La Crise économique en Allemagne

La Crise économique en Allemagne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 373-401).

LA
CRISE ÉCONOMIQUE
EN ALLEMAGNE


I. Die Wirthschaftliche Crisis, von W. Œchselhaüser, Berlin 1876. — II. Rede des Reichstagsabgeordneten Bamberger, gehalten im deutschen Reichsverein zu Dresden, Berlin 1876. — III. Der Börsen- und Gründungsschwindel in Berlin, von Otto Glagau, Leipzig 1876. — IV. Die Industrie in Deutschland und Œsterreich, von Karl Thomas Richter (Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Rechtspflege des Deutschen Reichs), Leipzig 1876.

La France et l’Allemagne ont donné au monde, pendant ces dernières années, un spectacle inattendu. D’un côté, un pays écrasé par la défaite et condamné à payer une indemnité de guerre colossale se remet au travail avec ardeur, inspire confiance au monde entier, et, tout en déblayant les ruines de la guerre étrangère et de la guerre civile, devance les échéances fixées par un créancier impitoyable ; de l’autre, un pays passé d’un coup à l’état de première puissance du monde perd le sentiment du possible et du réel, se croit aussi riche qu’il est victorieux, spécule sur cette imagination, et s’aperçoit, après qu’il a distribué entre ses villes les trophées des batailles gagnées et accru encore sa formidable force militaire, que son industrie et son commerce sont compromis, son honneur même atteint par le scandaleux abus de l’improbité financière. Il est naturel que les Allemands aient fait d’amères réflexions sur ces désastres qui suivaient de si près leurs victoires, pendant que les Français trouvaient une sorte de compensation à leurs défaites dans les succès de notre travail national. De part et d’autre, on s’est fort peu enquis des causes vraies de la crise allemande, et l’on s’est contenté de la plus apparente. Les 5 milliards, où les Allemands avaient vu d’abord une inépuisable source de richesses, furent par eux accusés de tout le mal ; l’explication, qui n’était pas faite pour nous déplaire, fut sans peine acceptée chez nous, si bien qu’on aurait cru, il y a deux ans, que nos vainqueurs nous auraient proposé volontiers la restitution de l’indemnité, s’ils n’avaient craint de nous voir refuser ces milliards empoisonnés. Maintenant que la crise vient de finir en Allemagne, en laissant derrière elle, il est vrai, de tristes souvenirs, on en peut mieux découvrir les causes et plus exactement mesurer l’étendue. Il suffit d’en conter l’histoire, simplement et comme si l’on parlait d’un peuple qui nous fût étranger.


I.

Le mal dont l’Allemagne a souffert et souffre encore n’est point si inconnu qu’il y faille chercher des causes extraordinaires : il a sévi en France, en Angleterre, en Amérique ; il a mis l’Autriche à deux doigts de sa perte. Ce mal naît naturellement des conditions économiques où vivent les sociétés contemporaines. La multiplicité des communications rapides et la pratique du libre échange ont effacé les frontières des états et lié les uns aux autres les divers pays du monde plus étroitement que n’étaient jadis les provinces d’un même état. Le marché s’étant ainsi élargi, la production s’est extraordinairement accrue. On a vu alors des merveilles : la richesse naissant où était l’aisance, l’aisance où était la misère, mais on a vu presque aussitôt après des folies. Dans l’ardeur du travail et dans la joie du succès, industriels, commerçans, ouvriers, en sont venus à tenir pour radotages quelques maximes de bon sens, et pour surannées des lois éternelles. Quoi de plus simple que cette loi : « la production doit se régler sur la consommation ? » et pourtant on l’a partout plus ou moins oubliée. Il est vrai qu’il est aujourd’hui difficile, sinon impossible, de connaître la limite où la production dépasse les besoins. Autrefois, quand le commerce se faisait sur un marché connu et délimité, quand l’argent était quasi le seul moyen d’échange et qu’il était beaucoup plus rare qu’aujourd’hui, producteurs et consommateurs se connaissaient pour ainsi dire et se consultaient les uns les autres : le producteur aujourd’hui croit avoir l’infini devant lui, et la faculté de se procurer du crédit offre à ses entreprises un champ illimité. Tous les moyens d’outre-passer les limites de la raison et de la prudence lui sont offerts : comment n’en userait-il pas ?

La mobilisation des fortunes est un autre phénomène de la vie économique actuelle. Elle a rendu possibles les bienfaisantes entreprises de toute sorte, que les efforts de capitalistes isolés n’auraient su mener à bonne fin. Elle a donné toute leur importance aux bourses, où se rencontrent l’offre et la demande de capital, où toutes les forces se réunissent et se concertent avant d’entamer les grandes affaires. Le malheur, c’est que la multiplication des valeurs mobilières a donné de terribles forces à la passion du jeu. La spéculation même rend des services, il est vrai, en maintenant à la bourse des capitaux, capables d’être employés plus tard en entreprises utiles ; mais, outre qu’elle emploie inutilement une grande somme d’activité intellectuelle, puisque le travail de deux joueurs, dont l’un s’enrichit et dont l’autre se ruine, se compense et s’annule, elle fait perdre à ceux qu’elle mène la notion vraie de la valeur. Un pays où la passion du jeu gagne, de proche en proche, toutes les couches de la population, court les plus grands dangers, car on cesse d’y chercher ce gain durable et régulier que le travail seul peut donner. En temps normal, le capitaliste, grand ou petit, se rend compte de la probabilité de ce gain, en étudiant à la fois l’affaire où il s’engage et les conditions générales du marché du travail et du marché d’argent : il fait vraiment œuvre économique, et l’intérêt général marche de pair avec son intérêt particulier. En temps de crise, le capital ne cherche dans une affaire que le bénéfice une fois fait que lui procure un mouvement de hausse produit par la spéculation. Tout paraît d’abord réussir aux joueurs, ce qui est d’autant moins surprenant qu’ils n’arrivent pas d’un coup à la pure folie, et que les affaires où ils s’engagent au début sont sérieuses et solides ; mais bientôt le succès surexcite l’envie du gain, et rend aveugle sur les moyens de la satisfaire. On se jette dans des entreprises, même mauvaises, avec la pensée de s’en retirer à temps. On crée ainsi d’imaginaires richesses, toutes de convention et souvent filles de la fraude ; le public se laisse abuser, et un antagonisme redoutable s’établit entre le prix, qui est un effet de la spéculation, et la valeur, qui résulte des choses elles-mêmes. L’oubli de cette vérité si simple, que le prix doit toujours être en rapport avec la valeur, a les plus funestes conséquences ; un enchérissement général se produit sur tous les objets nécessaires à la vie. Signe de richesse, disent les esprits superficiels, qui ne voient point que la grande majorité souffre, sans compensation, de cette hausse de tous les prix, et qu’ainsi se restreint peu à peu la consommation ! Cependant un jour les lois dont l’effet a été suspendu reprennent leur empire ; la fausse richesse s’évanouit ; on s’aperçoit qu’il n’y a pour un pays d’autre façon de s’enrichir que de créer des valeurs nouvelles ; le prix normal s’impose à nouveau, la différence se réduit à une perte nette. Ce n’est pas tout : la panique égare toutes les têtes. Après avoir spéculé sur les brouillards de la lune, sans hésiter, on entre en défiance contre les affaires les plus sûres. La fureur de la baisse, succédant à la fureur de la hausse, fait qu’on dépasse le prix, en descendant, comme on l’a dépassé en montant. Petit à petit, l’équilibre se rétablit enfin, et l’on est ramené au point de départ : quelques hommes se sont enrichis et ont gardé leurs richesses ; un plus grand nombre les ont dissipées en mauvaises entreprises ou en luxe ruineux et improductif ; tous ont laissé, chemin faisant, quelque vertu, l’estime d’eux-mêmes et des autres, la régularité de la vie, l’amour du travail honnête et tranquille. Un grand désordre social survit à l’orgie financière.

C’est avant la guerre qu’a commencé en Allemagne le mal dont on vient de décrire la cause et les effets. À la vérité, le pays était prospère en 1869. Les événemens de 1866 avaient porté leurs fruits. On se constituait à l’état de grande nation. La vivacité du mécontentement chez les princes dépossédés et chez leurs fidèles n’empêchait pas que l’opinion publique ne fût très satisfaite. Cette heureuse disposition, pénétrant tous les esprits, y mettait cette sorte de bonne humeur qui stimule tout à la fois à travailler et à jouir de son travail. Les craintes d’une guerre avec la France, qui avaient été vives après Sadowa et au temps de l’affaire du Luxembourg, s’apaisaient notablement. On était donc assez près de cet état parfait où la consommation et la production, marchant de pair, croissent ensemble. Les forces disponibles en travail et en argent trouvaient un emploi assuré, sans être surexcitées par un succès extraordinaire, ni troublées par la crainte d’un péril prochain. L’équilibre entre la production et la consommation se manifestait par le prix normal de chaque chose, par le rapport raisonnable de la rente au capital, du salaire au travail. C’était, comme a fort bien dit M. OEchselhaüser, un de ces momens qui ne font guère parler d’eux, comme les bonnes femmes de ménage, et dont on apprécie seulement la valeur quand ils ne sont plus. Pourtant le germe du mal était dans cette situation prospère ; la confiance menait à l’audace ; il suffisait qu’un mauvais exemple fût donné pour qu’il entraînât nombre d’hésitans.

