèdes appropriés au cas qui nous occupe.

En ce qui concerne la perturbation apportée au cours du fret, il semble a priori qu’il soit assez peu aisé d’en adoucir les rigueurs. D’une part, tout le monde s’accorde à dire que le volume des transactions augmentera en 1916 par comparaison avec l’année précédente ; d’autre part, le tonnage flottant se fera de plus en plus rare, à mesure que se poursuivra la campagne sous-marine allemande. On ne peut guère compter sur les constructions neuves pour combler les vides creusés par les sous-marins dans les rangs de la flotte marchande alliée ou neutre. La moyenne nécessaire pour faire face à l’usure normale des bateaux en temps de paix, ou aux pertes par suite de naufrages, atteignait 3 millions de tonnes. En 1915, l’ensemble des chantiers de construction du monde entier n’a pas produit plus de 1 500 000 tonnes ! Il y a donc déficit non seulement par rapport aux sinistres dus à des événemens de guerre, mais encore par rapport aux disparitions ordinaires de navires.

Comment sortir de cette impasse ? On a proposé au Parlement de taxer le fret, afin de limiter les bénéfices des armateurs. Je ne trouverais rien à objecter à cette mesure, si elle était réalisable. Mais à quoi servirait de taxer les navires français qui n’absorbent qu’une partie malheureusement peu importante du trafic, si le pavillon étranger restait libre ? Pour que la taxation produisit des résultats réels, il faudrait qu’elle fût décidée de concert avec les nations alliées. Même dans cette hypothèse, les neutres refuseraient de se plier à cette décision arbitraire, qui risquerait ainsi de manquer en partie son but. Toutefois, c’est dans la voie de l’entente avec le gouvernement anglais qu’il faut s’engager pour obtenir une réduction du prix des transports. Tel fut l’objet du voyage à Londres de M. Sembat, voyage à la suite duquel le sous-secrétaire d’Etat de la marine marchande a pu déclarer à ses interpellateurs : « Nous pourrons, sur ces deux questions de la centralisation des affrètemens et de la réduction du prix des charbons, vous apporter la double satisfaction que très légitimement vous recherchez. » Pour le moment, le principe de cette réduction a été seul admis, les moyens d’exécution ont été renvoyés à l’examen d’une commission.

La Grande-Bretagne, notre fidèle et loyale alliée, se rendra certainement compte que la France, si prodigue de son sang et de ses richesses, ne peut supporter plus longtemps la dime écrasante que prélèvent sur ses échanges les armateurs étrangers. Grâce à l’importance du tonnage inscrit au Board of Trade, celui-ci exerce une sorte de contrôle sur le fret mondial. Il serait facile à nos amis de faire baisser ce fret soit en le taxant, soit en réquisitionnant les navires. Il ne parait pas exagéré de leur demander que cette solution soit adoptée, tout au moins pour le transport du charbon, de l’acier et généralement des importations destinées à la fabrication du matériel militaire. Au lieu de cela, le gouvernement anglais a frappé les bénéfices de guerre d’une taxe de 50 pour 100, qui a eu pour effet de faire augmenter encore le prix du fret ! Il est aisé de voir que, de cette façon, le Trésor anglais perçoit indirectement un impôt élevé sur la consommation française, puisqu’une grande partie de notre transit est confiée à des armateurs britanniques.

Il serait sage de rechercher également une meilleure utilisation de la flotte française, en s’efforçant de diminuer le nombre des navires réquisitionnés dont l’emploi n’a pas toujours été parfait, et d’autre part en permettant à ces navires de prendre des marchandises quand le service militaire ne s’y oppose pas, au lieu de voyager sur lest, fait qui arrive journellement. Un intérêt national évident s’attache aussi à la réouverture des chantiers de construction navale ; faute de quoi, notre marine marchande se trouvera dans une situation d’infériorité désastreuse à la signature du traité de paix. La proposition de loi de M. de Monzie, qui tend à créer une société de crédit hypothécaire ayant pour objet les prêts garantis par des hypothèques sur des navires construits ou en construction ou sur des immeubles à destination maritime, s’inspire de cette considération.

