La Crise économique de 1907 et les États-Unis d’Amérique
Lorsqu’on a parlé des crises, lorsqu’on a discuté sur elles, écrit des volumes et construit des théories, on a presque toujours négligé une partie essentielle du problème ; on n’a voulu considérer que le moment où les prix des marchandises et des valeurs mobilières baissent, et on a même cru que c’était cette baisse qui constituait la crise. Or, si l’on entend par ce mot une époque anormale, une tension excessive des ressorts du crédit, une évaluation exagérée des ressources de la production et surtout de la capacité de la consommation, on doit faire remonter l’origine et par conséquent l’étude de la crise à une époque bien antérieure à celle à laquelle on se place généralement. N’est-ce pas en effet une crise que cette période de surexcitation industrielle et financière, au cours de laquelle les commandes se multiplient, le prix des matières premières ne cesse de s’élever, les sociétés se fondent de toutes parts, leurs titres montent, les spéculateurs grossissent leurs engagemens, le loyer des capitaux disponibles renchérit ? Et pourtant la foule ne crie à la crise que lorsque tout ce mécanisme se ralentit, les carnets des usines se remplissent moins vite, les cours des métaux et des produits fabriqués fléchissent, les actions baissent à la Bourse, et la panique s’empare des haussiers qui, après n’avoir songé qu’à acquérir le plus grand nombre de titres possible, tremblent de ne pouvoir les réaliser assez vite et se précipitent à cet effet sur les marchés publics, créant eux-mêmes la terreur dont ils seront les premières victimes et cherchant à échanger au plus vite la marchandise dont ils se sont gorgés, c’est-à-dire le papier représentatif des parts d’intérêt ou des créances qu’ils ont naguère surpayé, contre la marchandise toujours et universellement demandée, parce qu’elle est toujours et universellement échangeable contre les autres, la monnaie.
L’humanité économique ne connaît pas l’équilibre parfait, c’est-à-dire l’état dans lequel la production et la consommation seraient égales l’une à l’autre, les marchandises et les services seraient offerts exactement dans la proportion demandée et aux endroits requis par ceux qui en ont besoin. Si même ces équations se réalisent pendant une seconde fugitive, la situation est aussitôt modifiée par les passions de l’homme, qui se précipite dans la voie où il croit trouver la fortune et qui ne tarde pas à exagérer la production des objets dont il voit la demande s’accroître. Inversement, lorsqu’il constate un ralentissement ou une cessation momentanée de cette demande, il perd courage et arrête, parfois à tort, une industrie dont la vitalité ne tardera pas à être démontrée par les faits subséquens. Ce sont là les motifs généraux et réguliers des déplacemens de prix. Ceux-ci sont essentiellement mobiles ; ils changent pour ainsi dire constamment ; en temps ordinaire, ces modifications sont lentes ; presque insensibles, pendant certaines périodes ; à d’autres époques au contraire elles deviennent violentes, déconcertent les prévisions et désorganisent les marchés ; c’est précisément ce qui constitue les crises : mais nous insistons sur ce fait que la hausse brutale constitue une crise au même titre que la baisse précipitée. Seulement, pour des raisons qu’il est assez facile d’analyser, les crises de hausse effraient moins que les autres et n’ont pas exercé au même degré la sagacité des commentateurs. Il n’en est pas moins vrai qu’elles procèdent de motifs analogues, et que, si on avait pris soin de mieux les étudier, on aurait sans doute préparé les esprits aux inévitables réactions et, par cela même, on en eût atténué la violence.
Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’on puisse espérer jamais les supprimer complètement. D’ailleurs, ce n’est pas à souhaiter ; à moins d’imaginer une Salente économique, dans laquelle tout serait parfaitement réglé, où chaque producteur vendrait à un prix uniforme la totalité de sa production et où chaque consommateur, c’est-à-dire l’universalité des hommes trouveraient à chaque minute à acheter, moyennant les ressources dont ils disposent, les choses qui leur sont nécessaires, on doit concevoir, dans le temps comme dans l’espace, des ruptures incessantes d’équilibre : ici la récolte est abondante, là règne la disette. Aujourd’hui, les mines de cuivre produisent plus de métal que les constructions de tuyaux ou les entreprises électriques n’en réclament ; hier elles ne paraissaient pas pouvoir en fournir assez, et l’activité des prospecteurs s’exerçait sur une foule de terrains miniers connus et inconnus dans l’espoir d’y découvrir de nouveaux filons. L’expérience du passé, de mieux en mieux comprise et de plus en plus profondément analysée, doit tendre à guider plus utilement les efforts de l’humanité, en ce qui concerne la succession des phénomènes dans le temps et à diminuer par conséquent l’amplitude des oscillations successives. La distribution des richesses à la surface du globe se fait chaque jour mieux, grâce au développement ininterrompu des moyens de transport et de communication entre les pays et les continens les plus éloignés les uns des autres : il en résulte que les écarts de prix de la même denrée ou de la même marchandise, à la même heure en deux points différens, tendent à diminuer sous l’empire de cette cause qui agit chaque jour avec plus de puissance. Il ne se produit pas, au début du XXe siècle, entre le cours du blé en Australie, en Californie, aux Indes, en Russie et en Beauce des différences comparables à celles que l’histoire a enregistrées à la fin du XVIIIe siècle, en France, entre le Languedoc et la Bretagne. L’élément perturbateur qui résultait de l’inégalité des saisons dans les diverses contrées ayant beaucoup de peine à communiquer entre elles, s’ignorant souvent les unes les autres, tend à disparaître.
Les écarts de prix au cours des années sont encore loin de fléchir dans la même proportion. Il est beaucoup plus difficile à l’homme de se souvenir et de prévoir que d’être informé de ce qui se passe à l’heure présente dans le monde. Les vues de la plupart des producteurs et des commerçans sont courtes, et alors même qu’ils se rendent compte de la périodicité des crises, ils n’ont pas souvent le moyen de conformer leur conduite à leurs prévisions. En matière agricole, il est évidemment malaisé de régler la production : le but unique du cultivateur est de retirer du sol la récolte maximum qu’il croit pouvoir en extraire. Tout au plus exerce-t-il son jugement sur le choix des semences : la baisse du sucre le déterminera à planter moins de betteraves et la hausse du blé à augmenter ses emblavures de froment ; mais la moisson une fois terminée, il faut vendre ; la nature périssable des denrées alimentaires fait qu’on ne peut les conserver longtemps ; la valeur même en décline assez rapidement dès qu’elles sont en magasin et l’espace de temps pendant lequel on peut les conserver est relativement très court. Du reste, en dépit de certaines surproductions apparentes qui ont beaucoup ému les intéressés, comme celle du café au Brésil et des raisins en Grèce, et qui devaient se corriger aisément par l’ouverture de nouveaux débouchés, nous pouvons dire qu’il est jusqu’ici sans exemple que l’humanité souffre d’un excès de récoltes : le nombre de ceux qui ont faim est encore grand, et l’économiste frémit lorsqu’il entend sérieusement proposer de jeter à la mer des sacs de café ou des caisses de raisins pour relever le cours de ces denrées. Les bas prix arrêteront tout au plus la plantation de nouveaux ceps de vigne ou de caféiers ; ils pourront peut-être même, sur certains points, en provoquer l’arrachage et le remplacement par d’autres cultures plus rémunératrices.