Personne n’a plus contribué à donner ce mauvais exemple que le docteur Strousberg. Les lecteurs de la Revue connaissent ce personnage extraordinaire, dont le portrait a été fait ici même de façon à ôter l’envie de le recommencer[1]. On ne peut douter qu’il y ait des parcelles de génie chez cet homme ; mais que de maux il a causés ! Le moindre, c’est la ruine de ces nombreuses familles auxquelles il a donné la misère, après leur avoir promis la fortune. L’éclat de ses succès a corrompu en Allemagne les plus grands comme les plus humbles. Le « docteur merveilleux, » — c’est ainsi qu’on l’appelait, — avait ses mercenaires et savait le prix exact de plus d’une conscience allemande. Il éprouvait du dégoût à voir comme il était adulé, à lire les études psychologiques qu’on publiait sur lui, à entendre des écrivains se demander gravement si « le roi des chemins de fer » Strousberg n’avait point rendu plus de services à la patrie allemande que le « comte de fer, » qui est M. de Bismarck. Une cour de ducs se pressait autour de ce monarque parvenu, qui leur témoignait une grande bienveillance. Comme on s’enrichissait à le suivre, son cortège s’allongeait sans cesse. Or c’est après la guerre seulement que cette grandeur s’écroula ; en 1870, elle était encore intacte, elle faisait rêver bien des honnêtes gens et bien des aventuriers.

La déclaration de guerre eut cependant pour premier effet de comprimer l’ardeur des financiers. La bourse berlinoise n’eut qu’une très médiocre confiance dans les destinées de la patrie allemande. Elle qui devait bientôt couvrir d’or tant de papiers sans valeur, elle laissa tomber les consolidés prussiens, une valeur qui ne pouvait périr qu’avec l’état lui-même, de 105 à 80. En même temps le commerce, grand et petit, refusait à l’envi les billets de la banque de Prusse, et il se faisait un énorme agio sur l’argent et sur l’or. Le parlement de la confédération avait, à l’unanimité, voté un emprunt de 125 millions de thaler, qui fut émis au taux modeste de 88 ; 3 millions à peine furent souscrits à la bourse de Berlin. Par une coïncidence étrange, la souscription eut lieu le jour même de la bataille de Wissembourg. Le lendemain, quand la nouvelle de la victoire fut connue, les financiers eurent d’amers regrets ; ils voulaient se disputer les restes de l’emprunt ; mais le ministre des finances les leur refusa pour les donner à un cours beaucoup plus élevé à une maison de banque ; celle-ci fit encore une très belle affaire, car l’emprunt s’éleva bientôt au-dessus du pair. Cependant les victoires succédaient aux victoires, et la paix dépassait bientôt toutes les espérances qu’on avait conçues. L’unité germanique était consolidée. On avait un empire et un empereur. Maître chez soi, on était passé maître du monde, et on était résolu à le devenir en toutes choses. Dans la longue période pacifique qui semblait s’ouvrir, on entendait conquérir la première place sur les marchés, ou, tout au moins, prendre celle que la France avait laissée vacante. On comptait sur la « foi ce de travail » qui réside dans le peuple allemand, sur les vastes conceptions du génie germanique appliquées au commerce et à l’industrie. C’est alors que sont arrivés les milliards. On commettrait une grosse erreur en leur attribuant tout le mal, en les considérant même comme la cause directe de la catastrophe ; mais il est vrai qu’ils l’ont aggravée. L’idée très fausse se répandit que la richesse publique allemande s’était considérablement accrue. La Bourse feignit de croire que la source était inépuisable, et aussitôt, à l’étourdie, dépassa dans les opérations de crédit les limites de l’honnête et du raisonnable. On ne comprend pas que le gouvernement de l’empire n’ait pas vu le danger, lui qui savait que l’argent conquis devait, en très grande partie, être employé à payer les frais de guerre, à indemniser les familles atteintes par la misère, ainsi que les blessés et les parens des morts, à refaire le matériel, à élever de nouvelles forteresses, en un mot à toutes sortes de dépenses qui sont d’intérêt public, mais que l’on ne peut considérer comme productives. Il appartenait au gouvernement de ne pas laisser croire que les milliards étaient pour jamais versés dans les affaires ; pourtant il ne fit rien pour prémunir le public contre de dangereuses illusions. En remboursant l’emprunt de guerre il commença par mettre en circulation beaucoup d’argent, qui prit tout de suite le chemin de la bourse. Bientôt arrivèrent les premiers versemens de l’indemnité, faits le 30 septembre 1871 et le 31 mars 1872. Le marché prit dès lors une physionomie inquiétante. La prudence commandait d’employer la dernière moitié de la contribution de guerre, jusqu’au jour où elle devait être reprise par l’état, de manière qu’elle ne refluât pas sur les bourses allemandes, dût le gouvernement retirer un moindre intérêt de son argent. Une partie des versemens du 30 septembre 1872 et du 30 août 1873 fut bien consacrée à des achats d’or à l’étranger et à des paiemens aux divers états ; mais tout le reste revint à la Bourse sous forme d’achats de fonds, d’avances sur titres et d’escompte de papiers. Alors l’équilibre déjà compromis fut rompu, et l’état, pour avoir agi comme un banquier qui cherche les plus gros intérêts, prit sa part de responsabilité dans le désordre économique où la nation était plongée.


II.

Déjà ce désordre éclatait de toutes parts. Au premier moment, la spéculation s’était portée sur des valeurs étrangères, américaines pour la plupart, sur l’Alabama-Chattanoga, l’Oregon and California, sur les obligations de vingt-six compagnies de chemins de fer d’Amérique, toutes valeurs promettant des intérêts énormes. On n’en voulait plus depuis longtemps dans le Nouveau-Monde : Francfort et Berlin leur firent si bon accueil que les bourses de ces deux villes portèrent aux cours de 70 et de 90 des papiers aujourd’hui cotés 10 et 20, et qui ne paient plus aucun intérêt ; mais l’Allemagne était assez riche désormais pour prétendre au droit de se ruiner sur des valeurs allemandes. Justement une loi votée quelques jours avant la guerre avait ouvert une libre carrière à tous les esprits entreprenans. Le 11 juin 1870, le parlement de l’Allemagne du Nord avait affranchi les sociétés par actions de la nécessité de l’autorisation préalable. La loi était excellente en elle-même. La société par actions a beaucoup d’avantages sur la société commerciale, et, entre tous, celui de réunir plus aisément les énormes capitaux aujourd’hui réclamés par les entreprises industrielles ; mais elle a aussi des inconvéniens et des dangers. Rarement le directeur d’une société administre avec autant de conscience et d’économie pour le compte des actionnaires que l’associé pour ses coassociés et pour lui-même. Le contrôle sur les directeurs n’est pas suffisamment exercé par les conseils de surveillance, et l’expérience a montré que les assemblées générales sont peu propres à suppléer à cette insuffisance : elles ne recourent guère à des mesures énergiques qu’après que le mal est irréparable. Mais le plus grand danger de la société par actions, c’est qu’elle figure sur la cote de la bourse et devient ainsi un objet de pure spéculation dans ces momens de crise où le public cherche uniquement le bénéfice que donne le jeu, non plus le dividende durable que procurent la bonne gestion et la bonne qualité d’une affaire. Votée en 1867, la loi sur les sociétés par actions n’eût pas produit en Allemagne tant d’effets malheureux, car la crainte continuelle d’une guerre avec la France aurait entretenu dans les esprits la circonspection nécessaire ; mais quatre mois ne s’étaient pas écoulés depuis sa mise en vigueur qu’on pouvait escompter déjà l’heureuse issue de la guerre : la spéculation s’emparait de l’instrument tout nouveau qui lui était offert.

Naturellement on ne commença point par des excès ; les premières sociétés établies ont rendu et rendent aujourd’hui encore des services que l’on oublie trop en faisant l’histoire de la crise économique allemande. Ce n’est qu’en 1872 que se multiplient les fondations aventureuses et malhonnêtes. D’innombrables banques leur viennent en aide. Avant 1870, quarante-huit banques représentant un capital de 847 millions de marcs (plus d’un milliard de francs), figuraient à la cote de la bourse berlinoise ; de 1871 à 1873, quatre-vingt-quinze banques nouvelles, représentant un capital versé de 150 millions de marcs, y font leur apparition. Dans le même temps, la circulation des billets non couverts par l’encaisse métallique atteignait 730 millions de marcs ! Comme il était impossible d’employer en affaires solides les énormes capitaux qui affluaient et réclamaient un emploi immédiat et lucratif, ces établissemens de crédit, à peine ouverts, se livrèrent à des opérations de bourse ou créèrent des sociétés nouvelles. De 1790 à 1870, il s’était fondé en Allemagne, sous le régime de l’autorisation, environ 300 sociétés par actions ; 780 ont vu le jour en Prusse pendant les années 1871 et 1872 : cela fait plus d’une société par vingt-quatre heures. Que l’on n’ait point trouvé tout d’un coup la quantité d’hommes expérimentés et honnêtes qu’il aurait fallu pour conduire tant d’entreprises nouvelles, on le conçoit aisément : ces aventuriers eurent toutes portes ouvertes ; avec eux entrèrent dans les affaires la légèreté, la prodigalité, la malhonnêteté.

On est embarrassé pour le choix des exemples qui peuvent donner une idée de ce dévergondage financier. Peut-être cependant est-ce dans l’histoire des sociétés pour constructions qu’on voit le mieux l’origine, le caractère, les effets de la crise. Les financiers et hommes d’affaires de toute sorte qui ont spéculé sur le bâtiment sont partis d’un certain nombre d’idées abstraites : par une série de transitions hardies, ils ont conclu des victoires à l’enrichissement, de l’enrichissement à la nécessité de changer la façon de vivre du peuple allemand. Berlin ne s’était-il pas élevé fort au-dessus des autres villes d’Europe par la gloire de ses enfans ? Avant la guerre déjà, Berlin était la « capitale de l’intelligence ; » après la guerre on disait communément « la grande capitale du monde, die grosse Welthauptstadt. » Or, comme il sied à un homme tout d’un coup enrichi de faire nouvelle figure parmi les autres hommes, d’acheter un mobilier nouveau, d’agrandir sa maison ou d’en bâtir une plus belle, il faut qu’une ville tout d’un coup illustrée se transforme, jette les vieilleries par terre, construise de belles rues et les orne de palais. Mais Berlin n’est « qu’une perle de ce collier de villes » dont s’enorgueillit la vieille Allemagne ! Il faut à Cologne, à Bonn et à toutes les villes que baigne le Rhin, il faut à Francfort, la cité impériale du temps jadis, à Hanovre, qui fut si longtemps capitale avant d’être préfecture prussienne, à bien d’autres encore, leurs quartiers neufs, leurs boulevards, leurs parcs avec des fontaines jaillissantes.

