La Nouvelle Revuenouvelle série tome 33 (p. 3-23).

LA CRISE MORALE


Le problème du devoir qui s’impose à tout homme, celui du bonheur social auquel nous aspirons ont donné naissance aux philosophies et aux conceptions religieuses les plus diverses. Nous pouvons suivre dans l’histoire de la pensée les contradictions des écoles, cherchant à donner la formule de ce qui paraît si simple, au premier abord : la vie ; et l’on est même souvent tenté de se demander si des théories philosophiques sont indispensables pour savoir vivre, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la nature qui sera toujours victorieuse des artifices du raisonnement. On pourrait croire aussi que ces graves problèmes ne préoccupent plus notre époque qui songe surtout à montrer (et c’est son droit) ce qu’elle a produit dans le domaine scientifique, et à se glorifier des brillantes applications que l’esprit moderne a tirées des connaissances théoriques, pour accommoder le monde à ses besoins[1].

Personne, certes, n’osera nier les progrès accomplis dans ce sens ; personne ne contestera la beauté de notre monde, et la grandeur de notre action sur la matière rebelle, enfin vaincue par l’esprit. Mais nous laisserons-nous éblouir par le spectacle toujours nouveau des découvertes qui témoignent de la force de notre esprit en améliorant notre existence ? Nous condamnerons-nous à ne voir que la moitié de la réalité ?

À part les faits que nos sens connaissent, et dont nous parvenons à saisir les relations immuables, nous observons ce qui se passe dans le domaine de la conscience ; ce sont nos idées, nos sentiments, nos résolutions, nos habitudes. Ce sont aussi nos actions conformes ou contraires à l’idéal conçu, et constituant la trame de notre vie intérieure. Nous ne nous intéressons pas uniquement aux relations des phénomènes du monde matériel, et nous rentrons en nous-mêmes. Cette curiosité est la marque de notre propre grandeur.

Nous nous demandons aussi ce que nous valons. Des penseurs se livrent à cette enquête ; rassemblant observations et documents, convoquant les témoins, interprétant les faits, ils jugent de l’état moral de leurs contemporains ; et le plus souvent, le jugement devient un violent réquisitoire contre le temps où nous vivons. Les conquêtes scientifiques de notre siècle n’empêchent pas de constater une certaine dépression au point de vue moral ; on parle d’une crise terrible que nous traversons, et les écrivains impartiaux constatent un véritable malaise ; non pas uniquement en eux-mêmes, ce qui pourrait être l’indice d’un abus de l’esprit d’analyse, mais chez tous leurs contemporains, dans les divers milieux qu’ils étudient. Ce problème de la moralité ne sollicite pas uniquement les recherches des métaphysiciens ou des philosophes. Il y aurait une grave erreur à le poser de façon purement abstraite et à le renvoyer aux discussions des moralistes d’école. C’est plutôt un problème actuel, national ; dans les termes où il se présente, la solution qui lui sera donnée engagera l’avenir intellectuel et moral du pays. De quoi nous serviront, d’ailleurs, les instruments dont nous disposons, les richesses que nous fournissent la science et l’industrie, si notre vie morale s’atrophie ? À quoi bon vivre dans l’opulence, si l’on ne sait pas se servir des biens que l’on a, si même, de l’absence de direction résulte un usage plutôt pernicieux de notre liberté ?

N’est-il donc pas utile de se demander ce qu’est ce mal du siècle, cette crise morale dont on parle, quelles en sont les causes, et, s’il nous est possible d’en entrevoir les remèdes ?

En 1884, dans un retentissant article, M. Émile Beaussire constatait que la morale était en pleine crise ; la société moderne, semblable à un navire privé de boussole, devait chercher des directions dans les affirmations éternelles de la pensée. M. Émile Beaussire voyait avec regret la disparition de la foi religieuse, l’affaiblissement de l’autorité civile à laquelle on ne donne plus le respect qui lui est dû ; quel avenir était donc réservé à un état démocratique qui subissait l’opinion de tous, alors qu’il devait la faire ? La société n’est plus maintenue par une croyance commune, ni même par des préjugés communs. Le seul remède serait le retour à la doctrine spiritualiste, seule capable de rendre l’équilibre à notre monde désemparé.

Un homme politique, critique éminent, développait la pensée de M. Émile Beaussire, en tous ses prolongements. Edmond Schérer pensait que les découvertes et les théories de la science moderne étaient la cause de la dissolution morale[2]. Si le niveau de la moralité était singulièrement bas, il fallait en chercher la raison dans les récentes théories de l’automatisme psychologique, du déterminisme scientifique, dans les affirmations du darwinisme, et les doctrines phénoménistes. Mais Edmond Schérer, sans conclure, constate avec peine la disparition de ce que l’humanité considérait jadis comme des titres de noblesse : ce mouvement lui paraît inévitable ; nous allons vers la médiocrité et la vulgarité, tout le monde devant être content s’il y a un certain bien-être, une certaine uniformité de surface. — Lamentations de pessimiste ! dira-t-on. Et cependant, dans son élan de rénovation, l’esprit moderne ne risquerait-il pas de faire fausse route ? Destructeur de tout ce qui dépasse les limites de l’expérience sensible, redoutant le retour offensif d’un dogmatisme suspect à la raison, n’a-t-il pas à la légère prononcé des proscriptions contre des idées et des principes, seuls capables de donner un sens à la conduite supérieure de l’humanité, et de la distinguer de la vie animale et vulgaire ?[3]. Il n’est donc pas étonnant que la fin du xixe siècle ait vu discuter avec tant de passion, les idées et les théories morales. À ce moment M. A. Fouillée publiait sa remarquable Critique des systèmes de morale contemporains ; Guyau voulait, dans ses curieux ouvrages, supprimer l’obligation et la sanction et en cherchait les « équivalents » dans les qualités mêmes de la vie. Secrétan se rapprochait de la tradition chrétienne en établissant le Principe de la Morale, et allait montrer que tous les problèmes posés par la société contemporaine se ramènent à la question morale, que la civilisation repose sur la croyance au droit et au devoir[4]. Enfin Herbert Spencer complétait sa philosophie synthétique en écrivant les Principes de Sociologie et les Principes de Morale.

