La crémation
Jules Rochard

Revue des Deux Mondes tome 98, 1890


LA
CREMATION

Depuis une vingtaine d’années, il s’est produit, en Europe, un mouvement d’opinion des plus accentués en faveur de l’ancienne coutume qui consistait à brûler les morts. La crémation, pour lui donner le nom sous lequel elle tend à s’introduire parmi nous, a ses prosélytes ardens, comme elle a ses adversaires résolus. Elle a été discutée dans toutes les sociétés d’hygiène et dans tous les congrès scientifiques ; la presse s’en est occupée ; l’opinion s’en est émue ; les pouvoirs publics sont intervenus, et enfin l’Église s’est prononcée à son égard. C’est donc une question qui a son importance et dont on ne peut pas se désintéresser aujourd’hui. Elle est encore assez mal connue et, pour la juger sainement, il faut d’abord dissiper l’atmosphère de préjugés et d’erreurs dont elle est enveloppée. C’est ce que je vais essayer de faire.


I

La coutume de brûler les morts n’est pas nouvelle, puisqu’elle remonte aux temps héroïques. C’est Hercule qui a commencé. Dans un de ses aventureux voyages, il perdit l’ami qui l’accompagnait, son cousin Argée, et le fit brûler pour rapporter ses cendres à son père. Il fut lui-même, comme on le sait, incinéré par Philoctète sur le sommet du mont OEta. Les Grecs suivirent cet exemple au siège de Troie et, depuis cette époque, on retrouve, chez tous les peuples, l’habitude de brûler les corps des guerriers illustres et des grands personnages, avec un cérémonial conforme à l’importance de la situation qu’ils avaient occupée. Le faste déployé dans ces circonstances était arrivé à son comble sous les derniers empereurs romains, en dépit de la loi des douze tables. L’incinération était en honneur dans toutes les familles patriciennes et n’a cessé de l’être que vers le VIe siècle de notre ère, époque à laquelle le christianisme, devenu le maître, a supprimé ce dernier vestige du paganisme.

Les transformations que cette coutume a subies, en traversant les siècles, pour s’accommoder aux mœurs des différens peuples qui l’ont adoptée, ont donné lieu à des études du plus haut intérêt ; mais cet historique a été fait tant de fois qu’il est devenu quelque peu banal, il est du reste à peu près étranger, comme on le verra plus tard, à la question qui fait l’objet de cette étude. Je vais donc passer sans transition à l’époque contemporaine.

C’est en France que la pensée de revenir à l’incinération s’est manifestée pour la première fois, après douze siècles d’oubli complet. Pour comprendre une aspiration semblable, il faut se reporter à l’époque qui l’a vue se produire et se rappeler le singulier courant d’idées qui entraînait alors les hommes de notre pays.

Ils venaient de fonder, au sein de l’Europe monarchique, une forme de gouvernement qui n’avait d’analogue nulle part. Pour la constituer, ils n’avaient eu d’autres modèles que les républiques de l’antiquité et ils s’étaient épris d’une passion enthousiaste pour les mœurs, les institutions et les usages de ces sociétés disparues, qu’ils entrevoyaient à travers le prisme de leurs souvenirs classiques et des illusions nées sur les bancs du collège. Et puis, ils venaient de fermer les églises et de proscrire les prêtres, et toute mesure hostile au christianisme avait pour elle les faveurs de l’opinion.

C’est au nom de ces souvenirs et de ces rancunes que Legrand d’Aussy vint déposer, le 21 brumaire an V, sur la tribune du conseil des Cinq-Cents, un projet de loi autorisant tout citoyen à faire brûler ou inhumer, à son choix, les corps de ses proches et des personnes qui lui furent chères, en se conformant aux lois de police et de salubrité. Ce projet fut renvoyé à une commission, remanié par elle, et représenté de nouveau ; mais jamais il n’a donné lieu à un vote.

Deux ans après, l’administration centrale du département de la Seine reprit l’affaire pour son compte et, sur son invitation, le citoyen Cambry lui présenta un projet d’arrêté relatif aux sépultures et dans lequel l’incinération tenait la première place. L’exposé des motifs est un modèle du style emphatique et théâtral de l’époque. La description du Champ du repos est un chef-d’œuvre du genre. On devait y accéder par quatre grandes portes dédiées à l’Enfance, à la Jeunesse, à la Virilité, à la Vieillesse, et conduisant par quatre routes sinueuses au monument central, image du dernier terme de la vie, représentée par une pyramide de 28 mètres de base, couronnée par un trépied et renfermant dans son intérieur d’ingénieux fourneaux disposés par la chimie moderne.

L’administration centrale approuva ce projet, mais il n’y lut pas donné suite. Il présentait, en effet, dans l’application, des difficultés qu’on n’avait pas prévues. La science n’était pas aussi avancée que le croyait le citoyen Cambry. On s’adressa à l’Institut, et ses recherches commencèrent ; mais elles ne fournirent pas la solution demandée, et le 1er  floréal an vin, le comte Frochot, préfet de la Seine, mis en demeure par la citoyenne Dupré-Geneste de lui accorder l’autorisation de brûler le corps de son fils mort la veille, ne crut pas pouvoir la refuser : « Les soins à donner aux dépouilles humaines, dit-il dans son arrêté, sont un acte religieux dont la puissance publique ne pourrait prescrire le mode, sans violer le principe de la liberté des opinions. » L’incinération se fit suivant l’ancien procédé et les cendres furent recueillies tant bien que mal. Cet acte d’indépendance ne trouva pas d’imitateurs. On était du reste au lendemain du 18 brumaire ; un nouvel ordre de choses venait de surgir ; le consulat ne tarda pas à rétablir les pratiques du culte catholique, et personne ne songea plus à la crémation.

Il en fut de nouveau question au commencement du second empire. L’opposition reprit les propositions de l’an VIII et commença la campagne dans la presse médicale. Ce n’était plus, il est vrai, par amour de l’antiquité, c’était au nom de l’hygiène qu’on demandait le retour à ces pratiques disparues. Cette tentative n’eut aucun succès, et l’opinion publique y demeura complètement indifférente. C’est alors que le mouvement passa de France en Italie. En 1857, le professeur Coletti ouvrit le feu par un mémoire qu’il lut à l’académie des sciences et lettres de Padoue et qui n’eut aucun retentissement. Dix années s’écoulèrent ; les événemens politiques qui changèrent la face de la péninsule donnèrent essor à une foule d’aspirations nouvelles au milieu desquelles on vit reparaître la crémation. Elle lut cette fois accueillie avec la plus grande faveur par le monde scientifique. Florence, Milan, Naples, Venise organisèrent des congrès ; la presse médicale, les journaux politiques firent campagne en faveur de la nouvelle méthode, et les poètes eux-mêmes se mirent de la partie.

L’occasion de passer de la théorie à la pratique ne tarda pas à se présenter. Un prince indien, Rayach-Maharaya, rajah de Kellapore, vint à mourir à Florence et y fut brûlé le 2 décembre 1870, sur les bords de l’Arno, suivant les rites usités dans l’Inde. Bien que le bûcher fût composé de matières très inflammables et malgré l’impétuosité du vent, il fallut huit heures pour consumer un corps tout imprégné de naphtaline et de substances résineuses. Cet exemple n’était pas encourageant pour la nouvelle coutume. L’incinération à l’air libre est un mode absolument défectueux. Les immenses bûchers de Rome formés de bois précieux ensevelis sous les fleurs et les aromates et sur lesquels le corps reposait dans son linceul de pourpre, répandaient dans le voisinage une odeur infecte et allumaient parfois des incendies, ainsi que cela arriva aux funérailles de Clodius ; aussi avait-on été obligé de les éloigner de l’enceinte de la ville. Dans ces conditions, la combustion est toujours lente, incomplète et n’arrive en général qu’à carboniser les corps qu’on lui confie. C’est dans cet état qu’on les retrouvait après les autodafés, et c’est ainsi qu’on les rencontre encore souvent à la suite des incendies, bien qu’ils aient séjourné pendant de longues heures dans un immense brasier. Un pareil procédé est aussi dispendieux que peu pratique, et la crémation n’aurait jamais repris faveur, si la science et l’industrie n’étaient pas venues à son aide, en mettant à sa disposition des appareils perfectionnés qui en ont fait disparaître les principaux inconvéniens.

La première de ces incinérations scientifiques a eu lieu à Dresde le 10 octobre 1875. Ce jour-là les novateurs eurent la satisfaction de brûler le corps de Mme Dilke dans un four Siemens ; le fait passa inaperçu, tandis que la crémation du baron Albert Keller, qui eut lieu à Milan quelques mois plus tard, eut un retentissement considérable. Il avait laissé par testament, à la ville, la somme nécessaire pour y élever un monument crématoire, à la condition que son corps y serait brûlé le premier. La cérémonie eut lieu le 22 janvier 1876. Ce jour-là, dit George Pini, un grand manifeste affiché dans toute la ville apprit à la population que trois cents citoyens venaient de se réunir, dans le dessein d’encourager et de propager, en Italie, la réforme dont Albert Keller avait pris l’initiative dans ses dispositions testamentaires.