C’est à quoi ont voulu pourvoir un certain nombre de sociétés financières. On n’en peut vraiment rapporter ici tous les noms ; après avoir énuméré Nord-End, Ost-End, Süd-End, West-End, Thiergarten, Thiergarten W est-End, Unter den Linden, Passage, Centralstrasse, City, Königstadt, Belle-Alliance, Cottage, ainsi nommées par les lieux où s’exerçait leur activité, il faudrait citer encore de quoi finir la page. Et comment se retrouver dans ce labyrinthe de noms : Banque berlinoise pour les constructions, Société berlinoise pour les constructions de maisons, Société générale pour les constructions de maisons, Association germano-hollandaise pour les constructions, Société allemande pour les constructions, Société prussienne pour les constructions, Banque prussienne pour les constructions, Banque provinciale pour les constructions. Banque provinciale pour les constructions et le commerce. Banque générale pour le commerce et les constructions, Banque centrale. Banque impériale ?.. J’en passe une quantité, car il y eut plus de cent sociétés pareilles dans l’Allemagne du Nord. et du centre.

Tout ce monde se mit à l’œuvre avec ardeur ; d’énormes capitaux furent appelés et versés: chaque jour, de nouveaux projets se produisirent, et voici ce qu’il advint d’abord : Les créateurs des sociétés avaient parlé de remédier à la « disette des logemens, » dont Berlin, à les entendre, souffrait beaucoup ; mais le premier effet de leurs spéculations fut une hausse énorme sur les loyers. Cette hausse avait commencé le jour où la tribu des financiers, prenant joyeusement possession de « la capitale du monde, » avait installé ses banques et les bureaux de ses sociétés, ses directeurs, ses administrateurs, ses agens, dans les plus belles rues, les plus belles maisons, les plus beaux appartemens. La hausse augmenta quand on parla de la « disette des logemens, » quand l’accroissement de la population berlinoise se fit sentir, et que les mots d’expropriation, de percement de voies nouvelles, furent prononcés. C’était, avant 1870, un mauvais métier que celui d’entrepreneur de constructions ; cela menait tout droit à la prison pour dettes. Presque toute la propriété foncière de Berlin était grevée d’hypothèques pour les quatre cinquièmes de sa valeur, et les familles riches aimaient mieux louer que bâtir. En quelques jours, tout changea : bâtir devint plus économique, et l’on bâtit avec fureur ; Berlin vit s’élever des palais, et tout un quartier neuf, peuplé de jolies maisons, entoura le Thiergarten. Aussitôt la spéculation se met de la partie. On achète des maisons, non pour les garder, mais pour les revendre ; tel immeuble passe en un jour par dix mains. L’acte d’acquisition d’une maison est une valeur très disputée à la bourse. Les propriétaires sont assiégés par des acheteurs ; grand est leur embarras, car dans cette hausse fiévreuse du prix des immeubles, ils ne savent plus à quel taux céder. On a raconté à Berlin l’histoire d’un de ces malheureux qui, après avoir exigé 120,000, 150,000, 200,000 thaler d’une maison, avait fini par la vendre 250,000. Quinze jours plus tard, il sut qu’une banque l’avait rachetée 400,000 thaler. Il n’en demanda pas davantage et se pendit.

Ces folies n’étaient point pour diminuer « la disette de logemens. » Avant 1870, le loyer représentait déjà dans le budget domestique un sixième du revenu. En 1872 et en 1873, grâce aux augmentations qui se renouvelaient de trimestre en trimestre, le loyer eût pris le tiers du revenu d’une famille aisée, si elle ne s’était point décidée à choisir quelque appartement plus modeste. Les logemens de 2,000 à 5,000 thaler, autrefois très rares, abondèrent. Tout ce qui était ouvrier, petit commerçant, petit rentier, employé, dut quitter les quartiers du centre. Les hommes de profession libérale émigrèrent aussi ; dans le tranquille quartier qu’on appelait autrefois quartier des « conseillers intimes, » le conseiller intime s’est fait très rare ; l’érudit, l’artiste ou l’écrivain ne se rencontre presque plus dans le West-End, près de la Porte de Potsdam, où il habitait. S’il ne s’est point transporté au faubourg, il a dû céder au moins à plus riche que lui le premier étage, qu’on appelle en allemand die Beletage. Quant aux pauvres, comme les plébéiens de l’ancienne Rome, ils quittèrent une ville où ils n’avaient plus de place, et, à défaut du Mont-Sacré, plantèrent sur un terrain sablonneux, hors des portes, cette ville de Barackia, faite de haillons, de poutres vieillies, de wagons à la réforme. Ce n’est pas sans orgueil que les feuilles locales signalaient à l’attention des étrangers cette colonie poudreuse : Berlin devenu trop petit, n’était-ce pas le signe des temps nouveaux ? On allait d’ailleurs remédier au mal, et très vite, car un statisticien a calculé qu’en mettant à exécution quelques-uns des projets des sociétés et banques susnommées, on bâtirait une ville pour 9 millions d’habitans, trois fois plus grande que Londres.

Or la plus grande partie de ces sociétés et banques ne bâtit rien et n’eut jamais dessein de rien bâtir. On faisait des plans de construction, on traçait des routes, des quartiers, on marquait la place des marchés. Puis, pour attirer le chaland, on offrait à bon compte l’emplacement et l’argent pour aider à l’entreprise, car la société de constructions était le plus souvent en même temps une banque de constructions ; mais les chalands ne se présentèrent guère, et ceux qui furent assez osés pour le faire n’y trouvèrent pas leur compte. Cependant les actions se plaçaient : l’actionnaire recevait de si beaux dividendes, pris naturellement sur le capital même ! Cette comédie ne pouvait durer : l’acheteur ne venant pas, la faillite est venue. Pour ne citer que quelques exemples, la Banque centrale donne, une année, Zi3 pour 100 de dividende ; ses actions sont à 420 : elles sont aujourd’hui à 25 ; l’Ost-End a donné 11 pour 100, est monté à 120, redescendu à 12 ; le Landerwerbund Bau-verein a donné 40 pour 100, est monté à 200, redescendu à 15 ; le West-End a donné 15 pour 100, est monté à 125, redescendu à 1 ; le Nord-End a donné 20 pour 100, est monté à 140 ; aujourd’hui il est coté 0.

Citerai-je quelques-unes des histoires comiques ou tragiques de ces sociétés ? Parlerai-je de cette colonie de Friedenau, sur laquelle un grand propriétaire offrit généreusement asile aux gens de petite fortune, employés, retraités, professeurs, artistes, hommes de lettres, loin des bruits et de la fumée des fabriques, loin de la vue des « maisons de prolétaires ? » La société commence modestement avec un capital de 10,000 thaler, qu’elle élève bientôt à 400,000 ; elle distribue des dividendes fabuleux la première année et pousse ses actions à 200 : elles sont aujourd’hui à 15 ; de dividende, il n’est plus question ; quant à la ville projetée, elle compte 60 maisons, difficiles à louer. Parlerai-je de la société Berlin-Charlottenbourg, de cette magnifique rue Impériale, qui fut tracée de Steplitz à Charlottenbourg. Il n’y manque aujourd’hui que des maisons, et les troupeaux paissent encore sur les terrains à bâtir. Il faut aussi une mention à la société de West-End, qui avait entrepris l’établissement d’une colonie de villas, sur la route de Spandau, derrière Charlottenbourg, au point où s’élève une de ces collines chauves, brûlées par le soleil, tourmentées par tous les vents, qui rompent, sans y ajouter le moindre charme, la monotonie désolante de la plaine de Brandebourg : ici encore de larges rues sont tracées ; elles portent des noms poétiques : rue des Acacias, des Platanes, etc. On projette un grand casino, un restaurant de premier ordre, un château-d’eau. West-End ne suffisant pas, on aura Neu-West-End, où l’on enclavera le château du « Repos dans les bois ; » de ce château partira vers le vieux palais de Berlin une avenue superbe, « la plus belle, la seule avenue du monde. » L’avenue est encore à naître ; quelques maisons déparent la solitude des rues des Acacias et des Platanes. Les actions, qui sont montés à 225, sont aujourd’hui à 1.

