La Cour d’assises de la Seine
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 889-916).
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LA COUR D'ASSISES DE LA SEINE

V.[1]
PROJET DE RÉFORMES

i
LE RECRUTEMENT DU JURY. LE FUTUR PRÉSIDENT D’ASSISES

« C’est peu d’avoir taillé : maintenant il faut coudre ! » et nous savons que les lecteurs, même les plus indulgens, attendent avec quelque scepticisme le moment difficile où, après avoir critiqué les institutions présentes, nous tenterons d’indiquer une voie aux institutions futures.

Notre œuvre, assurément, sera bien imparfaite ; mais peut-être ne faut-il pas décourager par un accueil trop sévère des efforts de cette nature ; peut-être la tendance trop établie dans notre pays à déclarer, après avoir tout critiqué amèrement, qu’il est impossible de réaliser aucun changement heureux, est-elle une tendance dissolvante et presque coupable. Il y a cent ans, avec son grand élan de foi dans le progrès, son génie clair qui savait imprimer la logique et l’unité aux idées venues de toutes parts, la France a donné des codes à l’Europe. Faut-il aujourd’hui que l’Europe, qu’elle avait devancée, la laisse en arrière ? Faut-il que la retardataire Allemagne, qui n’a définitivement supprimé la torture que vers 1830, reste aujourd’hui, dans la voie des progrès judiciaires, loin en avant de nous ?

Rien ne manque cependant en France, pour entreprendre et mener à bien l’œuvre de réorganisation de notre justice pénale. Les idées abondent ; les sciences voisines du droit criminel, qui pourraient lui fournir de si utiles secours, des instrumens d’enquête si améliorés, sont en progrès certain ; et l’aspiration vers la justice n’a jamais été plus ardente. Sachons donc vouloir une réforme dont tous les élémens sont dans nos mains, dont l’urgence est à tout instant démontrée, et n’accueillons pas avec trop de scepticisme d’humbles contributions à cette œuvre nécessaire.


I

Dans la réforme spéciale que nous étudions, celle de la Cour d’assises, disons d’abord quelle sera notre idée directrice. La première question qui se pose est incontestablement celle-ci : Veut-on conserver le principe du jury, de la collaboration à l’œuvre de justice du magistrat temporaire tiré des rangs des citoyens ?

Veut-on, au contraire, par des moyens ouverts ou détournés, supprimer cette collaboration, et remettre la justice pénale aux seules mains des magistrats permanens ?

Nous l’avons déjà dit, rester dans le statu quo, c’est prendre parti dans cette question, et conclure à l’élimination progressive et très rapide du juge populaire. C’est permettre aux Parquets de réduire, d’annuler bientôt par les pratiques que nous avons décrites, les pouvoirs du jury, et d’attribuer sa succession au tribunal correctionnel, contrairement aux vœux du législateur qui n’a jamais organisé ce tribunal en vue d’une telle tâche. C’est substituer à une juridiction médiocre une juridiction plus défectueuse encore. Nous rejetons donc de prime abord le maintien du statu quo.

Mais deux partis restent à prendre.

L’un consisterait à supprimer légalement le jury, et à constituer une magistrature criminelle assez savante, indépendante et honorée pour recueillir ce grand héritage. On fonderait ainsi, avec des juges sociologues, cette Tournelle du XXe siècle, dont l’expertise serait la pierre d’angle, et qui serait aussi pourvue de renseignemens techniques, statistiques, scientifiques, que l’autre était pourvue de bastilles et de supplices.

Cette solution paraît séduisante à d’excellens esprits. Même certains criminalistes prétendent, avec M. Pedro Dorado, professeur à la Faculté de droit de Salamanque[2], que l’heure est venue de renoncer aux diverses superstitions qui, sous le nom de garanties de la défense, jury, barreau, publicité de l’instruction, gênent l’action du juge. « La peine est un bien, dit M. Dorado, chacun doit se pénétrer de cette vérité, et il convient que le juge, pour faire tout le bien possible, soit entièrement libre dans l’exercice de son ministère, sans aucune restriction quelle qu’elle soit, provenant soit du code pénal, soit du code d’instruction criminelle. »

On conviendra qu’il y aurait difficulté bien grande à découvrir des magistrats, de science assez profonde, d’impartialité assez surhumaine, pour que toute garantie légale devienne inutile à l’accusé. Mais eût-on découvert cet arbitre idéal, dont M. Dorado nous trace le portrait ; existât-il, comme il le faudrait, à plusieurs exemplaires, possédât-on un secret infaillible pour « développer » en toute occasion ce cliché si rare, nous ne voudrions pas encore laisser ce juge prononcer seul, et cela pour deux raisons.

D’abord, le peuple ne croirait jamais à tant de vertus, et l’autorité du juge serait affaiblie par le soupçon. Je ne vois guère que la Hollande où la magistrature soit assez populaire pour pouvoir, avec l’assentiment public, punir seule les grands crimes. Et encore, dans ce pays, une telle solution est-elle rendue plus facile par l’abolition de la peine de mort.

La seconde raison, plus essentielle encore à nos yeux, c’est que le juge professionnel, quelle que soit sa valeur, a besoin, pour juger sainement, de rester en contact avec la conscience générale, de ne pas perdre de vue cette notion moyenne et populaire de la moralité qui est l’apport du juré dans l’œuvre commune. Nous rejetons donc la solution qui consisterait à remettre la justice aux seules mains des juges permanens. D’ailleurs nulle assemblée parlementaire n’y pourrait consentir aujourd’hui.

Un parti reste donc à prendre.

Reconnaître comme un des fondemens de notre droit public le principe de la collaboration des juges populaires aux jugemens criminels ; ce principe étant loyalement accepté, veiller à ce qu’il ne devienne pas lettre morte dans notre loi, et dans ce dessein réformer profondément les méthodes défectueuses qui servent aujourd’hui à l’appliquer.

C’est à ce dernier parti que nous nous rattachons nettement. Nous croyons à la nécessité du principe du jury, et à sa nécessité absolue, non provisoire. Nous ne l’acceptons pas seulement « faute de trouver à le remplacer. » Nous pensons au contraire que dans le plan des futures juridictions pénales construites sur des données plus exactes, plus scientifiques que les nôtres, le juge extrait du peuple aura toujours sa place, sa mission nécessaire et distincte. Sans doute M. Tarde, et plusieurs criminalistes avec lui, affirment que l’expert succédera au jury « comme le jury a succédé à la torture et la torture aux ordalies… » Tel n’est point notre avis. L’expert, le magistrat et le juré sont des forces dissemblables dont le concours est nécessaire. Comment ces forces pourraient-elles s’exclure, se substituer les unes aux autres, alors que chacune d’elles apporte à l’œuvre commune une vertu qui lui est propre : l’expert sa science sur des points donnés ; le juge sa connaissance des lois et son expérience des affaires ; le juré sa fraîcheur de conscience, son impression juste du sentiment public ?

Ce sont là trois rôles bien distincts : tâchons qu’ils composent un ensemble harmonieux. A cet effet, confions-les aux plus aptes et aux plus dignes. Telle est la première donnée du problème : c’est celle dont nous allons nous occuper en cherchant les meilleurs procédés de recrutement des jurés et des magistrats qui composent la Cour d’assises.


II

Tout le long de ce siècle, on a dit couramment : « Ayez de bons jurés, vous aurez de bonne justice. » En d’autres termes, la réforme du jury ne consisterait guère qu’en un choix plus heureux des citoyens qui le composent[3]. Cette idée simple et séduisante contient à notre avis une grande part d’illusion. Découvrît-on les meilleurs des jurés, ces rares magistrats feraient encore de médiocre besogne si à la Cour d’assises leur rouage excellent se trouvait associé à des rouages demeurés imparfaits, et si l’on continuait à leur donner à l’audience une situation fausse et une tâche souvent impossible. Aussi la question du recrutement du jury est-elle à nos yeux un des élémens du problème à résoudre, mais non le plus important, et à coup sûr un des plus malaisés.

Depuis cent ans, à travers les révolutions, à travers les empires, les républiques et les monarchies, nos lois s’acharnent vainement à la poursuite du juré idéal. Que cette poursuite soit dirigée par un préfet ou par un juge, par un groupe plus ou moins savamment assorti de magistrats, de maires et de conseillers généraux, le phénix des jurés, plus adroit qu’Atalante, se dérobe toujours. En vain M. Dufaure l’a-t-il serré de près, il y a vingt-cinq ans ; il n’a pu l’atteindre, et de nouvelles propositions de loi, d’accord avec l’opinion publique, ne cessent de le réclamer. Poursuivons-le donc à notre tour, et voyons par quelles méthodes on l’a recherché jusqu’ici en France et à l’étranger.

