La Créole (Millaud)/Acte I
ACTE PREMIER
Une terrasse intérieure dans l’hôtel du commandant de Feuillemorte, à la Rochelle. — Balustrade au fond, avec escalier descendant. — Comme perspective la ville et le fort. — À droite et à gauche, les appartements du commandant.
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, grand mouvement de va et vient. Les caméristes avec des cartons se dirigent à gauche, les matelots, avec des instruments, et portant des ballots se dirigent vers l’escalier du fond. — Saint-Chamas, au milieu, distribue des ordres.
- Nous portons des robes nouvelles,
- Rubans, bouquets, ballots, compas,
- Paniers, jupons, robes, dentelles,
- Télescopes et falbalas.
- Du zèle, amis, amis, qu’on s’empresse,
- Vous connaissez le commandant,
- Vous savez comme il est bouillant,
- Comme il est brutal et cassant,
- Aussi dépêchons, dépêchons,
- Activons.
À une modiste qui passe.
- Vous nous apportez la guipure,
À un matelot.
- Vous nous apportez le sextant.
À une autre modiste qui passe.
- Ceci, c’est pour la future,
- Cela, pour le commandant.
- Par ici, les bonnets, les ruches,
- Par là, les compas nombreux,
- De ce côté les fanfreluches
- Par là, les objets sérieux.
- Tudieu ! je suis en nage,
- Un départ, un embarquement, un mariage,
- J’ai les bras fourbus,
- J’en deviens bête,
- J’en perds la tête,
- Je n’en puis plus.
- Nous portons des robes nouvelles,
- Etc.
Les femmes entrent à gauche, les hommes à droite, Frontignac entre pendant ce remue-ménage.
Scène II
Ouf ! je n’en puis plus !
Pourquoi tout ce remue-ménage, qu’est-ce qu’il y a ?
Vous partez ?
Pour la Guadeloupe !
Mais il n’était hier soir aucunement question de ce départ.
Aucunement… Mon noble maitre, le commandant Adhémar de Feuillemorte, était bien tranquille ici, dans son château, avec mademoiselle Antoinette, sa pupille…
Ah !… sa pupille !
Il comptait se reposer deux ou trois mois encore, quand tout à coup, hier à six heures, l’amiral entrait avec l’escadre dans la rade de la Rochelle ; à sept heures, le commandant recevait son ordre d’embarquement ; ce soir ou cette nuit, nous levons l’ancre.
J’arrive à temps, alors ; il faut absolument que je parle au commandant avant son départ.
Parler au commandant ?
J’ai quelque chose à lui demander.
Vous prenez mal votre moment, il est comme un crin, le commandant, comme un crin. Ce brusque départ, ce brusque mariage…
Quel mariage ?
Mais qui donc se marie ?
La pupille du commandant, mademoiselle Antoinette.
Antoinette ! Antoinette se marie ! avec qui ?
Ma chaloupe, Saint-Chamas, mille sabords ! ma chaloupe !
Mais le voilà, le commandant, il vous dira lui-même…
Ma chaloupe ! ma chaloupe !
La chaloupe du commandant !
La chaloupe du commandant !
La chaloupe du commandant !
C’est une taquinerie de l’amiral, tout ça, c’est une taquinerie de l’amiral : me faire ainsi partir, parce qu’il…
Commandant ! commandant !
Ah ! c’est toi, bonjour, adieu, je pars. Tu sais que je pars ? (Appelant.) Saint-Chamas !
Commandant !
As-tu pensé au biscuit de mer ?
Bien ! et les cent cinquante bouteilles de rhum ?
Alors, vous partez ?
Pour la Guadeloupe.
Et il paraît… avant de partir… Antoinette…
Je la marie, Antoinette, je la marie… Et ce tabac, Saint-Chamas, as-tu pensé au tabac ?
Il est embarqué, mon commandant.
Bien ! Et mon neveu, pas de nouvelles de mon neveu ?
Pas encore, commandant, pas encore !
Pas encore ! pas encore !
Alors, vous mariez Antoinette ?
Mais oui, je la marie. Combien de fois faut-il que je te le dise ?… (Arpentant.) Je vais dire à l’amiral, monsieur l’amiral…
Et avec qui la mariez-vous ?
Avec qui, mais parbleu ! avec…
La chaloupe du commandant !