Pendant que quelques industriels s’appliquaient de la sorte à embellir les environs de la capitale, d’autres donnaient leurs soins à la capitale elle-même. Ne fallait-il pas à Berlin des passages, un Palais-Royal, un Grand-Hôtel ? On voulut en même temps lui donner tout cela. Une société se fonda pour la construction et l’exploitation d’un passage entre les Tilleuls et la rue Frédéric. L’opération était commencée avant la guerre ; on fit les choses en grand : des deux côtés de la haute et large galerie bien décorée on ménagea des boutiques, des salles de restaurant et de concert. Tout était prêt le 22 mars 1873, jour anniversaire de la naissance de l’empereur et roi, qui voulut bien honorer de sa présence la fête d’inauguration. On soupa et l’on dansa. Puis on attendit les locataires ; mais l’établissement avait coûté si cher que les loyers étaient énormes. Les concerts firent faillite ; les salles de restaurant et de fêtes demeurèrent vides. On passe beaucoup dans la Galerie Impériale, — c’est le nom qu’on lui a donné, — mais on n’y achète guère. Un café y a quelques chalands, et un panopticum où l’on exhibe des figures de cire est le principal ornement du lieu. Le Palais-Royal de Berlin a sur la Galerie Impériale cette supériorité qu’il est demeuré à l’état de projet. Le Grand-Hôtel n’a vu le jour que pour périr bientôt de mort violente. La réclame ne lui avait pas manqué : ce devait être un hôtel comme il n’y en avait dans le monde entier qu’à Paris et à New-York, avec 262 chambres, un ascenseur, un sonnenbrenner. Le jour de l’inauguration, l’empereur parut encore : le premier, il monta dans l’ascenseur. Un dîner de 250 couverts fut servi ; le préfet de police y porta un toast « au succès de la grande entreprise à laquelle sa majesté elle-même, comme elle l’avait prouvé par sa visite impériale, s’intéressait remarquablement. » Dix jours après, hôtes et serviteurs s’enfuyaient éperdus de l’hôtel modèle ; vêtemens, linges, tapis, meubles pleuvaient par les fenêtres ! Le feu était dans la maison, et la maison était si légèrement construite qu’il en eut raison très vite. Ainsi finit « l’Hôtel Impérial. » La glorieuse épithète n’a point porté bonheur : la rue Impériale a attendu ses maisons, la Galerie Impériale ses locataires ; l’Hôtel Impérial eût attendu sans doute ses voyageurs, n’était l’incendie. Il y aurait de quoi s’inquiéter, si l’esprit germanique n’était inaccessible à toute faiblesse et ne laissait la superstition aux dégénérés des races latines.

Les pertes causées par ces seules sociétés de construction sont énormes. Le capital de celles qui ont figuré à la seule bourse de Berlin monte à 100 millions de thaler, que la hausse des premiers temps a portés à 400 millions. Un très grand nombre de ces sociétés sont mortes ; celles qui restent et qui sont chargées d’hypothèques périront à leur tour, car les hypothèques dépassent de beaucoup la valeur réelle du terrain. De nouveau, la propriété foncière berlinoise est grevée, et plus qu’elle ne l’a jamais été, car les inscriptions hypothécaires ont dépassé les mains-levées en 1869 de 9 millions de thaler, en 1871 de 20 millions, en 1872 de 79 millions.

L’histoire des sociétés de construction n’est qu’une partie de l’histoire désastreuse des sociétés industrielles, qui se sont proposé cent objets divers : exploitation de brasseries, de fabriques de produits chimiques, de fabriques de draps, de papier et de machines, de filatures, de manufactures de toute sorte. C’est ici que la loi du 11 juin 1870 a enfanté des monstres. En 1871 et en 1872, tout devient matière à la fondation de sociétés par actions. Alors se mettent en campagne l’inventeur et le fondateur : le premier a l’idée, le second l’exécute. Un journal financier raconte d’une façon plaisante toute la procédure. « Dans un vallon solitaire vous rencontrez une cheminée abandonnée : d’un coup de baguette, cette ruine est transformée en fabrique de machines. Sur une colline tourne un moulin à vent ; le corps est vieux, les ailes délabrées : voilà de quoi faire une société par actions des moulins réunis. Au bord d’un ruisseau pourrit une vieille barque, c’est le commencement d’un Lloyd. Avec une boutique de charpentier, vous avez les élémens d’une société de « livraison de matériaux de construction. » Que sais-je ? Bons bourgeois, veillez sur vos blanchisseuses ! Si vous les laissez errer seules dans les rues, l’inventeur les rencontrera ; il les embauchera dans une « blanchisserie par actions ! » Les propriétaires d’établissemens anciens et prospères étaient l’objet des plus importunes sollicitations de la part d’hommes qui voulaient acheter leurs maisons pour les exploiter au moyen de sociétés par actions. Très rares furent ceux qui résistèrent, comme fit ce propriétaire du plus grand établissement métallurgique de Berlin, qui refusa 12 millions de thaler. On cite des industriels, par exemple un « entrepreneur de nettoyages de garde-robe, » qui firent lithographier leurs lettres de refus. Le très grand nombre céda ; des maisons jusque-là très solides furent ainsi compromises ; mais le moyen de résister ? Un fabricant de machines reçut une telle somme d’argent qu’il distribua 50,000 thaler entre ses employés et ses ouvriers avant de les quitter. Naturellement l’industriel et le commerçant compromis allaient au-devant des propositions, ou bien se mettaient eux-mêmes à la tête d’une société par actions. Il suffisait de s’adresser au banquier qui avait la vogue pour de telles entreprises ; le banquier vendait cher sa signature, et 10,000 thaler n’étaient point pour le tenter ; mais cette signature amenait les actionnaires, et les actionnaires d’une affaire véreuse ne sauraient se payer trop cher.

M. Glagau raconte l’histoire de la fondation d’une de ces sociétés, qui peut témoigner pour toutes les autres. La voici avec des noms d’emprunt. M. Durand, qui veut vendre sa fabrique, est mis en rapport avec M. Dupont, entrepreneur de sociétés par actions. La fabrique vaut 250,000 thaler ; eu égard à la grandeur des temps où l’on vit, Durand demande 400,000 thaler. C’est accordé, mais après qu’il a été bien entendu que, si Dupont ne réussit pas dans l’entreprise, Durand reprendra son bien sans indemnité. Provisoirement il ne reçoit pas même un pfennig. Dupont s’abouche alors avec des amis et camarades. On se partage les rôles du syndicat de fondation, de premiers signataires, de membres du conseil de surveillance, de président, etc. Cela fait, deux des amis et camarades, MM. Leloup et Renard, fondent une société qu’ils nomment la société le Vulcain, et passent devant notaire l’acte, où ils indiquent, en termes aussi vagues que possible, que l’objet de l’entreprise est l’acquisition d’une fabrique de machines. Le même jour, Leloup et Renard achètent à Dupont la fabrique de Durand au prix de 1 million de thaler. Au préalable, ils ont fixé dans le statut le taux du capital par actions à 1,200,000 thaler. L’excédant, soit 200,000 thaler, sera employé comme « capital d’exploitation, » afin de donner une impulsion vigoureuse aux travaux de la fabrique. Le même jour, devant le même notaire, se tient l’assemblée générale de la société le Vulcain. Sont présens Dupont, Leloup, Renard, plus MM. Lajoie, Fortuné, Lenoir et Leblanc, en tout sept personnes. Ce sont les premiers actionnaires du Vulcain : ils apportent le capital de 1,200,000 thaler, sur le papier, bien entendu, car jusqu’à présent il n’a pas été remué un rouge liard par qui que ce soit. Sans désemparer, les sept actionnaires approuvent l’acquisition de la fabrique, faite par Dupont au prix de i million de thaler : la résolution est prise à l’unanimité ; s’il y a quelques objections, elles sont modérées et de peu d’importance. On nomme ensuite le conseil de surveillance, qui, d’après la loi, doit se composer de trois personnes : à une forte majorité, Lajoie et Fortuné sont nommés membres, et Leloup président. Une majorité plus imposante nomme Dupont directeur de la société le Vulcain, et Renard sous-directeur. Les cinq dignitaires prennent place alors, chacun selon le rang qui lui convient, autour du tapis vert. Sur les bancs des actionnaires, Leblanc et Lenoir restent assis modestement. Le notaire a tout observé, il a donné ses conseils de jurisconsulte ; il atteste que les délibérations et les élections ont été faites selon la teneur des lois.

L’affaire est alors portée à la maison de banque des frères Israël, qui l’attendaient, ayant été consultés d’avance, mais qui s’étaient, comme de raison, tenus à l’écart de toutes les négociations. Les frères Israël font l’avance des 10 pour 100 du capital de fondation, qui, pour obéir à la loi, doivent être versés, et voilà les actions de la société le Vulcain portées à la cote. Quelques semaines après, elles atteignent ou dépassent le pair : l’argent a donc été fourni par le public. Alors se fait le partage. Les frères Israël prélèvent, comme il est juste, leur petite commission, qui est de 16 2/3 pour 100, soit 200,000 thaler, et ils comptent 1 million à Dupont, directeur du Vulcain. Lenoir et Leblanc, braves gens sans conséquence et qui n’ont d’ailleurs souscrit qu’une faible somme, reçoivent chacun 10,000 thaler. On ne peut donner moins de 40,000 thaler à partager à Lajoie et à Fortuné, membres du conseil de surveillance. Leloup était président du conseil de surveillance, Renard sous-directeur : cela vaut à chacun d’eux 50,000 thaler. En tout, Dupont compte 160,000 thaler à ses associés ; il lui reste 840,000 thaler, sur lesquels il s’acquitte envers Durand (400,000 thaler) et met de côté le capital d’exploitation de 200,000 thaler. Quant à lui, sa part de bénéfice est l’excédant, soit une bagatelle de 240,000 thaler. Le tour est joué. Maintenant la fabrique peut commencer à travailler : elle n’ira pas longtemps. Les frais d’acquisition sont énormes, l’administration détestable : le capital d’exploitation s’épuise. La crise générale, produit de mille spéculations semblables à celle qui vient d’être racontée, fait sentir ses effets, qui sont la hausse des salaires et la diminution de la consommation. Au bout d’un an, on parle d’emprunt ; les actions perdent 5/6es de leur valeur nominale. On parle de faillite : la faillite arrive.