Ce n’était pas seulement aux philosophes de profession aux penseurs que s’imposaient ces recherches ; les grandes questions métaphysiques qui sembleraient devoir être exclues des préoccupations mondaines devenaient l’objet de discussions passionnées dans les romans, les pièces de théâtre, et même les conversations des désœuvrés. À la crise morale, se rattachait aussi comme conséquence la crise du droit criminel qui se traduisait par les minutieuses observations, les travaux et les nouvelles recherches des criminalistes français et italiens. Un sociologue français, G. Tarde, reconnaissait que l’on mettait en doute les anciens fondements de la pénalité ; selon lui, la cause n’en était pas uniquement dans les recherches faites sur des crânes ou des cerveaux par Lombroso et ses disciples, mais aussi dans ce fait que les principes moraux eux-mêmes étaient discutés[5].

Nous avons évoqué des faits et des souvenirs déjà anciens ; les préoccupations d’il y a vingt ans n’ont point disparu des esprits ; et, malgré les moments d’enthousiasme que notre démocratie a manifestés, malgré les fêtes auxquelles notre pays a convié le monde émerveillé de notre activité nationale, malgré les centenaires, dont la célébration est bien faite pour implanter dans la conscience populaire les grandes idées qui doivent la conduire, il est encore légitime de parler d’une crise de la morale et de la moralité. À propos des problèmes les plus vulgaires, nous essayons de justifier notre action en la ramenant à des idées, à des principes, et les faits seuls ne sauraient nous satisfaire. C’est ce principe de moralité que les intelligences cherchent à établir à travers les changements des lois et des règlements, parmi les discussions des assemblées politiques ; et, trop souvent, la lumière éclatante dont il devrait briller aux yeux de tous est obscurcie par les suggestions de l’intérêt ou les entraînements des passions.

De là, ces recommencements continuels dans l’histoire d’un pays.

De toutes façons, nous sentons aujourd’hui le besoin d’une forte assise morale. On n’a plus la foi religieuse qui était le soutien de la société d’autrefois ; ceux qui l’ont encore conservée savent qu’ils doivent la garder dans leur for intérieur, et ne pas la faire intervenir dans nos affaires temporelles. Nous ne voulons plus d’une unité sociale achetée au prix d’une obéissance passive, et de l’autorité exclusive d’une caste.

Il nous faut autre chose : voilà la cause de notre malaise. Nous vivons à une époque de transition, où le passé se désagrège, et où des temps nouveaux se préparent. Ce qui existait s’effrite et tombe ; et la destruction va plus vite que la construction d’une doctrine nouvelle[6]. C’est l’opinion de tous ceux qui, observant notre état social, font le tour des doctrines, et ne voient pas encore poindre à l’horizon celle qui doit nous guider[7]. Les anciennes théories de la métaphysique et de la théologie sont ébranlées ; et les systèmes nouveaux sont encore hypothétiques[8]. « Ce n’est pas à la disette, dit aussi un moraliste contemporain, niais à l’abondance des idées, qui, de toutes parts, assaillent nos esprits sans que nous sachions comment les concilier, que paraît tenir le malaise intellectuel de notre époque. »[9]. Cette variété apparaît dans le nombre des doctrines proposées au choix de la génération nouvelle. D’après un philosophe qui a fait un remarquable effort pour constituer une morale scientifique, les règles morales qui nous ont conduits jusqu’ici ne sont que des règles empiriques ou des superstitions ; il doit se constituer un art moral rationnel comme il s’est constitué un art médical remplaçant les pratiques routinières[10]. On essaie aussi de constituer une « morale indépendante », non pas en cherchant un idéal éternel, mais en déterminant d’abord la croyance qui convient à notre temps et à nous-mêmes, car « il n’y a de morale sérieuse que celle qui prétend être contemporaine »[11]. Pour d’autres, on devra laisser en morale les mots de devoir, d’obligation, d’impératif ; on fera d’elle une science de la prudence et de la sagesse, en revenant « aux procédés de réflexion de l’épicurisme et du stoïcisme antiques «, capables de conduire au bonheur[12].

À part le livre, des conférences toutes récentes nous permettent aussi de constater les divergences actuelles des esprits relativement à la pratique et à la conduite. Il y a quelques années déjà, des hommes formés par des disciplines très différentes, exposèrent au Collège libre des sciences sociales leurs idées sur la valeur de l’existence, et les fins de notre société contemporaine[13] ; et, l’an dernier encore, l’École de morale chargea un certain nombre de professeurs et de savants de faire connaître au public les grands systèmes de morale entre lesquels notre époque aurait à choisir, aussi bien celui de Charles Renouvier et celui d’Auguste Comte, que ceux de Nietzsche, de Proudhon ou de Karl Marx[14]. Le directeur de la plus importante revue philosophique en France me disait aussi que jamais il n’avait vu affluer dans son cabinet de rédaction un aussi grand nombre d’articles portant sur des sujets de morale, de sociologie, ou d’éducation. Enfin, quand elle a refait les plans d’études de l’enseignement secondaire, l’Université a introduit dans les programmes des classes de troisième et de quatrième des cours spéciaux de morale qui sont recommandés aux professeurs par toutes les instructions ministérielles, et sur lesquels recteurs et inspecteurs généraux provoquent avec raison les efforts des maîtres.

De tous côtés, les préoccupations se tournent vers la morale. On reconnaît qu’il ne suffit pas de savoir penser, mais que nous avons surtout besoin de caractères et d’hommes d’action. Il n’est donc pas déplacé de parler d’une crise morale.

Mais, dira-t-on, ne serait-on pas plus écouté si l’on parlait de crise sociale ? Des questions telles que celles du travail, du capital, de la richesse, du paupérisme, du chômage forcé ne soucient-elles pas un plus grand nombre d’individus que les discussions philosophiques ? Ne répète-t-on pas toujours qu’avant de discuter sur la valeur des théories, il faut vivre et assurer les conditions de l’existence matérielle ? Primo vivere dende philosophari.

Personne ne contestera le caractère angoissant des nécessités matérielles et quotidiennes qui font de notre société l’œuvre imparfaite que tous ont le devoir d’améliorer. Mais, n’a-t-on pas soutenu, avec raison, que la question sociale est une question morale ? Peut-on prétendre que les transformations extérieures de la société modifieront l’être moral, et qu’on doit tout attendre de la toute puissante évolution, comme le pense l’École de Marx, s’inspirant des théories hégéliennes ? D’ailleurs, dans les milieux socialistes et dans les masses populaires, on abandonne ces idées simplistes ; on proteste contre cette philosophie déprimante qui donne tout à faire au mécanisme de la production, et rien à faire à la volonté de l’individu[15].