Ah ! ma chaloupe ! (Voyant entrer Antoinette.) Bonjour, mon enfant. (À Frontignac.) Tiens, voici Antoinette, qui t’expliquera, elle n’y comprend rien, mais elle t’expliquera tout de même. Viens, Saint-Chamas, je vais dire à l’amiral… monsieur l’amiral…
Il sort avec Saint-Chamas. Antoinette entre.
Scène III
Est-il bien vrai, mademoiselle Antoinette, vous vous mariez ?
Hélas ! vous le voyez. Hier soir, à peine étiez-vous parti, que mon tuteur a reçu de l’amiral l’ordre de s’embarquer aujourd’hui même ; aussitôt, il m’a signifié qu’il voulait me marier avant son départ.
Avec qui, mon Dieu ?
Avec Réné, son neveu.
Réné, mon ancien camarade d’école ; mais vous ne le connaissez pas ?
Et vous avez écouté tranquillement ce grand discours… et vous n’avez rien répondu ?
Répondre au commandant… est-ce qu’on peut répondre au commandant ? Et puis que répondre ?
Comment, que répondre ?
Oui !…
Mais, que ce mariage est impossible… que vous n’aimez pas Réné… que Réné ne vous aime pas… et lorsqu’il y a près de vous quelqu’un qui vous adore…
Quelqu’un qui m’adore ?
Voyons, Antoinette, vous savez bien…
Non… non… je ne sais pas.
Comment ?
Mais je me doute un peu… seulement pourquoi n’a-t-il pas parlé ce quelqu’un qui m’adore ?
Parce qu’il n’osait pas… parce que, s’il était bien certain de vous aimer, il avait peur…
Eh ! que ne parlait-il ? on l’aurait rassuré.
Et maintenant, nous voilà séparés… séparés pour toujours.
Comment séparés ? oh non !… Le commandant va revenir… je lui parlerai…
Essayez, mais j’ai bien peur…
Non, non, n’ayez pas peur, je lui dirai ce qu’il faut lui dire ; seulement lorsqu’il reviendra, restez, quand je lui parlerai… et pour me donner un peu de courage, redites-moi ce que vous me disiez tout à l’heure.
Ce que je vous disais…
Oui, que j’avais tort d’avoir peur. Redites-le-moi, chère Antoinette, redites-le moi.
Je veux bien !
- J’avais bien vu votre tendresse,
- Que vous m’aimiez avec ivresse ;
- Quoique vous ne me disiez rien,
- Mon ami, je le savais bien,
- Et tout bas, je me disais même :
- Que je suis heureuse qu’il m’aime !
Mouvement de Frontignac.
- Ne me regardez pas ainsi ;
- Monsieur, si je vous dis ceci,
- C’est pour vous donner du courage,
- II Mais pas davantage !
- Comment, après ma confidence,
- Vous me montrez plus d’exigence,
- Vous voulez que je fasse mieux
- Eh bien, soit, lisez dans mes yeux,
- Puisqu’il le faut, lisez-y même,
- Lisez-y tout bas qu’on vous aime.
Mouvement de Frontignac.
- Ne me pressez pas ainsi ;
- Monsieur, si je vous dis ceci,
- C’est pour vous donner du courage,
- Mais pas davantage !
Ah ! chère, chère Antoinette ! oui, j’aurai du courage, je parlerai, je parlerai.
Il le faut, et sans faiblir.
Non ! nous ne faiblirons pas ; et je lui dirai : Commandant…
Mille sabords ! à la vigie, veille à la vigie, Saint-Chamas.
Antoinette et Frontignac reculent effrayés à chaque extrémité du théâtre.
Scène IV
Veille à la vigie, Saint-Chamas, et dès que mon neveu appareillera, préviens-moi. (Descendant, à lui-même.) Je quitte l’amiral, il est inflexible, cet animal, (Il se reprend.) cet amiral-là : il veut absolument partir ce soir, il doit me prévenir par trois coups de canon. J’ai eu beau le supplier… un Adhémar de Feuillemorte supplier ! il n’a répondu à toutes mes supplications, que par trois coups de canon ! « Trois coups le canon et je lève l’ancre… » — Mais, amiral, je marie ma pupille Antoinette… — « Trois coups de canon. » — Mais mille milliards de canons ! amiral ! — « J’ai dit trois coups de canon. » J’ai dû quitter la place sous le feu de ces maudits rois coups de canon… un Adhémar de Feuillemorte quitter la place, est-il taquin cet animal, (Se reprenant.) cet amiral-là. Ah ! si je n’attendais pas ma nomination de chef d’escadre d’un moment à l’autre… et pourvu que ce galopin de Réné arrive à temps…
Mon bon tuteur…
Ah ! vous voilà vous autres… Te voilà, monsieur l’avocat, monsieur l’homme de robe… Eh bien ! Antoinette t’a-t-elle expliqué ?…
Oui, commandant.