La société de Milan ainsi constituée fit bientôt sentir son action dans l’Italie tout entière. Toutes les grandes villes voulurent en avoir de semblables. Au bout de sept ans, 6,000 adhérens s’y étaient fait inscrire. Toutefois, la nouvelle méthode faisait plus de progrès en théorie qu’en pratique et, à la fin de 1882, on n’avait encore pratiqué que 239 crémations, dont 219 à Milan et 20 à Lodi. Dans les vingt-six autres villes qui avaient pris part au mouvement, on se bornait à tenir des réunions et à formuler des vœux.

Il est vrai qu’il s’était élevé quelques obstacles sur la route des novateurs. A diverses reprises, le conseil d’état avait été obligé d’intervenir dans la question, et la mort de Garibaldi fut un véritable échec pour la nouvelle méthode.

Le général, qui était un homme de progrès, avait accepté les offres obligeantes du docteur Prandina et l’avait chargé de brûler son cadavre. Il avait lui-même réglé la cérémonie, dans une lettre qui peint trop bien le caractère du personnage pour que j’hésite à la reproduire. En voici le texte :


« Caprera, 27 septembre 1877.

« Mon cher Prandina,

« Vous avez l’amabilité de vous charger de brûler mon cadavre et je vous en remercie.

« Sur le chemin, qui, de ma maison, se dirige au nord vers la plage, il y a, à gauche, à la distance de trois cents pas, une dépression de terrain bornée par un mur.

« Sur cet angle, on élèvera un bûcher de 2 mètres, formé d’acacias, de lentisques, de myrtes et autres bois aromatiques. On placera sur le bûcher un petit lit de fer, et, sur celui-ci, le cercueil découvert contenant ma dépouille mortelle revêtue de la chemise rouge.

« Une poignée de cendres sera mise dans une urne quelconque qu’on placera dans le lieu où sont conservées les cendres de mes filles, Rose et Anita.

« Tout à vous à jamais,

« J. GARIBALDI. »


Il était impossible d’exprimer plus nettement une intention mieux arrêtée ; aussi, lorsque le général eut rendu le dernier soupir, le ministre de l’intérieur chargea le docteur Pini, secrétaire de la Société de crémation, de se rendre à Caprera en compagnie du docteur Todaro et de l’honorable député, J. Crispi, pour y procéder à la cérémonie, dont le défunt avait lui-même tracé le programme ; mais sa famille et ses amis s’y opposèrent formellement et les trois délégués, après avoir assisté à l’embaumement du corps, furent forcés de revenir à Milan pour rendre compte de leur insuccès à la Société de crémation renforcée, pour la circonstance, de toutes les associations politiques et populaires de la ville. L’assemblée, dans son indignation, exprima le vœu qu’on passât outre et qu’on exécutât les volontés du général ; mais la famille tint bon et tout se réduisit à ces protestations platoniques.

Cet échec n’empêcha pas la crémation de faire son chemin et de se répandre dans toute l’Europe. En Allemagne, la question se discute depuis 1849 et est entrée dans la voie des réalisations par l’incinération de Mme Dilke, dont j’ai parlé plus haut. L’Autriche-Hongrie en est encore à la théorie ; mais la Suisse est entrée dans le mouvement. Le crématoire installé à Zurich par M. L. Boury, et dont nous avons vu le plan à l’Exposition, fonctionne depuis un an, et, lors du dernier congrès d’hygiène, on y avait déjà pratiqué une dizaine d’incinérations. En Angleterre, le crématoire de Woking est en activité depuis 1875. Chaque opération ne coûte que 10 guinées tout compris. Celui de Saint-Jean-en-Surrey est un modèle d’élégance, et le duc de Bedford y a son four particulier annexé à celui du public.


II

La France n’a pas mis son empressement habituel à s’emparer de cette innovation. Il n’y a que neuf ans qu’elle est entrée dans la voie tracée par l’Italie. La Société française de crémation ne date que du congrès, de Turin (1880). Elle a pour président M. Koechlin, pour vice-président le docteur Bourneville et pour secrétaire-général M. Salomon. Elle compte 400 membres titulaires et 200 adhérens. Depuis sa création, elle poursuit son idée avec persévérance et elle a fini par triompher des résistances de l’opinion et de celle des pouvoirs publics.

Elle a trouvé son principal point d’appui au sein du conseil municipal, qui, dès le début, s’en est fait le défenseur. La commission qui fut chargée, en 1874, d’étudier le projet du grand cimetière qu’il s’agissait d’établir à Méry-sur-Oise, profita de la circonstance pour se prononcer en faveur de la crémation. L’année suivante, le conseil municipal, sur la proposition de M. Level, institua un concours spécial pour récompenser l’auteur du meilleur procédé d’incinération. De 1875 à 1880, il est revenu trois fois sur la question et l’a toujours tranchée dans le même sens. Enfin, le 24 décembre 1880, il transmit au préfet de la Seine une délibération invitant le gouvernement à présenter à bref délai, à la chambre, un projet de loi dans ce sens, et, en attendant, à autoriser des expériences d’incinération sur les corps ayant servi de sujets de dissection. Le ministre de l’intérieur y répondit par un refus catégorique ; mais le conseil municipal ne se tint pas pour battu et il finit par obtenir gain de cause. Au mois de décembre 1884, le préfet de la Seine autorisa la construction d’un crématoire destiné au service des hôpitaux et des amphithéâtres. Aussitôt l’autorisation obtenue, un ingénieur de la ville fut envoyé en Italie pour y étudier les différens systèmes mis en usage dans le pays.

L’année suivante, le conseil adopta le projet de MM. Barthet et Formigé et décida qu’il serait mis à exécution dans la 87e division du Père-Lachaise. Le monument devait contenir trois fours du système Gorini ; mais on n’en installa d’abord qu’un seul. Les premières expériences y furent faites, le 22 octobre 1887, en présence du conseil municipal. Deux varioleux apportés la veille du cimetière d’Ivry y furent brûlés l’un après l’autre. La combustion fut lente, incomplète et dispendieuse. C’était un échec, il fallait trouver un appareil plus efficace et plus expéditif.

En attendant, la chambre des députés n’avait pas voulu se laisser distancer par le conseil municipal. Dès le mois de novembre 1883, M. Casimir Périer avait déposé un projet de loi pour rendre la crémation facultative. Il n’y avait pas été donné suite ; mais le 30 mars 4885, au cours de la discussion de la loi sur la liberté des funérailles, M. Blatin fit adopter par la chambre un amendement aux termes duquel « tout majeur ou mineur émancipé, en état de tester, peut opter pour l’inhumation ou l’incinération, léguer tout ou partie de son corps à des établissemens d’instruction publique ou à des sociétés savantes et régler les conditions de ses funérailles, notamment en ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner. »

Le sénat adopta cet amendement avec une modification sans importance et la loi fut promulguée le 15 novembre 1887. Un règlement d’administration publique devait fixer ultérieurement les conditions applicables aux différens modes de sépulture. Le décret du 27 avril 1889 y a pourvu. Son titre ni est consacré à l’incinération et détermine les justifications à produire et les conditions auxquelles il faut se conformer.

Pendant que l’affaire suivait ainsi les voies légales, la question des appareils avait fait son chemin, et l’on avait substitué au four Gorini, installé en 1887, dans le monument du Père-Lachaise, un crématoire du système Toisoul et Fradet. C’est celui qui fonctionne depuis huit mois et que les membres du congrès d’hygiène et de démographie de 1889 sont allés visiter à diverses reprises pendant qu’il était en action. Cet appareil n’est peut-être pas le dernier mot de la perfection ; mais il réalise un progrès sensible sur celui qui l’avait précédé.

Depuis vingt ans, en effet, on a imaginé et mis à l’essai bien des types de fours à crémation. Leur description serait sans intérêt et paraîtrait déplacée dans une étude comme celle-ci. Ils diffèrent surtout par la nature du combustible employé. On s’est d’abord servi de bûchettes et de fascines. C’était encore le moyen usité à Milan en 1885, à l’époque où j’y ai assisté à une crémation ; c’est également celui qu’on a employé à Paris lors des premiers essais et qu’on n’a pas trouvé assez expéditif. Plus tard, on a eu recours à la flamme du gaz d’éclairage dont on se sert depuis longtemps dans l’industrie métallurgique pour produire de hautes températures. Dans l’appareil Toisoul et Fradet, c’est de l’oxyde de carbone extrait du coke et dont la combustion est activée par des courans d’air chaud.

Le monument dans lequel ce four est installé et qui s’élève sur les hauteurs du Père-Lachaise est moins vaste et moins décoratif que celui de Milan. C’est un petit édifice sans prétention et sans style, qui a un dôme comme une église et une cheminée comme une usine. Le gazogène où se produit l’oxyde de carbone est placé dans le sous-sol. Au-dessus de lui se trouve le récupérateur dans lequel l’air est chauffé par le calorique qui se dégage pendant la distillation du coke. Le tout est surmonté par le laboratoire. Cette dénomination scientifique sert à désigner le four en briques réfractaires dans lequel on plonge le cercueil et son contenu. Au fond de sa cavité se trouve un dispositif spécial de brûleurs de gaz ; sur les côtés débouchent les tubes par lesquels arrive l’air chaud ; en avant sont les descentes de fumée. La paroi inférieure, la sole, est creusée, dans toute sa longueur, de deux profondes rainures destinées à recevoir les bras du chariot qui transporte la bière. Le laboratoire est fermé par deux portes dont l’une est munie d’une garniture réfractaire. Devant elles se dresse le chariot monté sur ses rails et tendant, vers le four, deux longs bras mobiles et creux qui contiennent de l’eau destinée à modérer la chaleur excessive à laquelle ils sont soumis quand ils entrent dans la fournaise.