C’est sur cette volonté qu’il faut agir ; c’est la « mentalité » qu’il faut modifier pour amener des transformations sociales ; le problème économique sera plutôt résolu si on l’envisage au point de vue moral[16]. Charles Secrétan pensait avec raison que les véritables causes de la misère sont des causes morales[17]. Pour croire que la question sociale est indépendante de la question morale, il faut se faire une fausse idée de la morale. Trop souvent, en effet, on l’a renfermée dans l’unique recherche de l’équilibre personnel, dans la conscience. En restreignant ainsi le domaine de la morale, on aboutit au mysticisme ou à l’indifférence telle que la comprenaient les épicuriens. Au contraire, on doit considérer la morale comme un ensemble de conceptions s’étendant à toutes les réalités, à tous les produits de l’activité humaine, à tous les résultats de l’effort personnel ou collectif. La moralité se reflète sur toutes les manifestations extérieures de l’individu ; les changements sociaux sont, pourrait-on dire, une projection des idées morales, élaborées par un individu, ou par une génération. Une réforme dans la moralité aura donc pour conséquence une réforme sociale, sans que, pour cela, la réciproque soit vraie.

La question de la crise morale s’impose aujourd’hui comme elle s’est imposée hier. Nous n’avons pas la prétention de croire que d’autres n’auront pas encore à l’aborder après nous ; malgré tout, il n’est pas inutile d’en rechercher les causes, de distinguer celles qui sont réelles de celles qui ne sont qu’apparentes. Et, si l’expression n’est pas jugée trop prétentieuse, on peut ainsi, en moraliste et en sociologue, dresser le bilan de notre monde moderne.

Parmi les causes assignées à notre désarroi moral, il faut signaler en première ligne, celle que ne manquent pas de mettre en avant les adversaires du régime moderne, de la démocratie républicaine. Et comme la caractéristique de ce régime c’est l’instruction donnée à tous les futurs citoyens, et distribuée sans distinction de confessions ou de croyances, on a vite fait d’incriminer l’école laïque, et de la désigner comme la cause de tout le mal. Serait-il donc vrai que le moyen jugé efficace pour le relèvement moral du pays aurait produit des résultats contraires à ceux qu’on attendait ?

Quand, en 1881, des discussions s’engagèrent au Parlement sur la loi de laïcité et d’obligation scolaire, les adversaires des réformes se plaçaient uniquement au point de vue philosophique et religieux[18] ; ils luttaient contre l’école laïque parce qu’elle leur paraissait devoir abolir en France l’idée de Dieu. Plus tard, on a changé de tactique, on a critiqué l’influence morale de l’école sur la nation.

On nous dit : l’alcoolisme augmente dans des proportions inquiétantes ; le mariage est désorganisé par l’adultère, le divorce et le malthusianisme, on ne songe qu’aux plaisirs et, pour gagner la considération que donne l’argent, un commerçant ne recule pas devant les pratiques susceptibles de l’enrichir vite[19]. On voit augmenter les crimes contre les personnes et les propriétés, toujours pour satisfaire le besoin de jouissance propre à notre époque. Qui niera cette immoralité ? Il semble très simple de dire qu’elle n’a qu’une cause : l’école moderne, qui laisse en dehors de son enseignement les croyances surnaturelles, et les affirmations religieuses. Ces attaques sont mêmes renforcées par ce fait que l’on constaterait une plus grande criminalité chez les enfants, et en particulier pour les délits contre les mœurs, le vagabondage, le vol, la mendicité. De 1880 à 1892, le nombre des vagabonds arrêtés a presque doublé ; de même la mendicité. On nous dit aussi que de 1887 à 1900 la criminalité juvénile a sextuplé, et l’on donne des exemples vraiment terrifiants de cette précocité[20]. En somme, depuis cinquante ans, la criminalité a triplé, tandis que la population de la France a à peine augmenté[21], et l’on apporte des chiffres, des statistiques pour prouver que l’école est bien la cause du crime.

La vérité et que l’on fait dire aux statistiques ce que l’on veut. Les chiffres, dans leur brutalité, sont complaisants. De plus, pour les besoins de la cause, on comprend dans les statistiques criminelles des faits qui n’indiquent en rien un mauvais naturel une véritable immoralité. En quoi un délit de chasse ou de pêche, une contravention aux règlements de police (placage dans les marchés, marchands ambulants) sont-ils la manifestation de tendances mauvaises, antisociales ? Chercher à s’exonérer d’un impôt c’est, à strictement parler, immoral ; puisque tous doivent concourir, pour leur quote-part, au bien-être de tous, mais il y a des méfaits qui troublent davantage l’ordre établi, des scandales financiers ou autres, mais qui, causés par les puissants, sont, par cela même, — ô ironie ! — moins remarqués et moins signalés.

D’ailleurs, certains de ces délits sont souvent le résultat d’améliorations réalisées par la vie moderne. Dans cet ordre d’idées, je pourrais citer une importante ville de province où l’on constatait naguère une diminution notable des revenus de l’octroi. Naturellement il devait se produire des fraudes, Je me permis de l’expliquer de cette façon à un conseiller municipal qui m’en parlait. Depuis quelques années, la ville dont il s’agit possède des tramways qui vont vers divers points de la banlieue. C’est pour les fraudeurs un moyen tout simple de passer des marchandises en contrebande, les employés de l’octroi se contentant de mettre la tête à la portière, n’inspectant pas le dessous des banquettes, très propres à dissimuler ce qui est passible des droits : un piéton, ou une voiture sont arrêtés, fouillés ; la fraude n’est guère possible. Voilà comment ce genre de délits s’explique par une cause particulière, locale, et en somme, par un progrès de la vie sociale.

Ces délits ne sont, en aucune façon, les résultats de l’éducation laïque ; et, quoi qu’il en soit, ils ne constituent pas une tare sociale, à l’égal d’un assassinat, d’une escroquerie, d’un adultère.