Et tu l’as félicitée ?
Oui, mon tuteur, mais justement…
Quoi, justement ?
Justement à ce sujet, j’ai… elle a… nous avons…
Quoi, qu’est-ce que vous avez ?
J’ai quelque chose à vous dire, mon tuteur.
Tu es impatiente, n’est-ce pas ? Sois tranquille, Saint-Chamas veille ! (Remontant.) Veille à la vigie, Saint-Chamas, veille à la vigie !
Oui, commandant !
Non, ce n’est pas ça que je veux dire… ce mariage…
Eh bien ! quoi, ce mariage ?
Croyez-vous que votre neveu y tienne beaucoup ?
Il y tiendra.
Il ne me connaît pas.
Il te connaîtra.
Ça va mal.
Certainement, je suis fière, très-fière d’épouser votre neveu, mais je ne suis pas digne peut-être…
Comment, pas digne peut-être ?
Bien, très-bien !
C’est que… quand on n’apporte pas un cœur tout à fait libre…
Insistez, insistez.
Est-ce que, par hasard, ce jeune freluquet…
Mais, commandant…
Qu’est-ce que vous dites ?
Rien ! commandant.
Mon tuteur…
C’est bien, mademoiselle, retirez-vous dans votre cabine. Je vais jaser avec monsieur, allez appareiller pour l’arrivée de mon neveu.
Le commandant remonte.
Voilà ! j’ai fait ma part, à vous, maintenant.
Elle sort.
Scène V
À nous deux, monsieur le robin. Est-ce que par hasard vous en contiez à ma pupille ?
Expliquez-vous, et ne tremblez pas ; vous ne m’êtes pas désagréable.
Oh ! commandant…
D’abord, je ne suis pas votre commandant. Vous ne m’êtes pas désagréable quoique avocat ; vous êtes le fils d’un de mes bons amis, d’un bon conseiller. Il n’a qu’un défaut, un seul, il n’est pas d’épée. Vous avez toujours été bien reçu chez moi.
Oh ! quant à ça, commandant…
Je ne vous le demande pas, j’affirme que vous avez toujours été bien reçu chez moi ; vous avez vu Antoinette, elle vous a paru gentille, vous le lui avez dit. (Avec éclat,) Veille à la vigie, Saint-Chamas !
Oui, commandant !
Vous le lui avez dit : (se reprenant avec calme.) Vous vous en êtes tenu là, je pense, ça n’a pas été plus loin ?
Non, non, ça n’a pas été plus loin. Cependant nous avons échangé…
Échangé quoi ? mille bombes !
Rien ! quelques paroles !
Et puis des serments.
Voilà tout !
Pas autre chose ; je vous jure.
Allons, très-bien, je vois ce que c’est, des balivernes, des amourettes, je vous aime, je vous adore, à vous pour toujours… à vous pour la vie… plutôt le couvent, plutôt le trépas… et cæera, et cætera.. Ça fait passer le temps à la campagne… je connais ça… aucune importance, tout ça n’a aucune espèce d’importance… et Antoinette peut épouser Réné.
Mais elle ne l’aime pas.
Elle l’aimera.
C’est moi qu’elle aime.
Ça passera.
Votre neveu ne l’a jamais vue.
Il la verra !
Mais enfin, commandant, quel intérêt avez-vous à la donner à votre neveu plutôt qu’à moi ?
Quel intérêt ? Il me demande quel intérêt ; mais Réné est le seul rejeton de ma race, l’héritier de mon nom, le dernier des Feuillemorte. S’il ne se marie pas, adieu les Feuilemorte, et les Feuillemorte doivent être éternels.
- Notre nom est connu partout
- Pour sa bravoure et son audace,
- C’est un arbre d’antique race
- Dont le tronc est resté debout.