En présence de l’accroissement régulier de la population du globe et de l’impossibilité d’étendre d’un centimètre carré la superficie de celui-ci, il est évident que le problème alimentaire consiste à accroître et non à restreindre la production. Nous pouvons donc conclure qu’il n’y aura jamais de crise agricole, en ce sens qu’il n’y aura pas, au moins aussi longtemps que les conditions actuelles de l’humanité ne seront pas radicalement transformées, d’excès de production vraiment invendable. Au contraire, les crises de hausse sont fréquentes sur ce domaine : bien que, pour les raisons que nous venons d’exposer, elles soient très atténuées par la facilité des communications, elles sont encore sensibles ; à l’heure même où nous écrivons, les céréales sont recherchées dans le monde entier. Il est avéré que la récolte de blé de 1907 est inférieure à celle de 1906 d’environ cent millions de quintaux, c’est-à-dire d’un septième environ, et sur certains marchés les prix en septembre dernier ont dépassé de près de 20 pour 100 ceux qui se pratiquaient l’année dernière à pareille époque.
En matière industrielle, la situation n’est pas la même. D’une part, les produits fabriqués sont en général moins essentiellement indispensables à l’homme que les alimens, et de ce chef par conséquent la demande en est susceptible de variations infiniment plus fortes que celle du pain, parce que l’homme peut vivre en réduisant, ou, dans beaucoup de cas, en supprimant certaines consommations. D’autre part, la volonté humaine a une action bien plus directe et considérable sur l’extraction des richesses du sous-sol, la construction des usines et la fabrication des objets que sur le développement des végétaux. Il dépend exclusivement de cette volonté de creuser des puits et d’amener à la surface de la terre la houille, les minerais, le pétrole, d’édifier des manufactures, de travailler le fer et les autres métaux. C’est la seule initiative des hommes qui file la laine et le coton, qui tisse les vêtemens, qui construit les maisons, les chemins de fer, qui organise les transmissions électriques. D’autre part, les besoins auxquels cette activité cherche à donner satisfaction, tout en étant impérieux, le sont moins que celui de manger. L’homme peut les restreindre : il se contente d’un vêtement plus simple, en change moins souvent, habite des demeures plus modestes, se déplace moins fréquemment, use de moins de chaleur et de lumière à de certaines époques qu’à d’autres. Il y aura de ce chef des variations énormes dans la demande des mêmes objets et un élément d’incertitude considérable pour les industriels. Moins les besoins auxquels ils répondent sont élémentaires, c’est-à-dire moins ils font partie de ceux que l’homme doit satisfaire à tout prix sous peine de cesser d’exister, et plus grands sont les risques de variations de la demande, et par suite des prix. Les industries de luxe sont bien plus exposées à ces fluctuations que celles qui produisent des choses d’une consommation courante : un fabricant de chocolat ou de charrues peut mieux connaître la quantité probable de ses ventes annuelles qu’un marchand de dentelles ou qu’un horloger. Une prospérité générale, de très bonnes récoltes qui mettront des sommes considérables entre les mains des agriculteurs, pousseront ceux-ci à acquérir, un grand nombre d’objets manufacturés et en feront hausser le prix. Ces prix élevés représenteront pour les industriels une marge de bénéfice plus grande qu’auparavant et les engageront à augmenter le plus possible leur production.
La crise économique que le monde traverse en ce moment mérite au plus haut point de fixer notre attention et d’être étudiée de près. Bien que les causes générales qui l’ont amenée rentrent dans le cadre de celles que nous venons d’exposer, elles ont revêtu une forme différente sous certains rapports de celles que le passé nous a appris à connaître ; la République des États-Unis, en particulier, a pris une part tellement considérable au mouvement commercial et à la production industrielle et agricole que c’est chez elle qu’il convient d’étudier la marche des événemens.
Au cours de 1906, la prospérité américaine atteignit un degré extraordinaire. Ce n’était du reste que le développement d’une situation qui, depuis longtemps, apparaissait aux yeux de tout observateur attentif et dont un petit nombre de chiffres suffisent à attester l’éclat. Les États-Unis fournissent en ce moment environ la moitié du fer et de l’acier, les deux cinquièmes du charbon, le tiers du plomb, les trois cinquièmes du cuivre, plus du quart du zinc, près du quart de l’or, plus de la moitié de l’argent, les trois quarts du coton, les trois cinquièmes du pétrole produit dans le monde. Ils exportent des céréales et de la viande en quantités considérables. Leur récolte en froment, maïs et avoine a été en 1906 de 4 627 millions de boisseaux, soit environ 1 600 millions d’hectolitres. Ils possèdent un réseau de chemins de fer de 360 000 kilomètres, supérieur d’environ 20 000 kilomètres à tous ceux de l’Europe réunis. Leur commerce extérieur à lui seul, qui ne représente qu’un bien faible volume par rapport à celui du commerce intérieur, se chiffre par plus de 15 milliards de francs, et les exportations en 1906 ont dépassé les importations de 2 700 millions de francs. Le budget fédéral 1906-1907 s’est soldé par un excédent de 300 millions de francs, et le capital de la Dette fédérale ne dépasse pas 11 milliards de francs : si on déduit de cette dette l’encaisse du Trésor qui contient l’un des plus gros stocks d’or du globe, elle n’atteint pas 5 milliards, fardeau léger pour une population de 85 millions d’habitans.
Nous pourrions continuer cette statistique et énumérer bien d’autres élémens encore d’une vitalité qui a rempli le monde d’étonnement et d’admiration. Elle s’est traduite à un moment donné par une animation extraordinaire des bourses, ces vastes marchés financiers où viennent aujourd’hui se manifester les résultats de la plupart des entreprises, où se cotent les crédits des États et des sociétés particulières, où chaque pulsation de la vie économique pour ainsi dire se répercute instantanément, où le plus souvent même l’avenir est escompté, tant l’effort des intelligences tendues vers un même but, c’est-à-dire occupées à calculer le cours probable des événemens, amène une perception nette du lendemain. Les actions des chemins de fer américains, au cours de l’été de 1906, furent poussées à des hauteurs que beaucoup d’entre elles n’avaient jamais connues : cette ascension rapide paraissait justifiée par des déclarations de dividendes qui, dans quelques cas, passèrent du simple au double ; l’Union Pacific donnait 10 pour 100, la Southern Pacific 5 pour 100, et la Bourse les capitalisait en général au denier vingt, ce qui ne semblait pas exagéré. Les actions d’un grand nombre d’entreprises industrielles suivaient la même marche : celles de la célèbre corporation de l’acier, qui au début du siècle étaient tombées à quelques dollars, s’élevaient au cours de 50, et le reste à l’avenant.