Ce n’est pas non plus depuis que la laïcité de l’école est inscrite dans nos lois qu’il y a augmentation de la criminalité ; on a constaté cet accroissement depuis 1826, époque où l’on a commencé à tenir des statistiques ; et c’est avant les temps de l’école laïque que l’on constate un accroissement dans le nombre des récidives ; ainsi en 1851, on trouve 544 individus condamnés au moins trois fois pendant la même année ; en 1880 on en trouve 2 154[22]. Pour une époque où l’on ne connaissait pas encore les écoles sans Dieu, l’augmentation est sensible[23]. Si la criminalité a augmenté avant la République et les lois scolaires, il n’est pas juste d’incriminer le régime[24] ; il faut chercher d’autres causes ; ces causes pourraient même ne pas être particulières à notre pays, puisque la criminalité s’est aussi singulièrement développée chez d’autres nations[25].

S’il y a de nombreux crimes, ils ont pour cause plutôt l’absence d’école que l’école. Malgré nos lois, beaucoup d’enfants échappent à l’obligation scolaire, sont abandonnés à la rue et n’apprennent qu’à mendier ou vagabonder ; la paresse et l’abandon sont pour eux de puissants excitants aux délits ou aux crimes.

Nous savons aussi que, par intérêt ou par négligence, de nombreux parents gardent leurs enfants avec eux, tournent la loi à laquelle personne ne les rappelle, car les commissions scolaires fonctionnent d’une façon ridicule et n’existent guère que sur le papier. Quand on aura fait le compte des enfants qui ne sont jamais allés à l’école, il serait curieux de savoir combien d’entr’eux sont restés honnêtes, combien sont devenus criminels. Ce pourcentage serait instructif et vaudrait bien les statistiques dont on nous accable.

La cause capitale de la démoralisation juvénile doit être surtout cherchée dans ce fait que, depuis un demi-siècle, par suite de l’affluence dans les grandes villes, de l’abandon des campagnes, de la facilité des communications, du service militaire obligatoire pour tous, les liens de famille se sont singulièrement affaiblis et relâchés. La « maisonnée » d’autrefois n’a pas conservé son unité ; les membres qui la composaient se sont dispersés à tous les vents ; et les enfants, vivant loin de l’influence paternelle, n’en reçoivent plus les conseils et les directions. La vie dans les grandes villes, où l’on est inconnu, où chacun ne vit que pour soi, pousse les individus à ne plus se préoccuper de l’opinion publique qui, dans les petits centres et les campagnes, est, pour certains, le succédané de la morale. De là, cette quantité de ménages irréguliers, cette augmentation de naissances illégitimes, cet abandon absolu des enfants aux hasards de la rue, et des circonstances d’où chacun doit « se tirer d’affaire comme il peut ». Trop souvent aussi la famille elle-même est un milieu moral et social qui prédispose au crime ; les exemples que reçoivent les enfants sont les exemples du vol ou de la prostitution[26]. On a observé à Lyon 385 jeunes détenus. Sur ce nombre, 223 appartenaient à des familles cosmopolites privées du père et de la mère ; presque tous les autres avaient déserté le foyer paternel par suite de la misère ou des mauvais traitements et appartenaient à des familles de mauvaise réputation[27]. Peut-on même appeler familles ces groupements d’individus cohabitant, mais n’ayant jamais eu entr’eux aucun lien d’idées et de sentiment ? Ne sont-ce pas plutôt des « monstres sociologiques » [28] dont l’influence n’aboutit qu’au dressage pour le mal et la vie désordonnée ?

C’est parmi ces êtres abandonnés, sans famille, sans domicile que se recrute l’armée du crime.

N’est-il donc pas urgent de soustraire les enfants aux influences démoralisatrices qu’ils pourront subir ? C’est le but d’une œuvre remarquable, qui s’adresse aux enfants dont l’Assistance publique ne s’occupe pas, parce qu’ils ne sont pas des orphelins, ou des enfants matériellement abandonnés. Nous voulons parler de l’Union française pour le sauvetage de l’Enfance, fondée en 1887, par Mesdames Caroline de Barrau et Pauline Kergomard, présidée par Jules Simon ; cette société s’occupe des enfants en danger moral, obtient des parents indignes qu’ils lui confient leur enfant, ou s’adresse aux Parquets et réclame, à son profit, la déchéance paternelle. Avec une intelligence parfaite des moyens de moralisation, la société place ces enfants de préférence à la campagne, dans des familles où l’action morale sera salutaire pour celui qui, souvent porte le poids d’hérédités redoutables. Ainsi, l’Union française pour le sauvetage de l’Enfance a recueilli ou placé plus de 2 000 enfants depuis sa fondation ; en 1903, elle en a placé 92 ; elle en a actuellement 892 à sa charge[29].

C’est dans le même esprit, mais avec un caractère plus général que, en 1879, s’était déjà fondée sur l’initiative de M. G Bonjean, la Société générale de protection pour l’Enfance abandonnée ou coupable, qui provoqua à Paris, en 1883, un congrès international. Cette société recueille les enfants délaissés, âgés de moins de 18 ans, les fait élever dans des établissements modèles, qu’elle crée et administre elle-même, ou dans des établissements privés, dont elle favorise la création ou le fonctionnement, crée et patronne des établissements spéciaux pour les jeunes détenus ; et son enseignement professionnel se rapporte surtout à l’agriculture[30].

Ces œuvres et d’autres analogues luttent avec une grande efficacité contre les causes de démoralisation : l’abandon de l’enfance et la dissolution trop fréquente de la famille.

Il est aussi un autre agent de démoralisation, qui a d’autant plus d’influence que la famille est peu cohérente, et que ses conseils ou son autorité ne portent pas. Il s’agit de la littérature immorale, du feuilleton, des mauvais journaux qui « s’érigent en bourse de débauche » et, pour le sou dont on les paie, favorisent les plus mauvaises tendances[31]. Leurs suppléments prétendus « littéraires, leurs annonces de galanterie, sous des apparences quelquefois inoffensives, sont de véritables suggestions pour des actes d’immoralité. Que dire de l’exhibition d’écrits et de livres licencieux que nous voyons, tous les jours, dans les bibliothèques des gares ! On dira certainement que l’école est cause, tout au moins, indirecte, de l’empoisonnement et de l’immoralité par la lecture ; car, plus on apprend à lire, plus se généralise l’instruction, plus aussi cette littérature trouvera de clients. C’est vrai ; le seul remède sera dans une bonne loi sur la presse immorale, qui est encore à faire, sans qu’on ait la crainte de léser aucun intérêt commercial. La loi du 16 mars 1898 est encore la seule dont puissent s’autoriser les parquets, en vue de poursuivre les outrages aux bonnes mœurs. Un autre projet, déposé par le gouvernement, discuté et voté par le Sénat, institue une procédure nouvelle, et permettrait d’atteindre les étalages scandaleux, et la fabrication ou détention de publications ou objets du même genre. Ce projet de loi n’a pas encore été voté par la Chambre des Députés[32].