- Mon devoir est de faire en sorte
- De maintenir ce nom si grand,
- Mon père m’a dit en mourant :
- Ne laisse pas tomber, tomber les Feuillemorte.
- Pour perpétuer mes aïeux,
- Pour prendre femme et faire souche,
- Pour ce rôle qui m’effarouche,
- Je sais bien que je suis trop vieux ;
- Mais mon nom, mon neveu le porte,
- Et je le marie en ce jour,
- Et je vais lui dire à mon tour :
- Ne laisse pas tomber, tomber les Feuillemorte.
Vous me désespérez.
Et puis, Antoinette, c’est une perfection. Or, c’est un fieffé mauvais sujet que mon neveu Réné… m’en a-t-il joué de ces tours, en France et aux colonies !… aux colonies surtout !… il paraît que là-bas toutes les créoles… un vrai petit diable… tout à fait son oncle d’ailleurs, tout à fait son coquin d’oncle.
Voilà un beau mari pour Antoinette.
Oui, mais s’il n’arrive pas avant les trois coups de canon ?
Il arrivera il arrivera, il faut qu’il arrive, mille sabords !
Il remonte.
Allons, tout espoir n’est pas encore perdu… que Réné soit en retard, et…
Scène VI
Commandant ! commandant, votre neveu… il descend de voiture, le voilà…
Patatras !
Enfin ! Préviens tout le monde, le mariage dans une heure, et après le mariage, tout de suite après, bien probablement le départ, l’amiral doit nous prévenir par trois coups de canon.
Bien, mon commandant.
Bruit dehors.
Le voilà, ce cher galopin… il ne se doute pas ce qui l’attend !
Scène VII
- C’est lui qui vient, que l’on s’empresse.
- De chaise il descend à l’instant,
- Recevons avec allégresse
- Le beau neveu du commandant.
- Bonjour, oncle, comment va ?
- Et toi, Frontignac, te voilà ?
Il lui donne la main.
- Pourquoi donc ce retard ?
- Pourquoi donc ce retard ?
- Écoutez, je dirai qui m’a mis en retard.
- Écoutons et sachons qui l’a mis en retard.
- Mon oncle, il faut faire la part
- D’un jeune cœur rempli de flammes,
- Si chez vous j’arrive en retard,
- C’est la faute aux petites femmes.
- Je pars de Paris, mais voilà
- Qu’à Chartres où d’abord je m’arrête,
- Une hôtelière très-coquette
- Sur la porte se trouve là.
- Rougissant comme une cerise,
- Elle me sert du vin clairet.
- Je la regarde, je me grise,
- Et je reste en son cabaret.
- Ah ! mon oncle, les Beauceronnes,
- Tudieu ! les charmantes personnes !
- Elles sont si douces, si bonnes,
- Vivent les Beauceronnes !
- Je repars et j’arrive à Tours,
- L’essieu de ma chaise se casse,
- Il me faut demeurer en place,
- Chez le charron pendant trois jours.
- Le charron possédait trois filles,
- Et toutes les trois bien gentilles,
- Et belles comme les amours ;
- C’est pourquoi j’y restai trois jours.
- Ah ! mon oncle, les Tourangelles
- Elles sont si bonnes, si belles,
- Si belles et si peu cruelles,
- Vivent les Tourangelles !
- Je m’enfuis, homme indélicat,
- Du chemin j’entrevois le terme,
- Tout à coup, mon cheval s’abat.
- On nous recueille en une ferme,
- Pensez en quel piteux état.
- Charmante était la ménagère
- Et, pendant que l’époux aux champs,
- Bêchait et glanait tout le temps,
- Moi, je courtisais la fermière,
- Un vrai soleil, un vrai bijou,
- C’était la perle du Poitou.
- Ah ! mon oncle, les Poitevines,
- Les Poitevines sont divines,
- Et si câlines, et si mutines,
- Vivent vivent les Poitevines !
- Ah ! mon oncle, les Poitevines,
- Etc.
Et voilà le mari que vous voulez lui donner ?
Eh bien, on n’embrasse pas son oncle. (Réné l’embrasse. À part.) Le dernier héritier de mon nom, le dernier des Feuillemorte. (Haut.) J’ai à causer avec toi.
Ne laisse pas tomber les Feuillemorte.