S’il ne dépend pas de nous de redresser les cours du fret, il nous appartient d’améliorer les conditions de manutention des marchandises. Il m’est permis de penser que sur ce point nous avons manqué de prévoyance, en ne prenant pas, quand il le fallait, les mesures voulues pour y parer. Actuellement, de grands efforts sont réalisés pour augmenter les surfaces de quais et les postes de déchargement. A Bordeaux, la Chambre de commerce a pu livrer 600 mètres de quais nouveaux : les quais de Bourgogne qui ont 198 mètres de long et les appontemens de Bassens, en service depuis un mois, d’une longueur de 400 mètres. A Dieppe, la Chambre de commerce qui possédait 23 grues en compte 37 actuellement ; deux appontemens sont en cours de construction et le mur Ouest du bassin à flot va être prolongé de 170 mètres, travail qui aura pour résultat de porter à 8 le nombre des places à quai. A Boulogne, la mise en service du bassin de marée Loubet, où les navires calant 6 mètres peuvent entrer à toute heure, a permis de tripler le rendement du port. Saint-Nazaire se trouve aujourd’hui dégagé. A Marseille enfin, la situation s’est beaucoup améliorée ; les navires ne subissent plus de retards appréciables pour leur entrée dans le port où leur durée de séjour est assez courte. Les chargemens et les déchargemens s’effectuent d’une manière rapide, puisqu’on décharge en moyenne 25 000 tonnes par jour, et le camionnage des colis pour la ville se fait régulièrement.,

Ces quelques exemples prouvent que es Chambres de commerce ne négligent rien pour perfectionner nos établissemens maritimes. En même temps, elles se préoccupent de remédier à la pénurie de dockers civils. Bordeaux emploie 600 prisonniers allemands, Pauillac 200. A Dieppe, le contingent des prisonniers a été porté de 150 à 200. A Marseille, leur total atteint 1 200 unités environ. Cette main-d’œuvre n’est malheureusement pas inépuisable et j’estime qu’il eût été sage de faire appel aux travailleurs indigènes. Si les Arabes n’ont pas donné toute satisfaction, en revanche, les coolies chinois, que l’on emploie dans le monde entier pour les travaux les plus divers, auraient certainement fait de bons dockers. Pourquoi n’en a-t-on pas recruté dans les ports de la Chine ? Il est enfin assez étonnant qu’on ne soit pas parvenu dans la plupart des localités à organiser le travail de nuit.

La question de la pénurie de wagons est beaucoup plus complexe. Nos Compagnies de chemins de fer ont bien commandé 35 000 wagons pour combler leur déficit ; nous devrions recevoir mensuellement, d’après les prévisions du contrat, de 1 000 à l 500 wagons depuis le mois dernier ; mais par suite de l’intensité des productions métallurgiques, demandées par la Guerre, les usines sont, là comme ailleurs, en retard dans l’exécution de leurs commandes. A la date du 31 mars, il n’était arrivé que 500 ou 600 wagons. Nos ateliers de construction spéciaux se trouvant pour la plupart dans les régions envahies, nous restons sur ce point tributaires de l’étranger. Nous avons pris toutes les mesures voulues pour obtenir notre matériel le plus rapidement possible. Que pouvons-nous faire de plus ? Suppléer à l’insuffisance de la traction roulante par la navigation fluviale ? Nous nous y efforçons. Nous essayons également de doter nos ports de voitures automobiles qui, dans certains cas, peuvent remplacer le matériel de chemin de fer, mais il ne faut pas se dissimuler, a dit le colonel Gassouin, que » tant que nos 35 000 wagons ne seront pas là, nous aurons les plus grosses difficultés à conjurer la crise des transports. »

Nous nous trouvons donc en présence d’un programme gigantesque à réaliser en pleine guerre, à un moment où les ressources de l’activité nationale sont absorbées par d’autres soucis. Déjà, nous avons, depuis le début des hostilités, posé plus d’un millier de kilomètres de voie en tant que raccordemens, embranchemens, développement de gares. Au Havre, les installations qui pouvaient recevoir 700 wagons par jour ont été portées à 1 100 wagons et le seront bientôt à 1 300. Ce labeur doit être poursuivi d’une façon infatigable, car les résultats acquis restent insuffisans.

L’organisation elle-même du service des transports a été critiquée. La loi de 1888 avait placé tous les chemins de fer sous l’autorité du ministre de la Guerre. Ce régime a été étendu dans la suite à la navigation, par la création, au 4e bureau de l’armée, de la Commission de la navigation et par l’institution d’une Commission des ports maritimes. On peut se demander si la centralisation nécessaire des questions intéressant les ports ne se serait pas plus utilement opérée dans les mains du sous-secrétaire d’Etat de la Marine marchande, dont les services sont plus compétens pour résoudre les difficultés que soulève l’affrètement des navires et qui, déjà, s’occupe de tout ce qui concerne le voyage maritime. On rendrait aux Chambres de commerce plus de liberté et, pour satisfaire aux exigences de la défense nationale, il paraîtrait suffisant d’accorder au représentant local du ministre de la Guerre un droit de priorité dans le déchargement de toutes les marchandises que celui-ci signalerait comme urgentes à évacuer. Il semble qu’il y ait une sorte de solution de continuité entre le règne de la Commission de navigation du quatrième bureau et celui du Comité des transports maritimes, institué par décret du 29 février 1916, sous l’autorité du ministre de la Marine et chargé de ‘centraliser tous les renseignemens relatifs aux frets, de suivre la situation des moyens de transports maritimes, d’améliorer leur rendement et de « dresser le programme des importations réalisables en classant ces importations suivant leur degré d’urgence et d’utilité. »


Mais il ne suffit pas de combattre les manifestations extérieures de la crise ; il faut encore remonter à l’origine même du mal et l’attaquer dans ses racines profondes, comme on lutte contre une invasion microbienne. A cet égard, la genèse de la crise des transports doit être recherchée dans une rupture d’équilibre entre la production et la consommation.