A côté de la pièce sombre et voûtée qui renferme tout cet appareil, se trouve une sorte de chapelle nue, sans autel et sans attributs religieux. Un catafalque se dresse au milieu des tentures noires qui tombent des voûtes. C’est là que se place le cercueil en sortant du char funèbre. Entre le catafalque et la porte, on a disposé des banquettes pour les assistans. D’épais rideaux séparent ces deux pièces contiguës.

Le crématoire fonctionne tous les jours pour le service des hôpitaux. On le chauffe jour et nuit, pour éviter la perte de calorique ; il est par conséquent toujours en marche. Lorsqu’un corbillard arrive, le cercueil en est retiré ; on le monte dans la salle d’attente que je viens de décrire et où tous les assistans sont admis. Il est ensuite transporté dans la chambre d’incinération, où les plus proches parens du décédé, au nombre de cinq au plus, sont seuls autorisés à accompagner le corps et à assister à l’opération.

Les rideaux se referment derrière eux. La bière est placée sur les bras du chariot ; on suspend, pour quelques instans, l’arrivée de l’oxyde de carbone et de l’air chaud dans le laboratoire ; on en ouvre les portes ; l’intérieur de la fournaise apparaît. Tout le monde recule devant la chaleur qui en sort. Le chariot glisse alors sur les rails ; ses bras entrent dans le four, puis ils s’abaissent à l’aide d’une manivelle et disparaissent dans les rainures dont la sole est creusée, en déposant sur celle-ci la bière dont ils étaient chargés. Le chariot recule, les portes se referment, et l’on n’aperçoit plus qu’une lueur d’un rouge vif qui filtre à travers leurs interstices. Cette manœuvre ne dure pas plus de trente secondes ; et, avant qu’elle soit terminée, la bière a éclaté et disparu au milieu des flammes qui la dévorent ; cependant l’appareil ne dégage pas d’odeur et ne fait pas de bruit.

Lorsque l’opération est terminée et qu’on ouvre les portes, on aperçoit, à l’endroit où on a vu déposer la bière, dont il ne reste plus de vestiges, quelques débris d’os d’un aspect étrange et d’un rouge de feu, épars sur une surface incandescente. On fait avancer de nouveau le chariot, et cette fois ses bras portent, à leur extrémité, un racloir formé par une glissière verticale garnie de coton d’amiante et épousant la forme de la sole. Ils s’abaissent, le chariot recule comme la première fois, et le racloir parcourt la plateforme d’arrière en avant, en ramenant vers l’ouverture les os calcinés. Ceux-ci tombent dans un cendrier placé au-devant de l’appareil et dans lequel on les laisse refroidir. Ils ne représentent qu’une très petite partie du squelette et sont en général d’un blanc très pur. Quelques fragmens ont cependant pris une couleur ocreuse et sont vitrifiés sur certains points. Cela tient à ce qu’ils ont été soumis trop longtemps à une température trop élevée.

Le poids de ces débris varie entre 1,000 et 1,500 grammes. Lorsqu’ils sont refroidis, on les renferme dans une urne, si toutefois on peut donner ce nom au récipient que la ville a adopté. C’est une sorte de cassette en grès-cérame, ayant la forme d’un petit cercueil et mesurant 0m, 45 en longueur, 0 m,25 en largeur et 0 m,27 en hauteur. Elle coûte 10 francs ; mais les familles sont libres de se fournir ailleurs et d’adopter la forme qui leur convient. Lorsque les cendres sont renfermées dans cette petite caisse, on la scelle avec un ruban dont les deux extrémités sont réunies par une plaque de plomb aux armes municipales et portant pour exergue : Ville de Paris. Ces cassettes funéraires sont destinées à être renfermées un jour dans un columbarium ; mais il n’est pas encore construit, et, en attendant, lorsqu’on ne peut pas les déposer dans une sépulture de famille, on les enfouit tout simplement dans la fosse commune.

On ne s’est pas borné à autoriser la crémation, on a tout fait pour aplanir les difficultés qu’elle pouvait rencontrer dans la pratique. Le décret du 27 avril 1889 a réduit au minimum les formalités à remplir. Aux termes de son article 17, « l’autorisation d’incinérer est donnée par l’officier de l’état civil du lieu du décès, sur la demande écrite du membre de la famille ou de toute autre personne ayant qualité pour pourvoir aux funérailles. » Cette demande doit être accompagnée d’un certificat du médecin qui a traité le défunt dans sa dernière maladie et d’un rapport d’un médecin assermenté commis par l’officier de l’état civil pour vérifier les causes du décès. Ces deux pièces doivent attester que la mort est le résultat d’une cause naturelle. A Paris, la préfecture de la Seine a commissionné un médecin spécial pour cette certification. Sa mission consiste à s’enquérir s’il n’existe aucun indice qui permette de soupçonner un crime et qui puisse motiver une expertise médico-légale. C’est la seule formalité particulière à la crémation.

La municipalité de Paris s’est attachée, de son côté, à mettre la nouvelle coutume à la portée de tout le monde. Elle a fait rédiger une notice très détaillée où tout ce qui concerne la crémation est exposé en termes précis et qu’on remet dans les mairies à toute personne venant y déclarer un décès[1]. Elle a fixé à 50 francs la taxe uniforme à payer par les familles, indépendamment du prix de l’urne et des frais décoratifs, qui varient de 12 à 200 francs, suivant la classe dont on a. fait choix. Cette redevance donne droit à la jouissance, pendant cinq ans, d’une case dans le columbarium à construire. Elle n’est exigible que des personnes qui ont les moyens de les acquitter. Quant aux indigens, ils sont brûlés pour rien. Tout est gratuit pour eux, même le certificat médical, La ville a supprimé les frais d’exhumation pour les corps qui seront retirés des cimetières parisiens, en vue d’une incinération rétrospective ; elle a exempté de la taxe de transport ceux qui seront apportés de l’extérieur aux monumens crématoires de Paris.

Il est impossible, on le voit, de se montrer plus libéral et, si la crémation ne se généralise pas, les promoteurs ne pourront pas en accuser les pouvoirs publics. Cette coutume est maintenant sortie de sa période d’élaboration. Elle a une existence légale, et tout le monde peut en user. C’est là qu’il fallait en venir, car, ainsi que je l’ai dit dès le jour où la question s’est agitée en France, il faut des raisons très graves pour entraver la liberté des gens ; et, dans l’espèce, je n’en vois aucune. Maintenant que toute satisfaction a été donnée aux partisans de l’incinération, c’est le moment de la juger et de rechercher s’il y a lieu de lui donner des encouragemens. Je vais essayer de le faire, en me plaçant au point de vue de l’hygiène et de l’intérêt social. Quant à la question religieuse, les controverses qu’elle a jadis soulevées n’ont plus leur raison d’être ; elle a été tranchée d’une manière définitive par l’autorité devant laquelle tous les catholiques s’inclinent.

Au mois d’octobre dernier, la congrégation du saint-office, régulièrement consultée par le clergé des différens pays qui reconnaissent la juridiction spirituelle du saint-siège, sur la question de savoir s’il était permis aux fidèles de s’affilier aux sociétés de crémation et de consentir à l’incinération de leurs corps ou de ceux de leurs proches, a répondu par la négative à ces deux questions. Le saint-père a approuvé et confirmé ces résolutions, en ordonnant de les transmettre aux évêques, pour que ceux-ci puissent diriger la conduite de leur clergé et instruire les fidèles. Les prêtres catholiques ne peuvent donc plus rendre les derniers devoirs aux personnes dont les corps doivent être brûlés. Les autres cultes n’ont ni les mêmes scrupules ni la même sévérité. Les pasteurs protestans accompagnent leurs coreligionnaires jusqu’au monument crématoire, et les israélites jouissent de la même liberté. Ce n’est donc plus qu’une question d’hygiène et de convenance sociale.


III

Les partisans de la crémation ont surtout mis en avant les intérêts de la santé publique, et ils ont été conduits à exagérer les inconvéniens de l’inhumation. Ce sont eux qui ont créé la légende des cimetières, les émanations infectes se répandant dans l’atmosphère, la nappe souterraine souillée, les rivières et les puits empoisonnés, les épidémies propagées, etc. Il y a dix ans, cette croisade fut menée avec un entrain sans égal et une ardeur de néophytes, par les sociétés italiennes et par les crémateurs français qui aspiraient à suivre leur exemple. L’administration municipale s’en émut alors et nomma une commission de douze membres pour étudier la question[2]. Le rapport, rédigé par le docteur O. du Mesnil, et adopté le 7 mars 1881, a fait justice de toutes ces exagérations.

Les émanations n’arrivent pas à la surface du sol, et la preuve, c’est qu’elles n’affectent pas l’odorat dans les cimetières bien tenus, tandis qu’on trouve, dans Paris, nombre de rues exhalant une odeur infecte surtout dans l’été. Les gaz provenant de la décomposition ne sortent pas de terre et, dans les cas exceptionnels où cela peut advenir, ils sont sans danger, parce qu’ils se dégagent à l’air libre.