Il remonte.
Il faut que je te parle.
Lui aussi. (Haut.) Après mon oncle.
C’est entendu, je reviendrai…
Appelle Antoinette !
Oui, commandant.
Il sort à gauche.
Antoinette !
Ma pupille ! Vous autres, allez vous préparer, la noce pour six heures, l’embarquement pour huit. (Réné prend la taille d’une petite paysanne.) Eh biens, petit chenapan !
- Ah ! mon oncle, les Rochelloises.
Laisse-les partir ; il faut qu’elles aillent s’habiller pour la noce.
Sortie générale
Scène VIII
Une noce ! quelle noce ?
Ma noce, avec qui ?
Avec Antoinette, ma pupille.
Mais je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue… je ne l’aime pas.
Tu la connaîtras, tu la verras, tu l’aimeras…
Mais je ne veux pas me marier.
Tu ne veux pas te marier ?
Je suis trop jeune.
Trop jeune, pas pour courir les aventures ; j’ai bien envie de te renvoyer manger un peu de vache enragée aux colonies.
Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, envoyez-moi à la Guadeloupe, surtout à la Guadeloupe.
Pour y retrouver quelque femme que tu y as laissée, petit chenapan !
Oui, mon oncle, une jeune fille charmante, délicieuse, je l’adorais, elle m’adorait, je lui avais promis de l’épouser, et elle m’attend encore.
Eh bien ! elle t’attendra longtemps, ta négrillonne.
En voilà assez, je ne veux pas en savoir davantage, ça me suffit. Je ne t’enverrai pas aux colonies, tu resteras ici, et tu vas te marier, et de ma main encore…
Vous y tenez donc bien à me marier ?
Pourquoi donc crois-tu que je t’ai fait quitter Paris, dont tu ne voulais pas démarrer ?…
Mais, pour payer mes dettes. Voici votre lettre, celle que vous m’avez écrite pour me faire venir ici, à la Rochelle. (Il lit.) « Il y a des avaries dans ton bissac, tu as des dettes, viens vite, ton oncle te radoubera ! »
Eh bien, qui te dit le contraire. (Il tire un papier de sa poche.) Voici la dot que je te donnerai tout à l’heure, après le mariage, tes dettes payées, mon château de Lamirande à trois lieues d’ici, et mille livres de pension par mois.
Oui, tout cela serait fort agréable, mais sans le mariage.
Oui, je te vois venir. Depuis que tu es émancipé, tu mènes une vie de turlupin, aussi je te marie, et si tu refuses, je te déshérite et je te donne ma malédiction.
Mais, mon oncle…
Voici ta future, elle descend ; c’est un ange, entends-tu ? je te donne un ange.
C’est quelque monstre, bien sûr.
Scène IX
- Approche, mon enfant.
- Eh quoi, vraiment c’est elle !
- Je ne m’attendais pas à la trouver si belle,
- Recevez bien mon compliment.
- N’est-ce pas qu’il est charmant ?
- Assurément !
- Ah ! combien vous êtes jolie !
- Je parle ici sans flatterie,
- Recevez bien mon compliment.
- N’est-ce pas qu’il est charmant ?
- Assurément !
- Recevez bien mon compliment.
- Ventrebleu ! le diable m’emporte,
- Assez de compliments sucrés ;
- Avec des fadeurs de la sorte,
- Jamais vous ne vous marierez.
- Ne lambinons pas davantage,
- Vous allez devenir époux,
- Allons, voyons, à l’abordage,
- Embrassez-vous,
- Jeunes époux,
- Embrassez-vous,
- Comme des fous.
RÉNÉ.
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ANTOINETTE.
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LE COMMANDANT.
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- Mais il faut faire connaissance.
- Vous avez trop d’impatience,
- Mon bon oncle, y pensez-vous ?
- Il nous faut le tête-à-tête,
- N’est-ce pas, Antoinette ?
- Monsieur, je pense comme vous.
- Un quart d’heure suffit pour faire connaissance ;
- Je vous le donne, et hors de ma présence,
- Puis je viens vous chercher pour la noce.
- Pour la noce ! pour la noce !
Oui !
- Embrassez-vous,
- Etc.
- Je te fais don,
- Sans compter l’agrément d’une femme charmante,
- De dix bons mille écus de rente,
- Et cette pension, je la double, morbleu !