Que la production ait été contrariée par les circonstances, personne n’en doute. Les Allemands détiennent une notable portion du sol français, et il se trouve, malheureusement, que nous retirions du territoire envahi la houille, indispensable à la marche de nos usines, et le minerai de fer destiné à forger nos armes. La situation serait bien différente si nous pouvions exploiter, d’une façon intensive, nos mines du bassin houiller du Nord et nos riches gisemens de fer de Briey. À bien d’autres titres, l’occupation de nos départemens industriels réagit défavorablement sur notre situation économique. En outre, la raréfaction de la main-d’œuvre a amené une baisse indéniable dans le rendement de nos instrumens de production.

Comment, dans cette occurrence, faire face à la consommation grandissante ? Il ne s’agit pas seulement de l’effroyable dépense de richesses qui s’accomplit, heure par heure, sur le front : de la poudre qui se volatilise, des projectiles qui labourent la terre, des balles qui se perdent, des équipemens, des armes, des habillemens qui s’usent ou disparaissent, des voitures automobiles qu’on abandonne au bord de la route, de l’essence qui se brûle dans les convois incessans de troupes ou de matériel. Tout cela amène, directement ou indirectement, des consommations inouïes de coton, de produits chimiques, d’acides, d’acier, de nickel, de cuivre. Mais il faut encore songer que les besoins des armées en campagne absorbent une quantité tout à fait inusitée de liquides et de denrées. Je n’en donnerai qu’un seul exemple. Le stock disponible en bœufs de boucherie, pour la consommation ordinaire d’une année, en temps de paix, n’était que de 1 800 000 têtes ; tandis qu’en ajoutant aux rations militaires la fourniture quotidienne de 100 grammes par habitant civil, c’est en un seul trimestre de guerre que devait être absorbée toute cette réserve de bétail. Ce raisonnement pourrait être appliqué à la plupart des vivres entrant dans la nourriture du soldat : au blé, aux pommes de terre, au vin surtout, dont l’Intendance a dû réquisitionner presque toute la récolté. Il suffit, d’ailleurs, de songer aux 93 millions que nous dépensons par jour pour se représenter ce que cette somme suppose de matériel anéanti pour chaque jour de guerre. Le terme de guerre d’usure convient bien à une telle déperdition d’énergie. On aurait pu espérer tout au moins que la population civile pourrait se limiter dans ses besoins. Mais toute une série de considérations ont fait, au contraire, qu’il y a eu des gaspillages, sinon dans les articles de luxe, du moins dans les matières d’emploi courant, qu’il eût été particulièrement essentiel de ménager.

Il nous reste donc un double devoir à remplir : augmenter notre production nationale et réduire notre consommation, aussi bien celle des particuliers que celle des services publics. Avons-nous conscience d’avoir fait à cet égard tout ce que nous pouvions ? Il semble, au contraire, que, depuis cette guerre, nous ayons cédé à la tentation de dépenser sans limite. Nous avons mis une sorte d’orgueil imprudent à ne nous priver de rien, en face d’une Allemagne affamée. Nous devrions, au contraire, nous représenter les répercussions ruineuses de nos consommations sur le taux du fret. Chaque Français qui gaspille une richesse importée contribue à aggraver la crise dés transports. Voilà ce qu’il faudrait se dire. Si nous avions les uns et les autres conscience de l’erreur patriotique que nous commettons en achetant un objet superflu, nous arriverions à soulager, chacun pour notre part, le trafic de nos ports de commerce.

La Grande-Bretagne, qui pourtant bénéficie de la hausse des frets autant qu’elle en souffre, nous donne l’exemple en prohibant l’entrée de certains articles de luxe. Cette décision va encore faire hausser les frets sur Londres, en tarissant notre meilleure source d’exportation. Pourquoi n’adopterions-nous pas une mesure analogue ? Il est temps de songer à endiguer le fleuve par lequel s’écoule la fortune de la France.