Les infiltrations qui peuvent atteindre la nappe souterraine sont insignifiantes, lorsqu’on les compare à celles qu’y déversent les habitations et la voie publique. Pettenkofer, de Munich, qui fait autorité en matière d’hygiène urbaine, a calculé que les élémens putrescibles, provenant de ces deux sources, qui pénètrent dans le sol de Munich, équivalent à ceux que produirait l’inhumation annuelle de 50,000 personnes. Or, la ville n’a que 200,000 habitans.

L’eau des puits creusés dans les cimetières n’est pas plus chargée de matières organiques que celle des autres, et d’ailleurs il n’est pas d’agglomération urbaine de quelque importance qui n’ait aujourd’hui sa distribution d’eau de source prise en dehors de son enceinte, et l’eau des puits ne doit jamais servir aux usages alimentaires. La contamination des rivières est encore moins vraisemblable ; enfin, le reproche d’engendrer des maladies infectieuses est tout aussi gratuit. Il n’a jamais reposé que sur des argumens théoriques et des expériences de laboratoire. On est encore à citer une épidémie qui soit sortie d’un cimetière.

Est-ce à dire que leur présence au sein des villes soit une chose indifférente à l’hygiène ? non sans doute ; mais on n’a rien fait pour qu’il en soit autrement. Ils sont presque partout dans de mauvaises conditions. Les prescriptions du décret du 23 prairial an XI sont radicalement insuffisantes et celui du 27 avril 1889 qui en a reproduit, sans y rien changer, les dispositions les plus fâcheuses, ne vaut pas mieux que son prédécesseur. La profondeur des fosses, leurs dimensions, leur écartement, sont beaucoup trop faibles.

Il en est de même de la distance fixée pour les constructions, pour le creusement des puits et le renouvellement des sépultures. Les cimetières sont trop près des villes, trop petits, trop encombrés ; mais je ne veux pas m’étendre sur cette question, qui a déjà été traitée à fond dans la Revue[3] ; je me borne à en retenir ce qui appartient à mon sujet, à savoir que les inconvéniens inhérens aux cimetières ont été exagérés, qu’il est possible de les faire disparaître et que la santé publique n’exige pas la suppression de ces champs de repos. Des trois reproches qu’on leur adresse : l’infection de l’air, l’empoisonnement des sources et l’encombrement, les deux premiers ne reposent sur aucune démonstration suffisante et pour ôter toute valeur au troisième, il n’est pas nécessaire de recourir à un expédient aussi radical.

Le préjudice causé à l’agriculture, par la perte du terrain que les inhumations réclament, n’est pas beaucoup plus sérieux. Un champ d’un hectare qui ne produit pas assez de blé pour nourrir cinq personnes, suffit à la sépulture d’une ville de 10,000 habitans. Quand il faut à l’homme tant de terre pour vivre, on peut bien lui on accorder un peu pour reposer en paix après sa mort.

Depuis que les sociétés existent, c’est à la terre qu’on a confié les corps de ceux qui ne sont plus. L’incinération n’a jamais été qu’une exception, qu’un luxe réservé aux grands de la terre et qu’on n’a jamais essayé de démocratiser. L’inhumation est encore aujourd’hui le moyen le meilleur et le plus pratique. Je ne connais que l’immersion en eau profonde qui lui soit préférable. Elle est plus prompte, plus discrète, plus solennelle. Je n’ai jamais pu assister sans émotion à cette imposante cérémonie. Le navire est en panne, le pavillon en berne, l’équipage assemblé sur le pont, tête nue. Le corps de celui dont on va se séparer est enseveli dans un linceul de toile à voiles, avec un boulet aux pieds et enveloppé dans le drapeau national. On l’apporte devant un sabord ; le commandant fait un signe, un coup de canon retentit, et le mort plonge dans ces profondeurs inconnues qu’habitent les ténèbres, le silence et l’immobilité. C’est bien l’éternel repos dans l’éternelle nuit ; mais ce genre de funérailles ne peut pas se généraliser. La mer restera la tombe privilégiée du marin, de même que la terre est le meilleur asile pour ceux qui vivent à sa surface.

Ce qui précède ne s’applique qu’à l’immersion en pleine mer. Les fleuves ne conviennent pas pour un pareil usage. La coutume des populations de l’Inde qui consiste à jeter leurs morts dans le Gange est déplorable à tous les points de vue. Je ne connais pas de spectacle plus lugubre et plus odieux que celui qu’offre ce fleuve dans le parcours de 80 lieues qui sépare Calcutta de son embouchure. C’est une nappe fangeuse coulant entre deux berges de vase qui s’élèvent à la hauteur des hunes du bâtiment. Sur ce courant sans profondeur, glissent des cadavres gonflés qui se renouvellent sans cesse. De grands vautours chauves planent sans bruit au-dessus d’eux et s’abattent lourdement sur cette proie, tandis que les museaux noirs des alligators émergent de temps en temps autour du navire et qu’on entend la nuit rugir les tigres, dans les profondeurs des jungles. Lorsqu’on est retenu à l’embouchure du fleuve, en attendant une grande marée pour franchir la barre et gagner la haute mer, et qu’on a le choléra à son bord, les journées paraissent longues. C’est du moins l’impression que j’ai éprouvée jadis, dans ces conditions, au mouillage de Saugor ; elle était partagée par ce qui restait de l’état-major et de l’équipage du bâtiment.

En somme, l’immersion dans les fleuves est une coutume détestable. J’aime encore mieux la crémation. Dans l’Inde, la comparaison est facile à faire. Lorsqu’on remonte ou qu’on descend le Gange, on aperçoit de temps en temps un bûcher sur la rive ; la nuit, la lueur rouge des flammes se reflète dans le fleuve et ajoute sa note au sinistre concert dont j’ai tâché de donner une idée. Au milieu de ces solitudes et de ces marécages, une pareille coutume est sans danger. Le bois ne fait pas défaut et le temps ne compte pas pour les populations de l’Inde. Il n’en est pas de même dans nos villes européennes ; la crémation y présente des inconvéniens qu’il est indispensable de signaler.

En premier lieu, c’est une façon dispendieuse de se débarrasser des dépouilles humaines. Le prix de l’opération proprement dite a sensiblement diminué. Il s’élevait, dans le principe, à 100 lianes ; il est tombé à 30 avec les appareils perfectionnés, et aujourd’hui, dans le crématoire du Père-Lachaise, il suffit d’un hectolitre de coke, d’une valeur de 3 francs, pour détruire un cadavre ; mais les frais de premier établissement et d’entretien sont considérables. Le crématoire du Père-Lachaise coûtera 629,274 francs quand il sera complètement terminé. C’est le chiffre prévu et voté par le conseil municipal, lequel a décidé, de plus, qu’on en exécuterait un second à Montparnasse, et qui a invité l’administration à réserver, dans ces deux cimetières, des emplacemens pour les monumens collectifs destinés à renfermer les cendres des personnes ne possédant pas de concessions perpétuelles[4]. Si la crémation se généralisait, tout cela ne suffirait pas, puisqu’un four ne peut consumer que vingt corps par jour, en fonctionnant pendant vingt-quatre heures, et que le chiffre des décès s’élève en moyenne, à Paris, à cent quarante-six par jour.

L’entretien de l’appareil est coûteux. Il se détériore rapidement sous l’influence des hautes températures auxquelles il est soumis, et la sole a besoin d’être très souvent renouvelée. Enfin, il exige un personnel spécial, qu’il faut rétribuer largement. Il se compose, pour le moment, de quatre ouvriers, dont le salaire est de 6 francs par jour. Une indemnité supplémentaire de 1,500 francs par an est allouée pour le service de nuit. En résumé, le chiffre inscrit au budget municipal de 1890, pour l’entretien et le fonctionnement du système, s’élève à 45,260 francs. En y joignant l’intérêt de la somme déjà dépensée pour la construction du monument, cela fait 57,560 francs. Or comme, l’année dernière, le nombre des bières livrées au crématoire n’a pas dépassé 518, chaque opération est revenue à 113 francs. Ce chiffre s’abaisserait, sans doute, si le nombre des incinérations augmentait, parce que les frais généraux resteraient les mêmes ; mais le prix serait toujours de beaucoup supérieur à celui des inhumations.

Il est évident que les grandes villes pourront seules supporter les frais de pareils établissemens. Les petites localités devront se priver de ce luxe ; elles se contenteront, comme par le passé, d’un modeste cimetière, avec un fossoyeur à 3 francs par jour.

Le second reproche qu’on a fait à la crémation, c’est celui de rendre les recherches médico-légales impossibles. Aujourd’hui, lorsque la justice est sur la trace d’un crime et qu’il s’agit d’en acquérir la preuve matérielle, elle peut exhumer le corps de la victime pour le soumettre aux recherches nécessaires ; la crémation lui enlève cette ressource. Le professeur Brouardel a fait ressortir, avec l’autorité que lui donne sa compétence spéciale, les dangers sérieux qui peuvent en résulter[5].

Le décret du 17 avril a cru les écarter, en exigeant qu’un médecin, désigné par l’officier de l’état-civil, certifie, au préalable, que la mort a été le résultat d’une cause naturelle ; mais cette attestation ne constitue qu’une formalité de plus et ne donne pas une garantie sérieuse. La plupart des expertises médico-légales se rapportent à des empoisonnemens, ainsi que le fait observer M. Brouardel. Or, dans ce cas, ce n’est pas l’examen du cadavre, ce ne sont pas les renseignemens pris près des intéressés qui peuvent mettre sur la trace d’un crime, et la preuve, c’est que, la plupart du temps, lorsque la justice intervient, ce n’est que longtemps après la mort et quand son attention a été éveillée par la rumeur publique ou par des révélations inattendues.