Ces méthodes ont varié maintes fois ; cependant on peut dire que tous les procédés proposés ou pratiqués se rattachent à deux doctrines, dont l’une confie au sort et l’autre au choix le soin de composer la liste du jury. C’est la théorie du choix, plus ou moins rationnellement pratiquée, qui l’emporte heureusement chez nous, mais les partisans de la formation de la liste du jury par le sort, n’ont pas désarmé. En ce moment même, une proposition de loi soumise aux Chambres tend à la création d’une liste générale du jury, comprenant tous les électeurs âgés de plus de quarante et de moins de soixante ans, et sur laquelle on tirerait au sort les jurés des listes de session[4].

Un tel système, d’une simplicité chimérique et brutale, fut repoussé en 1848. Il voulait sans doute établir dans le régime républicain une connexité étroite entre le droit et la capacité de voter et le droit et la capacité de juger… Faudrait-il alors, pour la pureté des principes, que tout le peuple jugeât les causes criminelles ? Personne, que je sache, n’est allé jusque-là. Donc, puisqu’il faut une délégation, pourquoi s’arrêter à la pire de toutes, au mandat délivré par le hasard aveugle et sourd ? Le sort est par trop inhabile à distinguer parmi les citoyens ceux qui possèdent les qualités du magistrat. L’essentiel, si l’on veut se placer au point de vue républicain, serait, nous le dirons tout à l’heure, de rechercher, avec plus de liberté et de largeur d’esprit que ne le fait la loi actuelle, les hommes capables d’être juges parmi tous les groupes sociaux.

En résumé, la théorie du choix, et d’un choix aussi éclairé que possible, est à nos yeux la seule raisonnable.

Mais parmi quels groupes de citoyens doit s’exercer le choix, et à qui confier la tâche difficile d’opérer une sélection ?

Sur ces deux points, les systèmes sont nombreux et divers. Quant aux groupes sociaux parmi lesquels le choix s’exerce, le principe de notre loi actuelle est que tout Français de trente ans est apte à la fonction de juré criminel. Mais ce principe souffre de telles exceptions qu’il en est affaibli, presque dénaturé. Il y a d’abord des citoyens, tels que certains condamnés, qui sont, aux yeux de tous, indignes de faire partie du jury ; il y en a d’autres, tels que les ministres, les députés et la plupart des fonctionnaires, qui sont inscrits au chapitre bien trop étendu des incompatibilités ; il y a enfin un groupe assez important qui s’appelle le peuple, et qui se trouve, par un aimable euphémisme de la loi, dispensé des fonctions du jury. En effet, les ouvriers de la ville ou des champs, « qui ont besoin de leur travail manuel et journalier pour vivre », sont dispensés, tout comme les septuagénaires.

Ce système, dont l’inconvénient saute aux yeux, a constitué, sans y penser et contre son propre principe, un vrai jury de classe, en haut découronné, et dépourvu en bas de fondemens solides : le jury des classes médiocres.

Dans d’autres nations est adopté un système différent, qui a été en vigueur chez nous à plusieurs reprises en ce siècle. Il consiste à réserver les fonctions du jury à l’élite, et, pour obtenir ce résultat, à recruter les jurés parmi certains groupes élevés dans l’échelle sociale et soigneusement délimités. C’est le système « des catégories ». Il s’attache en général, pour discerner l’aptitude, à la capacité littéraire et à la capacité censitaire. On décide, par exemple, que les jurés ne pourront être choisis que parmi les citoyens payant un certain chiffre d’impôts, ou parmi les sénateurs, députés, membres des compagnies savantes, docteurs ou licenciés, avocats, notaires, auteurs d’ouvrages scientifiques et littéraires… C’est à la doctrine des catégories que se sont rattachés en France le Code de 1808, les lois de 1819 et de 1827 ; et c’est le système qui est en vigueur avec des variantes en Italie, en Belgique, en Espagne, en Portugal et en Russie[5].

Quant aux personnes investies par la loi de la mission de choisir les jurés, on a vu aussi, en France et à l’étranger, prévaloir tour à tour plusieurs systèmes : tantôt parmi ces personnes l’élément administratif et gouvernemental l’a emporté ; c’est la doctrine impériale : les préfets nommant le jury. Tantôt la préférence a été donnée à l’élément électif, comme en 1848 ; tantôt enfin la désignation des jurés a été confiée à des commissions composées d’élémens électifs et d’élémens judiciaires, et présidées, comme aujourd’hui, par des magistrats.

Ce dernier système, qui cherche, avec plus ou moins de succès, à mettre le recrutement du jury dans la main du pouvoir judiciaire, tend à prévaloir en Allemagne, en Italie et en Belgique ; il est même, dans ce dernier pays, appliqué plus rigoureusement que chez nous, car la confection de la liste du jury y est entièrement confiée à la magistrature[6].

Nous n’avons pas encore parlé de l’Angleterre, dont les institutions, d’un caractère absolument national, peuvent difficilement se comparer à celles des peuples continentaux. Chez nos voisins, la charge du jury est une sorte d’impôt supplémentaire, dû par les citoyens qui sont déjà taxés à 20 ou 30 livres. Les jurés sont choisis par des fonctionnaires qui n’ont avec les nôtres aucune analogie, et en dernier lieu par le sheriff.

D’ailleurs, il faut le reconnaître, dans le Royaume-Uni aussi bien que dans tous les pays que nous venons de citer, le système de recrutement du jury est en butte aux critiques les plus acerbes. C’est un sujet sans cesse à l’ordre du jour, et qui, dit un auteur anglais, « semble avoir une vertu particulière pour exciter la combativité (pugnacity) ».

En Amérique et en Italie, les critiques sont d’autant plus violentes que les jurys de ces deux pays sont atteints d’un. vice qui heureusement nous est inconnu : la corruption. En Amérique, le mal est particulièrement grave. Le juge Barrett déclare[7] « que le jury box, à New-York, est une insulte à cette grande cité. Cela semble la représentation de tout ce qu’il y a de bas, d’ignorant, de vicieux et d’inintelligent… On obéit dans le choix des jurés à des considérations politiques… Il y a dans le jury box une extraordinaire prépondérance de marchands de liqueurs, eating houses, lager beer, restaurateurs, etc.[8]. »

Les auteurs de ces critiques, peut-être exagérées, vont parfois jusqu’à dire que « le système du jugement par jury est mûr pour la destruction[9]. » Mais en général ils se bornent à réclamer des modifications profondes dans son système de recrutement.

En Italie où les mêmes maux sévissent, quoique à un degré moindre, on réclame un recrutement plus aristocratique des jurés, un cens plus élevé, le grade de docteur.

En tous pays d’ailleurs, quel que soit le système en vigueur, d’innombrables projets proposent des réformes.

De tant d’idées émises ou pratiquées, dégageons maintenant nos conclusions personnelles sur ce problème initial du recrutement du jury.


III

Nous l’avons dit, au point de vue de la composition des liâtes du jury, notre système actuel, qui exclut à la fois les plus hautes personnalités de la nation et le vaste élément populaire, nous paraît offrir tous les inconvéniens. Mais en quel sens l’amender ? Faut-il offrir un champ plus étendu au choix des commissions de sélection ? Ou faut-il au contraire restreindre encore cette liste, et faire des fonctions de juré l’apanage de certains groupes haut placés sur l’échelle sociale ?

Nous sommes, quant à nous, opposé à cette dernière solution, opposé au système des catégories. Nous ne croyons pas qu’il y ait des chances plus sérieuses de rencontrer le juré idéal parmi les mandarins de la science ou de l’argent que dans les autres groupes de la société.

Qu’est-ce d’ailleurs que le juré idéal ? Pour définir la classe dans laquelle il se trouverait plus particulièrement, il faudrait peut-être le définir lui-même. Or, maint projet de loi et mainte circulaire ont essayé sans grand succès de formuler cette définition ; c’est là, à notre avis, une entreprise purement littéraire, qui conduit à des phrases plus ou moins sonores, mais dépourvues de précision.

Faustin Hélie voulait pour le juré « une instruction ordinaire » avec « ce sens commun qui saisit les preuves de la vérité ». A suivre époque par époque ces définitions des jurisconsultes, on voit que chacune d’elles reflète la philosophie du jour et demande au juré les facultés et les méthodes que l’auteur a dû reconnaître à son philosophe préféré.

