La Création du monde organisé d’après les naturalistes anglais et allemands de la nouvelle école

La Création du monde organisé d’après les naturalistes anglais et allemands de la nouvelle école
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 764-787).


LA CRÉATION
DU MONDE ORGANISÉ
D’APRÈS LES NATURALISTES ANGLAIS ET ALLEMANDS
DE LA NOUVELLE ÉCOLE


I. — HISTORIQUE.

Longtemps l’histoire naturelle n’a été qu’une science purement descriptive, se bornant à considérer les formes extérieures des êtres vivans sans se préoccuper de leur organisation intime. Buffon avait admirablement peint les animaux, reproduit leurs allures et analysé leurs mœurs; mais il ne les avait point classés. Les ressemblances, les analogies, les identités même lui échappaient complètement. Linné classa les animaux et les plantes d’après leurs caractères les plus apparens, il les nomma et fit luire la lumière dans le chaos de l’histoire naturelle. Doué d’un sens exquis des affinités, il établit les rapprochemens les plus heureux entre des êtres disparates en apparence, semblables en réalité; mais ses classifications ne reposaient pas sur une base philosophique. A Laurent de Jussieu était réservée la gloire de formuler en 1789 les principes généraux de la méthode ou classification naturelle des végétaux. En 1817, Cuvier publiait sa Zoologie ; elle était intitulée le Règne animal distribué d’après son organisation. Ce titre seul est une révélation : c’est l’alliance intime de la zoologie avec l’anatomie comparée, c’est aussi l’application raisonnée de la méthode naturelle à la classification des animaux. Ressuscitant du même coup les vertébrés fossiles à l’aide des débris osseux que la terre nous a conservés, il leur assigna une place dans la série animale actuelle, dont ils complètent l’ordonnance en comblant les lacunes qui séparent les classes, les ordres et les genres. Achevant ainsi son œuvre, Cuvier ouvrait l’ère nouvelle de la science des êtres organisés. Après les réformes de Jussieu et de Cuvier, l’histoire naturelle cessait d’être une science purement descriptive, un inventaire convenablement rangé des richesses de la nature; elle devenait une science philosophique dont les branches devaient converger vers un but commun, la génération successive et les relations des êtres organisés entre eux, afin de résoudre un jour le grand problème de la vie à la surface du globe.

A côté de Cuvier se trouvait un prophète méconnu de tous et de Cuvier lui-même; c’était Lamarck[1]. Botaniste à la fois et zoologiste, il avait décrit un grand nombre d’animaux et de plantes. Ce travail long et minutieux, loin de fortifier sa foi dans l’immutabilité et la permanence des espèces, l’avait au contraire profondément ébranlée. Le premier en 1809, il émit l’idée que des modifications amenées chez un être vivant par l’influence de causes extérieures prolongées devaient se transmettre par hérédité à ses descendans. Ainsi avec le temps, suivant lui, une espèce pouvait en produire d’autres fort différentes du type originaire; les traits principaux résistaient seuls à l’action séculaire d’un milieu nouveau. Dans une direction différente, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui survécut à Lamarck, poursuivit le même but dans ses recherches d’anatomie comparée; par malheur, il compromit quelquefois sa cause par des assertions émises prématurément et non justifiées par des faits nombreux et bien établis. Dans ses discussions avec Cuvier, il fut souvent vaincu, faute d’être suffisamment armé pour réfuter son terrible adversaire. Souvent néanmoins il avait raison; mais, comme Lamarck, il était en avant de son temps, et l’avenir seul devait les réhabiliter tous les deux.

Un grand poète, un génie littéraire universel, Goethe, avait étudié avec passion l’histoire naturelle dans sa jeunesse, et les idées qui couvaient, pour ainsi dire, dans la science contemporaine s’étaient emparées de lui. Dans les variétés infinies des végétaux et des animaux, il ne voyait que des transformations d’un ou de plusieurs types primitifs; dans les divers organes, il n’apercevait également qu’un seul et même organe modifié. Avec son instinct de poète, il avait deviné l’unité dans la diversité, et partout, en prose, en vers, dans ses romans, dans sa conversation, il remplace l’idée de création par celle de métamorphose; constamment aussi il condamne, réfute et ridiculise les causes finales, argument principal des avocats d’une origine surnaturelle. Sans être un savant de profession, Goethe a prévu quel serait le caractère de l’évolution future des sciences, dont il eût hâté les progrès, si les lettres n’avaient pas absorbé toutes les forces de son puissant génie.

Parmi les précurseurs de l’histoire naturelle moderne, nous devons citer encore deux hommes qui lui ont ouvert des horizons nouveaux. L’un est de Baer, le créateur de l’embryologie. En suivant pas à pas l’évolution des animaux, il montra qu’ils traversent des phases diverses dans le sein maternel, et gravissent peu à peu les échelons de la série des êtres en partant d’un degré inférieur à celui sur lequel ils se trouveront placés au moment de leur naissance. L’autre initiateur est Louis Agassiz, né en Suisse, actuellement professeur à Boston[2]. Agrandissant et fécondant les résultats de Baer, il prouva que le développement paléontologique est comparable au développement embryonnaire. Si l’être vivant s’élève de plusieurs échelons dans la série actuelle, les animaux fossiles ont suivi une route parallèle. Les plus anciens ont une organisation plus simple que celle des plus récens, et représentent une des phases de l’état embryonnaire de ces derniers. Cette vérité, établie par Agassiz, a éclairé plus que toute autre l’histoire de la création et préparé les généralisations qui permettent d’en concevoir l’ensemble. L’espace me manque pour citer encore d’autres savans dont les travaux ont contribué à l’avènement de la science actuelle, sans qu’ils fussent néanmoins les précurseurs du messie que le lecteur a déjà nommé, Charles Darwin[3].

Je ne traiterai pas spécialement de l’origine de l’homme; on s’en est assez occupé, la passion s’en est mêlée, la théologie est intervenue dans cette question brûlante, et une appréciation équitable est devenue bien difficile. Je me bornerai donc à exposer l’état de nos connaissances actuelles sur la création des êtres organisés en général, en prenant pour guide l’excellent ouvrage du professeur Haeckel, d’Iéna, intitulé Histoire naturelle de la création[4]. Simple interprète, je ne juge pas, j’expose, et souvent même je traduis. C’est le tableau abrégé des travaux récens de Darwin, Wallace, Huxley, Carpenter, Haeckel et Joseph Hooker, résumés dans cet ouvrage, que je désira mettre sous les yeux du lecteur. Pourquoi, parmi ces noms illustres, n’ai-je pas la satisfaction de citer un seul nom français? Je ne puis en taire la raison, dussé-je froisser quelques susceptibilités et offenser l’amour-propre national.