Pour constater, avant la crémation, l’absence ou la présence d’un poison, il faudrait procéder à l’autopsie et à l’expertise chimique des organes essentiels. Ces recherches sont extrêmement délicates ; elles n’ont de valeur que lorsqu’elles sont faites par des hommes ayant acquis à cet égard une véritable expérience scientifique, alors même que le champ des recherches est limité par une instruction judiciaire ; à fortiori, lorsqu’elles ont lieu en l’absence de toute indication préliminaire.

On pourrait, à la rigueur, donner ces garanties à la justice, s’il s’agissait d’opérations rares, exceptionnelles ; cela serait déjà difficile dans les conditions actuelles et deviendrait impossible si les demandes d’incinération se multipliaient quelque peu. « Dans ce cas, dit M. Brouardel, les criminels pourraient trouver dans la crémation une sécurité qu’ils ne rencontrent pas dans les procédés actuels et qu’il importe de ne pas leur assurer, car elle serait pour les populations une source de dangers plus graves que l’insalubrité reprochée aux cimetières. »

Cet argument a paru prépondérant, en France comme à l’étranger. Sa valeur est incontestable, et cependant ce n’est pas celui qui me touche le plus. J’attache plus d’importance aux raisons d’ordre moral, que j’exposerai lorsque j’en aurai fini avec les difficultés matérielles que présente la crémation.

Il en est une dont on ne paraît pas s’être préoccupé et qui, cependant, a son importance ; c’est celle qu’entraînera la conservation indéfinie des cendres. Les morts qui reposent dans les cimetières ne gênent guère que les apôtres de la crémation ; il n’en serait pas tout à fait de même des restes de leurs prosélytes, s’ils parvenaient à faire accepter leurs idées à la majorité de la population. Supposons, pour un moment, que la nouvelle méthode a remplacé l’inhumation d’une manière complète, ainsi que l’espèrent ses partisans. Les cimetières sont fermés ; une quinzaine de fours fonctionnent en tout temps et les urnes s’entassent dans les lieux de dépôt. J’ai donné plus haut le chiffre moyen des décès de la ville de Paris et les dimensions des cassettes adoptées par la ville. Eh bien ! j’ai calculé qu’en les arrimant avec le plus grand soin, en les serrant comme des boîtes de conserves dans un magasin de comestibles, elles formeraient chaque année un massif de 1,332 mètres cubes. En les disposant sur des étagères, comme des objets de collection, elles tiendraient une telle place qu’au bout d’un siècle, il faudrait, pour les contenir, un monument deux fois plus grand que le Louvre.

On aurait, il est vrai, la ressource de les enterrer dans la fosse commune, comme on le fait aujourd’hui, en attendant le columbarium ; mais ce n’est pas là une solution et ce n’est pas la peine de faire tant de frais pour en arriver là. Il y aurait bien plus d’inconvéniens encore à permettre aux familles de les emporter à domicile. Avec l’étroitesse de nos logis, nos habitudes errantes, la fièvre de locomotion qui nous emporte et qui ne peut que s’accroître, les urnes funéraires constitueraient un bagage des plus encombrans. Il faudrait les emporter avec soi, dans tous les déplacemens qu’impose la vie moderne, et, comme ce serait chose à peu près impraticable, on en viendrait à ne plus savoir que faire de ce lugubre héritage. Les cendres provenant de parens depuis longtemps disparus n’inspireraient aucun intérêt à leurs détenteurs actuels, qui chercheraient évidemment à s’en débarrasser.

La promptitude avec laquelle on oublie les morts est une de ces tristes réalités dont il faut prendre son parti. Quand on visite un cimetière, on est frappé de l’abandon dans lequel sont laissées les tombes anciennes. Personne ne songe plus à ceux qu’elles recouvrent ; mais ils dorment en paix et ne sont pas un sujet d’ennui pour ceux qui les ont oubliés. Il n’en serait pas ainsi s’il fallait en encombrer son existence. On arriverait alors à des profanations déplorables. On verrait figurer à l’étalage des brocanteurs les urnes funéraires ayant quelque valeur marchande ou artistique et dont les cendres auraient été depuis longtemps jetées au vent.

Ce ne sont pas là de simples suppositions. La translation des restes du général Marceau au Panthéon, laquelle a eu lieu, comme on le sait, au mois de juillet dernier, nous a donné un exemple de ce que peuvent devenir les cendres d’un grand homme, moins d’un siècle après sa mort. Lorsqu’il tomba sur le champ de bataille d’Altenkirchen, le 24 septembre 1796, Marceau était âgé de vingt-sept ans. Ses soldats l’enterrèrent sous un tumulus couvert de gazon, aux environs de Coblentz ; mais Kléber, dont il était l’intime ami, avait déclaré à plusieurs reprises que, s’il avait été sur les lieux, il aurait fait brûler son corps pour en rapporter les restes en France. Plus tard, le général Hardy, commandant à Coblentz, voulut réaliser le vœu de Kléber. On exhuma le corps du général républicain, encore revêtu de son uniforme et on le livra aux flammes.

Les cendres furent recueillies et renfermées dans deux urnes. L’une fut envoyée à la sœur de Marceau, Mme Sergent, qui demeurait alors à Nice ; l’autre fut renfermée dans un mausolée élevé à Coblentz. Cette dernière fut brisée, quelque temps après, par des malfaiteurs qui espéraient y trouver des valeurs considérables, et les cendres furent perdues. L’autre subit d’étranges vicissitudes. Quand Mme Sergent reçut l’urne qu’on lui avait réservée, elle partagea son contenu en trois lots. Elle garda le premier, envoya le second à un aide de camp du général, qui le légua en mourant au musée de Chartres, et fit don du troisième à une jeune fille de Châteaugiron, que Marceau devait épouser. Celle-ci ne demeura pas fidèle à la mémoire de son fiancé : elle se maria et renvoya les cendres à la famille, qui les conserva jusqu’à la mort de Sergent, dans le tombeau duquel on les déposa. C’est ce dernier lot, représentant à peine le sixième des cendres, qu’on a exhumé en grande pompe, au mois de juillet dernier, pour le transporter au Panthéon. En voyant les vicissitudes par lesquelles ces restes ont passé, les pérégrinations qu’ils ont subies, on se demande, si tel a été le sort des cendres d’un héros, ce qu’il adviendrait de celles des personnages vulgaires.

Les inconvéniens qu’il y aurait à laisser les cendres à la disposition des familles ont, du reste, frappé tous les bons esprits. C’est en Italie que la question a été soulevée pour la première fois, à propos de l’instance formée, en 1881, par Cuniberti, à l’effet de conserver chez lui les cendres de sa fille. Le ministre de l’intérieur déféra la demande au conseil d’Etat ; elle fut repoussée comme étant en opposition avec la loi, qui enjoint de déposer les restes humains dans les cimetières, loi que les décrets relatifs à la crémation n’avaient pas pu abroger. L’année suivante, le ministre, après avoir pris l’avis du même conseil, autorisa la conservation des urnes funéraires dans les instituts de bienfaisance, dans les églises et autres édifices consacrés au culte[6]. En France, la législation est tout aussi précise, et le décret du 27 avril 1889 dispose que les cendres ne peuvent être déposées que dans les lieux de sépulture régulièrement établis.

Le columbarium est donc l’aboutissant nécessaire de toutes les urnes qui ne peuvent pas trouver place dans les sépultures de famille, et son encombrement est fatal. C’est une simple question de temps, et nous ne savons pas quelles conséquences pourront en résulter un jour. Nous sommes à une époque où les idées pratiques sont en faveur. Déjà la pensée d’utiliser les produits de l’incinération s’est fait jour plus d’une fois. A l’époque où la question commençait à passionner les esprits, M. Xavier Rudler écrivait au docteur Caffe : « Je n’ai rien trouvé de plus simple que de placer les corps dans une cornue à gaz et de les distiller jusqu’à réduction en cendres, et j’ai ajouté que le gaz provenant de la distillation pourrait servir à l’éclairage, sauf à avoir des appareils de lavage assez puissans. » « Ainsi, disent MM. Lacassagne et Dubuisson dans leur important travail sur la crémation, il ne s’agit pas, pour M. Rudler, de savoir s’il pourrait sembler dur à un fils de voir transformer son père en gaz d’éclairage ; non, c’est tout simplement une affaire d’appareils de lavage à inventer. »

Les mêmes auteurs ont emprunté, à une brochure de la même époque, la citation suivante, qui me paraît tout aussi topique : « Cette combustion dégage des vapeurs qu’il s’agit de rendre aussi peu nuisibles que possible, en attendant qu’on les utilise, comme la science ne manquera pas de le faire un jour. » C’est toujours, comme on le voit, une simple affaire de progrès scientifique à accomplir, et les partisans de la crémation doivent se réjouir à la pensée qu’ils pourront encore être bons à quelque chose après leur mort. C’est qu’en effet les os calcinés constituent un produit précieux pour l’industrie et pour l’agriculture. On l’a bien compris en Angleterre, et le propagateur de la crémation dans ce pays, le célèbre Thompson, a fait parfaitement ressortir tout le bénéfice qu’on pourrait retirer des cendres de ses compatriotes.