Cependant, après l’apogée de ce mouvement de hausse, qui eut lieu au mois d’août 1906 et qui coïncida avec des déclarations imprévues de dividendes sur les principales lignes de chemins de fer, une certaine hésitation se fit sentir. Les gens sages pensaient que ces augmentations de dividendes, si même les recettes les justifiaient, auraient gagné à être réparties sur quelques exercices. D’autres critiquaient les opérations gigantesques par lesquelles plusieurs compagnies de chemins de fer avaient acheté ou vendu d’énormes quantités d’actions d’autres lignes dont elles voulaient s’assurer le contrôle, ou le céder à des tiers. Ensuite, fait plus significatif, les besoins de capitaux s’annonçaient comme devant être considérables : les chemins de fer en particulier, tout en accusant des recettes en progression rapide et en faisant apparaître dans leurs bilans des bénéfices importans, préparaient des appels au crédit sous toutes les formes, afin de procéder à des travaux d’extension et d’amélioration. Beaucoup d’entre eux, et ce furent peut-être les plus sages, créèrent de nouvelles actions : la compagnie de Pensylvanie, qui passe pour l’une des premières et des mieux administrées, doubla son capital, qui s’élève maintenant au chiffre respectable de 400 millions de dollars, soit plus de 2 milliards de francs. D’autres émirent des obligations à la mode américaine, c’est-à-dire remboursables en bloc à une date déterminée ; plusieurs de ces catégories d’obligations donnent à leur possesseur le droit d’en demander l’échange, pendant une période qui atteint parfois jusqu’à dix années, contre des actions de la compagnie à un cours fixé d’avance. Enfin, certaines entreprises, voyant qu’elles ne pouvaient placer ni actions ni obligations à long terme, contractèrent une dette flottante au moyen de l’émission de bons à courte échéance, que les Américains désignent du nom de notes, et qui sont en général remboursables à un, deux ou trois ans de date.
Ces divers appels à l’épargne ne trouvant qu’un écho insuffisant dans le pays, on s’adressa aux marchés européens, que l’on trouva peu disposés à souscrire à ces diverses émissions. La difficulté de les placer forçait naturellement les emprunteurs à élever constamment le taux de l’intérêt qu’ils s’engageaient à servir ; c’est ainsi que des obligations des meilleures lignes restèrent sur les bras de syndicats qui les avaient prises ferme et ne réussissaient plus à repasser au public : aussi le cours en baissa-t-il de façon notable, entraînant les actions et forçant les compagnies à placer leur signature à des taux inconnus depuis longtemps sur le marché des capitaux. Le programme des travaux à accomplir, des doublemens de voie, des remplacemens de rails, des agrandissemens de gares, des commandes de matériel, dressé entre autres par le célèbre Hill, président du Great Northern, un des plus éminens railroadmen (hommes de chemins de fer) de l’Amérique, inquiéta au plus haut degré le monde des affaires, qui commençait à se rendre compte de l’écart grandissant entre l’épargne annuelle du monde et les appels qui lui étaient adressés.
M. Paul Leroy-Beaulieu, avec sa sagacité ordinaire, a fait remarquer que ces appels pour 1907 s’élevaient à un total de 16 milliards de francs ; alors que les économies des peuples civilisés ne dépassent guère en ce moment 12 milliards par an, c’est-à-dire les trois quarts seulement de la somme demandée. Cette disproportion devait fatalement avoir pour résultat un arrêt dans le développement des affaires. Cet arrêt ne s’est pas produit immédiatement, parce que l’échafaudage du crédit permit de masquer pendant un certain temps la situation. Les sociétés qui avaient besoin de capitaux purent se faire ouvrir des comptes de banque dans le pays et surtout à l’étranger, de façon à se procurer des ressources par la négociation d’effets à deux ou trois mois d’échéance. Mais les banquiers qui avaient accepté ces traites ne consentirent pas à les renouveler, en présence surtout des restrictions mises par la Banque de France et la Banque d’Angleterre à l’escompte de ce genre de papier. Dès lors, il fallut se rendre à l’évidence : réduire le programme des travaux, diminuer ou supprimer les commandes faites à l’industrie, licencier dans certains cas une partie du personnel. Le contre-coup de cette situation des chemins de fer se fit sentir dans les usines, encore très occupées en vertu d’ordres antérieurs, mais qui voyaient leurs carnets se remplir beaucoup moins vite qu’au cours des deux années précédentes. D’autre part, le renchérissement incessant des capitaux, plus marqué aux Etats-Unis qu’en Europe, ralentissait toutes les activités, la construction en particulier s’arrêtait dans bien des cas, en présence des conditions onéreuses imposées aux emprunteurs sur hypothèques.
Voilà quelques-uns des symptômes avant-coureurs qui se manifestaient ; d’autres s’y ajoutaient qui n’étaient pas moins significatifs, et dont l’un mérite, d’être décrit avec quelques détails : il s’agit d’un métal qui paraît prédestiné à jouer un rôle considérable dans les crises modernes, puisque c’est la seconde fois, en moins de vingt ans, qu’il bouleverse les marchés commerciaux et financiers ; nous avons nommé le cuivre, qui fit l’objet de la célèbre tentative de syndicat mondial de Secretan, et fut la cause indirecte de la suspension de paiemens du Comptoir d’escompte de Paris en 1889. La production du métal rouge a rapidement progressé : de 400 000 tonnes il y a une quinzaine d’années, elle s’est élevée à près de 800 000, c’est-à-dire le double. La consommation a suivi une marche tout aussi rapide, grâce aux applications de l’électricité, aux constructions de navires, aux arméniens de toute sorte qui, en dépit des conférences de la Haye, ne se ralentissent pas. Il a paru un instant à un certain nombre de spéculateurs, et même à des industriels sérieux, que les mines connues et exploitées pouvaient à peine suffire aux besoins de cuivre, et que les cours avaient plus de raison de hausser que de fléchir. Bien que le prix moyen de la tonne pour les dix dernières années ne dépasse guère 1 600 francs, on ne s’étonna pas de voir ce prix monter au printemps dernier jusqu’à près de 2 800 francs, et il ne manqua pas de prophètes pour en annoncer le maintien à ce niveau pendant une longue période. La fragilité de leurs affirmations ne tarda pas cependant à apparaître : sans motif apparent, le recul se produisit. On annonçait de divers côtés que les demandes se ralentissaient, que les gros consommateurs, comme la Société générale américaine d’électricité, ne s’approvisionnaient pas et vivaient au jour le jour en achetant strictement ce qui leur était indispensable pour leur travail quotidien. La baisse, d’abord lente, prit bientôt une allure foudroyante : en octobre 1907, le prix du cuivre était la moitié de ce qu’il avait été au mois d’avril précédent. La chute du métal entraînait celle de toutes les actions de mines de cuivre et des sociétés intéressées dans ce genre d’affaires : celles de l’Amalgamated Copper, le trust cuprifère qui domine le marché aux États-Unis, tombèrent de 110 à 44, celles du Rio Tinto, la plus grande mine de cuivre européenne, de 2 700 à 1 600 francs, et les autres à l’avenant.