Il y a quarante ans, les maîtres incontestés dans les sciences physiques ou naturelles appartenaient presque tous à la France. Le muséum d’histoire naturelle de Paris était le premier établissement scientifique de l’univers. Les étrangers venaient s’y instruire, s’y former ou compléter des travaux commencés dans leur pays. Tout cela n’est plus qu’un souvenir; nous ne tenons plus la tête de la glorieuse phalange des explorateurs de la nature. Les Anglais et les Allemands nous ont devancés : ils sont entrés dans une voie nouvelle, nous suivons les routes anciennes. Nous ne sommes plus les initiateurs, les pionniers de la science; d’autres nous ont remplacés. Cette déchéance tient à plusieurs causes. La première, c’est le manque des ressources matérielles sans lesquelles tout travail en physique, en chimie, en géologie, en botanique, en zoologie, est radicalement impossible. Or, tandis qu’en Allemagne la sollicitude des gouvernemens et des municipalités a sans cesse encouragé les travaux des professeurs et des étudians de ses nombreuses universités, l’état en France a été ouvertement indifférent ou hostile : indifférent par ignorance, hostile avec l’idée préconçue que les sciences positives ébranlent la religion dominante, dont l’esprit autoritaire était considéré comme favorable au maintien des pouvoirs politiques. Les Allemands sont donc scientifiquement mieux armés, mieux outillés que nous. Comme sur le champ de bataille, ils nous ont vaincus par le nombre, la supériorité de l’organisation et une instruction sinon plus profonde, du moins plus générale. Comment les savans français, beaucoup moins nombreux que les savans allemands, pourraient-ils lutter contre eux dans des conditions semblables? Ce n’est ni l’intelligence, ni l’ardeur qui nous font défaut, car, malgré notre infériorité numérique, nous luttons encore, et dans un passé bien récent les Allemands ne sauraient nous opposer des noms comparables à ceux des génies qui ont ouvert les voies où ils marchent aujourd’hui. Toutefois l’infériorité actuelle est évidente; il serait puéril et dangereux de le nier. Que l’état et les municipalités se concertent pour relever, fortifier et améliorer nos établissemens scientifiques, que le savant laborieux soit encouragé, et les choses changeront bien vite de face, à deux conditions cependant : la première, c’est que nous acquérions un des instrumens les plus indispensables du travail intellectuel, la connaissance des langues étrangères. Presque tous les savans allemands sont en état de lire un livre français ou anglais, la plupart écrivent et parlent ces deux langues de manière à correspondre avec leurs coreligionnaires scientifiques. En France, c’est le contraire : beaucoup d’hommes, d’ailleurs très instruits, sont incapables de prendre connaissance, au moment où ils sont publiés, des travaux qui les intéressent le plus, de ceux qui ont trait à leurs propres recherches. Pour être informés, ils réclament et attendent une traduction. C’est une lacune déplorable dans notre éducation; elle a pour cause une autre infirmité nationale, l’esprit casanier. Le Français reste en France, le Parisien à Paris : s’il voyage, c’est dans les vacances, pendant quelques semaines, et uniquement pour se distraire. Très rarement il sort de son pays afin de s’instruire ou pour étudier les institutions scientifiques de nos voisins et entrer en relations avec des savans dont les noms reparaissent sans cesse dans les publications contemporaines. S’il voyageait dans ce dessein, s’il séjournait en Allemagne ou en Angleterre, le Français apprendrait à connaître de visu la science allemande ou anglaise, et en revenant il saurait l’allemand ou l’anglais, double profit que les étrangers savent depuis longtemps retirer des visites qu’ils nous font, et que nous ne leur rendons pas. Rompons donc résolument avec ces habitudes routinières, étouffons un ressentiment légitime, ou plutôt élevons nos âmes; considérons la science comme un trésor commun à l’humanité tout entière, étudions-la dans toutes ses manifestations, et ne rendons pas tous les Allemands solidaires des violences et de la dureté d’une aristocratie militaire besoigneuse, cupide et dévote, qui exploite la guerre comme le laboureur exploite son champ, et s’enrichit par le pillage comme le commerçant s’enrichit par le négoce. Plaignons ces milliers de paysans et de bourgeois qu’elle entraîne après elle sur les champs de bataille. Naturellement bons et humains, si ces malheureux ont été souvent cruels et insolens envers les faibles, c’est qu’ils imitaient leurs chefs et que la discipline de fer sous laquelle ils sont courbés affaiblit chez eux le sentiment de la


II. — PROTISTES. — SERIE ANIMALE ACTUELLE. — EMBRYOLOGIE. — ORGANES INUTILES.

Je reviens à mon sujet. Le naturaliste n’a pas à se préoccuper de la création de la matière; elle existe, cela lui suffit; elle est indestructible, il le prouve. Comment se sont produits dans l’origine les êtres organisés les plus élémentaires? Est-ce par la combinaison de quelques corps simples, tels que l’oxygène, l’hydrogène, l’acide carbonique et l’azote, par voie de génération spontanée? On l’ignore encore, mais on peut étudier les organismes les moins compliqués et les suivre dans leur développement. La géologie nous enseigne de son côté que ces êtres inférieurs ont apparu les premiers à la surface du globe. Les couches les plus anciennes en ont conservé quelques traces; c’étaient des animaux marins placés sur les derniers confins de la série animale, c’est par eux que la création a commencé. D’un autre côté, des sondes faites à de grandes profondeurs dans les mers actuelles ont amené récemment la découverte d’un être vivant dont la structure est encore plus simple que tout ce que l’on connaissait antérieurement. M. Haeckel près de Nice, de Bergen, des Canaries, dans le détroit de Gibraltar, M. Huxley dans les mers du nord, ont retiré de profondeurs de 4,000 et même de 8,000 mètres des êtres qu’ils ont appelés monères[5]. Ils se présentent sous la forme de petites masses gélatineuses de la grosseur d’une tête d’épingle ou d’un enduit visqueux recouvrant des pierres et d’autres corps solides. Ces masses sont composées uniquement d’albumine sans aucune enveloppe et sans aucune trace d’organisation intérieure. Lorsque le monère se meut, c’est au moyen de prolongemens issus de la masse centrale, ressemblant à des cils ou à des appendices digitiformes. Ces appendices ne sont pas persistans, ils disparaissent quand l’animal ne se meut plus. Sous le microscope, on a pu constater comment le monère se nourrit. Lorsque des particules organiques, débris d’autres êtres vivans. se trouvent en contact avec lui, elles se collent à sa surface et y déterminent une irritation ; il en résulte un afflux de matière albumineuse qui finit par englober le corps étranger et par l’incorporer à la masse du monère, où il se dissout par endosmose. Le mode de multiplication est encore plus simple : la petite masse présente d’abord un étranglement qui se creuse peu à peu des deux côtés et la divise en deux parties; celles-ci finissent par se séparer complètement pour constituer deux êtres distincts, qui se diviseront à leur tour. Le monère est-il une plante ou un animal? Il n’est ni l’un ni l’autre, ou, si l’on veut, il est l’un et l’autre, car dans les rangs inférieurs du règne organique les différences s’effacent, et les caractères distinctifs valables pour les animaux et les végétaux supérieurs s’évanouissent complètement. L’ensemble de ces êtres constitue un règne intermédiaire entre le règne végétal et le règne animal, que Cory de Saint-Vincent avait depuis longtemps reconnu et désigné sous le nom de règne psychodiaire[6]. M. Haeckel en a fait l’embranchement des protistes. Élevons-nous d’un degré dans cette classe. Au lieu d’un simple flocon d’albumine, nous trouvons la cellule; elle se compose d’un noyau solide d’albumine entouré d’albumine moins compacte qui a sécrété une enveloppe extérieure, c’est la cellule, base et origine de l’organisation de tous les végétaux et de tous les animaux. Elle peut vivre isolée, et constitue les protistes connus sous le nom d’amœba, protococcus, etc. L’amœba se multiplie comme le monère; son enveloppe se rompt, deux noyaux se développent dans l’intérieur, la petite masse se divise par étranglement, et deux amœba apparaissent au lieu d’une. Chacune de ces deux moitiés se partage à son tour en deux autres, et la multiplication continue ainsi jusqu’à l’infini.

Constatons immédiatement que tous les végétaux et tous les animaux, sans en excepter l’homme, proviennent invariablement d’un œuf. A son apparition, cet œuf n’est qu’une cellule, une amœbe qui se développe dans un être vivant au lieu de se développer isolément. Déjà nous entrevoyons ce fait capital, que l’origine de chaque être en particulier est identique à celle du règne organisé tout entier. Au moment de la conception, toute plante, tout animal naissant est donc un protiste élémentaire. D’un autre côté, si la terre avait pu conserver les traces des premiers êtres qui ont apparu à sa surface, nous verrions que ce sont des protistes identiques à l’œuf des animaux et des végétaux actuels. La mollesse de leur tissu a entraîné leur perte, mais l’induction la plus légitime nous permet de conclure à leur existence. En résumé, suivre avec Baer le développement d’un animal dans le sein de sa mère, ou s’élever, avec Darwin et Haeckel, de l’être le plus simple au plus composé, ou bien examiner avec Agassiz les fossiles échelonnés dans la série des terrains géologiques, c’est faire des études parallèles et comparatives dont les résultats concordans s’éclairent et se confirment mutuellement. La botanique, la zoologie, la paléontologie, l’embryologie, ne sont qu’une seule et même science, dont la conclusion générale aboutit à l’unité originelle des êtres vivans et à leurs transformations successives dans le temps et dans l’espace. Nous voyons ainsi apparaître dans les sciences naturelles l’unité qui règne déjà dans les sciences physiques. Il y a plus : les forces dites vitales ou physiologiques n’étant que des forces physiques transformées au sein de l’organisme, l’abîme qui existait entre le règne organique et le règne inorganique, entre les corps bruts et les êtres vivans, est définitivement comblé. Une seule science, celle de la nature, embrasse maintenant dans sa majestueuse unité toutes les sciences partielles que la division nécessaire du travail scientifique et l’horizon limité de l’intelligence humaine avaient distinguées jusqu’ici.