L’incinération soustrait au sol des quantités énormes de matières organiques dont il a fourni les élémens, et cette perte constante l’appauvrirait à la longue, si l’on n’y prenait garde. Il faut donc au moins lui rendre le résidu de l’opération, car il est insensé, dit Thompson, de perdre chaque année les 200,000 livres de bon engrais que pourrait fournir la population de Londres, lorsque l’Angleterre est obligée de tirer de l’étranger 800,000 livres d’os par an.

En France, de pareilles propositions nous font bondir et il faut reconnaître que les partisans les plus résolus de la crémation protestent énergiquement contre toute idée d’industrialisme ; mais peuvent-ils répondre de l’avenir ? peuvent-ils affirmer que ceux qui viendront après eux seront animés des mêmes sentimens de réserve et qu’ils n’invoqueront pas un jour l’intérêt social, la nécessité de faire de la place dans les monumens encombrés par les urnes et de rendre à la terre les élémens qu’elle aura fournis ? Qui sait alors s’ils n’obtiendront pas des pouvoirs publics l’autorisation d’utiliser les cendres qui ne seront réclamées par personne. Quant aux autres, on pourra traiter avec les familles. Ce sera un commerce comme un autre. Ce jour-là, disent les deux auteurs que j’ai cités plus haut, le culte des morts aura vécu. Je crains bien que son existence ne se prolonge pas jusque-là et qu’il n’attende pas que ce dernier coup lui soit porté.


IV

Quoi qu’en disent les partisans de la crémation, elle répugne à nos mœurs. En France, nous tenons à ce qu’on touche le moins possible à nos morts. L’autopsie, les opérations de l’embaumement nous répugnent ; pour beaucoup de personnes, elles ressemblent à des profanations. Lorsque nous avons assisté nos proches à leurs derniers instans et reçu leur dernier soupir, lorsqu’après avoir contemplé leurs traits dans la beauté sereine dont la mort les illumine pour quelques instans, nous les avons pieusement déposés dans leurs bières et conduits au champ de repos, nous savons qu’ils sont là, qu’ils y resteront à tout jamais tranquilles et que lentement, à travers les années, ils y subiront leur dernière métamorphose, sans que rien vienne la troubler. Avec la crémation, la transformation se fait en une heure. On arrive avec la bière qui renferme ce qu’on avait de plus précieux au monde. Hier c’était une personne vivante et on a la conscience qu’elle est encore intacte dans ce cercueil qu’on vient d’apporter. On la voit disparaître dans la fournaise, au milieu des flammes ; puis, au bout d’une heure, le four est vide et on vous rend un kilogramme d’os calcinés. Voilà tout ce qui vous reste, et l’illusion n’est plus permise. En une heure, la flamme a fait sous vos yeux l’œuvre de destruction, qui aurait mis des années à s’accomplir dans les profondeurs mystérieuses de la tombe.

L’opération est sinistre. On a pu en juger par la description que j’en ai faite et que je me suis pourtant efforcé de ne pas assombrir. Elle est de nature à faire reculer les gens qui n’obéissent pas à un parti-pris. Je ne peux pas être soupçonné d’une susceptibilité exagérée à l’endroit de pareils spectacles et, quand je vois la bière entrer dans le laboratoire, je sens que je ne pourrais pas affronter un pareil spectacle, s’il s’agissait de l’un des miens. Je ne suis pas le seul, du reste. Tous les journaux ont raconté la scène navrante qui s’est passée, le 9 février dernier, au Père-Lachaise, lors de la crémation d’une jeune maîtresse de dessin, morte l’avant-veille et qui avait témoigné le désir d’être brûlée. Ses malheureux parens avaient voulu assister à la cérémonie. Au moment critique, ils n’ont pas pu retenir leurs cris de désespoir et alors, dans l’assis-lance, composée surtout de jeunes filles, il y a eu une explosion de gémissemens, de sanglots et même de crises de nerfs qui a vivement impressionné tout le monde. De pareilles émotions dépassent la mesure des forces d’un père et d’une mère et lorsque j’entends une jeune femme manifester l’intention de se faire incinérer, je ne lui demande qu’une chose, c’est d’aller voir une crémation avant de prendre ses dispositions testamentaires. Je parle des jeunes femmes parce que c’est dans leurs rangs que la méthode nouvelle recrute le plus facilement ses prosélytes. Cela leur semble élégant, poétique, fin de siècle, que sais-je ? Elles ne manquent pas d’ajouter : au moins, de cette façon-là, on n’a pas à craindre d’être enterré vivant. C’est vrai, mais on court le risque d’être brûlé vif, ce qui est cent fois pis.

Les médecins n’ont pas de ces appréhensions, parce qu’ils connaissent l’extrême rareté des inhumations anticipées et qu’ils savent à quoi s’en tenir sur le compte de ces histoires de gens qui se sont dévorés dans leur cercueil, comme cette jeune actrice du Gymnase dont un de nos journaux les plus répandus évoquait tout récemment le lamentable souvenir et qui, par un prodige de souplesse, ou à la faveur de quelque disposition anatomique encore inconnue, était parvenue à se ronger l’épaule dans son tombeau.

Il y a bientôt un siècle qu’on a établi en Allemagne des dépôts mortuaires dans lesquels les morts séjournent jusqu’au moment où il ne peut plus y avoir de doutes à leur égard. Le premier a été élevé à Weimar en 1791 par Hufeland. Il en existe aujourd’hui dans presque toutes les villes d’outre-Rhin. On en trouve également en Autriche, en Hollande, en Belgique, en Norvège, en Suisse, en Italie, en Russie et en Angleterre. Eh bien, depuis que ces obitoires existent, on ne dit pas si un de ceux qui y sont entrés s’est réveillé et a fait tinter la sonnette dont on leur met le cordon dans la main.

Le danger d’être enterré vivant n’est donc pas sérieux, mais enfin, s’il arrivait d’aventure qu’on portât au four à crémation un malheureux en état de léthargie, on ne peut pas songer sans frémir à l’horrible torture qui l’y attendrait. Qu’on se le figure se réveillant au milieu des flammes, sous le coup d’une douleur atroce et en proie à cette vision infernale. Cela ne durerait que quelques secondes, je le sais ; mais quel épouvantable supplice à côté de l’asphyxie lente et à peine sentie, dans laquelle doit s’éteindre celui qui revient à la vie dans la nuit du tombeau.

En France, le culte des morts s’identifie avec la fréquentation des cimetières et ne peut pas en être séparé. Or, s’il est en France, un sentiment commun à toutes les classes de la société et pour lequel on ne saurait avoir trop de respect, c’est bien celui-là. Une attraction commune à tous les gens de cœur, qu’ils aient ou non le sentiment religieux, les conduit sur la tombe de ceux qu’ils ont aimés. Ils y trouvent un apaisement sans égal. Les cimetières contre lesquels on se déchaîne aujourd’hui et qu’on dépeint sous des couleurs tellement sombres que c’est à croire qu’on se trompe d’époque, les cimetières n’ont rien d’effrayant, rien qui blesse la vue, au contraire. A certaines époques de l’année, on voit s’y presser une foule nombreuse et recueillie. L’an dernier, à Paris, 127,000 personnes en ont franchi le seuil le jour des morts. Le sentiment qui amène là tant de personnes de condition, d’âge et de caractère différens est un de ceux qui font le plus d’honneur à l’humanité. Le besoin de nous rapprocher de ceux qui ne sont plus, la répugnance à admettre leur disparition complète est peut-être une faiblesse de notre intelligence, mais qu’importe si ceux qui souffrent et qui se souviennent y trouvent une consolation ?

Lorsque nous nous trouvons en face de ces tombes qui recouvrent nos chers morts, où leurs noms sont inscrits, c’est tout leur passé, c’est le souvenir du bonheur qu’ils nous ont donné qui nous revient en mémoire, et nous nous faisons cette illusion qu’ils peuvent nous entendre encore et nous nous surprenons à leur parler avec des larmes dans les yeux. La crémation supprime tout cela. L’urne funéraire implique l’idée d’un anéantissement absolu. Je ne me figure pas un père ou un époux en pleurs ou en prières, devant un récipient dans lequel il a vu mettre quelques débris d’os calcinés. Je me le figure encore moins cherchant, au milieu de la foule, dans l’enceinte encombrée d’un columbarium, le numéro de la case qui renferme les restes de sa femme ou de son enfant.

Les esprits forts, je le sais, se rient de tout. cela. Les théoriciens prétendent même que le culte de la famille et des morts gagnerait à la substitution qu’ils réclament, que la morale, la religion et l’économie domestique y trouveraient également leur compte. Enfin, les jacobins de l’hygiène, qui ne parlent que de prescrire et de proscrire, et qui prendraient volontiers pour devise : « la salubrité ou la mort, » ceux-là déclarent qu’il faut passer outre et ne tenir aucun compte de ces préjugés populaires. Ce sont des superstitions d’un autre âge sur lesquelles le progrès moderne doit passer comme le rouleau sur le macadam. Ces hommes, sévères pour les autres et impitoyables pour les opinions qu’ils ne partagent pas, sont heureusement en minorité. Les gens qui jugent les choses sans parti-pris et avec l’esprit de tolérance qui est la véritable expression du progrès, estiment qu’il faut tenir compte de l’opinion du plus grand nombre, même alors qu’elle s’égare, a fortiori lorsqu’elle a ses racines dans les fibres les plus délicates du cœur humain.