Les circulaires brodent de vagues adjectifs leurs conceptions vagues ; elles voudraient voir sur la liste des hommes « instruits, probes, recommandables par leurs lumières, leurs vertus, leur patriotisme. » Dufaure, en 1872, exigeait du juré « une existence respectable, une capacité suffisante, une indépendance absolue. » Et toutes ces définitions, en visant le modeste juré, peignent sans cesse l’homme idéal, l’homme capable, tout simplement, « de séparer la vérité de l’erreur ! »

A notre avis, le bon juré ne se définit pas, il se devine, se trahit aux yeux de ceux qui le connaissent et l’observent avec intelligence : il se choisit. Pourquoi donc limiter ce choix déjà si difficile en nous parquant dans d’étroites catégories ? En quoi la bonne santé morale et intellectuelle qui rend apte à remplir les fonctions de juré se mesure-t-elle au quantum des impôts ou aux diplômes obtenus ? Les plus humbles parmi les citoyens ont souvent un sens très net et très pratique des affaires, avec des vues morales fort arrêtées et même fort rigoureuses. Le jugement du bon travailleur qui nourrit femme et enfans au faubourg Saint-Antoine sera tout aussi sûr que celui du licencié oisif qui vit de quelques rentes aux alentours de Saint-Augustin.

Laissons donc le champ libre, un champ illimité, au choix des commissions. En réduisant le chapitre des incompatibilités, en laissant pénétrer l’élément populaire, permettons-leur de faire de la liste du jury une représentation plus complète des forces de la cité.

Cette idée d’admettre parmi les jurés quelques représentans de la classe ouvrière est d’ailleurs en train de faire son chemin dans le monde. En Angleterre, on la discute sérieusement. M. Erle s’exprime ainsi : « Un sens droit[10], ce cadeau que la Providence fait à certains hommes, n’est nullement réservé par elle aux personnes qui vivent dans de beaux appartemens. Ces personnes peuvent être distinguées par la mémoire et l’imagination et incapables de décision… Une bonne aptitude à juger est indépendante du degré d’élévation dans la société. » Il ne faudrait pas cependant « qu’on descendit jusqu’aux misérables. Ces gens aigris et absorbés par leurs propres malheurs ne sont pas en état de juger sainement les affaires d’autrui. » Ce qui renforcerait la liste présente des jurys, c’est « le dessus du panier des travailleurs ; » — the best class of working men.

Une application de cette idée a été tentée en France en 1848, et, si nous en croyons un publiciste qui a consulté avec soin les Comptes d’assises, elle aurait donné à ce moment de fort bons résultats[11]. Les hommes du peuple se seraient montrés « plus exacts, plus attentifs,.. d’une fermeté plus consciencieuse » que les membres du jury « censitaire et bourgeois ».

Les classes élevées manquent en effet quelquefois de zèle ; il y aurait donc grand intérêt à allier dans un jury à des intellectuels, trop insoucians au point de vue civique, quelques ouvriers plus ardens à remplir les devoirs du citoyen.

Puis peut-être ces réunions fréquentes, sur un excellent terrain de confiance réciproque, des représentans des divers groupes sociaux auraient-elles quelques avantages, en dehors même de ceux que nous en attendons au point de vue d’une bonne justice. Peut-être contribueraient-elles pour une petite part au rapprochement si désirable entre Français de conditions diverses, à l’adoucissement des préjugés, des malveillances de chacun. « Je ne vous connaissais pus, dit un gréviste à son patron dans les Bienfaiteurs de M. Brieux. Voyez-vous, tout le mal vient de là… C’est qu’on ne se connaît pas ! » Tâchons donc de multiplier les occasions de rencontre, afin qu’un jour vienne en France où tous les honnêtes gens se connaîtront mieux.

Sans doute de sérieuses objections ont été élevées contre cette admission des ouvriers sur la liste du jury. Il est clair d’abord que, si cette doctrine est admise, les jurés qui ont besoin de leur travail manuel et quotidien pour vivre devront recevoir un salaire pendant la durée de la session. Mais cette objection n’est pas capitale : les jurés ont droit déjà à une indemnité de déplacement ; pourquoi ne pourraient-ils pas requérir une indemnité de séjour, ou y renoncer à leur gré[12] ?

On dira aussi qu’une absence de plusieurs jours exposerait l’ouvrier à perdre sa place : le patron, qui a besoin de son travail à l’atelier, serait contraint de lui donner un remplaçant. Cette objection est sérieuse, mais on peut l’affaiblir, soit en réduisant la durée des sessions, soit en faisant figurer plus de noms sur la liste, ce qui diminuera la tâche de chacun. D’ailleurs les commissions chargées du choix des jurés examineront la situation personnelle des ouvriers paraissant aptes aux fonctions du jury, et ne désigneront que ceux qui pourront, sans danger de perdre leur place, quitter l’usine ou la charrue pendant le temps nécessaire[13].

Mais nous touchons ici au second point du problème. Qui sera chargé de choisir les jurés dans la masse des citoyens ? Il est clair qu’en élargissant indéfiniment le champ de ce choix, nous l’avons rendu plus difficile encore. A qui confierons-nous cette lâche importante, et par quels procédés s’accomplira-t-elle ? C’est là, à notre avis, le nœud de la question.


IV

Reconnaissons d’abord qu’on peut accepter le principe de la loi actuelle, c’est-à-dire l’idée de deux commissions, l’une formant la liste préparatoire, l’autre fixant la liste définitive. Bien qu’elle ait produit jusqu’ici des résultats médiocres, cette idée paraît juste en soi, à la condition que chaque commission conserve bien le caractère qui lui est propre. Nous entendons par là que la première doit être une commission de présentation et la seconde une commission de sélection.

On sait comment est composée à l’heure actuelle la première commission : en province, du juge de paix, président, de ses suppléans et des maires de toutes les communes du canton ; à Paris, pour chaque quartier, du juge de paix, président, du maire de l’arrondissement, du conseiller municipal nommé dans le quartier et de quatre anciens jurés.

Cette composition paraît rationnelle. Il est clair en effet que la commission cantonale ne peut remplir utilement sa tâche qu’à la condition que ses membres soient en contact direct et quotidien avec ceux dont ils ont à apprécier les titres. Or, dans chaque commune, nul ne peut, mieux que le maire, appeler au jury tel ou tel citoyen. À ce point de départ, qu’on le remarque bien, toute comparaison avec les législations étrangères risquerait de nous égarer. Ainsi, l’on peut bien croire qu’une loi récemment promulguée en Suisse et donnant au conseil municipal de chaque commune le soin de fixer, après discussion et vote, la liste de présentation des jurés, fait merveille dans le canton de Genève. Mais, en France, un pareil système aurait l’inconvénient d’introduire les passions locales dans la confection des listes du jury, et de confondre ce qu’il faut séparer à jamais : la justice et la politique.

Pour ce même motif, nous repoussons la proposition de M. Boysset, qui donnerait chez nous la présidence de la commission cantonale au conseiller général. Laissons cette présidence à un magistrat de l’ordre judiciaire, mais, au sujet du choix de ce magistrat, faisons une observation.

Il faut bien reconnaître que quelques juges de paix n’ont pas encore, au point de vue de l’autorité personnelle et de l’indépendance, les qualités que de nouvelles lois touchant à leur recrutement et à leur compétence vont tenter de leur donner. Les maires n’ont pas toujours en eux un président aussi ferme, aussi sévère au besoin, et aussi détaché de la politique qu’il le faudrait. Nous souhaitons que la présidence de la commission cantonale soit désormais, et jusqu’à nouvel ordre, confiée à l’un des juges du tribunal civil d’arrondissement. Ce président, mieux dégagé de la politique locale, aura aussi plus d’autorité pour rappeler aux maires l’étendue de leurs devoirs. Ceux-ci (il faut, hélas ! le reconnaître) ont souvent grand besoin d’être stimulés. En bien des régions, non seulement ils ne se rendent pas à l’appel du juge de paix, mais ils ne daignent même pas s’en excuser ! Il faudrait que le président de la commission eût de l’autorité morale pour rappeler les maires à leur devoir, et au besoin des sanctions pour les contraindre[14].

La commission cantonale étant composée et la liste préparatoire formée, la loi ordonne que cette liste soit déposée au greffe.