Étudions d’abord la série animale actuelle, où nous rencontrerons le plus grand nombre d’êtres connus généralement du lecteur. A la base des deux règnes organisés, on trouve l’embranchement des protistes, créations ambiguës, intermédiaires entre la plante et l’animal. Cet embranchement se détache du tronc commun aux végétaux et aux animaux : il commence par le monère, que nous avons décrit, comprend les diatomées, les rhizopodes, beaucoup d’infusoires, et se termine aux éponges. Immobiles on doués de mouvemens, ces êtres se rapprochent tantôt des animaux, tantôt des végétaux par leurs formes, leurs allures et leur mode de nutrition. Chez eux, les sexes ne sont jamais distincts, il n’y a ni mâles ni femelles; la multiplication s’opère par division. Un grand nombre de protistes vivent isolés : tels sont les infusoires; d’autres se réunissent et forment des colonies, comme les éponges.

Abordons le règne animal proprement dit. Tout le monde sait que les animaux constituent une série ascendante qui commence par les plus simples et finit par les plus compliqués. Les anciens zoologistes avaient déjà reconnu que cette série ascendante n’était ni unique ni continue, et qu’elle ne pouvait pas être représentée par une échelle où le polypier serait à la base et l’homme au sommet. En effet, on avait distingué quatre types très bien caractérisés autour desquels un grand nombre d’animaux venaient se grouper naturellement. Zoophytes, mollusques, annelés et vertébrés, telles étaient les divisions générales admises par tous les naturalistes; chacune renfermait un grand nombre de classes, de genres et d’espèces d’animaux très divers en apparence, quoique fort analogues en réalité[7]. Cette analogie s’expliquait en supposant que la nature avait créé les animaux non pas au hasard, mais suivant un plan raisonné, tracé par une intelligence supérieure. Les travaux des zoologistes modernes ont prouvé que l’analogie qu’on observe dans une même classe reconnaissait une autre cause : elle provient de ce que les animaux qui la composent sont tous issus d’un seul et même animal. Prenons pour exemple le groupe des crustacés; il n’en est point où les formes soient plus variées. M. Haeckel a réuni sur une même planche celles des sacculines, cyclopes, lernées, anatifs, limnetis et salicoques. On a peine à se figurer que ces animaux puissant appartenir à un même groupe, tant leurs formes sont diverses ; mais sur une planche placée en regard de la première l’auteur nous montre le dessin de ces mêmes animaux lorsqu’ils sortent de l’œuf. À ce moment de leur existence, leurs formes sont presque identiques et séparées seulement l’une de l’autre par des différences analogues à celles qu’on observe entre les espèces d’un même genre. Toutes ressemblent à un crustacé adulte d’une structure très simple, n’ayant que trois paires de pattes fixées sur la face ventrale d’un disque rond, ovale ou pyriforme, qui représente le corps, et un œil impair placé au-dessus de la bouche; c’est le type le plus inférieur de tous les crustacés, connu sous le nom de nauplius. Tous les crustacés existans, les cloportes, les crabes, les homards, les écrevisses, les anatifs, etc., sont issus de ce crustacé primitif modifié par l’influence séculaire des milieux, l’hérédité des formes acquises et la sélection naturelle. M. Haeckel montre par quels animaux de transition les différens ordres de crustacés se rattachent les uns aux autres pour venir aboutir au tronc commun à la base duquel se trouve le nauplius.

Peut-être à la rigueur les anciens zoologistes se seraient-ils familiarisés avec l’idée que les animaux d’une même classe pouvaient se ramener à un même type; mais les quatre grands embranchemens du règne animal, zoophytes, annelés, mollusques et vertébrés, leur ont toujours paru séparés par des barrières infranchissables. Des recherches et des découvertes nouvelles ont permis de reconnaître des formes de passage qui les unissent, des êtres intermédiaires qui les relient réciproquement entre eux. Longtemps on ne connut aucune transition entre les vertébrés inférieurs, représentés par les poissons tels que les cyclostomes ou lamproies, et l’embranchement des invertébrés. Un petit animal, caché dans les sables de la mer et ressemblant à une lancette, offre l’exemple d’un degré de plus dans la dégradation du type vertébral. L’amphioxus ne possède ni cerveau ni colonne vertébrale, il n’a qu’une moelle épinière et la corde ligamenteuse qui l’accompagne dans l’état embryonnaire des vertébrés. Une ouverture buccale distingue seule l’extrémité antérieure de la postérieure; l’amphioxus est donc un vertébré réduit à sa plus simple expression et pourvu seulement de la moelle épinière, qui caractérise l’embranchement tout entier. D’un autre côté, M. Kowalewski a montré que les larves des ascidies, animaux appartenant à l’embranchement des mollusques, étaient pourvues d’une colonne vertébrale qui disparaît quand l’animal se fixe sur un rocher, et devient une espèce de masse informe dans laquelle on a de la peine à reconnaître un être vivant. Il serait téméraire de déduire de ces faits que les vertébrés sont issus des mollusques; mais, combinés avec d’autres considérations, ces faits semblent annoncer que les deux embranchemens ont une origine commune dans la classe des annelés vermiformes.

Les vertébrés se divisent en poissons, amphibies nus, reptiles, oiseaux et mammifères. Entre tous ces ordres, les zoologistes ont depuis longtemps signalé des transitions qui témoignent qu’on peut, malgré des différences extérieures très accentuées, les ramener à un type commun. Ainsi les sirènes et les prêtées forment le lien naturel qui unit les amphibies aux poissons. L’embryologie confirme cette donnée, puisque dans leur jeune âge les batraciens (grenouille, crapaud, salamandre) sont à l’état pisciforme sous le nom de têtards. Entre les vrais reptiles (lézards, tortues, serpens) et les oiseaux, il semble qu’il n’y ait aucun lien commun. Cependant déjà de Blainville, guidé par des considérations anatomiques, avait affirmé l’étroite connexion qui unit ces deux ordres d’animaux si différens à nos yeux, — les uns rampant sur le sol, les autres s’élevant dans les airs, les uns couverts d’écailles, les autres ornés de plumes. Forcé de renoncer aux argumens tirés de l’anatomie, qui sont déterminans pour les naturalistes, je trouve dans la paléontologie des preuves plus frappantes pour la majorité des lecteurs. Les calcaires lithographiques de Solenhofen nous ont conservé les empreintes d’un oiseau (archœopterix lithographica) qui présente une analogie bien frappante avec les reptiles : ceux-ci en effet ont la colonne vertébrale prolongée en forme de queue; chez les oiseaux, elle se réduit à quelques vertèbres, dont les dernières sont soudées en une seule plaque osseuse pour recevoir les plumes caudales. Chez l’archœopterix, la queue des reptiles persiste encore, et se compose de vingt vertèbres portant chacune deux fortes plumes de chaque côté. La queue existe d’ailleurs chez les embryons des autres oiseaux, nouvelle preuve que cet organe, atrophié chez les adultes, est un héritage des reptiles, leurs ancêtres géologiques.