Les consommations des particuliers représentent relativement peu de chose en regard des dépenses des services publics. Nous nous garderons de faire ici le procès des administrations, quelles qu’elles soient. Cependant, il est facile de constater que des approvisionnemens s’accumulent dans les ports et subissent des avaries sans être évacués, preuve qu’on aurait pu attendre pour les importer. Non seulement les commandes de certains ministères sont parfois excessives, mais encore elles sont faites sans qu’on ait toujours songé aux moyens pratiques de les acheminer sur notre pays. La hausse brusque des frets a surtout été provoquée par cette disproportion entre les offres d’affrètement et le tonnage disponible. En équilibrant nos demandes avec les moyens dont nous disposions réellement, on eût évité la plupart des difficultés actuelles. Il y a lieu d’espérer que le Comité des transports saura régulariser le fonctionnement de notre service d’importation, ce qui aura pour effet d’atténuer notablement les conséquences de l’encombrement des marchandises dans les ports et de stabiliser le cours des frets.

Les Allemands connaissent aussi bien que nous cette situation et elle leur a été un prétexte à de folles espérances. Nos ennemis ne se cachent pas pour dire qu’ils comptent sur la crise des transports pour hâter à leur avantage la fin de la guerre. Tel était notamment le but de leur campagne sous-marine contre les neutres. Ils se flattaient de rendre les mers inhabitables et de raréfier le tonnage flottant au point que le trafic mondial serait pratiquement interrompu. Telle était leur thèse, qui concordait pleinement avec leur sauvage conception du droit de la guerre. Heureusement, il y a loin de la coupe aux lèvres. En admettant que leur raisonnement lut exact, s’ils ont pu vivre sur eux-mêmes pendant 18 mois, qui nous empêcherait de faire comme eux ? Mais qu’on se rassure ; nous ne serons jamais réduits à cette extrémité : la mer est grande, nos navires n’ont pas peur. « Le chien aboie, la caravane passe ! » Enfin, il est permis de croire que la fière et nette réponse du président Wilson à la note allemande, changera considérablement la situation.

Quoi qu’il en soit, et en admettant même que les Allemands ne modifient pas leurs méthodes de guerre sous-marine, on peut affirmer que celle-ci manquera son but essentiel qui était de suspendre, ou même de gêner le ravitaillement des Alliés. Quelque regrettable que puisse être la perte de plus de 2 millions de tonnes de navires marchands, il en reste encore assez pour nous permettre de jouir de la liberté des mers qui demeure toujours la grande force de l’Entente. Celle-ci possède, après plus de 20 mois de guerre, 25 millions de tonnes de navires. Malgré tous leurs efforts, les Allemands ne peuvent compter, avant la victoire de nos armes, diminuer ce tonnage dans des proportions embarrassantes. Nous avons, en outre, à notre disposition la flotte neutre. Jusqu’ici, nos adversaires n’ont pas osé toucher à la marine américaine, de peur que par rétorsion les Etats-Unis ne missent la main sur les navires allemands immobilisés dans leurs ports. Peut-être aussi pouvons-nous espérer que quelques nations suivront l’exemple du Portugal en armant les navires retenus chez eux. Ce serait alors quelques centaines de mille tonnes libérées pour le trafic mondial.

La destruction de nouveaux navires ne pourrait, en conséquence, se traduire que par une hausse des frets plus accentuée. Or, il nous est permis d’enrayer ce mouvement. Celui-ci profite à 26 millions de tonneaux de navires alliés, y compris les bâtimens saisis, contre 18 millions de tonneaux de navires neutres, sur lesquels la moitié à peine travaille pour nous. En limitant par voie d’entente, entre les nations alliées, le bénéfice des armateurs, c’est-à-dire par la taxation du fret, le problème pourrait recevoir sa solution, puisque ce sont les Alliés qui pâtissent et qui bénéficient tout à la fois de cette hausse. Il semble d’ailleurs que la question soit sur le point d’aboutir si l’on en croit les déclarations qui ont été faites au Sénat dans la séance du 15 avril dernier. « Le gouvernement anglais, a dit le rapporteur de la loi sur le prix des charbons, possède, d’après les témoignages de M. le ministre des Travaux publics, la possibilité d’abaisser le taux des frets pour les navires portant le pavillon britannique. Il espère aussi être en mesure d’imposer la même limitation de prix aux armateurs neutres. »

Nous pouvons donc envisager l’avenir avec confiance. Ainsi que M. Nail l’a déclaré : « Nous payons la rançon anticipée de la victoire. La crise des frets, les Allemands seraient peut-être heureux de la subir, plutôt que de connaître les jours sans viande, les cartes de pain et de pommes de terre, symptômes précurseurs de la défaite et de la révolution. »


RENE LA BRUYERE.

  1. Les auteurs varient dans l’appréciation de ce tonnage. Le chiffre de 50 millions de tonneaux a été donné par le sous-secrétaire d’État de la marine marchande à la tribune de la Chambre des députés dans la séance du 21 mars 1916.