Il faut aussi que les instituteurs et les éducateurs de tout ordre s’efforcent de dégoûter le public de la littérature ordurière et l’habituent aux joies sereines du grand art, fait pour lui, et, non seulement, comme on l’a cru trop longtemps, pour les initiés de quelques cénacles.

D’ailleurs, pour ceux qui ne savent pas lire, il y a encore l’attrait de la gravure, du dessin obscène généreusement exposé et distribué. On connaît ces images, accompagnées de narrations circonstanciées, et représentant des scènes de violence, des crimes passionnels, ou simplement des accidents naturels, tels qu’explosions, chutes dans les montagnes, tamponnements de trains, naufrages. Le dessinateur invente de toutes pièces les détails d’une scène qui n’a pas eu de témoins ; et la gravure suggère l’idée de Ja mort brutale, alors que les jeunes imaginations devraient, au contraire, trouver, autour d’elles, des encouragements à la vie et à l’action.

N’y a-t-il pas aussi les pièces de théâtre, avec leurs titres alléchants, leurs exhibitions obscènes ? On joue nombre de pièces dont le « clou » est une scène scandaleuse, une « coucherie » accompagnée des dialogues les plus réalistes ; et la censure reste muette ou impuissante[33]. L’art dramatique est remplacé peu à peu par les music-halls et les cafés-concerts dans lesquels le public trouve plus abondamment la nourriture épicée dont il est friand. D’après une statistique du Temps, la recette des théâtres subventionnés a augmenté à peine de 10 % en 1903, tandis que celle des « boîtes à musique » a augmenté de près de 30 %. En 1894, le nombre des spectacles parisiens, généralement désignés sous le nom de cafés-concerts, n’était que de vingt-deux, et leurs recettes totales ne furent que de 7 094 000 francs. En 1908, le nombre desdits spectacles atteint quarante-cinq, et le chiffre de leurs recettes s’élève à 13 109 400 francs.

L’initiative d’apôtres courageux combat, malgré toutes les moqueries, par la plume et par la parole, contre toutes ces causes de dissolution morale. La Ligue Française de la moralité publique, dont le président était M. Gaufrès, récemment décédé, et dont le secrétaire général est M. L. Comte, mène une vigoureuse campagne contre la pornographie, l’alcoolisme, la prostitution réglementée, contre l’immoralité sous toutes ses formes, et aussi contre les lois ou institutions qui favorisent cette immoralité[34].

Il faut, par tous les moyens, faire disparaître ce virus qui s’est infiltré chez tous, grands et petits, malgré l’école, laïque ou confessionnelle, et en dehors d’elle.

Nous parlions tout à l’heure de l’affaiblissement du lien familial, cause de nos maux. Les milieux populaires ne sont pas les seuls où la dislocation de la famille doit être considérée comme la source de l’immoralité. Notre bourgeoisie et ce qu’on nomme « la haute société » souffrent de cette désorganisation. Avec son talent de moraliste acerbe et d’observateur impartial de la vie contemporaine, Alexandre Dumas fils a montré, dans certains drames, ce que sont devenus ceux, tels que De Ryons, dont la famille n’a pas guidé les premiers pas, ceux aussi, dont les parents songent plus aux amusements mondains qu’à l’avenir moral de leurs fils. Ces enfants ont grandi au milieu de indifférence, en songeant que le succès et le plaisir sont les règles habituelles d’action[35]. Ces vices de la famille amènent parfois la « dégénérescence » ; et, certains observateurs en ont remarqué le symptôme alarmant chez la jeunesse d’aujourd’hui, dont ils déplorent le vain bavardage et l’inaptitude aux travaux sérieux[36].

Cet état d’esprit n’amène-t-il pas l’individu à faire bon marché des règles sociales et de la justice ? Le nombre des viveurs s’accroît tous les jours ; tout le monde a soif des plaisirs. Ne sait-on pas que l’amour du luxe, de la vie mouvementée conduit à la fatigue nerveuse, à la maladie, à la neurasthénie qu’on a eu raison d’appeler un mal social ?[37] Combien y a-t-il de dégénérés, de criminels par passion, parce qu’ils n’ont pas su se contenir, parce que le tempérament des individus est devenu très excitable, parce que la cause la plus futile pousse aux pires excès ?[38] » parce qu’on a « besoin d’autre chose », qu’on prend la réalité en dégoût, et que ce mécontentement général a, pour conséquence, la dépravation de tous les instincts ?

Ce n’est donc pas l’école qu’il est juste de charger de tous les méfaits contemporains ; bien que l’instruction mène indifféremment au bien et au mal, l’atmosphère que nous respirons renferme assez de germes de mort pour expliquer le malaise que nous constatons.

Celui qui étudie l’état social d’une époque ne doit pas concentrer uniquement son attention sur les crimes qui, semblables aux maladies aiguës, peuvent emporter le malade. De même qu’il est des personnes chez lesquelles on constate un affaiblissement général, un « état maladif » ; ainsi, l’on peut observer dans la société que la moralité générale baisse à certains moments. Les scrupules se font rares dans les rapports des individus entre eux ; on ne pense qu’à soi, sans se soucier du bien général, sans songer à ce qu’on doit aux autres. On commet, sans remords, des actes que ne punit pas le Code, mais que réprouverait une conscience délicate. La constatation d’une semblable manière de penser, et d’agir arrache au moraliste des cris d’angoisse ; il en cherche la cause. Ce n’est plus l’école qu’on accuse, c’est notre régime moderne pris dans son ensemble ; l’avènement de la démocratie semble à certains le point de départ d’un dépérissement général, en attendant notre décomposition finale. Notre politique, dit-on, a été funeste ; comme elle occupe tout le monde, et que de son orientation dépendent notre avenir, notre fortune, notre bien-être, notre place dans le monde, cette politique a eu un fatal retentissement sur toute la vie nationale. Le suffrage universel a mis le pouvoir aux mains de tous, et c’était justice ; mais n’a-t-il pas dénaturé les consciences, n’a-t-il pas fait croire aux électeurs que leur élu devait, au risque de perdre sa situation, se plier à leurs caprices, satisfaire leurs désirs ? Le régime parlementaire aurait rabaissé le niveau de la moralité, diminué ou supprimé l’initiative. On se rappelle les invectives que lançait, en 1884, Ed. Schérer, dénonçant à la vindicte publique « les mœurs du suffrage universel », montrant le député tenu par le marché conclu avec les électeurs, ou plutôt avec un comité tout-puissant qui fait l’opinion, pris aussi dans le groupe parlementaire, où il ressemble à un simple rouage entraîné par le mouvement désordonné d’une immense machine. De là, toutes les compromissions, toutes les vilenies pour assurer sa réélection ; de là aussi, des complaisances de la part d’un gouvernement désireux de s’assurer une majorité[39].