Dans les mammifères, les preuves de la filiation entre ces animaux supérieurs et leurs prédécesseurs immédiats surabondent. Ainsi on sait que l’ornithorhynque et l’échidné actuellement vivans comblent la profonde lacune qui semble exister entre les mammifères et les oiseaux. De même les animaux du continent australien, les marsupiaux, ainsi nommés parce qu’ils allaitent leurs petits dans une poche située au bas du ventre, présentent tous les types qui apparaîtront plus tard chez les mammifères supérieurs dont ils semblent préparer l’avènement. Dans la série des terrains, les mammifères les plus anciens qu’on ait découverts jusqu’ici sont également des marsupiaux, et, si on considère dans leur ensemble la faune et la flore tout entières de l’Australie, on acquiert la conviction que ce continent appartient à une création antérieure à la nôtre. Semblable aux régions polaires, où l’époque glaciaire persiste encore actuellement après avoir régné sur une portion considérable de la surface terrestre, l’Australie, comparée à l’ancien continent, nous donne le spectacle instructif de deux époques géologiques différentes qui coexistent simultanément au lieu de se succéder dans la série des temps[8].

Parmi les mammifères, la tribu des pachydermes, représentée par les éléphans, les tapirs, les rhinocéros, les cochons et les chevaux, semble complètement isolée, et contraste par l’étrangeté de ses formes et son organisation exceptionnelle avec les autres quadrupèdes. L’étrangeté des formes provient de ce que cette classe a surtout été développée à l’époque des terrains tertiaires et quaternaires; c’est, à proprement parler, une classe d’animaux fossiles. Ainsi nos deux éléphans, celui d’Afrique et celui de l’Inde, avaient de nombreux congénères à cette époque ; l’éléphant à crins était même contemporain de l’homme pendant l’âge de pierre. Tous ont péri, deux seulement sont restés. Quel est l’esprit doué tant soit peu du sens artiste qui n’ait été frappé de la physionomie étrange des éléphans, des rhinocéros, des hippopotames, des tapirs, animaux en quelque sorte ébauchés pour la forme et monstrueux par leur volume? La cause en est que ces êtres ont en réalité des formes d’animaux fossiles; on ne pouvait les faire rentrer dans le cadre du règne animal avant d’avoir découvert dans le sein de la terre leurs congénères et les autres espèces avec lesquelles les pachydermes unis aux ruminans (chameau, cerf, antilope, bœuf, mouton) forment un ensemble harmonique se rattachant d’un côté aux cétacés et de l’autre aux rongeurs.

En résumé, les classes animales, loin d’être isolées, sont unies entre elles à leur origine; elles forment non pas une série unique et continue, mais un arbre généalogique semblable à ceux que les familles patriciennes conservent avec tant de soin. Ces arbres émettent des branches nombreuses dont quelques-unes s’arrêtent, tandis que d’autres continuent à se ramifier. L’arbre généalogique du règne animal présente les mêmes particularités : ainsi la branche des marsupiaux s’arrête aux thylacines, celle des cétacés à la baleine, tandis que celle des singes inférieurs s’élève jusqu’à l’homme.

Je ne puis m’empêcher d’ajouter de mon chef que l’apparition d’un même type morphologique et pour ainsi dire du même animal sur divers degrés de l’échelle est encore un argument en faveur de la communauté d’origine, combinée avec des modifications subséquentes. Le type du singe à mains et à queue prenantes apparaît d’abord dans le caméléon, reptile qui ne rampe pas, mais qui grimpe et enroule sa queue autour de la branche qui le porte. Ce type reparaît parmi les marsupiaux dans les phalangers et les sarigues, parmi les rongeurs dans les coëndous (synetheres), parmi les carnivores plantigrades dans le kinkajou (cercoleptes), pour se multiplier, se diversifier et se terminer dans les singes à queue prenante de l’Amérique méridionale, tels que les sapajous, les allouâtes et les atèles. — Le dragon volant, dans les reptiles, est la première apparition d’un animal qui se soutient en l’air à l’aide d’une membrane étendue sur les parties latérales du tronc. Le phalanger volant ou pétauriste dans les marsupiaux, l’écureuil volant ou polatouche dans les rongeurs, enfin le galéopithèque ou singe volant, sont la répétition du même type morphologique depuis les reptiles jusqu’aux primates. Le règne végétal présente des répétitions analogues : ainsi le type renoncule reparaît sous forme de potentille dans les rosacées et d’alisma ou flûteau dans l’embranchement des monocotylédones. Il ne faut pas s’en étonner. Dans l’évolution successive des êtres vivans, malgré de profondes différences d’organisation, les mêmes milieux et les mêmes besoins ont amené le développement des mêmes formes, que l’hérédité a fixées et maintenues par la reproduction de l’espèce.

Nous avons déjà vu que l’embryologie témoigne de l’unité dans l’ordre des crustacés, par exemple, qui dérivent tous d’un animal primitif encore vivant, le nauplius. Les vertébrés supérieurs obéissent à la même loi. Sur une planche dessinée par lui-même, Haeckel nous montre des embryons âgés de quatre semaines de l’homme, du chien, de la tortue et du poulet au quatrième jour. L’identité est presque absolue. Tous sont munis d’une queue, les membres se montrent sous la forme de quatre petits moignons, la place du nez, de l’œil et de l’oreille est marquée. Tous portent trois fentes branchiales qui ne persistent que chez les poissons, et s’effaceront chez les animaux terrestres que nous avons nommés. Ces fentes nous démontrent que tout vertébré présente d’abord une organisation qui l’assimile aux poissons. Au bout de deux mois chez l’homme, six semaines chez le chien et la tortue, huit jours chez le poulet, les fentes branchiales ont disparu, mais la queue persiste encore, les doigts et les orteils apparaissent, et quelques différences commencent à se manifester entre le chien et l’homme d’un côté, le poulet et la tortue de l’autre. A partir de ce moment, les différences s’accentuent, et ces êtres si semblables au début deviennent des types complètement distincts; mais leur état embryonnaire nous a dévoilé leur identité originelle, et nous a prouvé que leur organisation est d’abord, non pas celle du groupe dont ils font partie, mais celle des poissons, animaux aquatiques placés au bas de l’embranchement des vertébrés.

Il est un autre ordre de preuves sur lesquelles s’appuie l’école transformiste, c’est l’existence chez les animaux et chez les végétaux d’organes rudimentaires, avortés, de nul usage pour l’être organisé auquel ils appartiennent, mais qui, développés chez d’autres animaux, y remplissent des fonctions importantes. Ainsi l’homme porte sur sa poitrine les traces des mamelles, chez lui sans usage; elles ne sont développées et ne sécrètent du lait que chez la femme. Sur les parties latérales du cou et autour de l’oreille, nous possédons à l’état rudimentaire les muscles au moyen desquels le cheval agite sa peau pour chasser les mouches et dresse les oreilles quand un bruit inattendu vient à frapper son ouïe. Chez nous, ces muscles existent, mais ne fonctionnent pas. Autre exemple : à l’angle interne de notre œil se trouve une petite masse rouge sans usage, la caroncule lacrymale, indice de la troisième paupière ou membrane clignotante, grâce à laquelle les oiseaux de proie peuvent regarder fixement le soleil sans fermer les yeux. Le mollet est formé par deux muscles puissans qui s’insèrent au talon par l’intermédiaire du tendon d’Achille; à côté d’eux se trouve un autre muscle long, mince, incapable d’une action énergique, le plantaire grêle. Ce muscle, ayant les mêmes attaches que les jumeaux, semble un mince fil de coton accolé à un gros câble de navire. Chez l’homme, ce muscle est sans usage; mais chez le chat et les animaux du même genre, le tigre, la panthère, le léopard, ce muscle est aussi fort que les deux jumeaux, et rend ces animaux capables d’exécuter des bonds prodigieux quand ils s’élancent sur leur proie. Les animaux marsupiaux, tels que les sarigues et les kangourous, sont munis d’une poche où les petits habitent pendant la période de la lactation; cette poche est soutenue par deux os et fermée par deux muscles. Quoique placé à l’extrémité supérieure de l’échelle des mammifères, dont les marsupiaux occupent les gradins inférieurs, l’homme a conservé les traces de cette disposition; les épines du pubis représentent les os marsupiaux, les muscles pyramidaux ceux qui ferment la poche : chez nous, ils sont évidemment sans usage. Il y a plus, ces organes rudimentaires peuvent être non-seulement inutiles, mais encore nuisibles. En se rompant, le muscle plantaire grêle donne lieu à l’accident connu sous le nom de coup de fouet. Dans les herbivores, le cheval, le bœuf et certains rongeurs, le gros intestin présente un grand appendice en forme de cul-de-sac appelé cœcum. Chez l’homme, cette portion du canal intestinal se réduit à un petit corps cylindrique dont la cavité admet à peine une soie de sanglier; sa forme et sa longueur lui ont valu le nom d’appendice vermiforme. Inutile à la digestion, puisque les alimens n’y pénètrent pas, il devient un danger, si par malheur un corps dur, tel qu’un pépin de fruit ou un fragment d’os, s’y trouve introduit; il en résulte d’abord une inflammation, puis la perforation du canal intestinal, accidens suivis d’une mort presque certaine.