A côté de ces entreprises sérieuses, existant depuis longtemps, il s’en était, à la faveur de la hausse, formé d’autres. La United Copper Company, créée pour réunir un certain nombre de propriétés cuprifères du Montana, avait été constituée au capital de 80 millions de dollars, plus de 400 millions de francs ; elle ne publiait, selon la mode américaine, que des bilans sommaires dans lesquels il était impossible de trouver les élémens d’une évaluation sérieuse de l’actif social. Néanmoins, grâce à l’engouement général, le cours des actions privilégiées avait pu un moment atteindre le pair et celui des actions ordinaires environ 75 pour 100, lorsque soudain, au mois d’octobre 1907, des offres de ces titres se produisirent sur le marché de New-York sans y trouver de contre-parties, c’est-à-dire d’acheteurs. En peu de jours, les actions privilégiées furent précipitées à 25 et les actions ordinaires à 10 dollars.
En même temps le bruit se répandait qu’une société financière importante, l’une des plus anciennes, la Knickerbocker trust Company, avait fait des avances considérables sur des actions de la United Copper Company, que les emprunteurs se trouvaient dans l’impossibilité de rembourser : d’où embarras extrême pour la première société. Les cliens de celle-ci se précipitent alors en foule aux guichets et réclament tous à la fois la restitution de leurs dépôts, dont le total n’est pas inférieur à 67 millions de dollars, soit 345 millions de francs.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que ces compagnies dites de trust tiennent une place importante dans la vie financière américaine. Elles n’ont d’ailleurs que le nom de commun avec les grands trusts industriels, tels que ceux du pétrole, du sucre, du tabac, qui ont pour objet la monopolisation totale ou partielle de la production et du commerce d’une marchandise déterminée. Les trust companies dont nous parlons sont des banques qui ont pour mission de recevoir les capitaux en dépôt et aussi de gérer la fortune de particuliers qui la leur confient à cet effet, soit pour eux, soit pour leurs descendans. Elles disposent souvent de sommes considérables et ont besoin de directeurs à la fois honnêtes et capables, pour bien employer leurs ressources, faites presque exclusivement du patrimoine d’autrui. Elles sont naturellement l’objet de sollicitations constantes de la part de toutes les compagnies qui ont besoin d’argent ; elles sont une proie tentante pour les lanceurs d’affaires qui, lorsqu’ils ont réussi à se rendre maîtres d’une trust company, se servent de ses ressources au profit des entreprises patronnées par eux. C’est ainsi que le groupe de la United Copper avait réussi à mettre la main sur plusieurs établissemens de ce genre.
A côté des trusts companies existent des banques particulières qui ne se distinguent pas essentiellement de celles des autres pays ; des banques d’épargne dont le titre indique l’objet (savings-banks) ; des banques constituées sur les divers points du territoire en vertu de la législation des États particuliers (state banks) ; et enfin des banques dites nationales (national banks) qui sont organisées conformément aux lois fédérales. Ces dernières, aujourd’hui au nombre de plus de 6 000, jouent un rôle particulièrement important, parce qu’elles ont le droit d’émettre des billets gagés par des rentes fédérales qu’elles sont tenues de déposer à Washington en garantie : elles sont étroitement surveillées : un fonctionnaire fédéral, le contrôleur de la circulation, les soumet à des inspections et vérifications constantes, réunit leurs rapports, veille à l’exécution stricte des statuts et de la loi.
L’ensemble de ces cinq catégories d’établissemens atteint le chiffre de 22 000 environ, et celui des dépôts du public qu’ils ont entre les mains ne s’élève pas à moins de 60 milliards de francs environ. Point n’est besoin d’insister sur l’énormité de cette somme pour comprendre que tout ce qui touche le crédit des banques aux États-Unis est d’une importance vitale pour le pays. C’est une partie notable de sa fortune, le dixième environ, qu’il a ainsi remise à des dépositaires, dans la fidélité et la solidité desquels il est nécessaire qu’il ait une foi absolue. Dès lors, on juge de l’émoi que dut causer le fait que l’un d’eux, et non des moindres, était soupçonné. Le monde financier ne s’y méprit point. Les chefs des premières maisons, les directeurs des banques nationales les plus importantes, se réunirent en hâte et siégèrent pour ainsi dire en permanence : à maintes reprises ils convoquèrent les présidens d’un grand nombre d’établissemens pour conférer avec eux et le secrétaire d’État du Trésor, accouru de Washington dans la métropole commerciale et prêt à mettre les ressources de la Confédération au service de la communauté financière ébranlée dans ses fondemens. Le péril en effet était grand.
Les demandes de remboursement adressées à la Knickerbocker Trust ne pouvaient pas rester isolées. Elles s’étendirent d’abord à d’autres banques appartenant au même groupe, puis à l’ensemble de ces établissemens aux États-Unis, dans des proportions très variables, mais avec une soudaineté telle que de San-Francisco à New-York, de Chicago à la Nouvelle-Orléans, la gravité de la situation apparut à tous les yeux. Les banques, comprenant qu’il fallait à tout prix rassurer le public, en lui démontrant que ses dépôts ne couraient aucun risque, s’efforcèrent de secourir celles qui étaient le plus menacées. Une première avance de 50 millions de francs fut consentie au Knickerbocker Trust, dans l’espoir que ce montant suffirait ; mais il n’en fut rien et l’établissement dut fermer ses portes : il paraît d’ailleurs probable que les déposans ne subiront aucune perte et recevront peu à peu l’intégralité de leurs créances.
D’autres banques, assaillies également de demandes de remboursement, firent tête à l’orage : la Trust Company of America a remboursé 200 millions, la Lincoln Trust Company 75 millions de francs de dépôts. Toutes s’occupèrent avec une énergie extrême de réunir le plus de ressources liquides possible pour répondre aux exigences de leur clientèle, terrorisée par les nouvelles répandues à profusion dans la presse et la vue des files interminables de personnes de tout âge et de toute condition stationnant nuit et jour à la porte des banques pour arriver plus vite aux guichets du caissier. On ne raisonnait plus. Les banques d’épargne durent, dans beaucoup de cas, user des délais qu’elles sont autorisées à fixer à leurs cliens pour les rembourser. On s’efforça de réunir le plus de numéraire possible : le secrétaire d’État au Trésor répartit entre les banques nationales, comme la loi l’autorise à le faire, la presque totalité des fonds disponibles de la Confédération, qui dépassaient alors de beaucoup un milliard de francs ; des appels pressans furent adressés à l’Europe, à l’Angleterre et à la France en particulier, pour obtenir des envois d’or. La prime qui s’établit à New-York sur le métal facilita ces opérations, qui prirent un développement extraordinaire, au point que près de 400 millions de francs de métal jaune passèrent l’Atlantique en peu de semaines. Il en vint également de la République Argentine et de l’Afrique du Sud, si bien qu’on évalue à 625 millions de francs le chiffre des importations d’or aux États-Unis au cours de l’automne 1907. Les exportations de céréales et de colon qui atteignent ordinairement, en cette saison, leur apogée parurent un moment ralenties par la difficulté d’expédier à l’intérieur le numéraire nécessaire pour payer les producteurs et enlever les récoltes. Mais cette gêne ne fut que passagère, et ces marchandises vinrent bientôt fournir à l’Europe la contre-valeur des espèces dont elle se dessaisissait. En même temps les achats des Américains dans l’Ancien-Monde ont diminué au cours de la crise, de sorte que la balance commerciale leur permet pour l’instant de conserver sans difficulté le métal qui leur a été expédié.