Cela signifie sans doute qu’elle doit être mise à la disposition du public, et cela a son importance. Il faut en effet que le public puisse contrôler les choix, et au besoin porter ses réclamations devant un tribunal[15]. Mais, en fait, tout le monde ignore en France ce dépôt au greffe, qui a lieu sans publication préalable ; nul n’a jamais l’idée de prendre connaissance de la liste préparatoire, et si, par un extraordinaire hasard, quelqu’un la parcourait et avait de graves objections à soulever contre un des noms qui la composent, il ne saurait comment les formuler, car le recours n’est pas organisé[16].

Nous demandons qu’on revienne en France aux principes de notre loi des 2-10 juillet 1828 qui, à l’exemple de l’Angleterre, ordonnait l’affichage des listes et organisait de sérieux recours.

Bien que ces changemens aient une réelle importance, nous n’en attendons pas de résultats bien décisifs ; c’est à la deuxième ; commission, à la commission de sélection que nous allons demander des élémens de transformation profonde. Dufaure la considérait comme la clef de voûte de son système : constatons que ses espérances ont été malheureusement déçues. La commission d’arrondissement n’a pas actuellement d’influence réelle, et s’approprie presque sans contrôle l’œuvre de la commission cantonale.

C’est cependant à cette deuxième commission, renseignée par les choix locaux, qu’incomberait le devoir d’agrandir, d’orner, de façonner la liste en y apportant des élémens d’aptitude plus variée et plus haute. Dufaure voulait qu’elle pût ajouter des noms nouveaux, « sans toutefois que le nombre de ces noms pût excéder le quart de ceux qui sont portés pour le canton. » Elle n’en ajoute aucun. Pourquoi ?

D’abord et toujours à cause de l’inertie générale du Français dans l’accomplissement de ses devoirs civiques ; les prescriptions de la loi, exécutées incomplètement et avec ennui, deviennent formalité vide, routine pure. On prend la liste préparatoire, on retranche distraitement quelques indignes, quelques morts (on en oublie), on enregistre, et tout est dit ! Comment secouer la torpeur de cette commission, lui donner plus de zèle et de vie ?

D’abord, comment est-elle aujourd’hui composée ? En province, pour chaque arrondissement, du président du tribunal civil, des juges de paix et des conseillers généraux ; à Paris, pour chaque arrondissement, du président du tribunal, du juge de paix, du maire, des quatre conseillers municipaux.

Pourquoi ne pas introduire dans cette assemblée plus d’élémens divers ? la faire plus variée pour qu’elle soit plus active et plus vivante ?

C’est avec la pensée très sage de sauver le jury de la politique que Dufaure avait donné dans ses commissions la prépondérance à l’élément judiciaire, mais il nous faut aujourd’hui faire un pas de plus en avant. Un magistrat doit en effet présider ces réunions, en bannir la politique, y enseigner la loi, exclure les indignes ; mais là se borne évidemment son rôle, qui est tout de contrôle et de pondération. Il n’a point de compétence particulière pour prendre l’initiative de choix heureux et variés. Adjoignons-lui donc de véritables agens de désignation. Mais lesquels ? Nous avons repoussé tout à l’heure, dans la confection de la liste générale, le système des catégories, qui enfermait l’aptitude légale au jury dans des groupes arbitrairement choisis. Mais ici, dans ce travail de sélection dernière, il y aurait peut-être lieu de trouver une application intelligente de l’idée fondamentale de ce système. En effet, pourquoi diverses catégories sociales, dont la représentation dans le jury est indispensable, n’auraient-elles pas des délégués spéciaux dans la deuxième commission ?

Pourquoi par exemple n’y ferait-on pas entrer un membre de l’Université qui présenterait une liste de professeurs ? les présidens du Tribunal et de la Chambre de commerce qui présenteraient des noms de commerçans ? Pourquoi enfin n’y pas admettre le président et le vice-président du Conseil des prud’hommes, dont l’un est patron et l’autre ouvrier, et qui désigneraient quelques-uns de leurs pairs ?

Parmi les noms proposés par ces diverses personnes, dont la variété apporterait à la commission un élément d’intérêt et de vie, on pourrait facilement faire des choix brillans et solides, qui, s’ajoutant dans la proportion d’un quart à la liste de présentation, viendraient élever le niveau de la liste définitive.

Dira-t-on que cette commission de sélection, facile à composer à Paris, sera plus difficile à constituer dans chaque arrondissement ? Cela est vraisemblable ; aussi pensons-nous qu’il y aurait avantage à réduire le nombre de ces commissions, à n’en avoir qu’une par Cour d’assises. Siégeant dans une ville assez importante, éloignée du canton, du clocher, des compromissions locales, composée de personnalités tout à fait indépendantes, cette commission remplirait sa tâche dans de meilleures conditions.

A Paris (et c’est Paris qui nous occupe particulièrement) la constitution de cette commission sera toujours aisée et brillante. Peut-être, grâce à elle, verrions-nous enfin une liste du jury digne de la grande cité. Esquissons en quelques traits la physionomie de cette liste souhaitée.

Le lecteur se souvient que, d’après nos recherches et les statistiques que nous avons établies, le jury de la Seine se compose actuellement surtout de petits négocians, détaillans, et d’un grand nombre de restaurateurs et débitans de boissons.

Si un juré est choisi dans ma rue, il y a bien des chances pour que le choix se porte sur le marchand de vins, dont l’établissement est un centre de conversations animées, et qui n’est point dépourvu d’influence politique ; sur ce marchand de vins, dont la funeste loi du 17 juillet 1880 a fait un tyran redoutable. Mais l’écrivain, le professeur au Collège de France, le propriétaire important, le patron de la grande usine et les meilleurs de ses ouvriers semblent tous dispensés, en droit ou bien en fait, de faire partie des trois mille. Or c’est à ces personnalités diverses que nous souhaitons voir confier le dépôt de la justice criminelle, et elles seront facilement désignées par notre commission de sélection réformée.


V

À ces jurés mieux choisis quel président donnerons-nous ?

Nous voudrions, on le sait, que le président des assises, siégeant sans assesseurs à côté du jury, eût de plus en plus à ses yeux la physionomie d’un guide sûr, d’expérience reconnue, d’évidente impartialité. Comment s’approcher, plus près encore que nous ne le sommes à l’heure actuelle, d’un tel idéal ?

Ici, on le sent bien, nous touchons à une question générale, encore ouverte dans ce pays : celle du recrutement de la magistrature. Cette question si délicate et si complexe fera l’objet d’un grand débat, le jour, prochain sans doute, où la France voudra posséder à l’égal de tant d’autres nations un Code d’organisation judiciaire. Peut-être nous permettra-t-on d’indiquer par avance que, dans un tel débat, les principes qui, selon nous, pourraient inspirer la réforme, se résument en cette brève formule : un petit nombre de magistrats, choisis avec un soin extrême, destinés de fort loin par leurs travaux et par leurs aptitudes à la mission spéciale qu’ils doivent accomplir, pourvus de traitemens larges, immuables sur leurs sièges, affranchis autant que possible des soucis dangereux de l’avancement… Mais ce problème ainsi posé dépasse le cadre de ces études. Contentons-nous ici, envisageant la magistrature telle qu’elle est, de rechercher les mesures propres à en extraire le meilleur président d’assises.

D’abord, pourquoi ce président est-il choisi parmi les conseillers ? Nous nous refuserons toujours à comprendre pourquoi à Paris, par exemple, la chambre des appels de police correctionnelle, et les chambres civiles où parviennent tant d’affaires minimes, sont présidées par des présidons de chambre, tandis que la cour criminelle, juridiction sans appel, est dirigée par un magistrat hiérarchiquement inférieur et investi pour quelques jours de si difficiles fonctions[17]. Notre désir serait de voir créer une fonction nouvelle pour le « président des assises », et de le voir placé sur un des plus hauts degrés de l’échelle judiciaire[18]. Si l’on ne veut point créer ce titre nouveau, on pourrait du moins choisir les présidens d’assises parmi les présidens de chambre de la Cour d’appel. Ces hauts magistrats seraient affectés d’une manière stable au service criminel, comme ils sont à l’heure actuelle affectés au service d’une chambre quelconque[19]. Cette solution, si naturelle, s’imposerait le jour où, supprimant un grand nombre de Cours d’assises inoccupées, on n’en aurait plus qu’une au siège de chaque Cour d’appel.

Mais trouve-t-on ces modifications trop difficiles et trop lointaines ?