Comment ces mœurs parlementaires n’auraient-elles pas une répercussion dans le pays ? À part l’intérêt que chacun sait avoir à tenir son député, celui-ci n’est-il pas pour beaucoup de nos contemporains une sorte de modèle, un directeur moral ; n’est-il pas l’homme le plus important de l’arrondissement, du département ? N’a-t-on pas pris l’habitude d’estimer ces situations politiques au-dessus des plus hautes fonctions sociales ? Et comment ces actes, dont un grand nombre profite, ne seraient-ils pas un exemple pour la masse ? Ce qui est permis au représentant, pourquoi ne serait-il pas permis à tous ? De là, aux injustices, la pente est glissante ; il s’ensuit une atonie morale, une corruption qui s’insinue insensiblement par degrés, et se recouvre des dehors brillants de l’autorité.

Les romanciers et les auteurs dramatiques nous ont donné des peintures sévères des hommes politiques et nous ont montré toute l’immoralité dont ils seraient les causes. Ce sont des gens d’une moralité douteuse, ceux que nous voyons s’agiter dans Les Valets, de M. G. Lecomte, dans La Proie, de M. Henry Bérenger, dans l’Engrenage, de M. Brieux. Ceux qui seraient généreux, désintéressés, honnêtes, sont les premières victimes du régime au milieu duquel ils vivent. Sans parler du Michel Teissier, de M. Ed. Rod, qui abandonne ses plans de politique rénovatrice pour l’amour d’une jeune fille, Raoul Rozel, de la Proie, ne voit-il pas ses aspirations idéalistes étouffées par les soucis d’intérêt, les convenances de groupe ; et au lieu de commander à la société, comme il le voulait, ne devient-il pas la proie de politiciens tarés qui le circonviennent ?

Enfin M. Melchior de Voguë, dans une peinture à grandes fresques, a fait le procès d’un Parlement, où il ne joua pas le rôle auquel le destinaient ses grandes qualités de penseur et d’écrivain[40].

Tel est le mal. Il n’est pas inutile de faire remarquer que les hommes d’aujourd’hui ne sont pas, seuls, coupables des fautes dont on les accuse. Les circonstances ont aussi leur grande part de responsabilité. Tout à coup, en effet, notre démocratie a dû faire appel à des hommes nouveaux, qui devaient jouer un rôle pour lequel ils n’étaient pas faits ; et il s’est produit ce qu’on pourrait appeler une sélection à rebours ; le suffrage universel, qui doit être un mécanisme propre à favoriser les plus intelligents et les plus actifs, a parfois favorisé les plus dociles, les plus intrigants[41]. Ce n’est ni le mérite ni le savoir qui ont eu la faveur du public, encore trop incapable de les distinguer. Les intrigues, la pression et aussi le hasard ont trop souvent décidé du choix d’une démocratie ne voyant pas encore sa véritable destinée. Combien d’hommes politiques ressemblent à Glaucon, auquel Socrate faisait avouer son ignorance des affaires publiques pour lesquelles il se croyait fait ? Ceux qui, trop longtemps maintenus dans un esclavage intellectuel, se sont tout à coup sentis libres, ont voulu jouir, sans équivoque, de leur nouvelle puissance ; ivres de leur indépendance, ils en ont usé sans compter et sans réfléchir.

Est ce le régime qu’il faut modifier ? Tout n’est pas parfait dans notre organisation parlementaire[42] ; mais, malgré toutes les améliorations que pourront appeler le temps et l’initiative, nous ne permettrons pas qu’on touche au suffrage universel qui, selon le mot de Jules Favre, est la seule puissance qui puisse faire triompher pacifiquement le droit. L’essentiel est de modifier les hommes, de forger à la nation une nouvelle conscience, d’apprendre à ceux qui votent que « l’élection législative n’est pas un mandat »[43], que la loi du nombre, réduite à elle-même, est une loi brutale, et qu’elle doit, de plus en plus, coïncider avec le droit[44]. Un éminent éducateur, devenu depuis un homme politique, M. Ferdinand Buisson, disait en 1899 aux étudiants, dans une conférence restée célèbre, qu’ils ne devaient à aucun prix répudier le régime parlementaire, seul possible pour un peuple libre. Et, nouveau Michelet, s’adressant à ces étudiants, il leur montrait comment était nécessaire en France, à côté des trois pouvoirs que nous connaissons, un quatrième pouvoir, celui de la conscience, celui de l’Éducation. Il sera l’âme de la France et de la République.

En outre, des pouvoirs temporels, rouages de la démocratie, il y a place, dans notre pays, pour un pouvoir spirituel, non pas au sens où le comprenait Auguste Comte, aux yeux duquel les philosophes positivistes devaient former une corporation européenne chargée de régenter les âmes, et constituer un véritable sacerdoce, mais un pouvoir qui sera en tous, et qui sera efficace, parce qu’il sera universel. Que chacun apprenne à se conduire, abandonne les branlantes suggestions de l’intérêt pour les fermes convictions de la droiture ; et par chaque conscience sera réformé le régime dont on dit tant de mal. En réalité, ce régime souffre encore des maladies de l’enfance. Il nous appartient de le conduire à l’âge adulte.

Nous ne sommes pas tous des hommes politiques ; nous ne sommes pas appelés à le devenir ; mais nous devons faire en sorte qu’on ne reproche pas à ceux qui nous représentent les défauts dont on a tant parlé. Le remède se trouve dans une forte éducation de la conscience, plus efficace que toutes les lois ; et l’élu vaudra ce que vaudra l’électeur.