Pour en finir avec l’histoire de ces sociétés industrielles et pour montrer d’un coup l’étendue du mal qu’elles ont fait, il suffit de comparer la cote de la bourse de Berlin, comme a fait M. OEchselhauser, à cinq années de distance, en 1870 et 1875. En 1870, cette cote (notons bien qu’il s’agit ici seulement de la bourse berlinoise) comptait 28 sociétés, représentant un capital de 98 millions de marcs ; c’étaient des sociétés sérieuses et que la crise a peu touchées : leur dividende moyen était en 1874 de 5,88 pour 100, un peu plus élevé qu’avant la guerre. Après 1876, 225 sociétés nouvelles sont inscrites à la cote, représentant un capital de 564 millions de marcs ; leur dividende moyen débute à 10,38 pour finir à 1 pour 100, et ce dernier chiffre ne saurait même donner l’idée de l’énormité des pertes subies par les actionnaires, car un très grand nombre des sociétés sont en faillite, et, dès 1874, 136 d’entre elles ne donnaient aucun dividende.


III.

On n’entreprendra pas de raconter ici l’histoire de toutes les valeurs de spéculation qui ont subi les effets de la dernière crise allemande ; un énorme volume n’y suffirait pas. C’est assez d’avoir montré comment, pourquoi, jusqu’où l’on s’est trompé. Ajoutez pourtant que toutes les valeurs ont été plus ou moins atteintes, j’entends presque toutes les valeurs nouvelles. Quelles lamentables aventures encore que celles des actionnaires des chemins de fer ! Au lendemain de la guerre, les compagnies privées et l’état, qui est en Prusse propriétaire de plusieurs lignes, agirent avec une légèreté sans pareille. Entraînés par la fièvre générale, ils voulurent d’un coup parachever le réseau en le doublant. Rien ne les arrêta, ni l’énorme accroissement de salaire exigé par les ouvriers appelés en masse sur les chantiers, ni l’élévation du prix du fer, des matériaux de construction, des machines, du sol. Les devis étaient dépassés de 50 pour 100, on n’y prenait garde. Le marché d’argent, encombré par les milliards, absorbait sans difficulté toutes les émissions nouvelles. La surcharge de capital écrasa l’exploitation. L’appel d’argent lait par les chemins de fer est en 1872 de 244 millions, en 1873 de 471 millions de marcs. Cependant l’accroissement de revenus n’était pas en proportion avec l’accroissement de la dépense ; des lignes nouvelles faisaient aux lignes anciennes une concurrence fatale aux unes et aux autres, et le revenu est tombé si bas qu’aujourd’hui des lignes d’intérêt général ne peuvent être entreprises faute d’argent, l’épargne s’étant détournée de ces valeurs improductives. Pour citer un exemple frappant, les actions du chemin de Berlin à Potsdam étaient en 1870 un des meilleurs placemens qu’on pût faire : elles donnaient alors un dividende de 20 pour 100, qui est tombé à 14 pour 100 en 1871, à 8 pour 100 en 1872, à 4 pour 100 en 1873, à 1,75 pour 100 en 1874. Des entreprises frauduleuses qui ont été faites dans le domaine des chemins de fer, nous ne parlerons pas. C’est autour de celles-là qu’on a fait le plus de bruit, et elles ont été sévèrement jugées en plein parlement d’Allemagne. Rien d’ailleurs ne ressemble à un spéculateur malhonnête comme un autre spéculateur de même trempe, et le dégoût prend vite en pareille compagnie.

Les sociétés de chemins de fer sont toujours soumises, malgré la loi du 11 juin 1870, au régime de l’autorisation préalable. Cette loi n’est donc pas responsable des désordres commis par ces sociétés. On ne saurait trop répéter d’ailleurs qu’elle n’a point été, pas plus que nos milliards, la cause déterminante de la crise. Elle y a seulement aidé. Ce qui a fait le mal si grand, c’est qu’une foule de circonstances se sont réunies pour l’aggraver. L’agitation socialiste par exemple a été aussi nuisible que la loi sur les sociétés par actions.

Les lecteurs de la Revue connaissent les forces et les doctrines des partis socialistes en Allemagne[2] ; ils savent que ces utopistes impitoyables dédaignent tous les efforts faits par la législation et par la bonne volonté privée pour donner aux travailleurs le moyen de s’élever peu à peu dans les rangs d’une société qui n’est pas fermée. Ce n’est pas d’une réforme qu’ils rêvent, mais d’une révolution totale. Servie par une organisation très forte, par ses journaux et par ses orateurs, encouragée par cette médiocrité générale des fortunes, qui rapproche en Allemagne le petit bourgeois de l’ouvrier, et par la condescendance étrange de ces socialistes de la chaire, qui sèment dans l’esprit des jeunes gens quantité d’idées vagues sur la réforme sociale, l’armée ouvrière allemande marche fièrement, sous son drapeau de soie rouge frangé d’or, à l’assaut d’une société désemparée. Elle a profité grandement de la dernière crise pour gagner du terrain sur l’ennemi.

Les socialistes allemands ont aggravé toutes les conséquences funestes de cette crise, et ils ont à peu près annulé tous les avantages que l’on pouvait retirer de l’accroissement de production qui a marqué la reprise des affaires après la guerre. Le travail, étant très recherché, devint très cher : rien de plus légitime, rien de plus heureux, si le travail eût été vraiment productif ; mais la spéculation intervint, la demande fut plus instante que jamais, et, devenus millionnaires, les joueurs ne comptèrent plus. L’ouvrier passa en exigences toutes les limites raisonnables : il fut fait selon sa volonté. Lui aussi partagea l’illusion générale : il se crut riche pour tout de bon. L’avenir étant assuré, ne fallait-il pas d’abord jouir un peu du présent ? Il est de mode de faire fête à un héritage inattendu, à un gros lot inespéré : l’ouvrier allemand fit largement la fête. Près de lui, le parvenu bourgeois élevait des palais et menait la vie à grandes guides ; l’ouvrier fît comme il voyait faire, et dans ses cabarets remplaça la bière par le Champagne. Le salaire qu’il recevait allait bien au-delà de ses besoins, et pourtant les caisses d’épargne n’accusèrent aucune augmentation des versemens ; l’intérieur de l’ouvrier ne s’embellit pas ; sa femme ne fut ni mieux logée ni plus heureuse, et, la bise venue, l’ouvrier se trouva pauvre comme devant, mais plus haineux que jamais et plus préparé à croire aux utopies malsaines. Toute une génération a été ainsi corrompue : l’apprenti qui a débuté par ces orgies en conserve jusqu’à la mort un dangereux souvenir.

Au moment même où ils recevaient les plus gros salaires, les ouvriers travaillèrent moins et plus mal. En temps normal, quand le bon sens exerce tous ses droits et fait voir clairement à chacun son intérêt, le travail augmente en proportion de la demande et arrive ainsi à la satisfaire. Le salaire suit une marche régulière, et l’équilibre économique n’est pas détruit. Dans la dernière crise au contraire, partout où les ouvriers ont été réunis en masse, dans les villes, dans les districts industriels et miniers, sur les chantiers des chemins de fer, non-seulement la journée de travail a été raccourcie, mais le travail a cessé deux jours par semaine, le samedi et le lundi, sans préjudice de la sanctification du dimanche. Ajoutez qu’on eût été mal venu à prétendre contrôler le travail et réprimander le travailleur : cela était bon pour d’autres temps et d’autres mœurs. Tout sentiment de l’honneur professionnel avait disparu.

Parmi les corps de métiers qui se sont le plus distingués dans cette période, il faut citer les maçons de Berlin. Ceux-ci exigèrent un salaire double et l’obtinrent, puis une réduction de moitié dans la durée du travail, ce qui équivalait à quadrupler le prix de leur travail : on la leur accorda au moment où le prix des matériaux de construction doublait à son tour. Les entrepreneurs supportèrent naturellement ces excès, tant qu’ils purent faire accepter aux propriétaires l’élévation croissante de leurs prétentions : après, il en fallut rabattre. Alors éclatèrent des grèves ; mais la grève tourne toujours contre l’ouvrier, quand celui-ci a poussé le patron jusqu’au point où toute concession nouvelle aurait pour conséquence immédiate la ruine. De nombreux chantiers furent licenciés. Des ouvriers furent appelés du dehors : il en vint même de France, dont le travail fut très apprécié. Nos compatriotes mettaient une sorte d’amour-propre national à travailler bien et vite. J’en ai vu quelques-uns à l’œuvre à Berlin en 1874. Mon attention avait été attirée dans une rue par une conversation française qui partait d’un chantier de tailleurs de pierres. J’entrai, me sentant un peu chez moi. « Vous êtes Français ? demandai-je à l’un des travailleurs. — Oui, monsieur, à votre service. — Que diantre faites-vous ici ? Seriez-vous exilés ? — Pas du tout ; on est venu nous embaucher en France, et nous voilà ! » Puis mon interlocuteur me conta que ses camarades et lui travaillaient mieux que ces fainéans de Berlin, et qu’ils rapporteraient un boursicot. « Pourtant, disait-il, nous ne nous privons de rien ; nous mangeons bien et nous buvons du vin : ça fait rager les autres. »

Même aujourd’hui que les salaires sont redescendus à un niveau raisonnable, le préjudice porté à l’industrie du bâtiment dans toutes les grandes villes, et surtout à Berlin, n’est pas près de s’arrêter. « Quand le bâtiment ne va pas, rien ne va ; » l’industrie du mobilier, déjà compromise par les exigences de ses propres ouvriers, a été atteinte par le contre-coup de la crise du bâtiment : elle a été ruinée. Berlin jadis fabriquait le meuble avec moins de goût que Paris, mais plus solidement et à meilleur marché : Paris a gardé la supériorité de son goût ; il vend aujourd’hui des meubles aussi solides et moins cher, si bien que depuis trois années Berlin, en grande partie, s’approvisionne de meubles à Paris. L’organisation socialiste a fait naturellement que les mêmes abus se sont reproduits dans toutes les industries, en particulier dans l’industrie minière et métallurgique, au sort de laquelle tant d’autres sont liées. On se souvient encore de ces grèves qui éclatèrent dans les districts charbonniers de la Westphalie au moment même où le travail cessait dans presque toutes les fosses en Angleterre. La première conséquence fut une hausse énorme du prix des charbons, si bien que les propriétaires des mines se réjouirent de la fortune inespérée qui leur arrivait ; mais leur joie ne dura guère : la spéculation s’abattit sur leur industrie et y fit les mêmes ravages que partout ailleurs. La hausse des charbons amena celle du fer ; les compagnies de chemins de fer, afin de compenser l’excès des dépenses qui en résultait pour elles, élevèrent leurs tarifs, ce qui accrut le mal. La consommation s’arrêta ; beaucoup d’usines furent fermées, et l’industrie charbonnière souffrit plus de cette réaction qu’elle n’avait profité d’une hausse passagère.