Il en est une, urgente, et plus facile à réaliser. Éloignons avant tout le ministère public de toute ingérence dans le choix du président, de toute influence sur lui. Autant il est indispensable d’avoir en France un Parquet fortement constitué, autant il faut éviter que le juge soit atteint du soupçon, même injuste, d’être dans les mains du Parquet.

Or nous avons montré, dans la partie critique de ces études, comment peu à peu le ministère public est devenu maître de la désignation des présidens, de même que peu à peu on lui a abandonné la distribution des dossiers aux juges d’instruction. Il y a eu là tout un sourd travail d’empiétemens successifs et comme involontaires. Il faut remonter ce courant fâcheux et, à cet effet, abandonner d’abord la pratique actuelle qui confie le choix du président d’assises « au ministre éclairé par ses procureurs généraux. »

Treilhard voulait, en 1810, que ce choix fût laissé aux premiers présidens. On sait que cette solution, à laquelle le texte de la loi actuelle semble pourtant favorable, n’a pu prévaloir contre la manie centralisatrice qui a si souvent chez nous inspiré les gouvernemens. Elle était pourtant, en bonne justice, supérieure à la solution adoptée. Si j’étais accusé, je trouverais insupportable que mon juge fût choisi par celui qui m’accuse, et fort naturel qu’il fût désigné par un de ses pairs, juge inamovible et indépendant comme lui. Mais, objecterait-on encore que le premier président pourrait lui-même, dans l’organisation actuelle, subir de quelque manière l’influence de la Chancellerie et du parquet ? Il faudrait en ce cas revenir à la première rédaction de notre code criminel, c’est-à-dire à la désignation du président d’assises par la Cour elle-même.

Cette solution est la nôtre. Les raisons qui l’avaient fait écarter en 1810 nous semblent aisément réfutables.

Et d’abord est-il vrai, comme le pensait M. de Noailles, qu’en accordant cette nomination aux Cours, « le plus grand désordre, fruit de l’intrigue et de l’amour-propre, en eût été le résultat » ? Cette raison n’a guère plus qu’un sens historique. Sous le premier Empire, on n’avait garde d’oublier les émeutes parlementaires du XVIIIe siècle, et il semblait aux fondateurs de la nouvelle monarchie que, sous le prétexte d’une présidence d’assises, quelque brouillon ressemblant comme un frère à Duval d’Espréménil pût encore surgir de l’élection des Cours. Nous n’avons plus les mêmes craintes et peut-être aurions-nous une crainte opposée. Les compagnies judiciaires, qui étaient assurément, à la fin du XVIIIe siècle, trop imbues de l’esprit de corps, trop vivantes, remuantes, adonnées à l’intrigue et à la politique, manquent peut-être aujourd’hui, au contraire, de cohésion et d’unité, tendent trop à devenir des groupemens fortuits et passagers. Il n’y a donc pas lieu d’être hostile aux mesures qui pourraient rendre à ces compagnies un peu d’initiative et de vie collective.

Nous trouvons d’ailleurs dans notre législation actuelle un excellent exemple de désignation des magistrats par leurs pairs. Comment sont recrutés les membres du premier des tribunaux de France, de celui qui a été créé en vue de fournir aux justiciables les garanties d’une impartialité suprême : du Tribunal des conflits ? Les conseillers d’Etat et les conseillers à la Cour de cassation qui composent cette juridiction sont élus par leurs collègues, et ils élisent eux-mêmes au scrutin secret leur vice-président. Ces choix si importans laissés aux compagnies, loin de donner lieu à des réclamations, assurent de façon supérieure le fonctionnement d’une juridiction respectée. Voilà un précédent qui peut encourager à laisser aux Cours d’appel l’élection des présidens d’assises. D’ailleurs, en 1810, la vraie raison qui a fait rejeter ce mode de désignation était l’effroi qu’inspirait l’idée d’une magistrature indépendante, et ce serait la véritable raison d’y recourir aujourd’hui.

Mais il ne suffit pas que notre président d’assises soit, comme le voulait Daunou[20], « indépendant des ministres », il faut aussi qu’il soit un criminaliste d’expérience et de valeur indiscutable. Comment arriver à ce but ?


VI

Pour que le mode de nomination du président d’assises garantisse sa capacité, il faut que ce juge soit choisi parmi les magistrats les plus profondément versés dans l’étude et dans la pratique du droit pénal.

La science du droit criminel, qui deviendra de plus en plus complexe et dépendante de plusieurs sciences voisines, est dès maintenant assez vaste pour exiger de ceux qui en doivent faire les applications les plus difficiles une longue et studieuse [21] préparation. Or, nous l’avons montré avec quelques détails, le président d’assises actuel n’est pas toujours un criminaliste ; il a souvent fait sa carrière « au civil » et il aspire à y rentrer définitivement sous la toge à revers d’hermine des présidens de cour. Ce n’est pas qu’un conseiller, qui a pu diriger des Parquets ou faire, ici et là, quelque peu d’instruction, ne soit rapidement capable d’acquérir comme président des assises, le tour de main, le tact, et l’aisance qui paraissent suffire à tout.

Mais ce sont là des dons dangereux. Comment un homme, quelle que soit son intelligence, apporterait-il des idées de quelque valeur dans ces affaires entièrement différentes auxquelles il passe du jour au lendemain ? Voilà un magistrat envoyé brusquement du civil au criminel. Hier il jugeait une grosse affaire de finances ; le voilà aujourd’hui aux prises avec les redoutables problèmes de la médecine légale ! Cette conception, qui consiste à faire du magistrat une sorte de « maître Jacques » du droit, est, il faut l’avouer, une conception d’un autre âge.

En effet, on le sait, il y a cent vingt ans, un conseiller au Parlement, jugeant à six heures du matin un procès civil selon la coutume de Paris, réglait à huit heures en administrateur quelque question touchant l’Université ou les hôpitaux ; à midi, devenu préfet de police, il mandait le lieutenant criminel et lui demandait des explications sur l’accident de la place Louis XV ; à deux heures, à la Tournelle, faisant fonction de juge criminel, il décidait, loin des yeux indiscrets, quelques pendaisons ou brûlemens… et le lendemain peut-être, à la Cour des pairs, il cassait le testament du monarque ou décidait le budget du pays.

À cette époque aussi, le même docteur cumulait les fonctions de médecin, chirurgien, dentiste, oculiste, apothicaire, chimiste, vétérinaire et même sorcier. Les progrès de la science ont nécessairement conduit aux spécialisations, et il faut bien reconnaître, malgré le pessimisme à la mode, que nos malades s’en trouvent un peu mieux.

Remettons donc les criminels entre les mains de spécialistes, et, sans aller jusqu’à dire avec Garofalo que les juges civils sont de tous les hommes les moins aptes à juger les procès criminels, reconnaissons qu’il y a un intérêt social de premier ordre à confier la solution des problèmes de pénalité à des hommes qui aient consacré leur existence à les approfondir. Mais comment formerons-nous de tels spécialistes ? On sait (nous l’avons dit ailleurs) que la Révolution avait séparé la justice criminelle de la justice civile, et que bien peu s’en est fallu que Bonaparte ne consacrât ce divorce. Si l’on écoutait certains criminalistes, parmi les plus attachés aux théories modernes, nous reviendrions à cette théorie et opérerions aujourd’hui cette séparation complète[22]. Nous avons déjà repoussé cette solution comme trop difficile à réaliser pratiquement maintenant, mais nous avons indiqué qu’il faudrait tout au moins constituer, en spécialisant des magistrats à un certain moment de leur carrière, un groupe de criminalistes expérimentés.

M. Tarde, partisan de la séparation des deux justices, admettrait cette solution transactionnelle.


Je persiste à croire, nous écrit-il, qu’il est absurde d’avoir, d’un bout à l’autre de la carrière judiciaire, des magistrats hybrides, à deux fins, que l’on force à enjamber, pour leur avancement, le fossé séparatif des deux espèces de magistrature, celle qui s’alimente de chicanes et celle qui vit de délits. Je voudrais que ce fossé fût à peu près infranchissable ; que, sinon dès l’Ecole de droit, du moins dès ses premiers pas dans la carrière, le jeune magistrat dût opter entre les deux genres d’activité ; qu’il y eût difficulté de plus en plus grande, et non, comme maintenant, facilité de plus en plus grande à mesure que l’on s’élève sur l’échelle hiérarchique, à passer d’une rive à l’autre, et que, par exemple, ce fût un avancement régulier pour un juge d’instruction de devenir procureur de la République et non président du tribunal, puis de devenir conseiller d’une chambre criminelle, mais non civile[23]

On m’objectera que la vie intellectuelle du magistrat perdrait ainsi un peu de sa variété. C’est possible ; mais, d’une part, le magistrat criminel, se sentant enfermé dans le cercle de ses recherches spéciales, les creuserait plus profondément et finirait par atteindre à la source de diversité intérieure que tout sujet creusé à fond fait jaillir ; d’autre part, le juge civil serait délivré d’un grand ennui, celui d’avoir à s’occuper de temps en temps, fastidieusement, — car superficiellement — de questions de pathologie sociale qui ne l’intéressent en rien, parce qu’il les a toujours considérées comme un simple accessoire de ses fonctions habituelles.