Celui-ci toutefois est peu de chose en comparaison des quantités qu’ils en détenaient déjà auparavant et qui atteignaient 7 milliards et demi de francs. Mais ces 7 ou 8 milliards eux-mêmes ne représentent qu’une faible proportion des dépôts de banque qui, nous l’avons vu, s’élèvent, aux États-Unis, à environ 60 milliards de francs. Et si on ajoute les 1 800 millions de billets fédéraux (greenbacks), les 3 milliards de billets des banques nationales, les 700 millions de monnaies d’argent, les certificats d’argent, on trouve que les 14 milliards d’instrumens monétaires ne représentent encore qu’à peine le quart du total des dépôts. Lors donc que la confiance du public dans la solidité de ceux-ci est ébranlée, tout l’édifice est en danger.
C’est ce que le président Roosevelt a dû reconnaître au mois de novembre 1907, lorsqu’il chercha par tous les moyens possibles à rétablir la confiance, proclama que c’était le devoir de chacun de laisser son argent dans les banques, autorisa le secrétaire d’Etat M. Cortelyou à émettre des bons du Trésor pour 775 millions de francs. Ces émissions, composées pour deux tiers de bons, à un an d’échéance, rapportant 3 pour 100 d’intérêt, et, pour un tiers, d’obligations 2 pour cent dont le produit est destiné à couvrir les frais de construction du canal de Panama, ont fait rentrer dans les caisses du Trésor une somme correspondante de billets et d’espèces, dont les particuliers et les banques n’hésitent pas à se démunir à son profit, puisqu’ils n’ont pas cessé d’avoir pleine confiance dans sa solvabilité. A son tour, il reverse ces montans à son crédit dans les banques, dont il augmente ainsi la puissance et le crédit. Mais celles-ci ont encore recours à une autre ressource, qui a déjà été employée avec succès lors de crises précédentes et qui est en quelque sorte acclimatée aux Etats-Unis : c’est l’émission de certificats des chambres de compensation.
On sait que dans chaque ville importante, les banques sont agrégées à un établissement qui porte le nom de clearing-house et qui a pour objet de faciliter les règlemens de comptes entre les banques affiliées. Celles-ci lui remettent chaque jour les titres de créance qu’elles ont sur leurs confrères, et seul, le solde résultant des débits et des crédits de chacune d’elles se règle en espèces. En temps de rareté de celles-ci, les banques conviennent de liquider leurs comptes respectifs au moyen d’une monnaie spéciale qui n’a cours qu’entre elles et qui consiste en certificats de la Chambre de compensation (clearing house certificates). Ces certificats sont délivrés par la Chambre à toute banque qui lui en fait la demande et lui remet en garantie des obligations de premier ordre, préalablement admises par le Comité : ils permettent donc de mobiliser, de monnayer en quelque sorte des titres difficiles à vendre sans perte au moment de la panique : comme ils coûtent à ceux qui les demandent un intérêt élevé, ils sont retirés dès que les circonstances redeviennent normales, et il n’y a pas de danger de les voir rester indéfiniment en circulation. Dans certaines villes, on a été plus loin, et les banques ont émis des chèques au porteur de faible dénomination, par exemple de 1 à 20 dollars, destinés à circuler de main en main et à faciliter les petits échanges. C’est une sorte de monnaie obsidionale, comme nous en avons connu pendant le siège de Paris en 1870. Un des traits caractéristiques de la crise américaine actuelle a été le manque de monnaie ou plutôt la disparition momentanée de la monnaie. A un moment donné, les paiemens en espèces ont été suspendus dans la plupart des centres commerciaux ; dans beaucoup d’entre eux, le numéraire ne servait que d’appoint. Dans soixante-dix-sept villes circulent ces instrumens d’échange dont nous venons d’expliquer la genèse ; et le besoin en était tel qu’il a provoqué la création de chambres de compensation dans près d’une centaine de villes, alors que jusqu’ici douze seulement en étaient dotées. Ces chambres ont aussitôt mis en circulation des certificats créés tantôt seulement pour un montant nominal élevé comme à New-York, tantôt pour des sommes très faibles, lorsqu’ils étaient destinés à servir, non pas aux banques dans leurs rapports entre elles, mais au public qui les acceptait sans difficulté. La puissante corporation du pétrole, le Standard Oil Company, dut payer ses employés en chèques certifiés, c’est-à-dire revêtus au préalable du visa de la banque sur laquelle ils sont tirés. Seules les caisses publiques ont refusé de recevoir ces divers instrumens monétaires et n’ont voulu accepter que la monnaie légale.
C’est là un des principaux motifs de la prime qui s’est établie depuis quelques semaines sur l’or et les billets, qui s’est élevée un moment jusqu’à 5 pour 100 et qui, à l’heure où nous écrivons, oscille encore entre 1 et 2 pour 100. C’est ainsi que la Société américaine pour la raffinerie des sucres (American Sugar Refining Company) ayant dernièrement à retirer de la douane une « cargaison de sucre, dut retarder la prise en charge de deux ou trois jours, parce qu’elle ne disposait pas du numéraire nécessaire à l’acquittement des droits entre les mains des receveurs fédéraux.
Au contraire, il est surprenant de voir avec quelle facilité relative les transactions de détail se règlent au moyen de chèques. C’est ici qu’apparaît l’avantage d’avoir affaire à une population habituée de longue date à ce mode de paiement ; même en temps ordinaire, les trois quarts des échanges se liquident déjà de cette façon. Ce que la crise a fait naître, ou du moins ce dont elle a singulièrement développé l’usage, ce sont les chèques au porteur qui circulent de mains en mains. Rigoureusement, ils devaient acquitter l’impôt de 10 pour 100 qui frappe les billets des banques d’Etat, dont cette taxe a complètement annihilé la circulation : mais le gouvernement fédéral a sagement fermé les yeux et renoncé à appliquer un droit qui eût arrêté la multiplication de cet instrument précieux.