Dans le reste du règne animal, des exemples du même genre se rencontrent à chaque pas. Chez les oiseaux coureurs, l’autruche, le nandou, les ailes sont tellement réduites qu’elles ne sont utiles à l’animal que pour hâter sa course. Dans le casoar et l’apterix, elles disparaissent presque tout à fait; réduites également chez les pingouins et devenues impropres au vol, elles servent de rames à l’oiseau quand il se meut dans l’eau. Les ailes ne sont pas les seuls exemples de membres rudimentaires et sans usage; des ordres d’animaux tout entiers présentent un phénomène analogue. Chez les serpens, si voisins des sauriens ou lézards, les quatre membres ont disparu, mais la transition se fait par les bipèdes, les chalcides et les bimanes; chez les premiers, ce sont les membres antérieurs, chez les autres les membres postérieurs qui manquent. Chez les pseudopus, les membres postérieurs seuls sont représentés par deux petits tubercules; enfin, chez l’orvet de nos bois, les quatre membres existent, mais ils sont cachés sous la peau. Les tubercules du pseudopus et les membres cachés sous la peau de l’orvet sont les uns et les autres complètement inutiles. Dans ce même ordre des serpens, les organes intérieurs ont été, comme le corps lui-même, tirés pour ainsi dire en longueur. L’un des lobes du poumon descend très bas dans le corps de l’animal, l’autre avorte et se réduit à un tubercule qui ne remplit aucune fonction; il prouve seulement que les serpens et les vertébrés à deux lobes pulmonaires égaux ont une seule et même origine. L’œil, cet organe si compliqué, si parfait dans les classes supérieures du règne animal, devient inutile, mais persiste chez les animaux fouisseurs : la taupe, les chrysochloris, parmi les insectivores; les spalax, les etenomys, parmi les rongeurs; les acontias, les amphisbènes et les typhlops, parmi les reptiles; les cœcilies et les protées parmi les amphibies qui vivent dans les eaux souterraines. Des exemples semblables se présentent chez les poissons, et ils ne sont pas moins nombreux chez les insectes qui habitent les cavernes, quoique leurs congénères soient pourvus d’yeux parfaitement conformés. Chez certains crustacés dont les yeux sont pédoncules et mobiles, comme ceux des homards et des langoustes, l’œil a disparu, mais le pédoncule persiste; l’œil, instrument inutile dans l’obscurité, s’est atrophié faute d’usage; le support seul est resté.

Le règne végétal nous offre des exemples analogues. Les feuilles avortent dans les cactées, les orobanches, les lathrœa, les acacias de la Nouvelle-Hollande et le lathyrus aphaca de nos champs. Les vrilles des légumineuses et des cucurbitacées, les filamens stériles de la fleur des labiées, sont aussi des organes avortés, — les premiers utiles à la plante comme instrumens de préhension, les seconds absolument sans usage.

Dans l’ancienne philosophie des sciences naturelles, on expliquait ces organes inutiles en les considérant comme une preuve de l’unité de plan suivie par le Créateur dans les deux règnes organiques. On les comparait à ces pierres d’attente, à ces fenêtres sans ouverture qui font pendant à de véritables fenêtres, et dénotent dans un édifice symétrique le plan raisonné de l’architecte. La filiation successive des êtres vivans étant admise, une autre explication s’impose au naturaliste philosophe. Ces organes existent, quoique sans usage, parce que tous les animaux ont une origine commune; ils sont rudimentaires et ne remplissent pas de fonctions, parce que le milieu dans lequel l’animal se meut actuellement et sa lutte pour l’existence n’en nécessitent plus l’emploi : de là une atrophie successive qui, continuant pendant de longues séries de siècles, a réduit de plus en plus ou même fait disparaître entièrement un organe désormais superflu. De ces deux hypothèses, la seconde a l’avantage de ne pas supposer gratuitement un plan pour expliquer le résultat nécessaire de la communauté d’origine combinée avec l’hérédité des adaptations fonctionnelles de Lamarck et la sélection naturelle de Darwin.

Quoique je ne veuille pas traiter spécialement de l’origine de l’homme, je ne puis cependant m’empêcher de satisfaire la juste curiosité du lecteur en lui faisant connaître l’opinion de M. Haeckel sur cette grave question[9]. Les travaux de Huxley et de Broca ont prouvé que l’organisation de l’homme est analogue à celle des grands singes anthropomorphes : orang, gorille, chimpanzé et gibbon. En comparant les uns après les autres tous les appareils organiques de l’homme à ceux de ces quatre espèces, les anatomistes précités ont trouvé que les rapports sont tantôt plus intimes avec l’une, tantôt avec l’autre de ces espèces. Chacun de ces êtres anthropoïdes a des points de ressemblance et de dissemblance avec l’homme, mais d’une manière générale tous sont beaucoup plus rapprochés de l’homme que des autres singes, — mandrils, magots, sapajous, etc. Suivant Haeckel, l’homme serait sorti de ce groupe anthropomorphe comme d’une souche commune. Les êtres intermédiaires manquent, soit que leurs restes fossiles n’aient pas encore été découverts, soit que le continent, berceau du genre humain, placé entre la presqu’île de l’Inde et l’Afrique soit actuellement recouvert par les eaux de la mer. Les phénomènes de l’atavisme nous permettent d’affirmer l’existence antérieure de ces créatures intermédiaires. Les crétins, les idiots microcéphales, si bien décrits par Charles Vogt, représentent des hommes simiesques, des retours accidentels à l’état primitif. Ces êtres disgraciés sont tous muets; le langage articulé leur fait défaut, comme l’intelligence. Le langage articulé est donc le caractère distinctif de l’homme, et la philologie confirme les données de l’histoire naturelle. D’après les recherches de Frédéric Müller et d’Auguste Schleicher[10], le langage articulé a pour origine première les sons inarticulés exprimant chez les animaux la terreur, le désir, la joie, la douleur. Nos langues perfectionnées ont été précédées d’un grand nombre de langues rudimentaires et imparfaites qui ont péri avec ceux qui les parlaient. La racine des nôtres est dans l’Inde, berceau primitif du genre humain appelé paradis dans le langage des religions[11]. Parties de là, les migrations de l’espèce humaine se sont étendues dans la Polynésie[12], l’Afrique méridionale, l’Asie et l’Europe. Une autre branche a peuplé le nord de l’Asie et de l’Europe, et a passé par le détroit de Behring dans l’Amérique, qu’elle a parcourue du nord au sud dans toute sa longueur. Les recherches philologiques des deux savans que j’ai nommés viennent à l’appui des résultats purement anthro-politiques des naturalistes. Le type de l’homme le plus parfait, suivant Haeckel, est l’homme méditerranéen, dont la supériorité s’est affirmée de bonne heure par les civilisations précoces de l’Egypte, de la Phénicie, de l’Assyrie, de la Grèce et de Rome.