On ne saurait mieux dire, mais ces idées si incontestables se heurtent à un tel faisceau de préjugés, à de telles résistances ataviques, qu’il faudra pour y habituer le monde du Palais beaucoup de prudence et d’obstination. Les générations nouvelles y viendront peu à peu, et il serait bon, pour les y amener, de tirer le droit pénal du rang humilié qu’il a tenu jusqu’ici dans l’éducation juridique. Nous souhaitons donc que, dans l’enseignement général du droit, le droit criminel et les sciences qui s’y rattachent prennent une place plus importante. N’est-il pas étrange que dans la réorganisation du doctorat (qui vient de s’accomplir), le droit criminel (Code pénal et Code d’instruction criminelle) ne soit nulle part exigé[24] ? Il y a là une véritable anomalie à faire cesser, et cela serait d’autant plus facile que nos Facultés comptent à l’heure actuelle plusieurs criminalistes éminens.

Cela fait, ce sera peu de chose sans doute, car enfin, quel que soit l’enseignement de l’école, la science du droit criminel s’acquiert surtout par la pratique. Il faudra donc, suivant les vues de M. Tarde, choisir pour présider les assises des hommes depuis longtemps préparés à cette tâche, et, autant que possible, spécialisés dans l’étude du droit pénal. Une fois désignés à ces hautes fonctions, il faudra qu’ils s’y fixent, et qu’ils s’y développent en mérite et en autorité, au lieu d’user leurs forces dans le chassé-croisé que nous avons décrit. Leur situation, leur rang, leur traitement, redisons-le, seront tels qu’ils n’auront nulle envie, à Paris par exemple, de gravir un échelon de plus et de changer encore de carrière et d’études en obtenant un siège à la Cour de cassation.

Mais, dira-t-on, ces présidens à vie vont être sans pitié ! Endurcis par le spectacle de tant de crimes, ils deviendront d’une affreuse et inexorable rigueur !

Cette objection serait puérile. Dans la magistrature, comme dans toutes les fonctions et dans tous les arts, c’est par l’expérience et par la pratique qu’il est permis à l’homme de vaincre les difficultés professionnelles et d’acquérir la supériorité. Or la supériorité du magistrat ne consiste assurément pas à être inexorable. Ceux qui deviennent tels (et à coup sûr ils sont fort rares), ont l’esprit faux, ou bien faussé par les mauvaises habitudes contre lesquelles nous nous élevons depuis le début de ces études, et qui tendent à faire du juge un auxiliaire de l’accusateur. Qu’on le sache bien, au contraire, le séjour prolongé du président dans le milieu de la Cour d’assises sera d’une importance extrême pour son propre et heureux développement : un petit fait d’expérience nous le prouve chaque jour.

De très modestes fonctionnaires, les commis-greffiers, remplissent durant de longues années leurs fonctions à la Cour d’assises de la Seine ; depuis trente ans, cinq ou six tout au plus se sont succédé dans cette charge. Or ces greffiers, aimés et estimés de tous ceux qui à un titre quelconque (peut-être même au titre d’accusé) ont approché la Cour d’assises, ont rendu et rendent chaque jour des services inappréciables ; ils savent la Cour d’assises, et à ce long exercice, ils sont devenus de plus en plus (je les connais et je le sais) doux, humains, indulgens aux misères. Si la pratique assidue et la connaissance approfondie d’une fonction modeste conduisent à de si heureux résultats, que sera-ce lorsque des hommes considérables, préparés par des années d’expérience et de labeur, se trouveront investis pour une longue période de la présidence d’assises ?

Parmi eux, sans aucun doute, se formeront de ces grands juges criminels, de science vaste et d’esprit élevé, tels que l’Angleterre nous en offre le modèle, et notre démocratie réalisera enfin une des idées les plus justes qui aient été entrevues au Conseil d’État de Napoléon.

Nous supposons donc nos jurés mieux recrutés, notre président d’assises parfaitement choisi et préparé en vue de sa tâche ; un grand pas sans doute aura été fait, mais l’œuvre sera-t-elle accomplie ?

Pas encore.

A quoi servirait en effet de mettre en présence des jurés et des magistrats excellens, si la loi les obligeait toujours, comme elle le fait aujourd’hui, à se cacher les uns des autres, à se mal connaître, à collaborer selon des règles fausses et souvent inapplicables ? C’est donc un des points principaux de ces conclusions que nous abordons maintenant, en étudiant le problème qui consiste à mieux régler à la Cour d’assises les rapports du jury avec le président, le concours des deux magistratures.

VII

D’après le Code, nous le savons, la tâche du juré et celle du magistrat sont essentiellement différentes. Le juré ne juge pas, il se borne à répondre par oui ou par non sur la question de culpabilité. Le verdict n’est donc qu’un témoignage, un acte suprême d’information, un constat décisif ; ce n’est pas un arrêt. Le juré ne peut songer aux conséquences de son verdict, à la peine qu’il entraînera, sans sortir des limites de son mandat…

Or, nous croyons l’avoir démontré[25], tout cela n’est qu’un leurre. Les jurés songent à la peine encourue par le condamné ; la loi même, après le leur avoir défendu par un de ses articles, les y convie en leur soumettant la question des circonstances atténuantes, qui n’est autre que la question de l’adoucissement de la peine. Et, grâce à ce procédé, le juré ne peut, ni ignorer complètement la loi, ni la comprendre clairement.

En effet, à l’audience on parle de la peine, des articles de loi visés par la poursuite, mais on en parle mystérieusement, à mots couverts, à bâtons rompus, comme l’on parle de choses prohibées… Le juré comprend mal, il est inquiet, il ne peut obtenir d’instructions précises ; il appelle, pour être éclairé, le président auquel la loi fait un devoir de se taire… Nous demandons qu’il soit mis fin à cette comédie étrange, qu’un parti clair et décisif soit enfin adopté.

Il y a deux alternatives : on peut tenter de faire machine arrière, de remonter le courant qui porte de plus en plus le juré à faire besogne de magistrat[26], de ramener la célèbre distinction du fait et du droit à sa pureté primitive. En ce cas, il faudrait d’abord que la question des circonstances atténuantes ne fût plus posée au jury, mais fût remise, comme en Belgique[27] et en Autriche, à la décision des magistrats. L’Espagne, pays peu favorable au jury, a fait récemment[28] en ce sens des efforts qui paraissent avoir obtenu des résultats plus que médiocres. A notre avis, la distinction absolue du fait et du droit est une pure chimère. D’ailleurs on ne trouverait jamais aujourd’hui une Chambre française acceptant de retirer au jury l’appréciation des circonstances atténuantes. Cette solution nous semble donc de tous points inadmissible.

C’est pour l’autre alternative que nous nous prononçons nettement. Au lieu de résister au courant qui porte les jurés à s’instruire plus complètement de l’affaire, sous le double aspect de la culpabilité de l’accusé et de la peine qui peut l’atteindre, nous sommes d’avis de céder à ces tendances, qui sont après tout sages et légitimes, de les régler, et d’établir sur des bases nouvelles entre les deux magistratures une collaboration plus franche et plus complète.

Cette nécessité a été si bien sentie dans différens pays d’Europe, et notamment en Allemagne, qu’elle a donné naissance à une institution nouvelle, issue du jury, mais distincte de lui : celle des tribunaux d’échevins. Ces tribunaux reposent sur le principe suivant : réunion complète et absolue des juges populaires et des juges permanens, assis côte à côte, délibérant ensemble et devenus collègues pour l’affaire qu’ils doivent juger en fait et on droit de concert.

Nous reparlerons plus loin de cette institution, à laquelle nous souhaitons voir donner une place dans nos institutions judiciaires. Nous la croyons heureuse et féconde ; elle a été expérimentée avec grand succès à l’étranger. Elle est l’aboutissement final de la tendance qui se manifeste partout aujourd’hui à organiser une collaboration plus sincère et plus intime entre les deux magistratures.