D’une façon générale, les banques se sont beaucoup mieux comportées dans la crise actuelle que lors de celle de 1893, de désastreuse mémoire. C’est par centaines que se comptèrent alors les fermetures d’établissemens financiers, tandis qu’aujourd’hui il ne s’agit même pas de dizaines et, sauf une exception, que de banques à très faible envergure. Cela s’explique par le fait que ces établissemens se sont considérablement fortifiés depuis quatorze ans, et participent dans une large mesure à la prospérité générale du pays ; cela s’explique encore par la solidité de l’étalon monétaire américain, solennellement affirmée par la loi de mars 1900, qui a proclamé que l’or était la base du dollar. En 1893 au contraire, on était en pleine crise bimétalliste : les gens de l’Ouest menaient dans le pays et au Sénat une campagne furieuse en faveur du double étalon, c’est-à-dire du libre monnayage de l’argent, et le monde put redouter un moment de voiries États-Unis se mettre à ce régime qui eût ébranlé de façon désastreuse tout l’édifice financier.
Aujourd’hui la sécurité est à peu près complète de ce côté. Mais il faut voir quelle sera la situation de l’industrie et du commerce en 1908. Les effets inévitables de la secousse se sont déjà fait sentir. Comme cela est naturel, les industries de luxe ont souffert en premier. Les acheteurs de diamans, de perles, ont suspendu leurs commandes et cherché à résilier une partie de celles qui étaient déjà faites. Beaucoup d’autres transactions ont été retardées ou ralenties, les usines ont renvoyé des ouvriers par dizaines de mille. Les ports de l’Atlantique sont encombrés de travailleurs européens qui regagnent leur mère patrie. Plusieurs mines de cuivre ont arrêté leurs travaux dans une proportion qui représenterait pour l’année entière une diminution de production de 150 000 tonnes. Tel est en effet le caractère américain : il n’hésite pas devant une mesure radicale, et cette énergie même dans l’adaptation de l’effort à une situation nouvelle permet d’espérer que la maladie se guérira aussi rapidement qu’elle a éclaté.
Un Bostonien des plus intelligens, de la race des Yankees trop peu connus de ce côté-ci de l’Océan, descendant des vieux puritains qui formèrent le premier noyau des États-Unis où ils fondèrent ce qu’on appelle la Nouvelle-Angleterre, m’écrivait dès le mois de janvier 1907, en réponse à une question sur l’état de son pays, qu’il s’affligeait de l’excès de prospérité que l’on célébrait à l’envi de toutes parts. « Nous ne savons comment suffire à l’accroissement des affaires, me disait-il. Je suis administrateur d’une société d’électricité dont, les commandes en 1906 avaient déjà dépassé de plus de 30 pour 100 celles de 1905 ; et voici que le premier mois de 1907 dépasse de 40 pour 100 celui de 1906. Nos chemins de fer ne savent comment transporter les marchandises qu’on leur remet ; si nos récoltes sont bonnes, nous n’aurons pas assez de wagons… » Et il concluait par l’exclamation pittoresque : « Dieu nous garde de la prospérité ! » me rappelant ainsi l’époque célèbre où, vers la fin du XIXe siècle, les budgets américains présentaient des excédens dont le Congrès ne savait que faire.
Le seul emploi raisonnable de ces ressources eût consisté à abaisser ou à supprimer les droits de douane ; mais les manufacturiers s’y opposaient de toutes leurs forces et s’y opposent encore aujourd’hui : le président Roosevelt, dans son message du 3 décembre, déclare que, si les tarifs peuvent être révisés, le principe doit en être maintenu. L’Amérique protectionniste se désolait alors de ces malencontreux surplus, comme on les appelle à Washington, qui donnaient de la force aux argumens libre-échangistes. Aujourd’hui, la politique impérialiste se charge de leur trouver un emploi. Il est d’ailleurs vraisemblable que la restriction des dépenses particulières amènera une diminution dans le chiffre de millions produits par les recettes douanières qui résultent de l’entrée de produits étrangers.
Mais si nous devons nous attendre à voir pour quelque temps les importations diminuer aux Etats-Unis, il n’est pas probable qu’il en soit de même pour les exportations. Les récoltes de 1907 ont été belles : la partie qui en sera expédiée au dehors augmentera encore les soldes créditeurs de l’Amérique en Europe et lui permettra de garder l’or qui, sous l’influence des demandes dont nous avons expliqué l’origine, afflue à cette heure chez elle. La richesse agricole du pays est énorme, et, si le spéculateur de Wall Street, — qui correspond à New-York à ce qu’est la Cité pour Londres, — a cruellement souffert, le fermier de l’Ouest, du Centre, du Sud, est en meilleure situation que jamais : les chiffres des dépôts dans les banques d’un grand nombre d’Etats l’attestent.
La crise a d’ailleurs pour effet de permettre à un grand nombre d’entreprises qui avaient dû, sous l’influence de demandes impérieuses, forcer leur production, de se recueillir en quelque sorte et d’apporter à leurs installations une méthode et des perfectionnemens dont elles avaient besoin. C’est une erreur de croire que l’industrie américaine travaille à bon marché ; en dépit de l’emploi qui y est si développé des machines-outils, elle ne lutterait pas avantageusement, dans bien des cas, avec ses concurrens européens ou asiatiques, si elle n’était protégée par le rempart de son tarif. Elle paie des salaires excessifs, dont les ouvriers ne tirent pas tout le bénéfice possible, à cause de la cherté de la vie, mal organisée dans beaucoup de détails, de leur prodigalité, et surtout du manque d’esprit d’économie chez la femme, qu’il s’agisse de l’ouvrière ou de l’habitante de l’aristocratique Cinquième Avenue à New-York. Il y a longtemps que les moralistes américains ont déploré le gaspillage qui sévit dans les moindres ménages. Si la restriction actuelle pouvait avoir pour effet de corriger les mœurs sous ce rapport, elle rendrait un immense service au pays. Elle paraît devoir lui en rendre un autre en passant au crible un grand nombre d’hommes et d’organismes qui avaient vraiment besoin de cette épreuve pour se reconnaître, se dégager de l’espèce de vertige auquel cette puissante communauté se laissait entraîner.