Nous avons été les premiers à réclamer avec instance, pour les sociétés de crémation, l’autorisation de passer de la théorie à la pratique et les facilités nécessaires pour s’installer à leur guise ; mais, après avoir demandé la liberté pour elles, nous la réclamons avec la même énergie pour ceux qui veulent rester fidèles aux coutumes de leurs pères. Je sais que personne, en ce moment, ne parle de rendre la crémation obligatoire ; mais ces choses-là ne se font pas du premier coup. On a déjà beaucoup fait à Paris pour l’encourager. La taxe imposée par la ville ne représente, comme je l’ai montré, que la moitié de ce que l’opération lui coûte et les dispenses qu’elle accorde d’une façon si libérale sont une incitation évidente à en profiter.

Si l’ardeur des néophytes ne se ralentit pas par la satisfaction qui leur est donnée, ils obtiendront facilement d’envoyer aux crématoires les indifférens, ceux qui ne se seront prononcés ni pour un mode, ni pour l’autre, lorsque les familles ne s’y opposeront pas. Qui sait si plus tard on n’ira pas plus loin. La loi du 15 novembre 1887 donne, comme nous l’avons montré, à tout majeur ou mineur émancipé le droit d’opter pour l’inhumation ou l’incinération ; n’est-il pas à craindre qu’en s’appuyant sur ce texte, on n’en vienne un jour à faire violence aux familles, à leur arracher le corps d’un des leurs pour le brûler, en produisant quelque écrit signé par un malheureux retenu par le respect humain, ayant contracté en pleine santé un engagement dont il a perdu le souvenir à ses derniers momens ?

L’esprit d’intolérance qui règne dans certaines classes de la société ne justifie que trop ces appréhensions, et maintenant que l’église s’est prononcée contre la crémation, il serait déplorable de voir recommencer, en faveur de celle-ci, la campagne à laquelle nous avons assisté jadis à propos des enterremens civils. Il ne faut pas qu’on cherche à laïciser les sépultures. La liberté de conscience est la plus précieuse de toutes. Il est aussi odieux de vouloir empêcher les gens d’aller à l’église que de les contraindre à y entrer. La nouvelle coutume ne me paraît pas appelée à prendre une extension considérable si l’esprit de parti ne s’en mêle pas. En Italie, à l’époque de la propagande la plus active, on n’a conduit, en six ans, que 239 personnes aux crématoires, et à Paris, le monument du Père-Lachaise n’a reçu, du 31 août 1889 au 1er janvier 1890, que 35 corps apportés par leurs familles. Il n’y a donc pas d’engouement. La crémation ne dépasse pas le cercle d’adhérens qu’elle a trouvés dès le début ; mais ses promoteurs espèrent bien qu’elle fera des prosélytes. Le conseil municipal compte sur 200 opérations pour l’année en cours d’exercice. Les prévisions de son budget sont établies sur ce chiffre.

V

Maintenant que je me suis expliqué sur la valeur de la crémation comme méthode usuelle, et que j’ai prouvé, je le crois du moins, qu’il n’y a pas à désirer qu’elle se substitue à l’inhumation, il me reste à rechercher s’il n’y a pas des circonstances dans lesquelles elle pourrait rendre des services. Beaucoup d’hygiénistes, même parmi ceux qui n’en sont pas fanatiques, sont d’avis qu’il y aurait avantage à brûler les corps des personnes mortes de maladies contagieuses et que l’incinération serait utile en temps d’épidémie ainsi que sur les champs de bataille.

Il est incontestable que la destruction par le feu des corps des contagieux donnerait en théorie plus de garanties que l’inhumation. Les recherches bactériologiques ont montré que les germes, auxquels il est permis d’attribuer aujourd’hui la production des maladies de cette nature, se conservent longtemps dans le sol, se multiplient dans les eaux, peuvent être entraînés par elles et propager la maladie qui leur a donné naissance ; mais ce ne sont là que des argumens théoriques et, jusqu’ici, pas un seul fait ne permet d’affirmer que la contagion puisse ainsi sortir de terre. On ne cite pas une épidémie qui ait eu un cimetière pour point de départ. Dans ces conditions, pour parer à un danger dont on ne peut ni démontrer, ni même affirmer l’existence, je trouverais bien grave de décréter la crémation obligatoire et de faire violence aux sentimens et aux convictions des familles.

Pour porter une atteinte semblable à la liberté individuelle, il faut un intérêt public de premier ordre, une nécessité bien démontrée et ce n’est pas sur des expériences de laboratoire qu’on peut baser une pareille nécessité. Où s’arrêterait-on d’ailleurs ? On commencerait par la variole et la diphtérie ; puis on passerait à la scarlatine et à la rougeole ; et la fièvre typhoïde viendrait à son tour réclamer sa place dans le four à crémation. Ces cinq maladies réunies ont fait en 1888, à Paris, 4,256 victimes. C’est une année moyenne. On pourrait donc compter par jour, sur une douzaine de crémations, pour la plupart obligatoires. Se rend-on bien compte des résistances que rencontrerait l’application de pareilles mesures et de la réprobation qu’elles ne tarderaient pas à inspirer ?

Dans les grandes épidémies, la situation n’est plus la même. Les populations sont terrifiées et ne réagissent plus ; l’autorité peut faire alors à peu près ce qu’elle veut, dans l’intérêt de la santé publique. Aussi, est-ce en vue de ces circonstances exceptionnelles que les partisans de l’incinération ont d’abord demandé l’application de leur méthode.

En 1883, au moment où le choléra venait d’éclater en Égypte et menaçait l’Europe, la société de crémation, par l’organe de son président, et le conseil municipal de Paris sollicitèrent l’autorisation d’établir, dans les cimetières, des appareils crématoires destinés, pour le moment, à ne fonctionner qu’en temps d’épidémie. Ce vœu semblait assez rationnel ; mais ni le conseil municipal ni la société de crémation ne s’étaient rendu compte des difficultés que son application présenterait dans la pratique. Personne ne s’était demandé combien il faudrait construire de fours et à quelle dépense on se trouverait entraîné. C’est cependant un calcul facile à faire, en s’appuyant sur l’expérience du passé.

Lorsqu’une épidémie sérieuse éclate dans une ville, elle atteint rapidement son apogée, et pendant quelques jours la mortalité est excessive. Le nombre des décès est parfois décuplé. Cette proportion a même été dépassée, à Paris, pendant l’épidémie de 1832. Le 9 décembre, il mourut du choléra 814 personnes et la population n’était alors que de 945,698 âmes. Aucune mesure de prévoyance n’avait été prise en vue d’une pareille catastrophe. Le service des pompes funèbres fut promptement débordé et les enterremens réguliers ne furent plus possibles. Paris présenta alors l’aspect le plus lugubre. Les nuits surtout étaient sinistres. De grands feux allumés dans les carrefours projetaient des lueurs d’incendie sur les maisons voisines. Dans les rues désertes on voyait passer des tapissières, des tombereaux et des fourgons d’artillerie. Au bruit qu’ils faisaient en roulant sur le pavé, on sortait des maisons pour déposer les cadavres dans ces voitures qui les emportaient aux différens cimetières. De profondes tranchées y avaient été creusées à l’avance ; les morts y étaient couchés côte à côte et recouverts d’une légère couche de chaux vive sur laquelle on amoncelait la terre préalablement rejetée sur les côtés.

Ces inhumations collectives ont souvent été depuis imposées par la nécessité. Quand on entre dans le cimetière de Toulon, où les dernières épidémies de choléra ont été particulièrement meurtrières, on y voit de longs tumuli parallèles dont chacun correspond à l’une d’elles et en porte la date sur un écriteau. Les bières y ont été déposées côte à côte, et c’est le seul moyen pratique quand la mortalité est considérable. Ce qu’il y a d’urgent, en pareil cas, c’est d’en finir promptement avec les morts : on sait ce qui advint à Marseille, pendant la peste de 1720, pour avoir méconnu ce précepte. L’inhumation seule permet de s’y conformer. La crémation demande trop de temps. Il faut espérer que nous ne reverrons plus de mortalité comme celle de 1832, parce que le choléra diminue de violence à chaque épidémie ; mais si nous étions appelés à en subir une plus faible de moitié, nous verrions encore des journées de plus de mille décès, et cinquante fours ne suffiraient pas pour brûler les morts. D’après ce qu’a coûté celui du Père-Lachaise, on peut évaluer la dépense qu’il faudrait inscrire au budget municipal, — et ces dépenses devraient être faites à l’avance, — car de pareilles installations ne s’improvisent pas et le choléra tombe sur un pays comme la foudre. En admettant que le conseil municipal de Paris ne recule pas devant les frais, il ne trouverait vraisemblablement pas d’imitateurs. Pas une autre ville ne consentirait à s’imposer des sacrifices aussi considérables, en vue d’une éventualité à laquelle on espère toujours échapper et pour se garantir d’un danger qu’on serait en droit de qualifier d’imaginaire, en s’appuyant sur l’opinion des médecins les plus autorisés.