En vérité, ne faut-il pas être dans cet état maladif créé par les crises pour ne point comprendre qu’un peuple ne saurait s’enrichir en travaillant moins, en produisant plus mal, en vendant plus cher ? Il est arrivé à l’Allemagne ce qui devait fatalement arriver : elle est devenue incapable de supporter la concurrence étrangère. Les importations dépassent les exportations de 900 millions de marcs en 1872, de 1 milliard 800 millions en 1873. Partout où l’industrie allemande se mesure avec ses rivales, elle succombe. On n’a point oublié le cri d’alarme récemment poussé par le commissaire-général de la section allemande à l’exposition de Philadelphie : « Nous sommes au-dessous de tous les peuples pour le travail ; aucun de nos produits ne vaut les produits similaires de l’étranger, et pourtant nous prétendons vendre plus cher. Nous avons fait une belle exposition… d’orgueil avec nos bustes de l’empereur, de Bismarck, de Moltke ; la pauvreté du reste n’en paraît que plus misérable ; nous sommes l’objet de la risée universelle ! » Ainsi parlait naguère M. Reuleaux de ses compatriotes, en s’adressant à eux-mêmes. L’approche de l’exposition de Paris rend soucieuse la presse allemande, qui examine s’il convient que l’industrie germanique s’y fasse représenter. On s’est à peu près résolu pour l’affirmative, après avoir écarté la crainte d’un mauvais accueil que les exposans allemands eussent été exposés à rencontrer chez un peuple qui n’a besoin des leçons de personne pour pratiquer les devoirs de l’hospitalité. On s’exhorte seulement à travailler consciencieusement pour paraître décemment et se bien tenir.


IV.

Aux causes déjà dites de la crise économique en Allemagne il faudrait ajouter, pour être complet, l’abus qui a été fait par les banques privilégiées de l’émission de billets non couverts par l’encaisse métallique, le contre-coup, très vivement ressenti en Allemagne, des désastres financiers qui ont ruiné l’Autriche, enfin maintes causes générales par lesquelles s’expliquent les malaises qui se font sentir dans le monde entier : tel est l’encombrement des marchés par tels ou tels produits de plusieurs grandes industries à qui le progrès constant de la mécanique et l’affluence des capitaux ont permis de prendre sur toutes les autres une avance exagérée. L’industrie métallurgique, par exemple, a plus que centuplé sa production depuis trente ans. Pendant longtemps, le marché demanda de plus en plus : dans tous les pays du monde, en effet se construisaient les chemins de fer ; on en construisit, dans la seule Amérique, 11,000 kilomètres en un an. Mais aujourd’hui le principal travail est fait partout ; il ne reste plus guère à l’état de projet, dans les pays civilisés, que des lignes de moindre importance, à une seule voie. Tout à coup le fer cesse d’être demandé : il reflue d’Amérique à Glasgow : une baisse énorme se produit, et voilà une des souffrances de la crise industrielle dans laquelle les 5 milliards n’ont rien à voir assurément.

Qui se vanterait d’ailleurs d’exposer, sans en passer une, les causes d’une crise générale, quand il est si malaisé déjà de décider au juste pourquoi le prix de telle ou telle marchandise augmente ou baisse ? car ces mouvemens sont produits par plusieurs causes, dont la plus apparente est souvent la moins grave. Quant aux conséquences de la crise pour l’Allemagne, voici les principales :

Une énorme quantité d’argent a été perdue. Si l’on prend l’ensemble des valeurs cotées à la bourse de Berlin, actions de chemins de fer, actions de banques, actions des sociétés minières et métallurgiques, actions des sociétés industrielles, c’est par milliards qu’il faut compter la différence entre les cours de 1870 et ceux de 1875. Mais il s’est fondé en Allemagne un grand nombre d’entreprises nouvelles, dont la bourse de Berlin n’a pas entendu parler ; les bourses de Cologne, de Hambourg, Francfort, Leipzig, Breslau, Stuttgart ont eu leurs groupes locaux de valeurs de spéculation : voilà encore des centaines de millions à mettre après les milliards. Ces différences ne représentent pas seulement des déplacemens de fortune, car une très grande partie de ce capital énorme est à jamais perdue. Elle a été consommée en dépenses improductives : il ne reste rien, avons-nous dit, aux ouvriers des centaines de millions représentés par l’accroissement des salaires. Il ne reste rien de l’argent placé en quantités si grandes sur ces chemins de fer mal établis, sur ces maisons mal bâties, sur ces colonies sans colons et ces usines sans ouvriers. Il n’y a point de doute que l’Allemagne n’ait été très appauvrie.

De rudes atteintes ont été portées aux vertus que les Allemands ont coutume de revendiquer comme leur attribut exclusif. Le sincère Allemand a menti énormément. C’est en 1871 que les journaux de Berlin et autres villes commencèrent à donner ces supplémens longs et denses, tout pleins d’annonces de bourse et de prospectus, écrits en grosses lettres avec des blancs, pour mieux attirer les regards. Les grandes feuilles y gagnaient, par jour, de 2,000 à 5,000 thaler ; les petites se nourrissaient des reliefs du festin. Celles-ci inséraient, même sans en être priées, et elles envoyaient la facture, qu’on acquittait sans sourciller, au temps où l’on roulait sur l’or : ce fut même le signe que des temps moins heureux approchaient quand on lut au bas des prospectus. ces mots : « La reproduction ne sera point payée. » Le prospectus avait tous les tons ; il était au besoin poétique. « C’est dans un des territoires bénis de la patrie allemande qu’est situé le cercle oriental du grand-duché de Saxe-Altenbourg. Tout le monde reconnaît l’extrême fertilité de son sol ; mais ce sol renferme et cache d’incalculables richesses souterraines, une mine de charbon d’une rare puissance ! Au milieu de ce cercle est situé le domaine chevaleresque de Zochau, le roi de tous les domaines à la ronde, etc. » Ainsi commençait un prospectus qui annonçait une très mauvaise affaire. Naturellement on promettait des intérêts fabuleux : parler de 10 pour 100 était donner l’exemple d’une réserve qui ne fut guère imitée. Au reste, le style était très soigné ; on y trouvait la trace de consultations d’hommes de loi : c’était un art infini de tout promettre, sans pourtant s’engager à quoi que ce fût.

Le public dévorait ces annonces, qui l’induisaient en grande tentation ; aux petites gens qui ne lisent pas de journaux, la tentation était apportée par des agens des entrepreneurs financiers, par ces « commis-voyageurs en articles de bourse » qui parcouraient la ville et la campagne, et de la cave au grenier offraient leurs actions. Point de si petit village où l’on ne dissertât sur tel ou tel papier, où quelque paysan n’essayât la fortune. On était dans toute la fraîcheur de la crédulité. Si l’arrivée de nos milliards a troublé jusqu’aux plus fortes têtes financières, que d’illusions ont dû naître dans l’esprit d’un paysan ! D’ailleurs au bas des papiers qu’on leur tendait, ces gens simples lisaient des noms illustres. La haute noblesse, la haute administration, avaient leurs représentans dans les plus détestables entreprises. L’Allemand est, par nature, âpre au gain. Cette âpreté s’était accrue au retour de la guerre de France. J’ai vu, pendant l’occupation allemande, des officiers supérieurs s’étonner que chaque chambre de nos maisons eût sa glace, sa cheminée de marbre, sa pendule de bronze, et le campagnard poméranien ou mecklembourgeois admirer l’aisance qu’il trouvait au foyer de nos paysans. Comment n’eût-il pas cru, au bruit que faisaient les manieurs d’argent, que, la roue de la fortune ayant tom-né, c’était à lui désormais d’être heureux et riche ? Le plus petit bénéfice fait par ces spéculateurs novices leur devenait fatal, et contribuait à répandre la contagion. Bien des sacoches de cuir, tirées du fond de quelque armoire où elles étaient ensevelies, se sont vidées dans l’escarcelle des pourvoyeurs de la bourse. Ces pauvres gens font penser aux paysans de la Forêt-Noire que le poète a vus dans les salons de la maison de conversation, à Bade,

Debout, sous la lampe enfumée,
Avec leur veste rouge et leurs souliers boueux,
Tournant leurs grands chapeaux entre leurs doigts calleux.
Poser sous les rateaux la sueur d’une année !
Et là, muets d’horreur devant la destinée,
Suivre des yeux leur pain qui courait devant eux. »


On a, au nom de la morale publique, supprimé la roulette en Allemagne ; mais l’Allemagne entière a été, plusieurs années durant, une grande maison de jeu où l’on ne gagnait jamais :

Dirai-je qu’ils perdaient ? Hélas ! ce n’était guères !
C’était bien vite fait de leur vider les mains !