Le récit succinct que nous venons de faire des événemens qui se sont déroulés aux Etats-Unis, au cours des dramatiques semaines d’octobre et de novembre 1907, en montre la gravité. Ce serait une grave erreur de croire, comme l’ont déjà trop répété ceux qui ne voient que la surface des choses, que la crise n’est qu’une crise monétaire, due à une insuffisance de moyens de circulation et de paiement et à un mauvais système de banque. A coup sûr, celui-ci est défectueux : le mélange d’émissions de billets par l’Etat et par les banques nationales, la garantie de ces derniers constituée exclusivement par des fonds publics, devraient faire place à une organisation toute différente, calquée sur celles des grands établissemens européens, tels que les Manques de France, d’Allemagne et d’Angleterre. Mais la masse des instrumens d’échange est plus considérable aux Etats-Unis par rapport à la population que chez aucune autre nation, la France exceptée ; et si l’on tient compte de la circulation de dépôts qui, dans le monde moderne, doit être considérée comme un instrument monétaire, on arrive à la conclusion que l’Amérique dépasse de beaucoup même la communauté européenne la plus favorisée à cet égard. En recherchant plus profondément les causes véritables de la tourmente, on trouve que la crise américaine a eu quatre ordres de causes distinctes les unes des autres. La première est une cause générale, commune à tous les pays ou du moins à l’ensemble des nations industrielles et commerçantes : c’est l’oscillation régulière qui, après une période de développement excessif et d’inflation des prix, ramène le calme dans les affaires, remet au point les entreprises, consolide les bonnes et fait disparaître celles qui ne sont pas établies sur des bases saines, ou les force à se réorganiser. La baisse qui a précipité les cours des métaux, cette matière première indispensable à la plupart des industries, n’a pas été limitée aux États-Unis et s’est produite à la même heure dans le monde entier. La cherté des capitaux disponibles, autre signe caractéristique des crises, ne s’est pas non plus limitée aux places américaines : il y a aujourd’hui des liens trop intimes, trop d’intérêts communs entre les divers marchés financiers, pour que les taux d’escompte et d’avances qui se pratiquent sur l’un d’eux n’aient pas leur répercussion sur les autres.
Ici toutefois le nivellement est loin d’être aussi prompt et aussi complet que pour les marchandises. Nous avons vu pendant des semaines le loyer des capitaux atteindre à New-York des hauteurs formidables, presque inconnues dans l’histoire moderne, sans que la place de Paris connût rien de semblable ; les reports, c’est-à-dire les avances consenties sur valeurs mobilières qui se négocient à la Bourse, n’ont jamais dépassé 5 à 6 pour 100 en France, au cours de l’automne 1907, alors que les câbles nous apprenaient qu’à Wall-Street ils coûtaient 50, 60, 70 pour 100. L’escompte du papier de commerce, qui n’a pas dépassé 4 pour 100 chez nous, était souvent difficile à 12 pour 100 de l’autre côté de l’Atlantique.
L’Allemagne, parmi les pays européens, est celui qui a le plus vivement senti les effets de la crise. Cela est aisé à comprendre : car c’est celui qui s’était le plus rapidement développé au cours du dernier quart de siècle et qui avait donné à ses industries minière et métallurgique l’essor le plus vaste. Les banques ont prêté un concours empressé à ces diverses entreprises et mis à leur service, directement ou indirectement, non seulement le capital actions et les réserves, mais une partie des dépôts. Ces besoins persistans de numéraire se traduisent par une situation extraordinairement tendue de la Banque impériale allemande, ses bilans décadaires accusent depuis longtemps des chiffres très élevés pour la circulation des billets et le portefeuille d’escompte, en face desquels rencaisse diminue au lieu de grossir comme elle le devrait. Hâtons-nous d’ajouter qu’il ne s’est rien produit de l’autre côté du Rhin qui ressemble aux exagérations américaines : presque toutes les entreprises y reposent sur une base sérieuse ; mais plusieurs manquent de capital et l’épargne n’a pas grossi assez vite pour leur fournir immédiatement tout celui dont elles ont besoin.
Nous constatons ainsi une différence notable de situation entre l’Amérique et l’Europe, et nous sommes amenés à dégager la première des causes de la crise qui lui sont spéciales, l’abus de l’inflation qui a sévi chez elle avec fureur : par inflation, nous entendons la création d’entreprises nombreuses dont le capital nominal ne correspondait pas à la valeur réelle, soit qu’il s’agît d’une nouvelle industrie dont on émettait les actions en nombre excessif, soit que, par une de ces combinaisons chères aux Yankees, un certain nombre d’usines, de fabriques, de maisons de commerce, d’entreprises de transport fussent réunies en une, seule compagnie, et que le capital de cette dernière fût fixé à un chiffre dépassant de beaucoup l’addition des capitaux de chacune des sociétés que l’on réunissait. Il était inévitable qu’à un moment donné, ces échafaudages fragiles s’écroulassent : c’est ce qui n’a pas manqué de se produire. La chute a été encore plus violente et dangereuse quand l’exagération des espérances s’est doublée, il faut avoir le courage de le dire, d’une véritable malhonnêteté : nombreux sont les cas où des hommes sans scrupule, — et il est douloureux d’avoir à constater que parmi eux il s’en est rencontré à qui leur situation aurait dû épargner de pareilles fautes, — ont profité de l’engouement du public pour majorer d’une façon scandaleuse les capitaux des entreprises qu’ils patronnaient plus ou moins ouvertement. Il y a eu de ce chef, sur les marchés américains, de véritables écroulemens, tout à fait différens, dans leurs origines et leur allure, de la baisse en quelque sorte normale qui, en temps de crise, atteint, sur tous les marchés financiers, la plupart des titres et, en particulier, les actions de sociétés industrielles et minières. Imprudence poussée à un degré inconnu de l’ancien monde, immoralité dans quelques cas retentissans, sont deux causes qui ont aggravé dans une mesure extraordinaire la situation en Amérique.
Un quatrième facteur, et non le moindre, a été la politique. Le président Roosevelt a déclaré la guerre à la ploutocratie de son pays. Ce n’est pas ici le lieu d’étudier cette figure si intéressante, qui rappelle sous certains rapports les grands hommes des derniers temps de la République romaine, les Marius, les Sylla, peut-être les Pompée et les César : comme eux, Théodore Roosevelt s’adresse directement à la masse et prend le peuple à témoin de ses pensées et de ses actes. Un volume ne suffirait pas à raconter l’histoire de celui qui essaie de gouverner le pays le plus riche du monde en faisant la guerre à la richesse accumulée. Nous ne voulons même pas rechercher dans quelle mesure l’attitude qu’il a prise est justifiée par les agissemens coupables que nous venons de signaler. Il nous serait aisé de démontrer que ceux-ci ne constituent après tout que des exceptions et qu’aux États-Unis, la majorité des banques et des entreprises commerciales et industrielles est bien et honnêtement gérée. Peut-être nous répondrait-on que, de certains côtés, le mal était si profond que le seul moyen de le guérir était de l’attaquer avec une violence extrême ; que d’ailleurs M. Roosevelt a eu soin de déclarer à maintes reprises qu’il ne combattait que la fortune mal acquise et qu’il promettait justice au riche comme au pauvre. Nous ne nous occupons ici que de rechercher l’effet produit par sa politique. Elle a évidemment indisposé ceux que l’on appelle les magnats ; mais elle a eu des contre-coups bien plus étendus que ne le prévoyait le président. Aussi a-t-il dû reconnaître le terrible danger auquel il exposait son pays en ébranlant les fondemens mêmes du crédit.