III. — SUCCESSION CHRONOLOGIQUE DES ANIMAUX ET DES VÉGÉTAUX DANS LA SÉRIE DES TERRAINS GÉOLOGIQUES.

Nous avons vu que l’histoire naturelle moderne reposait sur la double base de l’anatomie et de la morphologie comparées, combinées avec le développement embryologique de chaque être en particulier. Il nous reste à établir que l’apparition des êtres organisés dans la série des temps géologiques corrobore les conclusions tirées de l’étude des organismes vivans. Ceci démontré, la nouvelle doctrine s’appuiera sur une triple base, et les conséquences déduites d’un ordre de faits pourront être contrôlées dans les deux autres. Ainsi nous devrons trouver et nous trouvons en effet les animaux d’une organisation très élémentaire dans les couches les plus anciennes du globe. Cependant beaucoup de ces animaux ayant un corps mou, dépourvu de toute partie solide, n’ont point laissé de traces de leur existence. Parmi les premières couches déposées par la mer sur le noyau terrestre, on compte celles qui bordent le fleuve Saint-Laurent, au Canada. M. Sterry Hunt a signalé dans ces couches les traces obscures d’un petit animal appartenant probablement à la classe des polypiers ou des bryozoaires. On l’a désigné sous le nom d’eozoon canadense. Jusqu’à présent, c’est le premier être organisé connu appartenant au règne animal qui ait apparu à la surface du globe. Dans les couches immédiatement supérieures et distinguées sous le nom de cambriennes, la faune est encore très pauvre et se compose uniquement de polypiers, avec des indications de vers marins de la classe des annélides. La vie se multiplie dans la période suivante, appelée silurienne par Murchison. Ces couches sont très développées en Angleterre, où il les a étudiées, en Bretagne, en Bohème, où elles ont été illustrées par M. Barrande, et aux États-Unis, où M. de Verneuil en a constaté l’identité avec celles de l’Angleterre, de la Bohême, de la Bretagne, de la Russie, des bords du Rhin et des autres provinces du royaume silurien. Toutes les classes inférieures du règne animal, depuis les zoophytes jusqu’aux mollusques supérieurs et aux crustacés, y sont représentées. Ainsi, pour ne citer que des animaux généralement connus, on y trouve des polypiers, des étoiles de mer, des coquilles univalves et bivalves, des nautiles (lituites), ces derniers voisins des argonautes, des poulpes, des seiches et des calmars. Les crustacés appelés trilobites, assez semblables aux cloportes actuels, sont les animaux les plus parfaits de cette première création, qui correspond à une période de temps véritablement effrayante. En effet, l’épaisseur de ces couches primordiales et d’autres considérations nous prouvent que, pendant des intervalles de temps où il faut compter par milliers de siècles, notre globe roulait dans l’espace sans qu’aucun être organisé animât à sa surface. Des couches innombrables se déposaient au fond des mers désertes. Enfin les conditions de la vie se trouvant réunies, les premiers monères apparurent sans laisser de traces, puis vinrent successivement les autres protistes, et enfin les premiers polypiers. C’est à la fin de l’époque silurienne seulement que les mers furent peuplées, non comme elles le sont actuellement, ni pour le nombre, ni surtout pour la physionomie des espèces. Presque tous ces types primitifs ne reparaissent pas dans les terrains postérieurs, et quelques-uns seulement tels que certains mollusques, trochus, turbo, cardium, mytilus, les térébratules, les étoiles de mer, ont encore des représentans dans la nature vivante. L’amphioxus, ce poisson sans tête et sans vertèbres dont nous avons parlé, date probablement de cette époque reculée, car il se trouve placé précisément entre les invertébrés, déjà représentés à l’époque silurienne dans leurs types principaux, et les vertébrés, qui n’existent pas encore.

Tous les animaux de cette période sont des animaux marins; on n’a pas encore trouvé les traces d’une seule espèce terrestre. Doit-on en conclure que nulle portion de la surface du globe n’était alors émergée? Cette affirmation serait téméraire, car nous connaissons des roches plus anciennes que le silurien inférieur qui n’ont pas été recouvertes par ce dépôt, et devaient par conséquent s’élever au-dessus de la surface des eaux. Les organismes primitifs étant essentiellement marins, il est plus naturel de penser que cette première évolution organique devait s’accomplir nécessairement dans la mer. En effet, les plantes de cette époque étaient également des algues marines. Les végétaux comme les animaux terrestres n’apparaissent que plus tard.

On a signalé quelques dents de poissons dans les couches siluriennes supérieures, mais c’est seulement dans la période suivante, comprenant les terrains dévonien, houiller et permien, qu’ils deviennent nombreux. Tous appartiennent à l’ordre des poissons cartilagineux (raies, requins, etc.), et leur peau, couverte d’écailles, est seule restée après la destruction du squelette et des parties molles; leurs formes, bien différentes des formes actuelles, rappellent celles des embryons de nos poissons vivans. C’est une vérité qu’Agassiz a le premier révélée au monde savant; il l’a confirmée en montrant que le jeune lepidostê, poisson étrange vivant dans les rivières de l’Amérique du Nord, a une queue qui rappelle complètement celle des poissons de l’époque dévonienne. Nous touchons donc du doigt le parallélisme que nous annoncions entre le développement embryologique et la série paléontologique. Un poisson dévonien adulte est l’embryon d’une espèce actuelle, tous deux sont sortis d’un œuf identique; mais dans les premiers âges de la terre le poisson fossile s’est arrêté dans son développement, il a conservé sa forme embryonnaire, le poisson vivant a continué son évolution et s’est élevé de plusieurs degrés dans l’échelle animale.

Tous les animaux appartenant aux ordres compris entre les zoophytes et les poissons continuent à se multiplier et à se diversifier dans les terrains houiller et permien, qui succèdent au dévonien. Conformément à l’ordre hiérarchique, nous voyons apparaître dans ce dernier terrain les premiers amphibies intermédiaires entre les poissons et les reptiles écailleux. Tels sont les labyrinthodon, espèces de grenouilles gigantesques. Nous ne connaissons guère que les traces de leurs pas conservées par les grès de cette époque. Ces grès, comme tous les autres, étaient d’abord des sables mous et humides des bords de la mer. L’animal en marchant y a imprimé en creux la forme de ses pattes. Ces moules se sont remplis immédiatement de sable apporté par les marées. Ce sable en se durcissant est devenu du grès, et à la face inférieure des plaques qui le composent l’on voit en relief les moules saillans des empreintes creuses que l’animal avait laissées sur le sable. Les mieux conservés ont été recueillis aux environs de Lodève, dans le département de l’Hérault, et près de Hildburghausen en Saxe. L’archegosaurus du terrain houiller n’est point un saurien, c’est un autre amphibie rappelant l’organisation des protées, qui forment dans la nature actuelle le passage des poissons aux reptiles. On voit que l’apparition successive des formes paléontologiques suit pas à pas la classification ascendante des animaux vivans. Nous voici parvenus à la période que les géologues désignent sous le nom de secondaire : elle comprend le trias, les terrains jurassiques et la craie. Dans le trias, toutes les formes animales dont nous avons parlé se compliquent et se multiplient. On y découvre en outre les empreintes de pas d’oiseaux dont l’un gigantesque, que le sable nous a conservés en se solidifiant. Dans le terrain jurassique, immédiatement supérieur au trias, la vie semble s’être développée avec une intensité extraordinaire. Des reptiles gigantesques nageaient dans les mers de cette époque; ils atteignaient une longueur de 13 mètres, et leur gueule renfermait un râtelier de cent vingt dents coniques et pointues. La forme de l’animal était celle d’un crocodile; mais les membres sont des nageoires, de là le nom d’ochthyosaires qui leur a été donné. Les marnes de Lyme-Regis, sur les côtes d’Angleterre, en ont conservé des spécimens complets de toute grandeur qu’on admire à Londres dans les galeries du British Museum. Ces animaux monstrueux respiraient par des poumons comme les cétacés actuels; ils se nourrissaient de poissons dont les os et les écailles ont été retrouvés dans leurs corps, à la place de l’estomac. La queue se terminait en une nageoire comme celle des poissons; la pupille des yeux était entourée de plaques osseuses semblables à celles de certaines tortues. La peau était nue, sans écailles, finement plissée comme celle des baleines. Voilà donc un animal touchant à trois classes : aux reptiles par les crocodiles, aux poissons et aux cétacés, qui font partie des mammifères. Les plésiosaures des mêmes terrains se rapprochent des serpens et des tortues, tandis que les ptérodactyles établissent le passage des reptiles aux chauves-souris.