M. Brouardel, dans le rapport qu’il a adressé, le 17 août 1883, au conseil d’hygiène et de salubrité de la Seine, sur la crémation dans les cimetières de Paris, en temps d’épidémie, s’exprime de la façon suivante : « Il n’est pas démontré qu’une fois inhumé, un cadavre de cholérique puisse être un agent de propagation de cette maladie. Nous n’avons pas trouvé une seule observation signalant ce fait. Que le corps soit détruit par le feu, ou lentement par la combustion dans le sein de la terre, le résultat définitif semble donc le même ; on ne peut pas invoquer le danger de l’inhumation des cholériques pour faire adopter la nécessité de la crémation de leurs cadavres. »

M. Brouardel fait observer, de plus, qu’en temps d’épidémie la crémation ne peut pas être précédée de l’autopsie et de l’expertise qu’on regarde comme indispensables, et cependant le choléra est la maladie qu’il est le plus facile de confondre avec les empoisonnemens par l’arsenic, par le sublimé et par certains alcaloïdes. Les criminels le savent bien ; tout fait supposer qu’ils en profitent et il serait fâcheux de leur donner une chance d’impunité de plus.

L’emploi de la crémation sur les champs de bataille compte des partisans même parmi les personnes qui la verraient avec regret se généraliser dans les conditions ordinaires. Ils peuvent invoquer de nombreux exemples en faveur de leur opinion. On a souvent été conduit à brûler les morts, même dans les guerres récentes.

En 1812, les Russes ont détruit par le feu les monceaux de cadavres que la grande armée laissait derrière elle dans sa funèbre retraite. En 1814, les Allemands transportèrent à Montfaucon les corps des 4,000 soldats tués dans cette affaire et les y firent brûler pour prévenir l’infection qui allait se produire aux portes de Paris. L’opération dura quatorze jours.

La crémation s’est une troisième fois associée à nos désastres. Après la bataille de Sedan, on avait enfoui les morts dans des fosses remplies jusqu’à fleur de terre. Au printemps suivant, sous l’influence des premières chaleurs, des exhalaisons infectes s’en échappèrent, et le gouvernement belge, d’accord avec les autorités françaises, nomma une commission pour étudier les moyens de prévenir ce danger. Celle-ci ne trouva rien de plus sur, de plus expéditif et de plus économique que l’emploi du feu. M. Créteur, le chimiste chargé de cette besogne, y procéda sur place et sans exhumation, en versant dans les fosses du goudron de houille qui s’insinuait jusque dans leur profondeur, et en y mettant le feu. Ce moyen réussit d’une façon complète. Les Allemands voulurent aussi purifier par les flammes les champs de bataille des environs de Metz ; mais, après quelques essais infructueux, ils y renoncèrent. Ils ont du reste de la répugnance pour ce mode de destruction. Lors des opérations faites par M. Créteur sous les murs de Sedan, ils s’opposèrent à ce qu’on appliquât les mêmes procédés aux corps de leurs compatriotes.

Les Anglais, dans les guerres de l’Inde, ont habituellement recours au feu pour détruire les cadavres, et cela se conçoit dans un pays aussi chaud et aussi insalubre. Pendant la lutte terrible qu’ils ont eu à soutenir contre les cipayes révoltés, ils allumaient de grands feux après chaque affaire et y faisaient jeter les morts par les prisonniers. Enfin, les Serbes dans leur dernière guerre contre les Turcs ont eu souvent recours au même moyen.

Ce sont là, je crois, les seuls cas dans lesquels on ait eu recours à la crémation en temps de guerre, et les circonstances justifiaient pleinement son emploi. En Russie, sous les murs de Paris comme à Sedan, les hostilités avaient cessé et on disposait des moyens nécessaires pour procéder sans précipitation à ces opérations délicates. En serait-il de même en cours de campagne, au milieu des opérations rapides, des collisions gigantesques d’une guerre européenne ? Les partisans de la crémation le pensent. Ils ont même imaginé des crématoires ambulans destinés à suivre les armées, comme les fours de campagne. On en a vu figurer plusieurs à l’exposition de Bruxelles, et celui du docteur Hyacinthe Kuborn y a surtout été remarqué. C’est une grande caisse métallique contenant tout l’appareil a incinération, montée sur un châssis à deux essieux susceptibles de s’adapter à des roues de chemins de fer, ou à des roues à jantes plates pour circuler sur les voies ordinaires.

Ces crématoires ambulans sont très ingénieux sans doute, mais je ne les crois pas pratiques. Il faudrait en traîner un trop grand nombre à la suite des armées. La guerre prend des proportions de plus en plus effrayantes. Le chiffre des combattans, la promptitude des évolutions favorisée par les chemins de fer, la longue portée, la précision, la puissance destructive des armes modernes, tout conspire à rendre, dans l’avenir, les batailles aussi meurtrières qu’elles seront rapides.

Personne ne peut prévoir ce qui se passera à la première collision. Les généraux qui sont appelés à commander les armées n’osent pas eux-mêmes se prononcer à cet égard. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il faut s’attendre à des pertes énormes de part et d’autre. Le service de santé des armées, malgré les efforts qu’il fait depuis vingt ans pour se mettre à même de faire face à cette éventualité, malgré les progrès qu’il a réalisés au matériel comme au personnel, n’est pas sûr de pouvoir suffire à toutes les nécessités du premier moment. Il faudra pourtant bien s’occuper des blessés avant de songer aux morts ; mais en admettant que les deux services puissent marcher parallèlement, combien faudrait-il d’appareils crématoires pour accomplir, dans les délais convenables leur funèbre besogne ? Dans l’impossibilité de calculer ce qu’il y aura de morts sur les champs de bataille de l’avenir, il faut prendre pour base les affaires les plus récentes.

Dans les trois batailles qui se sont livrées autour de Metz les 14, 16 et 18 août 1870, le grand état-major allemand a relevé les pertes suivantes : les Français ont eu 3,790 morts, 19,470 blessés, 10,975 disparus ; les Allemands : 10,847 morts, 28,422 blessés, 1,587 disparus. Après ces fatales journées, l’armée qui est restée maîtresse du champ de bataille et dont les pertes excédaient de plus d’un tiers celles de l’autre, s’est trouvée en face de 62,529 hommes étendus sur trois champs de bataille distans de quelques kilomètres. Il y avait dans le nombre 14,637 morts. Il aurait fallu au minimum 150 crématoires ambulans pour les incinérer dans l’espace de cinq ou six jours, qu’on peut considérer comme l’extrême limite, surtout lorsqu’il s’agit de batailles livrées pendant les chaleurs de l’été, comme celles que nous avons prises pour terme de comparaison.

Ce funèbre convoi, dont l’aspect, pour le dire en passant, n’aurait rien de bien réconfortant pour nos jeunes troupes, occuperait plus d’un kilomètre de voie ferrée et augmenterait, dans une proportion inacceptable, les impedimenta qu’il faut diminuer à tout prix dans les conditions de rapidité où la guerre se fait aujourd’hui. Et puis, où placerait-on ces pesantes voitures ? On ne pourrait évidemment les caser que dans les convois administratifs, et personne ne les laisserait passer avant le pain, les munitions, les réserves d’ambulance, etc. Ils encombreraient les gares de chemins de fer dans la zone des opérations et ne pourraient atteindre le champ de bataille que lorsque l’armée l’aurait abandonné depuis plusieurs jours. En arrivant sur ce terrain dévasté, le convoi de la crémation n’y trouverait ni chevaux pour traîner ses immenses voitures, ni personnel pour lui venir en aide ; la plupart du temps, le combustible lui-même ferait défaut. Le commandement, j’en suis convaincu, n’acceptera jamais, en France du moins, cette innovation encombrante ; les généraux se contenteront comme autrefois d’enterrer les morts dans les tranchées et d’en finir le plus vite possible, pour continuer leur marche en avant.

En résumé, la crémation telle qu’on la pratique aujourd’hui, avec ses appareils perfectionnés et les précautions dont on l’entoure, n’offre aucun inconvénient au point de vue de l’hygiène. On a bien fait de l’autoriser et de donner toutes les facilités nécessaires à ceux que la tombe épouvante et qui préfèrent être brûlés ; mais il n’est pas à désirer que ce mode de destruction se généralise et qu’il prenne la place de l’inhumation. Il faut éviter surtout qu’on exerce une pression en sa faveur et que cette question de sépulture ne devienne une affaire de parti et un prétexte pour froisser les consciences.

On peut sans inconvénient livrer aux appareils crématoires les sujets qui succombent dans les hôpitaux, sans avoir manifesté de préférence, et quand ils ne sont pas réclamés. Cela diminue d’autant l’encombrement des cimetières.

Il y aurait avantage à incinérer les sujets morts de maladies contagieuses, si les familles y consentaient. Quant à l’emploi de la crémation dans les épidémies, il n’est possible que lorsque la mortalité est très faible, et ce cas rentre alors dans le précédent. En ce qui a trait aux champs de bataille, je crois qu’il faut y renoncer, au moins pendant le cours des opérations.


JULES ROCHARD.


  1. Délibération du conseil municipal du 30 décembre 1889.
  2. MM. de Heredia, docteur G. Martin, docteur Bouchardat, Bourgoin, A. Carnot, Feydeau, Huet, Le Roux, docteur O. Du Mesnil, Pasquier, Schutzenberger, Caffort.
  3. Voyez la Revue du 15 avril 1874.
  4. Délibération du 27 décembre 1889.
  5. Rapport au conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Seine, par M. P. Brouardel, professeur de médecine légale à la Faculté de Paris, lu et adopté le 17 août 1883.
  6. Arrêté du 9 juillet 1882.