Comment s’attaquer impunément à ces chemins de fer qui ont fait les États-Unis en les dotant d’un réseau incomparable et leur ont permis en moins d’un demi-siècle de mettre en valeur les richesses agricoles et minières du territoire peut-être le plus favorisé du monde au double point de vue du sol et du sous-sol ? Comment menacer dans leur existence ces vastes organismes industriels qui font vivre des millions d’ouvriers ? Comment jeter le doute dans l’esprit de tous les habitans de quarante-huit Etats, habitués à confier leurs économies et leurs fonds de roulement aux banques, sur la solvabilité d’établissemens auxquels ils ont remis 60 milliards de francs de dépôts ? L’indomptable colonel des chevau-légers (rough riders) a dû reculer devant l’orage qu’il avait déchaîné. Il a dû sinon appeler à son aide, du moins encourager par son silence d’abord, par une approbation expresse ensuite, les financiers éminens qui se sont constitués en comité de salut public à New-York et qui, nuit et jour, sous la direction du plus éminent d’entre eux, M. Pierpont Morgan, ont été sur la brèche pour soutenir les uns et les autres, pour accumuler les moyens de trésorerie, pour importer d’Europe tout l’or que Paris, Londres, Berlin, Pétersbourg voulaient bien céder, pour donner en un mot l’aide de leurs capitaux et de leur expérience à tous ceux qui en avaient besoin. Au plus fort de la tourmente, à l’heure où la situation semblait presque désespérée, la corporation de l’acier, l’un des plus gigantesques trusts des Etats-Unis, a acheté, pour plus de 100 millions de francs, une entreprise rivale, le Tennessee Coal and Iron, dont les titres pesaient lourdement sur le marché, et a ainsi fortifié sa prépondérance : cette opération était tellement nécessaire que le président Roosevelt n’a pu élever la moindre objection contre elle, bien que l’agrandissement d’un trust semble évidemment contraire à sa politique. Il a dû adjurer le public d’avoir confiance dans les financiers, de reverser aux banques l’argent qu’il en avait retiré ; il s’est porté garant en quelque sorte de la solvabilité de ces établissemens. Pour faire rentrer dans les caisses de ceux-ci les dépôts que la panique leur avait enlevés, il a dû autoriser son ministre des Finances à procéder à des émissions de bons du Trésor : et cela, bien que la Confédération elle-même n’eût aucun besoin de ressources et regorgeât au contraire de milliards : mais ces milliards sont par elle remis aux banques ; et, pour en obtenir davantage encore, elle donne sa signature en gage aux acheteurs qui se dessaisissent de leur or et de leurs billets en échange d’une obligation fédérale.
Voilà donc à quoi la crise aboutit. Le président, parti en guerre contre des abus évidens, n’a pas mesuré la portée de ses armes et a dû se hâter de guérir par tous les moyens dont il disposait les blessures qu’il avait faites. Quels seront les événemens de demain ? Quelles améliorations seront apportées à la législation des banques, dont nous avons montré les défauts ? Les chemins de fer seront-ils soustraits à la législation des États particuliers pour dépendre davantage de la Confédération ? Des limites seront-elles posées à l’extension des grandes combinaisons industrielles ? Un avenir prochain nous le dira. Mais les événemens auxquels nous venons d’assister suffisent pour nous permettre d’en tirer des leçons bien instructives. Au milieu de cet ouragan déchaîné dans le Nouveau Monde, et dont les élans furieux se faisaient sentir à nous comme les vagues immenses venues du large qui battent nos côtes du Finistère et de la Gascogne, quelle a été la situation de notre pays ?
La France, calme pendant l’orage comme elle l’avait été dans l’excitation et la fièvre de la prospérité, a vu son commerce et son industrie suivre un cours normal. Ses marchés financiers n’ont pu rester tout à fait insensibles à la tempête ; mais celle-ci n’a entamé en rien la solidité de son organisme, les capitaux n’ont pas cessé d’être abondans, et l’escompte commercial de se pratiquer à des taux extrêmement modérés. Aucune des banques françaises n’a vu mettre en doute sa solvabilité ; aucune entreprise industrielle n’a dû arrêter sa marche. La Banque de France non seulement a continué à donner au commerce national toutes les ressources dont il a besoin, mais elle a pu envoyer de l’or à Londres et de là en Amérique : c’est vers elle que sont tournés tous les yeux, c’est d’elle que l’on attend aide et secours. Appuyés sur elle, nos grands établissemens de crédit jouent un rôle considérable dans la conduite des affaires financières de l’univers : ils interviennent sur les marchés du dehors en y apportant une fraction du capital dont ils disposent et auquel ils assurent une très large rémunération, sans se départir des principes de prudence auxquels leur clientèle aussi fidèle que nombreuse sait qu’ils sont attachés.
Quel enseignement se dégage de cette situation privilégiée, récompense de la sagesse de ceux qui sont à la tête des principales entreprises du pays, de l’esprit de modération et de prévoyance qui les inspire ! On leur a parfois reproché une certaine timidité : ils n’ont pas en effet l’audace américaine ; ils n’ont pas non plus à créer de toutes pièces l’outillage d’un pays neuf ; à des circonstances différentes, il faut d’autres hommes et d’autres idées, Comment ne pas être frappé du spectacle que donne notre pays, en face de l’ébranlement des autres marchés, et comment ne pas reconnaître que sa force vient de l’esprit de travail et d’épargne de ses habitans ? C’est parce que chaque jour la grande majorité des Français, et la plupart d’entre eux merveilleusement secondés par leurs admirables compagnes, s’attellent à leur tâche quotidienne en s’efforçant de la bien remplir et de gagner un peu plus qu’ils ne dépensent, que nous avons pu constituer les réserves de numéraire et de capital qui sont si précieuses à l’heure du danger. Un système financier avec lequel de pareils résultats ont été obtenus doit avoir de singuliers mérites. Il y a peu de jours, des Chambres de commerce anglaises invitaient le gouvernement britannique à étudier une transformation de la Banque d’Angleterre et à en rapprocher l’organisation de celle de la Banque de France. Pour qui connaît l’esprit de tradition et de particularisme de nos voisins, une pareille démarche a une signification et une portée sur lesquelles il est inutile d’insister. Convient-il donc de bouleverser en ce moment nos institutions financières et en particulier notre régime d’impôts, lorsque l’on constate le développement harmonieux de la richesse publique qui a pu se produire avec cette organisation ? Une démocratie a besoin de dépenser : elle est condamnée à voir ses budgets grossir sans cesse. Elle ne peut les équilibrer sans souffrance pour les contribuables, que si les facultés de ceux-ci, pour employer la belle expression des Constituans de la première République, augmentent. La crise américaine nous montre que les nations les plus riches ne sauraient impunément s’écarter de cette règle. L’atteinte portée au crédit a immédiatement les contre-coups les plus graves ; le commerce et l’industrie se ralentissent, des centaines de milliers d’ouvriers sont sans ouvrage. Les hommes d’Etat et les parlemens doivent méditer cet enseignement et ne pas porter d’un cœur léger la main sur un édifice construit par le patient labeur des générations qui nous ont précédés.
RAPHAËL-GEORGES LEVY.