Jusqu’ici, les reptiles ichthyoïdes et les oiseaux sont les rois de la création ; aucun mammifère n’a encore apparu à la surface du globe. On les croyait tous d’origine récente, lorsqu’on découvrit en 1823, dans la partie inférieure du terrain jurassique, au fond d’une mine voisine de Stonesfield, dans l’Oxfordshire, deux mâchoires associées à des restes de reptiles. Ces mâchoires étaient celles de deux petits mammifères terrestres, et, conformément à la théorie, c’étaient des mammifères appartenant à l’ordre le plus inférieur, celui des marsupiaux. L’apparition de ces animaux inaugurait donc au début de la période jurassique l’avènement de la classe du règne animal à laquelle l’homme appartient.

Dans la craie, qui clôt la période secondaire, on trouve des représentans de toutes les classes du règne animal; seulement les formes monstrueuses des ichthyosaures et des plésiosaures ne reparaissent, plus : on dirait que, semblable au sculpteur qui remet dans le baquet l’argile avec laquelle il vient d’ébaucher une figure mal réussie, la nature n’ait pas reproduit ces êtres difformes et ambigus, transitions obligées, mais temporaires, entre les diverses classes du règne animal. Notre sentiment esthétique est favorable à cette hypothèse; toutefois l’analogie nous suggère une explication plus simple, elle nous enseigne que ces êtres ont disparu parce que les nouvelles conditions biologiques des mers crétacées n’étaient plus en rapport avec leur organisation. Le mosasaurus de la craie de Maestricht est la dernière réminiscence de ces reptiles, dont les crocodiles actuels nous rappellent les formes et nous permettent de deviner les mœurs.

La période tertiaire, aurore de l’époque actuelle, succède immédiatement à la période crétacée; elle est caractérisée surtout par l’apparition des pachydermes, dont les gypses de Montmartre ont conservé tant de débris illustrés par le génie de Cuvier. Ces animaux comblent, comme nous l’avons vu, la lacune qui sépare les pachydermes des ruminans; mais la création ne s’arrête pas là ; des ossemens de dauphins, de castors, d’écureuils, de chiens, d’hyènes, de loutres, de panthères et de chauves-souris, nous indiquent la progression rapidement ascendante de la série animale. Une découverte qui fit en son temps une grande sensation fut celle d’une mâchoire inférieure trouvée en 1837 par Lartet à Sansans, près d’Auch. Cette mâchoire appartenait incontestablement à un singe voisin du gibbon; or le gibbon fait partie du groupe anthropomorphe. L’homme n’était pas loin, mais Cuvier avait déclaré qu’il n’y avait pas d’homme fossile, et on le croyait sur parole. Aujourd’hui tout est changé. Sans doute on n’a pas complètement démontré que l’homme ait vécu à l’époque tertiaire, mais personne ne nie plus son existence dans la période suivante, appelée pleistocène ou diluvienne. Partout il a laissé des traces de ses combats, de ses festins, de ses funérailles; nos collections sont pleines des instrumens en pierre dure fabriqués par lui. Les ossemens des animaux dont il faisait sa nourriture portent la trace des couteaux en silex avec lesquels il dépeçait leur chair; c’étaient toutes les espèces actuelles, auxquelles il en faut joindre quelques-unes qui ont disparu depuis : tels sont l’éléphant couvert de crins, le rhinocéros laineux, l’ours, l’hyène et le tigre des cavernes. Ainsi l’homme clôt la série ascendante du règne animal. En se comparant à ses ancêtres primitifs, il n’a point à rougir de son humble origine ; un tel parvenu s’anoblit lui-même. Si les instincts animaux de ruse et de violence dont il a hérité de ses premiers ancêtres se manifestent encore fatalement dans ses luttes homicides, il peut toujours opposer aux dénigremens des misanthropes, dans le passé l’art et la littérature antiques, dans le présent la civilisation et la science modernes. L’apparition successive des végétaux dans les couches géologiques a marché parallèlement à celle des animaux[13]. Les végétaux les plus inférieurs ont paru les premiers, les supérieurs en dernier lieu. Néanmoins la progression n’est pas aussi frappante que dans le règne dont nous faisons partie. La raison en est bien simple. Les plantes sont des organismes peu compliqués. Leur hiérarchie est moins évidente; elle l’est assez cependant pour qu’on puisse constater l’accord qui existe sous ce point de vue entre les deux règnes. Les végétaux les plus simples dans leur organisation sont composés uniquement de cellules, privés de tiges et de fleurs; ce sont les algues, les champignons et les lichens. Les algues marines ont paru les premières, laissant leurs empreintes dans les couches les plus anciennes du globe; elles se sont maintenues en se modifiant dans les mers des différentes époques jusqu’à la nôtre. Les végétaux terrestres, tels que les mousses et les champignons, n’apparaissent qu’à l’époque dévonienne avec les fougères et les lycopodes. Pendant la période houillère, les conifères et les cycadées se réunissent aux deux classes précédentes : elles constituaient les immenses forêts qui, converties en charbon dans le sein de la terre, ont formé les dépôts houillers, foyers inépuisables de l’industrie moderne. A l’époque carbonifère, la terre ne portait encore aucune plante dont les graines fussent contenues dans un fruit. Les conifères et les cycadées, qu’on appelle gymnospermes, ne produisent que des graines nues, privées de péricarpe. On nomme angiospermes les végétaux à véritables fleurs munies d’enveloppes vertes ou colorées et se reproduisant par des graines renfermées dans un fruit sec ou charnu. Les angiospermes se divisent en monocolylédones et dicotylédones. L’apparition des monocotylédones remonte à la période jurassique, celle des dicotylédones est contemporaine de la craie. Dans cette division, les plantes dont la fleur n’est entourée que d’une seule enveloppe appelée calice précèdent celles qui en ont deux, le calice et la corolle. C’est bien l’ordre de succession que les classificateurs ont suivi dans la coordination des végétaux actuellement vivans. Ainsi la botanique confirme à son tour les vérités que la zoologie avait déjà proclamées dans un langage plus clair et plus intelligible pour nous. Les formes végétales, comme les formes animales qui nous entourent, ne sont pas nées à la même époque. Certaines plantes remontent à celle de la craie, un grand nombre sont tertiaires : leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits ont laissé leur empreinte dans les couches terrestres, et la sagacité des botanistes paléontologistes. Ad. Brongniart, Gœppert, Unger, Heer, Schimper et Saporta, a su déchiffrer ces herbiers fossiles et reconstituer ces végétaux disparus. Les deux sciences sœurs, la botanique et la zoologie, unissent donc leurs efforts pour faire revivre les époques géologiques qui ont précédé la nôtre. Grâce à elles, les différens chapitres de l’histoire du globe se compléteront peu à peu, et chaque jour nous dévoilera quelques-uns des mystères de la création. La génération présente aura vu la première aurore de ce soleil nouveau dont les rayons dissiperont comme de vaines ombres les obscurités mystiques et les traditions fabuleuses dont l’origine du monde était enveloppée.