Le pire, c’est que ce ne sont pas les seuls joueurs qui ont perdu. L’Allemagne compte une quantité d’employés, serviteurs pauvres et laborieux de l’état, et de pensionnés qui n’ont guère pour vivre que leur pension. À aucun moment ceux-ci n’ont profité de la crise ; ils n’ont pu, comme l’ouvrier, compenser par l’élévation des salaires renchérissement de toutes choses. L’augmentation subite du prix des logemens et des substances absolument nécessaires à la vie les a surpris, et, de la gêne où ils étaient, précipités presque dans la misère. Il ne fallait pas chercher à se consoler, même avec « le verre de bière » que l’on buvait le soir à la brasserie. Avant 1870, on avait en Allemagne, à très bon marché, d’excellente bière : la consommation allait en croissant, et les brasseurs n’y pouvaient suffire. Les entrepreneurs de sociétés par actions se sont mis de la partie, pour le plus grand malheur de cette industrie. Les brasseries par actions, écrasées par un capital exagéré, par les frais énormes de la construction et de l’installation, ont fabriqué une boisson chère qui ne valait plus l’ancienne. Il y eut de véritables émeutes causées par l’augmentation des prix : les prix furent abaissés, mais les verres se rapetissèrent et s’épaissirent, et les garçons versèrent un tiers de mousse. Ces garçons commencèrent alors à prélever sur le public un impôt nouveau : le pourboire, autrefois facultatif, devint obligatoire, et tel qui remerciait jadis pour un demi-groschen, reçut avec une indifférence superbe un groschen tout entier. Au beau temps des débuts de la crise, l’ouvrier se consolait de la cherté de la bière en buvant du Champagne ; mais que pouvait faire le petit employé ou l’invalide pensionné ? Rester chez lui et maudire la bourse.

Les appauvris ont maudit les enrichis : voilà certes une des plus tristes conséquences de la crise. Dans un remarquable discours, tenu au commencement de cette année à Dresde, M. le docteur Ludwig Bamberger, député au parlement d’Allemagne, a tracé un assez sombre tableau de l’état moral de son pays. Il a parlé des complicités dangereuses que rencontrent partout les doctrines socialistes, de la coalition nouée entre ces révolutionnaires et les catholiques en temps d’élection, de l’appui que prête aux internationaux ce nouveau parti, appelé d’un singulier nom le parti agraire, et dont les membres, recrutés dans ce qui reste de la caste féodale, prêchent la haine de la richesse acquise par l’industrie, sous prétexte de remettre en honneur l’agriculture. Il a montré partout, dans les plus hautes charges de l’état, autour du ministre de l’intérieur, du ministre de la justice, des amis inconscients de ces ennemis de la richesse. Il a dit spirituellement que tel discours de M. de Bismarck lui-même aurait pu, en temps de réaction, donner au ministère public l’occasion d’une poursuite pour excitation à la haine de ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. Mais il s’est surtout élevé, avec autant d’éloquence que de raison, contre cette scandaleuse manie de la calomnie et de la délation, qui s’est répandue sur l’Allemagne, au cours de ces dernières années, et qui a choisi pour victime la bourgeoisie laborieuse et enrichie. « Tant qu’on ne flétrira pas, dit-il, comme il convient et de tous les côtés à la fois ce banditisme, nous n’arracherons pas des entrailles de la nation ce mal profond et qui nous menace d’un grand danger, car on se fatiguera d’apporter ses efforts à la vie active et pratique, si l’on ne peut le faire sans être attaqué dans son honneur. Et nous n’avons point en Allemagne trop de forces pratiques, trop d’habileté pratique, trop d’hommes entendus et expérimentés pour conduire nos affaires I »

On a écrit en effet de fort mauvaises choses sur la crise. Pour un livre comme celui de M. OEchselhauser, livre sincère, où le mal est bien étudié, où le patriotisme qu’on sent à chaque page ne nuit pas à la vérité, où l’on ne trouverait à redire peut-être qu’à une certaine défiance de la pleine liberté du crédit, que de pamphlets où la haine se satisfait par la dénonciation ! Il en est qui sont l’œuvre d’honnêtes gens, comme celui de M. Glagau, qui a eu son million de lecteurs, et auquel on a fait ici des emprunts ; mais ces livres ne sont pas les moins dangereux. L’auteur n’y parle guère que des excès qui ont été commis et passe tout le reste sous silence. Il sème dans les esprits les idées les plus fausses sur les causes de la crise : à l’en croire, il faudrait maudire tout le progrès moderne, revenir au moyen âge, aux corporations, aux douanes, tout prévoir, tout réglementer, tout empêcher. Lui aussi enfin, il excite à la haine de la richesse : il parle des Juifs comme l’eût fait quelque fanatique des temps passés. Il en fait le dénombrement : 500,000 Juifs dans la seule Prusse, dit-il, quand il n’y en a en France que 80,000 ! Et il remarque que ces Israélites multiplient comme sur la terre d’Égypte, que leurs mariages sont féconds, que la mortalité est moindre chez eux que dans les familles chrétiennes : c’est à croire qu’il va réclamer un massacre des premiers-nés. Il compte et montre les maisons des Juifs sous les Tilleuls, dans les plus belles rues, au Thiergarten : c’est à croire qu’il les veut marquer de la croix blanche pour quelque Saint-Barthélemy. Il rapporte ce mot d’un chrétien qui, à cette demande d’un fils d’Israël : « Pouvez-vous me dire où est la rue de Jérusalem ? » répond en soupirant : « Enseignez-moi plutôt où elle n’est pas ; » veut-il donc qu’on rétablisse le ghetto ? Enfin, il reproche aux Juifs d’être marchands, banquiers, industriels, écrivains, avocats, journalistes, et de prendre ainsi possession du pays. Il est singulier que ce reproche adressé aux Juifs soit précisément le compliment que les Allemands se font à eux-mêmes, toutes les fois qu’ils parlent de leurs émigrations dans les pays voisins. Que disent-ils pour revendiquer la Bohême et les provinces baltiques comme germaniques, si ce n’est que le Slave y a les emplois inférieurs et faciles, tandis que l’Allemand y est marchand, banquier, industriel, homme de lettres et homme de loi ? Ce qui est pour l’Allemand une preuve de supériorité intellectuelle ne sera donc pour le Juif qu’une désignation à la haine et à la proscription ? car ces mots : « on a émancipé les Juifs, il est temps d’émanciper les chrétiens des Juifs, » ne peuvent être, dans un pays où ceux-ci sont soumis à la loi commune, qu’un appel direct à des mesures de rigueur et d’exception. Quand des hommes à l’esprit cultivé pensent et parlent ainsi, que doit penser et dire le commun peuple d’Allemagne ? Si de tels sentimens ne se modifient pas, on peut affirmer qu’ils feront à ce pays un mal auquel la perte des milliards ne saurait être comparée.


V.

Il faut, en terminant, dire quelques mots des jugemens portés en France sur les événemens que nous venons de raconter. On ne pouvait certes exiger de nous que nous prissions le deuil de la richesse allemande. La guerre était trop proche pour que les embarras du vainqueur ne nous causassent point quelque joie. Il me souvient de l’impression agréable que j’éprouvai en 1874, en retournant à Berlin, après y avoir séjourné longuement en 1873. À peine arrivé à l’hôtel, je m’aperçus que j’étais, pour les gens de la maison, un personnage plus important qu’autrefois. À la question : « Avez-vous une chambre ? » Il me fut répondu par un : « Oh ! oui, » dont l’intonation me fut expliquée par la vue du tableau où il est d’usage d’écrire les noms des voyageurs : ce tableau était presque vide. Dans l’escalier, le maître d’hôtel eut le temps de me demander si c’était vrai que les affaires allaient si bien à Paris, de m’apprendre qu’elles allaient très mal à Berlin, de m’exprimer son admiration pour notre richesse, et de dire quelques mots méchans sur les milliards. Je mentirais, si je ne convenais que j’éprouvai, à entendre ce discours, une satisfaction qui se renouvela, quand je vis plus tard, en réglant mon compte, que mon billet de la Banque de France faisait prime. Mais que de motifs pour tempérer cette satisfaction et la maintenir dans de justes limites ! La force politique et militaire qui avait créé l’empire n’était-elle pas intacte ? M. de Bismarck n’occupait-il pas au Reichstag son siège de chancelier, plus élevé qu’un trône ? Ne doublait-on pas partout les casemates et les forteresses ? Ces régimens dont les soldats, comme jadis ceux de la grande armée, semblaient cousus ensemble, marchaient-ils d’un pas moins ferme dans les rues ? La fumée des usines Krupp ne s’élevait-elle pas toujours au-dessus de la plaine de la Westphalie ? Et n’est-ce pas faire preuve d’une légèreté singulière que de rire des eu)barras d’un ennemi dont le bras est si puissamment armé ?

C’est une autre erreur, non moins dangereuse, de croire que cette crise doive toujours durer, et que la ruine de l’Allemagne soit définitive. Certes le mal a été, il est encore très grand ; mais il diminue tous les jours. Toutes les entreprises qui ont été le produit de la spéculation sont irrémédiablement perdues : les autres, qui n’ont été qu’atteintes et qui ont survécu, reprennent peu à peu des forces nouvelles. Les faillites et les licenciemens d’ouvriers sont plus rares. Les salaires, plus modérés, ne sont pourtant pas redescendus aussi bas qu’autrefois ; ils demeurent assez élevés : cela prouve que le patron les peut supporter et que l’industrie générale n’en est plus à craindre pour son existence. Si le marché du travail a meilleure apparence, le marché d’argent est encore et demeurera longtemps embarrassé ; les effets de la folie d’un moment y durent encore, mais la folie elle-même a cessé. Il y a encore à Berlin nombre de joueurs sans scrupule : ne s’en trouve-t-il qu’à Berlin ? Et quel pays se peut vanter de n’avoir point enduré des scandales pareils à ceux dont on vient de faire l’histoire, sinon pires ? Mais on trouverait difficilement aujourd’hui, dans toute l’Allemagne, de ces dupes qui naguère y foisonnaient. On y sait maintenant qu’il faut être modéré dans ses désirs, que la société Vulcain ou toute autre de même nature ne donnera pas de dividende, si elle n’est bien gérée, que les plus belles victoires du monde ne peuvent faire d’une cheminée qui s’écroule un établissement métallurgique, qu’il ne saurait y avoir de grand hôtel et de restaurans dorés sans voyageurs riches, qu’on peut avoir un empereur et faire faillite, les poches pleines d’actions de la rue Impériale, que les colonies de villas se plaisent sur les collines riantes et vertes baignées par la Seine, et d’où l’on domine la plus belle et l’une des plus riches villes du monde, non sur de petits tas de sable d’où l’on suit le cours bourbeux de la Sprée, qu’en un mot, pour avoir Paris et les environs de Paris, il faut Paris et ses environs.