Si le régime politique est, en partie, cause de notre affaissement moral, c’est, pour tous les hommes instruits, une raison plus impérieuse encore de ne pas dédaigner les affaires publiques. Ce serait, de leur part, une coupable négligence, s’ils abandonnaient le sort d’un pays à ceux qu’on prend pour médiocres ou malhonnêtes. On doit pouvoir compter sur la propagande de tous ceux qui tiennent une plume, ou savent parler. Aussi, est-ce avec raison qu’on a signalé l’ignorance où se trouve parfois l’homme de lettres vis-à-vis des vérités nouvelles de la science. Par sa propre faute, il a vu se restreindre son rôle dans le monde où il vit ; ses livres n’ont plus eu d’influence sur la société qui le relègue au rang de simple amuseur.

En un mot, serait-elle un résultat de notre régime politique, la crise morale actuelle pourrait être enrayée par la bonne volonté des éducateurs.

Quand nous parlons du devoir de tout homme instruit, nous n’entendons pas parler uniquement de la vulgarisation de la science. On sait qu’elle ne suffit pas pour améliorer la conduite[45] ; on sait aussi quelle mauvaise réputation on lui a faite, ainsi qu’à l’esprit d’analyse qui en est la condition. D’abord, l’analyse psychologique conduite selon les nouvelles méthodes scientifiques a provoqué un travail de dissolution dans les notions morales. Ensuite l’habitude de l’analyse fait perdre la notion même de la moralité. La science raisonnée, a-t-on dit, ne donne pas le sens de la vie[46] ; n’est-elle pas meurtrière de toute naïveté et de toute sincérité ?

Stuart Mill ne reconnaît-il pas aussi que l’esprit d’analyse tend à affaiblir les associations, qui ne sont qu’une affaire de sentiment ; et que ces habitudes trop fréquentes, sont comme un ver rongeur à la racine de toutes nos passions et de toutes nos vertus ?[47] De ce goût exagéré de l’analyse est né le dilettantisme, cette disposition de l’esprit que certains peuvent trouver très intelligente et très voluptueuse[48], mais qui sacrifie à un plaisir passager et stérile, les joies solides et fécondes de l’action réfléchie[49] ; c’est faussement qu’on a séparé la pensée de l’action[50].

Certes, la science n’est pas coupable de tous les maux dont on l’accuse ; si l’on est impartial, on reconnaîtra plutôt sa valeur incontestable (démonstration superflue aujourd’hui) ainsi que l’influence salutaire de l’esprit scientifique s’appliquant aux objets qu’il peut atteindre. Mais nous ne voulons pas parler uniquement de science ; bien que l’on ait eu raison de montrer ce qu’elle peut faire, si elle est bien comprise dans ses méthodes et ses résultats, pour la véritable vie morale[51], les esprits éclairés, l’élite intellectuelle ont une mission plus haute. Faisant un effort sincère vers le renouveau moral, l’esprit moderne juge insuffisante la vérité démontrée, insuffisante l’analyse impuissante à construire ; il réclame autre chose.

Comme il faut, pour conjurer la crise, rétablir l’équilibre entre les forces matérielles et les forces morales, ôter tout prétexte à la paresse et à l’inaction, provoquer l’effort, étouffer l’égoïsme chez ceux qui n’agissent pas, par crainte de ne pas recevoir de récompense, il est aisé de voir que l’œuvre des éducateurs modernes est difficile et complexe comme le jugeait Spencer[52] ; mais sa difficulté n’a d’égale que sa grandeur.

Il appartient à chaque esprit de concevoir ce que doit être la vie humaine, guidée par la raison, et ayant le bonheur social pour but. On fausse l’existence, et, plus tard, les regrets sont vains, quand on s’est avancé sur cette mer périlleuse sans dessein arrêté, quand on a dépensé l’effort à tout hasard. Il ne sert de rien de dire que tout est déterminé d’avance, que le destin conduit celui qui lui obéit volontiers, mais nous entraîne si nous lui résistons. C’est le sophisme des paresseux. Il faut, au contraire, agir en obéissant à une règle précise qui se réfractera dans tous les actes de notre existence. Il faut, en un mot, avoir une philosophie de la vie.

Charles Renouvier dit quelque part : « La bourgeoisie n’est plus et ne se sent plus conduite par les idées ». Cette critique s’applique à tous nos contemporains, qui manquent d’esprit de suite, d’organisation dans les idées, parce que tous croient que l’éducation est chose facile, et que l’on fait le bien, naturellement, sans apprentissage. Toujours la même suffisance, et le même orgueil ! Nous savons, au contraire, ce que coûte d’attention assidue et d’activité la conduite de la vie, et quel désarroi jette dans une existence la rupture des cadres conventionnels qui l’enserraient. Un romancier contemporain a bien montré la situation d’une femme qui, obligée de quitter le monde artificiel dans lequel elle vivait, en est réduite à chercher par elle-même une nouvelle discipline de vie[53].

Sans nier la part du sentiment, l’influence de l’émotion dans l’organisation de la vie morale, c’est surtout à de solides idées, à des principes de conduite qu’il faut faire appel pour remédier à la crise dont nous souffrons. N’ayons pas peur des idées. On parle souvent de la difficulté qu’il y a à faire pénétrer dans les autres esprits les affirmations essentielles d’une doctrine ; on dit aussi qu’ « il ne suffit pas d’apprendre à quelqu’un des choses vraies et justes pour le faire agir d’une façon vraie et juste[54] ». C’est exact. Mais, il faut que l’éducateur procède de façon à ce que les idées aient une véritable influence dans la vie ; et ici, il ne s’agit pas de choses qui nous soient étrangères, froides et sans intérêt pour nous-mêmes, comme un théorème de géométrie ou une expérience de physique. C’est notre vie qui est en jeu. Quel est celui que ne passionnera pas un pareil sujet de méditation ! Dans quel esprit les idées resteraient-elles stériles ? On sait que les grandes forces sociales sont les forces spirituelles ; et n’a-t-on pas dit aussi que la tâche de la sociologie, comme science pratique, était de diminuer l’erreur et d’augmenter la vérité dans les idées communes et universelles de la société ? Le devoir de l’éducateur ne consiste-t-il pas à créer chez les autres d’harmonieux systèmes d’idées, dont la force sera telle qu’elles se réaliseront et s’exprimeront dans une infinie diversité d’actes concrets, comme une nébuleuse se divise en une quantité de brillantes étoiles ?