En effet, à l’exclusion de l’Espagne, dont l’essai malheureux est peu digne d’attention, la plupart des pays aujourd’hui tendent à repousser la distinction subtile et impossible du fait et du droit[29]. À ce point de vue, un exemple significatif nous est fourni par la législation du canton de Genève[30]. Dans ce canton, le président des assises assiste avec voix consultative à la délibération du jury sur la culpabilité. Quand cette délibération est achevée, le président fait mander deux jurés assesseurs non magistrats « qui forment le trait d’union entre le président et le jury », et ces trois juges de concert avec le jury se prononcent sur l’application de la peine.

Ce mécanisme est ingénieux, mais bien compliqué. C’est une halte, qui sera courte sans doute, sur le grand chemin qui conduit à l’échevinage.

En France, on n’a rien tenté dans la pratique, mais de nombreux théoriciens tendent, avec plus ou moins de précision, à organiser un concours plus franc et plus complet des deux magistratures.

« J’aimerais un effort plus grand, dit M. Henri Joly, pour arriver à l’entente des magistrats et des jurés[31]. » M. Snyers précise davantage ; il voudrait qu’on adjoignît au jury un magistral, ou un avocat, qui le présiderait avec voix consultative, et serait ce qu’on appelle aujourd’hui le chef du jury. On éviterait ainsi « les réponses contradictoires, ainsi que l’appel du président dans la chambre du conseil[32]. »

Un magistrat, M. Eyssautier, va plus loin encore et conclut nettement à l’échevinage : « La réforme, dit-il, est dans le jury dirigé par le président des assises, délibérant avec lui et sur la culpabilité et sur la peine, faisant respecter la loi dans la délibération et dans le vote[33]. »

Ce système sans doute a de grands avantages, et nous dirons plus loin que nous souhaitons en voir faire l’essai en France dans un certain ordre d’affaires. Mais la France, comme l’Allemagne, est encore attachée à la forme présente du jury criminel, et une modification aussi profonde de ses élémens essentiels en paraîtrait presque la suppression. On est habitué à la disposition actuelle de nos audiences, aux juges du fait siégeant séparément et à quelque distance des juges du droit ; l’institution, telle qu’elle est, semble peut-être peu logique : on la dédaigne, mais elle est populaire ; on en médit, mais on veut la garder. Aussi, malgré notre désir de voir s’établir une collaboration meilleure entre les deux magistratures, nous ne proposons pas d’aller de primesaut à leur réunion, c’est-à-dire à l’échevinage en matière criminelle.

Recherchons seulement les réformes pratiques, qui, sans porter directement atteinte à nos traditions, rendraient plus nets et plus utiles les rapports entre jurés et magistrats.

Nous demandons d’abord que le ministère public et l’avocat, loin d’être obligés par le Gode à ne pas s’expliquer sur la peine, se voient imposer le devoir de faire connaître exactement au jury les diverses conséquences légales des questions qui lui seront posées.

Afin que le jury comprenne bien ces explications, nous demandons que les questions, au lieu d’être posées après la clôture des débats, soient posées par le président des assises et remises par écrit aux jurés, immédiatement après l’administration de la preuve, avant le réquisitoire et la plaidoirie.

Ce procédé d’ailleurs est de règle en Autriche et en Allemagne[34].

Ces premières mesures auront déjà pour résultat de préciser en temps utile aux yeux des jurés l’objet et l’étendue de leur tâche, de prévenir des erreurs et des malentendus qui se produisent en France tous les jours.

Ce n’est pas tout. Il faut qu’après les plaidoiries achevées, le président des assises prenne à son tour la parole.

Voudriez-vous revenir au résumé ? va-t-on s’écrier. Pas le moins du monde. Nous demandons que le président ait le devoir de donner aux jurés des instructions de droit, en leur faisant connaître, les textes à la main, le mécanisme des questions qui leur ont été posées. Actuellement, ce magistrat, qui doit « s’abstenir de faire connaître aux jurés les conséquences légales de leur déclaration », peut cependant, « si le défenseur les a induits en erreur sur la gravité de la peine, rectifier ce qu’il y a d’erroné dans ces assertions ! » Il faut en finir avec ces équivoques et ces bizarreries, et, adoptant une disposition analogue à celle de l’article 300 du Code de procédure pénale allemand, dire que « le président, sans entrer le moins du monde dans l’appréciation des preuves, indiquera aux jurés les points de droit à prendre en considération dans l’accomplissement de leur mission. »

Ainsi les jurés connaîtront enfin la loi pénale qu’ils doivent indirectement appliquer, et le président, qui est leur guide, ne feindra plus de voiler à leurs yeux ce qui est à l’audience l’objet des préoccupations de tous. Les jurés rentreront donc dans leur salle mieux éclairés sur leur tâche ; mais si, au cours du délibéré, des éclaircissemens sont encore nécessaires, nous demandons qu’il soit interdit au président des assises de pénétrer seul parmi eux.

Sans doute, nous souhaitons plus d’harmonie dans le concours des deux magistratures : mais, tant que l’idée de leur séparation sera maintenue, nous n’admettons de réunion du président et des jurés avant le verdict que si l’accusateur, la partie civile, l’accusé et son défenseur sont présens ; s’ils peuvent exercer au moment de cette consultation dernière (souvent décisive) le droit du contrôle mutuel qui n’est blessant pour personne, et qui est si nécessaire à l’œuvre de justice[35].

Le recrutement des deux magistratures et leurs rapports entre elles se trouvant ainsi modifiés, d’importantes réformes se produiront d’elles-mêmes à l’audience de demain. Nous en esquisserons bientôt le rapide tableau.


JEAN CRUPPI.