Un excès de défiance a même succédé à la crédulité d’autrefois, et l’on ne comprend guère l’extrême abattement où sont tombés tant d’esprits en Allemagne, ni l’exagération des plaintes qu’on y a entendues. Les Prussiens gémissent sous le poids des impôts, comme s’ils en étaient écrasés. Or la Prusse, ce royaume de 25 millions d’habitans, dont la superficie égale les deux tiers de celle de la France, n’a qu’une dette nominale, dont l’intérêt annuel est plus que couvert par les revenus des chemins de fer, des mines et autres propriétés de l’état. Son budget, y compris la contribution aux dépenses de l’empire, n’atteint pas 1 milliard ; qu’est-ce auprès du nôtre ? Un Prussien paie moitié moins d’impôts qu’un Français, et notre sol n’est pas deux fois plus riche, notre industrie n’est pas deux fois plus active que celle de la Prusse, dont quelques provinces n’ont rien à envier aux nôtres.

Ne regardons point tant la crise accidentelle qui vient de finir, si nous voulons bien mesurer les forces de nos rivaux. Regardons aussi le passé, pour n’être point surpris par l’avenir. L’industrie allemande a fait, dans le cours de ce siècle, des progrès énormes. Au temps du morcellement politique, sous le régime économique de la protection, cette industrie vivait d’efforts isolés dans les villes. Elle était toute bourgeoise, uniquement occupée à satisfaire aux besoins de la bourgeoisie, car le beau monde des cours la dédaignait pour la mode étrangère, le goût étranger, le travail étranger. On pouvait dire d’elle ce que Schiller a dit de la littérature allemande au dernier siècle, qu’elle était « sans protection, inconnue. » Elle s’appliquait honnêtement à produire le nécessaire à bon marché. Elle s’est élevée tout d’un coup et son essor a été magnifique, quand l’Allemagne, grâce à l’organisation du Zollverein, a pris pleine connaissance de ses forces économiques, et que le développement des relations commerciales lui a ouvert le marché du monde. C’est alors que le paysan et l’ouvrier sentirent s’améliorer leur condition misérable, que la consommation et la production s’accrurent ensemble, et que des mains laborieuses s’empressèrent de toutes parts vers des occupations utiles et nouvelles. La nature a donné à l’Allemagne tout ce qui est nécessaire au développement de l’industrie, et d’abord ces matières nécessaires et vivifiantes, le charbon et le fer, qu’elle possède en plus grande abondance qu’aucun autre état de l’Europe, l’Angleterre seule exceptée. Nulle part on ne s’entend mieux que chez nos voisins à fabriquer, dans des usines qui sont de véritables laboratoires scientifiques, toutes ces substances diverses, acides ou sels, qui tous les jours rendent de plus grands services à l’industrie. La matière première ne manque pas non plus à l’industrie textile : 30 millions de moutons qui paissent dans les bruyères de Lunebourg, sur les polders du Holstein, dans les plaines du Mecklembourg, dans les pâturages élevés du Brunswick, de l’Anhalt, de la Saxe, de la Silésie, dans les provinces de Poméranie et de Prusse, fournissent en abondance une laine d’excellente qualité, car la plus grande partie sont de race mérinos. L’industrie du lin et du chanvre compte parmi les plus vieilles de l’Allemagne, qui se glorifie d’avoir inventé le rouet de Marguerite : les lins de Memel et de Marienbourg sont estimés dans le monde entier, et ces produits figurent pour une somme notable au tableau des exportations allemandes. Cette incomplète énumération suffit pour rappeler que l’Allemagne n’est point le pauvre pays que s’imaginent trop de Français.

Pour mettre en œuvre ces richesses, elle a une population dont le progrès, qui ne s’arrête pas, n’est plus atténué par l’émigration, qui diminue constamment. Cette population tenace, laborieuse, patiente, sait vivre de peu. Elle est aujourd’hui en partie égarée par les doctrines socialistes, et la puissance de ces utopies sera peut-être assez grande pour entraver longtemps encore le travail allemand ; mais il est certain que l’utopie cédera un jour devant la force des choses. La solution de la question sociale ne peut être que la participation plus grande des classes laborieuses aux fruits du commun travail ; or cette participation s’accroît tous les jours. A mesure que les peuples s’enrichissent, le capital est à meilleur marché, le salaire plus élevé, en vertu de la loi connue que l’abondance de l’offre fait baisser les prix, et que l’abondance de la demande les fait monter. C’est ainsi que nous nous acheminons naturellement vers un état social meilleur, où finira sans doute par régner la concorde ; les mouvemens socialistes factices ne font que retarder cet inévitable progrès. Qui sait si on ne le comprendra pas mieux et plus vite en Allemagne que partout ailleurs, à cause même de la violence des efforts qu’y font de prétendus réformateurs pour atteindre l’impossible ? Qu’on se souvienne enfin que le pays transrhénan est celui où l’instruction populaire et professionnelle est le plus répandue, où l’enseignement supérieur est le plus florissant, si bien que les découvertes faites par tant de savans illustres dans les laboratoires des universités trouvent dans les usines des intelligences toutes prêtes à les appliquer, et que telle vérité, démontrée par un Liebig ou un Helmholtz, fait jaillir la richesse de quelque source demeurée inconnue.

Ce n’est pas pour consoler nos voisins, c’est pour nous mettre en garde contre des illusions dangereuses que nous constatons ces faits indéniables. On ne peut, sans faire de sérieuses réflexions, voir des écrivains allemands, tout en donnant acte des folies qui viennent d’être commises, prédire à leur pays une longue prospérité. Ainsi fait M. Karl Richter dans une étude sur l’Industrie en Allemagne et en Autriche, à laquelle les préoccupations politiques du moment donnent un singulier intérêt, car M. Richter associe dans le même avenir l’Allemagne et l’Autriche, et il assigne à celle-ci la tâche d’ouvrir et de s’approprier la grande route danubienne vers l’Orient. Son patriotisme germanique proteste contre l’ambition slave, il rappelle que l’Autriche, cette marche allemande de l’est, a jadis implanté aux bords du moyen Danube la race, la langue, le génie de l’Allemagne, en secouant la torpeur du Slave endormi. Il répète, en les appliquant aux populations danubiennes, les paroles qu’un poète met dans la bouche d’Ottocar, parlant à ses Bohémiens : « J’introduirai l’Allemand dans votre peau, afin qu’il vous morde, et, à force de vous faire souffrir, vous réveille de votre stupidité. » C’est l’Allemand autrichien qui a fait fleurir aux bords du fleuve bleu le commerce et l’industrie. » Au temps où, en Angleterre, le paysan anglo-saxon était opprimé par le servage, où Paris n’était pas encore la capitale de la France, guerriers, marchands et poètes remontaient et descendaient le Danube. Le marchand russe, hollandais, bourguignon, venait à Ratisbonne, à Vienne, dans vingt autres villes, échanger ses produits contre les soies d’Orient et de Byzance, les pierres précieuses, les ivoires, les drogues et les parfums. Alors le travail des mines était en pleine activité sur le revers oriental des Alpes, les villes poussaient dans la vallée du Danube, et toutes les industries étaient prospères… » Quand Byzance tomba aux mains des Turcs, c’est l’Autriche qui, dans un combat deux fois séculaire, arrêta ces Asiatiques, comme elle avait arrêté auparavant les Huns et les Avares. Il est vrai que, dans la lutte, le pays danubien a cruellement souffert, et qu’il n’a point retrouvé depuis la prospérité d’autrefois ; mais l’histoire se recommence souvent, et M. Richter cite le vieil adage : « Ce qui a été sera. » Il suffit que l’Allemagne et l’Autriche fassent régner l’ordre et la paix dans les provinces du Bas-Danube, que les chemins autrichiens soient reliés aux chemins turcs, que le réseau de l’Asie-Mineure soit construit et rejoigne le chemin de l’Euphrate. Alors se dessinera la grande route dont Hambourg, Vienne, Constantinople, Scutari, Diarbékir, Bombay, seront les stations principales. L’Angleterre ne saurait refuser longtemps à cette grande entreprise le concours de ses capitaux, et, renouant ses relations anciennes avec la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, elle annulera d’un coup les avantages que donne à la Russie le progrès de ses armes dans l’Asie centrale.

Ces projets ne sont point irréalisables, dit l’écrivain ; on en a mené de plus difficiles à bonne fin. Il a raison ; mais peu importe qu’il soit ou non égaré par l’ardeur de son patriotisme austro-allemand ! Il ne s’agit pas de savoir si nous avons à redouter tout ce qu’espère cet ennemi, car M. Richter parle de nous en ennemi : il faut, nous aussi, reprendre l’habitude, si difficile à garder dans un pays périodiquement bouleversé, de regarder loin dans l’avenir. Il y a, entre les deux peuples qui habitent les deux rives du Rhin, une rivalité nécessaire, qui ne finira pas. La crise économique qu’on vient de raconter n’est qu’un épisode de la lutte pacifique entre les travailleurs des deux pays. Mesurons donc nos efforts à la durée de la peine. Les succès d’aujourd’hui seraient payés bien cher, s’ils nous empêchaient de voir que le combat reprendra demain, pour durer toujours.


ERNEST LAVISSE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre 1873.