- Si je trouve au retour un beau petit neveu !
(Parlé.) Et même deux et même trois…
- Embrassez-vous,
- Etc.
Le commandant sort, Réné l’accompagne, et lui dit sur le seuil de la porte.
Et même trois…
Scène X
Je crois bien que je veux vous embrasser.
Il cherche à l’embrasser.
Monsieur, je vous en prie…
Pourquoi résister, puisque mon oncle l’ordonne, et que c’est si facile ? Je ne veux pas lui désobéir, à ce cher oncle, qui est si bon, qui paie mes dettes et qui me donne dix mille écus.
Pour m’épouser ! Ah ! monsieur !
Ah ! mademoiselle !
- Sa bonté pour nous est très-grande,
- Je n’ai rien à lui réclamer.
- Pour cet argent, il me demande
- De vous chérir, de vous aimer,
- Voilà le devoir qu’il m’impose.
- Eh bien !
- Mon Dieu ! c’est une chose
- Qu’on ferait volontiers pour rien.
- Il nous trace aussi le programme
- De perpétuer ses aïeux,
- Et de notre amour il réclame
- Un, deux, ou trois petits neveux :
- C’est le devoir qu’il nous impose.
- Eh bien !
- Mon Dieu ! c’est une chose
- Qu’on ferait volontiers pour rien !
Je ne vois à tout cela qu’une difficulté.
Laquelle ?
C’est que je ne vous aime pas.
Oh ! ça viendra, vous m’aimerez, vous m’aimerez !…
Il embrasse Antoinette.
Scène XI
Ah !
C’est toi, mon cher Frontignac !
Hein !
Mon ami !
Antoinette, perfide Antoinette !
Mon ami, perfide Antoinette ! Ah ! je devine. (À Antoinette.) Vous ne m’aimez pas, vous ne pouvez pas m’aimer, parce que c’est lui…
Eh bien, oui !
Oui, c’est moi qu’on repousse parce que tu es là, parce que tu es militaire, noble, et que je ne suis, moi, qu’un petit avocat à trois quartiers.
Ah ! mon ami, comme je suis désolé.
Il faut refuser ce mariage, si tu es mon ami.
Il faut parler à votre oncle.
C’est cela, parle au commandant, toi.
Dites-lui que vous ne voulez pas m’épouser, que vous me trouvez laide, sotte… insupportable.
Jamais je ne dirai cela !
Si, je vous en prie, par amitié pour moi, dites-le, je vous en prie.
Voyons, vous ne pouvez pas penser sérieusement à m’épouser comme ça, en cinq minutes… vous ne m’aimez pas… vous ne pensez pas à m’aimer.
Mais ça commençait… ça commençait même très-bien ; il ne me faut pas beaucoup de temps à moi : c’est qu’elle est charmante, ma femme… non, ta femme. Je ne sais plus ce que je dis… voyons, mets-toi à ma place.
Mais je ne demande pas autre chose.
On entend un coup de canon.
C’est le commandant, parlez-lui !
Soyez tranquille, comptez sur moi.
On entend un coup de canon.
Le départ de l’escadre !
Scène XII
C’est le départ, ma chaloupe, ma chaloupe ! c’est l’amiral, il a devancé l’heure pour me jouer un tour.
Mon oncle ! mon oncle !
Est-il taquin, cet animal, non, cet amiral, est-il taquin !
Tu as à me dire que tu as causé avec ma pupille, que c’est une créature délicieuse.
Oui, mon oncle, mais…
Quelle impatience, un peu de calme ! Dans une heure vous serez mariés, mes enfants, mes chers enfants, attendez-moi, je reviens, je vais tout casser chez l’amiral, il faut qu’il me donne une heure ou…
On entend un coup de canon. – Il se sauve en courant à gauche.
Scène XIII
- Nous venons pour la demoiselle,
- Ses compagnes et ses amis,
- Pour la mener à la chapelle,
- Selon l’usage du pays.
- Ces fraîches fleurs écloses
- Daignez les accepter,
- Vous, le mari, les roses,
- Vous, les fleurs d’oranger.
- Mais ces roses si belles
- Vont perdre leurs attraits,
- Et vos amours fidèles
- Ne passeront jamais.
- Nous venons pour la demoiselle,
- ANTOINETTE.