Pour nous qui devons réaliser notre vie, mieux vaut savoir qu’ignorer. Une troupe en excursion gravit un sentier de montagne. Le chemin est rude ; on avance péniblement, mais on voit clairement le but qu’on veut atteindre. Il y a encore une certaine allégresse quand, à des moments d’arrêt, on s’aperçoit de la distance parcourue. D’autre fois, on va sur une route sans obstacle, et facile, mais on est perdu dans le brouillard et dans les nuages. On ne voit jamais le point vers lequel on marche ; un rideau impénétrable nous sépare de tout ce qui existe.

Celui qui possédera de fortes idées sur la conduite rencontrera des obstacles sur sa route ; mais l’effort qu’il fera sera préférable à la tranquillité de celui qui se laisse conduire par les circonstances, sans se douter du point où il doit aborder.

Jules DELVAILLE.
  1. Séailles, Les affirmations de la conscience moderne : Pourquoi les dogmes ne renaissent pas. Page 104.
  2. Edmond Schérer. Études sur la littérature contemporaine. T. VIII, p. 155-185. Août 1884.
  3. Cf. Séailles : Op. cit. P. 102-111
  4. Voir la Civilisation et la Croyance.
  5. Crise de la morale et Crise du droit pénal. Revue Philosophique, octobre 1888.
  6. Grimanelli : La crise morale et le positivisme, p. 13.
  7. Voir Schérer, loc. cit., et les conférences de MM. Wagner, Belot, dans Morale sociale, leçons professées au Collège libre des sciences sociales.
  8. Mauxion : Les éléments et l’évolution de la moralité.
  9. Conférence de M. Darlu, dans Morale sociale, p. 18.
  10. L. Lévy-Bruhl : La morale et la science des mœurs, 1903.
  11. F. Rauh : l’Expérience morale, 1903.
  12. Cresson : La morale de la raison théorique, 1903.
  13. Voir les deux volumes de la Bibliothèque générale des sciences sociales : Morale sociale et Leçons de morale.
  14. Voir La Philosophie morale au XIXe siècle. Bibl. gén. des sciences sociales).
  15. Daniel Halévy : Histoire de Quatre ans 1997-2001 ; un article d’E. Fourniére, dans la Petite République. Eugène Rostand dans le Journal des Débats, 17 janvier 1905. Annales de l’Institut international de sociologie, 1902.
  16. Voir Ziégler : la question sociale est une question morale, trad. Palante ; les ouvrages de Brentano, Schmoller, etc. Proudhon : De la Justice dans la Révolution et dans l’Église.
  17. Voir La Civilisation et la Croyance.
  18. Voir discours de Jules Ferry.
  19. Cf. Herbert Spencer : Mœurs commerciales. Dans les Essais sur le progrès. Trad. Burdeau.
  20. Voir Actes du cinquième Congrès national du patronage des libérés, 1903.
  21. Fouillée : La France au point de vue moral, page 121.
  22. Bonzon : l’École et le Crime, p. 27.
  23. Ibid., p. 28.
  24. Fouillée, op. cit., p. 158.
  25. Fouillée, op, cit., p. 159.
  26. Voir Richard, dans l’Année Sociologique. 3e  Année.
  27. Fouillée, op. cit., p. 150.
  28. Grimanelli, op. cit., p. 74.
  29. Le siège social de l’Union Française est à Paris, 108, rue de Richelieu. Le nombre des membres cotisants est de 3 300.
  30. Siège social ; 47, rue de Lille, Paris. — On peut lire les deux volumes consacrés au Congrès international de 1883 ; on y trouvera une foule documents importants. (Paris, Pedone-Lauriel, éditeur).
  31. Fouillée, op. cit. p. 90, note.
  32. Voir, à ce sujet, les comptes-rendus des séances du Sénat, 25 février et 25 mars 1904. Nous nous faisons un devoir de signaler à l’attention de nos lecteurs le discours si précis, si documenté de M. R. Bérenger, président de la Ligue contre la licence des rues, dont on connaît la compétence, ainsi que l’énergie, quand il s’agit de lutter contre l’immoralité.
  33. Voir Gaston Deschamps : Le malaise de la Démocratie, ch. IV.
  34. L’organe de la Ligue Française de la moralité publique est le Relèvement social, paraissant le 1er  et le 15 de chaque mois (40, rue Fontainebleau, à Saint-Étienne). La Ligue s’occupe aussi des colonies de vacances, et doit étudier la question de la recherche de la paternité.
  35. Voir l’Ami des femmes. Cf. l’Affaire Clémenceau.
  36. Voir Max Nordau ; Dégénérescence, passim.
  37. Dr  Angelvin : la Neurasthénie, mal social, 1905, p. 35.
  38. Ibid, p. 89.
  39. Cf. discours de Challemel-Lacour, au Sénat, 19 décembre 1888. Charles Benoist : la Crise de l’État moderne ; Raoul de La Grasserie, dans les Annales de l’Institut international de sociologie, t. X, p. 135.
  40. Voir : Les Morts qui parlent.
  41. Palante : Précis de Sociologie, p. 156.
  42. Disons, en passant, que nous préparons une étude sur ce sujet ; nous la publierons un jour.
  43. Courcelle-Seneuil : La Société moderne ; études morales et politiques, p. 108.
  44. Séailles : Affirmations de la conscience moderne, p. 135.
  45. Spencer : Introduction à la science sociale. P. 387, sqq.
  46. Tolstoï : Ma confession. P. 139.
  47. Voir Mes mémoires.
  48. P. Bourget : Essais, p. 59.
  49. Voir de Voguë ; Heures d’histoire (après M. Renan) ; Paul Bourget : le Disciple, p. 89 ; Maurice Barrès : Un homme libre. Sous l’œil des Barbares, etc. ; Anatole France : les Opinions de Jérôme Coignard, l’Orme du Mail, etc.
  50. Voir Séailles, Affirmations, etc., p. 146.
  51. Alexis Bertrand : les Études dans la démocratie, p. 228.
  52. De l’éducation, p. 225, trad. franç.
  53. Marcel Prévost : La Princesse d’Erminge.
  54. Spencer : Faits et commentaires.