M. Haeckel termine son remarquable ouvrage sur l’histoire de la création par la réfutation des principales objections qui ont été faites à l’ensemble des doctrines dont Lamarck, Goethe et Darwin sont les immortels promoteurs. Il se demande comment des vérités aussi évidentes ont été si lentes à se produire. On a peine à comprendre en effet que les efforts réunis de savans à la fois zoologistes, paléontologistes et géologues, tels que Cuvier, de Blainville, Geoffroy Saint-Hilaire, Agassiz, Jean Müller, Richard Owen, n’aient pas hâté l’avènement de cette grande synthèse des règnes organiques. L’étonnement cesse quand on considère les causes diverses qui ont arrêté le mouvement dont les élémens principaux existaient déjà bien avant que Darwin les coordonnât, les mit en œuvre et entraînât à sa suite quelques jeunes naturalistes dégagés des traditions du passé. Voici en peu de mots les causes principales de cet arrêt dans la marche de la science. D’abord les philosophes allemands avaient dégoûté les naturalistes de la philosophie de la nature. Les systèmes de Schelling, Steffens, Kielmeyer, Garus, construits a priori de toutes pièces, véritables châteaux aériens sans base et sans fondemens, s’écroulaient au souffle du moindre fait positif et bien constaté. Quant aux philosophes français, étrangers au monde extérieur, qui leur était inconnu, ils se bornaient à l’étude des facultés de l’esprit humain considéré comme un être immatériel, abstrait, isolé du corps auquel il est uni et du milieu qui les entoure et les étreint tous deux. Il en résulta que les naturalistes, de peur de mal raisonner, ne raisonnaient plus du tout; ils se bornaient à observer, à décrire, à accumuler des masses énormes de matériaux, semblables à un architecte qui se contenterait d’entasser dans un chantier les pierres d’un édifice sans jamais le construire. L’observation minutieuse, mais stérile, des corps organisés a créé la spécialité. Chacun s’est cantonne dans un coin du règne animal ou du règne végétal, perdant de vue l’ensemble non-seulement de la nature, mais même de la classe de végétaux ou d’animaux auxquels il consacrait sa vie. La division du travail, si fort en honneur dans l’industrie, a envahi l’histoire naturelle et rendu les spécialistes incapables de toute déduction féconde et de toute conception générale. On ne s’est pas borné à étudier uniquement un petit groupe d’êtres vivans, on a fait mieux : on les a étudiés uniquement sous un seul point de vue. L’un, courbé sur son microscope, ne voit dans un animal ou dans une plante que les tissus dont ils se composent; l’autre, s’arrêtant aux organes extérieurs, s’épuise dans la vaine distinction des bonnes et des mauvaises espèces sans être averti par l’inutilité même d’un labeur sans issue que les espèces sont toutes aussi bonnes et aussi mauvaises les unes que les autres. Cette spécialisation exagérée, si elle a servi la science en accumulant des faits, a limité l’horizon des naturalistes; ils acceptèrent les synthèses partielles que Cuvier, de Blainville, Geoffroy Saint-Hilaire, Agassiz, Richard Owen, de Baer et Jean Müller avaient déjà réalisées, mais ne surent ni les étendre ni les féconder.

Une autre cause a également contribué à retarder l’avènement de l’histoire naturelle synthétique. S’appuyant sur les trois règnes organisés vivans et sur l’embryologie, la paléontologie, la géologie, la biologie, l’anatomie et la morphologie comparées, elle exige pour être comprise une connaissance générale des sciences positives. Le rapprochement des faits empruntés à ces différentes sciences suppose aussi certaines habitudes intellectuelles : la comparaison, la réflexion, l’esprit de déduction et de généralisation; il n’exclut pas, tant s’en faut, l’imagination scientifique, qui, toujours dirigée par l’observation, peut s’élever au-dessus des apparences pour pénétrer jusqu’à la réalité des phénomènes. Ces connaissances, ces qualités, ne sont jamais réunies chez un seul homme : il n’en est point qui ne sente douloureusement les lacunes de son savoir individuel, et ne fasse effort pour embrasser et juger ce grand ensemble; toutefois quelques notions générales et la connaissance plus particulière de l’une ou de l’autre des branches de l’histoire naturelle permettent de saisir l’ordonnance de l’édifice.

Une heureuse réunion de facultés éminentes et de circonstances favorables avait préparé Charles Darwin à réaliser la synthèse des sciences naturelles, révolution comparable à celle que Newton a opérée dans les sciences exactes. Préparé par des études générales, Darwin accomplit sur le Beagle, commandé par le capitaine Fitzroy, un voyage de circumnavigation qui dura cinq ans. Le voudrait-il, un naturaliste voyageur ne saurait rester spécial. En effet, suivant les contrées qu’il visite, c’est tantôt la géologie, tantôt la zoologie, tantôt la botanique qui deviennent les sciences maîtresses, captivent son attention et provoquent ses recherches. En vue des îles à coraux de l’Océan-Pacifique, Darwin ne pouvait pas rester indifférent au problème de leur formation; dans le détroit de Magellan, aux îles Chiloe, ce sont les glaciers et les phénomènes glaciaires, alors inexpliqués, qui attirent son attention; aux îles Galapagos, ce sont des animaux étranges, inconnus sur la côte voisine du Chili; sur les bords de La Plata, il exhuma les restes fossiles de grands animaux éteints; au Brésil, l’aspect de la forêt vierge tropicale le plonge dans un ravissement qui ne laisse place à aucune autre pensée. Quelle moisson de faits, d’observations, de comparaisons, pour une intelligence ouverte à toutes les conceptions que lui suggérait le spectacle de tant de tableaux variés! Revenu en Angleterre avec une santé altérée par les fatigues d’une si longue navigation, Darwin se retire à la campagne, méditant sur ce qu’il a vu et ajoutant aux richesses de son expérience personnelle celles de tous les naturalistes et de tous les penseurs qui pouvaient accroître son trésor intellectuel. Dans sa solitude, il se livre aux observations les plus délicates sur les relations des plantes avec les animaux qui les entourent, il étudie minutieusement les changemens que la sélection artificielle produit dans l’organisation des végétaux et des animaux. Enfin, après vingt ans de méditations, cédant aux sollicitations de ses amis, il se décide à publier son livre sur l’origine des espèces. Incompris ou mal compris au début, il attend patiemment, comme jadis Laurent de Jussieu, que le temps, cet élément indispensable de tout progrès, fasse son œuvre et prépare le succès final; comme lui, il a le bonheur de voir une école nouvelle s’inspirer de son esprit, marcher dans la voie qu’il a ouverte et développer les principes féconds dont il n’avait posé que les bases. Actuellement une élite de jeunes naturalistes se proclament ses élèves et continuent ses travaux.

Une doctrine dans laquelle les faits isolés se contrôlent et se coordonnent dans un ensemble harmonieux ne saurait être un vain bruit destiné à mourir sans écho. Comme la méthode naturelle, le darwinisme sera un jour la loi souveraine et universellement acceptée de la science des êtres organisés. Dans cette étude rapide, j’ai cherché à en faire connaître l’esprit : je ne puis me flatter d’avoir convaincu les incrédules; mais, si j’éveille l’attention des naturalistes et des penseurs, mon but sera atteint, car l’axiome consolant dont l’histoire des sciences démontre l’infaillibilité, c’est que le triomphe définitif appartient toujours à la vérité.


CHARLES MARTINS.

  1. Voyez de Quatrefages, les Précurseurs français de Darwin, — Revue du 15 décembre 1868.
  2. Voyez sur Agassiz une étude de M. Laugel, Revue du 1er septembre 1857.
  3. A. Laugel, Darwin et ses critiques, — Revue du 1er mars 1868.
  4. Naturliche Schoepfungs-Geschichte, 1 vol. in-8o, 1870.
  5. Voyez à ce sujet une étude de M. E. Blanchard sur la Vie dans les profondeurs de la mer, — Revue du 15 janvier 1871.
  6. Dictionnaire classique d’histoire naturelle en seize volumes, articles Règne et Psychodiaire, 1828.
  7. Voyez de Quatrefages, Origines des espèces animales et végétales, — Revue du 15 décembre 1868, 1er janvier et 15 mai 1869.
  8. Voyez à ce sujet notre étude sur les Glaciers actuels et la période glaciaire, — Revue des 15 janvier, 1er février et 1er mars 1867.
  9. Voyez de Quatrefages, sur l’Unité de l’espèce humaine, — Revue du 15 décembre 1860, 1er janvier, 15 janvier, 1er mars, 15 mars et 1er avril 1861, et Radau, l’Origine de l’homme suivant Darwin, — Revue du 1er octobre 1871.
  10. Auguste Schleicher, Die Darwinische Theorie und die Sprachwissenschaft, 1863; — Uber die Bedeutung der Sprache für die Naturgeschichte des Menschen, 1865.
  11. Albert Réville, les Ancêtres des Européens, — Revue du 1er février 1864.
  12. Voyez de Quatrefages, les Polynésiens et leurs migrations, — Revue du 1er et du 15 février 1864.
  13. Voyez à ce sujet Saporta, les Anciens Climats, — Revue du 1er juillet 1870.