  1. Voir la Revue des 1er novembre 1895, 1er janvier, 15 mars et 15 juillet 1896.
  2. Voyez l’ingénieux article de M. Dorado dans la Revue du Droit Public, 1896.
  3. C’était déjà l’avis de Sieyès. Voir la Notice sur sa vie écrite par lui-même. Bibliothèque Nationale L 27n 18956. — Voir aussi les curieuses circulaires de François de Neufchâteau, ministre de l’Intérieur en l’an VIII — Oudart se plaignait, dès l’an XIII, que le soin de choisir les jurés fût laissé à un commis. B.N. Inventaire F 20-882.
    M. Adolphe Guillot, dans le Jury et les mœurs, demande que le législateur commence par agir en fermant l’accès du jury aux incapables, aux ignorans… Tout récemment, M. Albert Bataille écrivait que le premier devoir d’un gouvernement fort sera de substituer aux jurés de hasard qui rendent la justice au petit bonheur une élite, une sélection, des gens de sens et d’expérience
  4. Voir Proposition de loi relative à l’organisation du jury criminel, présentée par M. Leydet le 23 octobre 1894. M. Boysset formulait ainsi, dans sa proposition de loi du 28 mars 1882, le système déjà repoussé par la Constituante en 1848 : « Tout citoyen est électeur ; tout électeur est juré. La liste des jurés et la liste des électeurs seraient identiques, sauf, tout au plus, des garanties d’âge impliquant des garanties d’expérience. Un tirage au sort, effectué par le maire de chaque commune, établirait la liste annuelle destinée au service judiciaire départemental ; un second tirage désignerait les jurés de chaque session d’assises… Théoriquement, cette formule constitue l’idéal du régime républicain… »
  5. En Amérique, les conditions et le mode de recrutement sont variables. Il suffit en général, pour être juré, de payer l’impôt, d’être citoyen américain, d’avoir de 21 à 60 ans d’âge. — La loi allemande se rapproche sensiblement de la nôtre ; aucune condition de cens ou de capacité n’est exigée pour être juré, il suffit d’être Allemand. — En Russie, la loi libérale de 1864 admettait même les illettrés à faire partie du jury et se rattachait au système des catégories en considérant surtout la capacité censitaire. « Un jury, était-il dit dans l’exposé des motifs du Code d’organisation judiciaire de 1804, ne peut être obtenu que si l’on admet à en faire partie des personnes de différens degrés d’instruction, de différentes conditions ou classes sociales, sans excepter les paysans. »
    Il est vrai que des lois postérieures à 1864 ont restreint considérablement la compétence du jury en Russie. (Voir le Code d’organisation judiciaire de l’Empire de Russie, par Léon Aucoc ; Paris, 1893.)
  6. Le système belge a en France des défenseurs, notamment M. Valler, avocat général, dont la doctrine se résume dans les quatre propositions suivantes : a. Liste préparatoire dressée par les maires, b. Affichage à la mairie de cette liste, c. Réclamations des citoyens portées à la justice de paix et sur appel au tribunal, d. Formation de la liste annuelle par le tribunal sur les conclusions du ministère public. Voir Du jury criminel : Discours prononcé à la Cour d’appel de Bordeaux par M. Valler en 1892. — Voir dans le même sens : le Jury criminel, son organisation, par Arbinet. B. N. L 113, 127 f., Loubet, etc.
  7. Voir The Nation ; New-York, juin 1887. British Museum. PP 5105-Ca. — Voir aussi : The Forum ; New-York, V. 3, p. 102. British Museum. PP. 6379, où je relève le passage suivant : « Des questions de politique, de nationalité, d’antipathie de voisins, l’éloquence d’un lawyer, un article de journal, l’usage tics dés ou d’un jeu de cartes décident souvent un procès impliquant des milliers de dollars ou un emprisonnement pour des années… Ces absurdités ont fait naître des comités de vigilance et la lynch law. »
  8. « Puis aussi, dit le juge Barrett, il est certain que ceux qui seraient aptes à être jurés se dérobent à ce devoir. » Ce qui prouverait que les représentans des classes élevées tendent, en Amérique aussi bien qu’en France, à méconnaître leurs devoirs civiques.
  9. The vitality of jury trials is exhausted and the System is ripe for destruction.
  10. Voir The jury lawes and their amendment, by T. W. Erle ; London, 1882. — British Museum. 6281, I. 22.
  11. Voir le Combat contre le crime, par M. Henri Joly, p. 54.
  12. En Angleterre, un courant existe pour donner un salaire aux jurés au criminel. Pourtant cette motion a été repoussée à la Chambre des communes.
  13. Nous n’ignorons pas que les ouvriers entendent de façons très diverses leur adjonction aux listes du jury criminel. Les uns croient qu’il ne serait pas nécessaire de donner une indemnité aux jurés ouvriers : « Ils auraient conscience, disent-ils, de remplir une fonction civique et cela suffirait. » Les autres, plus pratiques, sont partisans de l’indemnité. Certains vomiraient que les jurés fussent désignés par le suffrage universel parmi les électeurs au conseil des prudhommes, c’est-à-dire parmi les ouvriers ayant vingt-cinq ans d’âge, cinq ans de résidence et cinq ans d’exercice de la profession. Plusieurs consentiraient à ce que le choix fût fait par le juge de paix, mais « il serait à craindre, disent-ils, que le juge ne se renseignât auprès des patrons. » Ceux-ci, on le devine, signalent aussi îles difficultés. Ils ne demandent en général qu’à rester étrangers à la désignation des jurés ouvriers, de peur de susciter des rivalités et des haines. Quelques-uns manifestent la crainte « de se rencontrer au jury avec leurs ouvriers. » Aux patrons de Paris, où les sessions d’assises durent quinze jours, un tel laps de temps passé par l’ouvrier hors de l’atelier semble inadmissible. Il faudrait recueillir et contrôler ces observations et bien d’autres dans une enquête que nous avons à peine ébauchée.
  14. Une petite réforme pratique, demandée par beaucoup de juges de paix, consisterait en ce que la loi prescrivît de réunir les maires pour la formation de la liste préparatoire du jury, non pas dans la première quinzaine d’août, comme cela a lieu actuellement, c’est-à-dire à un mauvais moment pour les cultivateurs, mais en mars ou en avril.
  15. En Italie, la liste préparatoire est publiée le 15 octobre et tous ceux qui ont des réclamations à faire peuvent les porter dans les quinze jours de cette publication devant la junte (commission) qui a dressé la liste. — Pour les listes de district (arrondissement), elles sont publiées avant la fin de novembre et restent affichées à la porte de la préfecture et de la maison commune. Dans les dix jours, quiconque a des réclamations à faire doit les soumettre à la Cour d’appel. — Enfin la liste définitive des jurés reste affichée en permanence dans la salle des Pas perdus de chaque tribunal.
  16. V. L’accusé devant la loi pénale de France, par Marcy. p.- 279.
  17. Voyez la Revue du 15 mars 1896, p. 421 et suiv.
  18. Ibid., p. 418.
  19. Ces mesures n’entraîneraient aucune augmentation du personnel judiciaire, car elles coïncideraient avec une réduction considérable du nombre des conseillers… Rappelons, en passant, que le nouveau président des assises siégerait sans assesseurs.
  20. Dans son Essai sur les garanties individuelles.
  21. Voyez la Revue du 15 mars 1896, p. 421 et suiv.
  22. Nous avons, a cet égard, dans notre partie critique, cité les opinions de Garofalo dans sa Criminologie et de M. Tarde dans sa Philosophie pénale. Voyez la Revue du 15 mars 1896, p. 423, 424, 425.
  23. « Pratiquement, ajoute M. Tarde, je conviens qu’il serait onéreux pour le Trésor d’établir, entre les deux natures d’occupation, une différence tranchée au bas de l’échelle, dans les petits tribunaux. Ici il y aurait forcément quelque confusion des genres ; ce serait comme dans la nature vivante où les deux règnes, le végétal et l’animal, conjunguntur in minimis. Mais, dès que l’importance d’un tribunal permettrait d’y établir une chambre criminelle à part, il faudrait que sa composition n’eût rien de commun avec celle des chambres civiles. »
  24. On ne l’exige, ni dans l’examen pour le doctorat ès sciences juridiques, ni dans celui pour le doctorat ès sciences politiques et économiques.
  25. Voyez la Revue du 1er janvier 1896, p. 149 et suiv.
  26. C’est « par une véritable usurpation de fonctions », dit M. Tarde, que le verdict « prend de plus en plus la couleur d’un arrêt » et que le jury « se substitue en réalité à la Cour d’assises. »
  27. En Belgique, aucune question concernant les circonstances atténuantes ne peut être posée au jury qui ainsi se trouve, un peu plus exactement, juge de la culpabilité et non de la peine. En 1887, M. Thonissen s’est prononcé pour le maintien de cette règle, et la commission l’a suivi à l’unanimité. Les juges sont donc, en Belgique, seuls chargés d’apprécier les circonstances atténuantes, et s’ils les admettent, ils doivent les préciser.
  28. C’est une loi du 20 avril 1888 qui a organisé le jury en Espagne. Voyez : Essai sur le jury criminel en France et dans les États modernes, par M. F. Gineste, p. 233 et suiv.
  29. Le code de procédure pénale de Belgique admet dans certains cas seulement les jurés et les juges à délibérer en commun, suivant des règles compliquées, imitées de la législation qui a été en vigueur en France, et sans succès d’ailleurs, jusqu’à l’année 1831.
  30. Voyez la loi du 1er octobre 1890, applicable à partir du 1er janvier 1891. Cette loi a été commentée par M. Pascaud dans son article sur la nouvelle Organisation du jury criminel à Genève. Gazette des Tribunaux du 1er avril 1891.
  31. Le Combat contre le crime, par Henri Joly, p. 59.
  32. Snyers. Voir le Jury en matière criminelle.
  33. Voyez les œuvres d’Eyssautier sur la réforme judiciaire et notamment son article dans le journal la Loi du 14 novembre 1895. — Certains auteurs voudraient que le jury statuât seul sur la culpabilité et sur la peine. Voir le Jury-juge. A propos des erreurs judiciaires, par. 1. Berland.
  34. Voyez Code de procédure pénale allemand, par Fernand Daguin, p. 108 ; et l’art. 290 de ce Code, lequel est ainsi conçu : « Après la clôture de l’administration de la preuve (Beweisaufnahme), il sera donné lecture des questions. Le président pourra les communiquer en copie aux jurés, au ministère public et à l’accusé, et il sera tenu de le faire, toutes les fois qu’une demande sera déposée à cet effet. »
  35. L’Accusé devant la loi pénale de France, par Henry Marcy, p. 253 et suiv. La loi suisse et la loi allemande exigent, pour tout éclaircissement demandé au président des assises par le jury, le retour de celui-ci à l’audience même. — En Autriche, le président peut, à la demande des jurés, se rendre au milieu d’eux, avec le greffier, l’accusateur et l’accusé. — De même en Italie. En Espagne, toute demande d’explication entre les jurés et le président doit se faire par écrit et sans déplacement.