Etc.
- Je suis prête, monsieur.
- Ah ! le tour est féroce.
- Je ne vois pas le commandant.
- Il va revenir pour la noce.
- Il nous a quittés brusquement.
- Mais il n’est pas loin, on l’attend.
- On l’attend, on l’attend, le commandant.
On entend un coup de canon.
- C’est mon oncle qui revient,
- Allons, tenons-nous bien.
Entrée d’un matelot.
Scène XIV
- Monsieur Réné, c’est une lettre
- Qu’en partant
- Le commandant
- M’a chargé de vous remettre.
- Mon oncle est donc parti ?
- Sans doute.
- L’escadre est maintenant en route,
- En cet instant, elle quitte le port.
- C’est vrai, nous la voyons encor.
- C’est vrai, nous la voyons encor.
(Parlé.) Lisons vite. (À voix basse.) « L’amiral me retient de force, nous partons ; mariez-vous sans moi, soyez heureux. Ci-joint la donation. »
Regardant Frontignac et Antoinette.
- Pauvres enfants, quelle douleur !
- Comment empêcher leur malheur ?
- Quelle idée !
Il pousse un cri, tout le monde descend.
- Ah ! grand Dieu ! qu’ai-je lu ?
- Qu’a-t-il lu ? qu’a-t-il lu ?
- Hélas ! comme vous êtes ému !
- Qu’a-t-il lu ? qu’a-t-il lu ?
- Si vous saviez, non, écoutez plutôt,
- Je vais lire tout haut.
- Est-il possible, est-il possible ?
- Le commandant nous prescrit…
- L’écriture est assez lisible.
- Eh quoi, mon tuteur nous prescrit…
- C’est écrit, c’est écrit,
- N’est-ce pas, mes amis ?
- C’est écrit, c’est écrit,
- Oui, c’est écrit.
- Moi qu’il a repoussé, mon cerveau déménage.
- Pauvre tuteur ! pour mon mariage,
- Je veux attendre son retour.
- Non, non, mon oncle veut qu’ici je vous unisse,
- Il faut qu’on m’obéisse,
- Le commandant l’a prescrit,
- C’est écrit, c’est écrit.
- Oui, c’est écrit.
- Ne faites pas de résistance,
- Allons, un peu d’obéissance.
- C’est moi qui suis les grands parents !
Faisant le vieux.
- Venez, ma fille, ouvrons la marche,
- Donnez votre main au papa,
- Ai-je assez l’air d’un patriarche ?
- Mes jambes vont cahin-caha.
- Ah ! quand l’âge arrive, tout craque,
- Je ne suis plus qu’une patraque.
- C’est moi qui suis les grands parents,
- Allons, mes chers enfants,
- Soyons charmants,
- Riants,
- Obéissants,
- C’est moi qui suis les grands parents.
- Cristi ! pourtant, jeune fillette,
- Quand je vous vois à mes côtés,
- Si séduisante et si coquette,
- J’éprouve des velléités,
- De vous embrasser j’ai l’envie.
- Un seul baiser, mais je m’oublie,
- C’est moi qui suis les grands parents.
- Allons, mes chers enfants,
- Soyons charmants,
- Riants,
- Obéissants,
- C’est moi qui suis les grands parents.
- Cher Frontignac !
- Chère Antoinette !
- Nos cœurs étaient en deuil.
- Un mot les met en fête
- Pauvres enfants, chers amoureux,
- J’ai menti, oui, mais c’est pour les rendre heureux.
- Ah ! quand le commandant reviendra,
- Ah ! comme on le remerciera.
- Ah ! quand mon oncle reviendra,
- Comme il pestera, ragera,
- Bah ! mais qui vivra, verra !
On entend la canonnade.
- Entendez-vous la canonnade ?
- Le vaisseau qui sort de la rade.
- Le vaisseau qui sort de la rade.
- Ils sont partis, adieu, adieu,
- À la garde de Dieu !
- Ils sont partis, adieu, adieu,
- À la garde de Dieu !
- C’est moi qui suis les grands parents,
- Allons, mes chers enfants,
- Soyons charmants,
- Riants,
- Obéissants.
- Amis ! c’est lui, c’est lui les grands parents,
- Et maintenant à la chapelle,
- Allons, marchez comme on vous dit.
- Et le vieux papa vous bénit.