La Cour d’assises de la Seine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 414-444).
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LA COUR D'ASSISES DE LA SEINE

III[1]
LE PRÉSIDENT DES ASSISES. — LE DUEL ORATOIRE


I

L’audience est suspendue : des groupes animés se forment dans la salle, qui s’emplit d’un bourdonnement de ruche. Le public raisonne, discute ; il loue ou blâme les témoins, l’accusé, le président. Que le lecteur se glisse avec nous au milieu de ces groupes. Les propos volent, légers, impertinens, instructifs ou blâmables : écoutons-les. Voici qu’un étranger, désireux de s’instruire, chambre dans ce coin sombre un jeune stagiaire :

— Qui est le président ?

— C’est un conseiller à la Cour d’appel ; le Parquet l’a choisi pour présider quelques sessions d’assises. Je le connais bien, mais son nom m’échappe en ce moment.

— Comment ! c’est le Parquet qui nomme les présidens d’assises ?

— S’il ne les nomme pas, du moins il les indique.

— Ainsi l’accusateur, qui est partie au procès, peut désigner lui-même son juge !

— C’est étrange peut-être, mais cela est ainsi.

— Vous dites qu’on choisit les présidens d’assises parmi les conseillers. C’est sans doute un corps de magistrats profondément versés dans l’étude du droit criminel ? — Le droit criminel ! Les conseillers s’en occupent peu !

— Que font-ils donc ?

— Du « civil » : ils sont presque tous occupés à juger des affaires civiles.

— Comment cela ?

— C’est parmi soixante-douze magistrats qu’on peut choisir le président des assises de la Seine ; or plus de cinquante d’entre eux font le service des Chambres civiles, et les autres espèrent parvenir à en faire autant. Cela se comprend d’ailleurs, tous au Palais, du petit au grand, nous n’attachons d’intérêt qu’au « civil » et nous professons quelque dédain pour le droit pénal, ce droit rudimentaire qui…

— Ainsi, c’est du « civil », comme vous dites, que sort le président de cette cour d’assises ? Enfin, il doit s’instruire par la pratique, et devenir ici peu à peu un éminent criminaliste.

— Il n’en a guère le temps ! Après quelques sessions, quand l’expérience arrive, le président s’en va.

— Où donc ?

— Mais au « civil ». Et plus il est brillant, plus il y revient vite. Qu’un conseiller se fasse remarquer dans le poste de président d’assises, qu’il y soit éclatant, vite l’on fait de lui un des présidens de la Cour. Parvenu à ces sommets, il est délivré à tout jamais de la procédure pénale.

— Ce n’est donc pas un poste envié que celui de président des assises de la Seine ?

— On désire parfois le traverser pour monter plus haut, mais nul ne songe à y rester ; ce n’est qu’une étape, et elle est dangereuse.

— Mais hiérarchiquement, c’est un très haut poste ?

— C’est un poste de conseiller, inférieur à celui de l’avocat général que vous voyez siéger à cette audience.

— Comment ! l’avocat général…

—… a un traitement supérieur à celui du président des assises, et il faudrait qu’il eût bien de la malechance dans sa carrière pour être « assis » sur un siège de conseiller, et par conséquent pour pouvoir présider.

— Ainsi, cette fonction de président de la première cour criminelle de France n’est jamais une fin de carrière ? Ce magistrat n’est là qu’en passant ; et, comme vous le disiez tout à l’heure, il espère obtenir encore de l’avancement ?

— Sans doute.

— Et qui peut le porter à de nouveaux honneurs ?

— L’opinion du Parquet n’y sera pas indifférente.

— L’opinion du Parquet ? Ainsi l’accusateur, après avoir choisi le juge, peut encore servir sa carrière ou lui faire obstacle ! Comment le juge, alors, ne pencherait-il pas du côté de l’accusation ?

— Il peut, en effet, en être tenté.

— Eh bien ! voilà un système de procédure pénale qui du moins ne pèche pas par excès d’indulgence ! Enfin ! il assure sans doute une très ferme répression ; cela a bien son bon côté.

— Vous n’y êtes pas ! le jury acquitte sans cesse et la récidive ne fait que croître.

— Quoi ! cet énorme pouvoir accordé à l’accusation ne fait que… Comment explique-t-on une pareille anomalie ?

— C’est une question bien complexe ! Nos jurés ont sans doute l’esprit de contradiction… Mais silence, voici la Cour !

— Un mot encore : si j’en crois le tableau que vous m’avez tracé, notre président n’est pas un fort bon juge ?

— Lui ? C’est un digne magistrat, intelligent, consciencieux et fort indépendant.

— Vraiment ? C’est donc un homme de grand mérite. Je sais bien qu’en tous pays, Dieu merci, on trouve de braves gens qui rendent supportables les institutions médiocres !

— Cela se rencontre heureusement chez nous… Mais l’audience est reprise.

Dans ce dialogue saisi au vol, voilà bien des questions effleurées d’une touche indiscrète ou légère ! Voilà bien des affirmations qu’il importe pour nous de vérifier. Est-il vrai que le mode de nomination de notre juge criminel, que sa carrière antérieure le préparent mal à sa tâche redoutable, lui rendent difficile l’absolue impartialité ? Dans son cadre restreint en apparence, cette question se lie à tous les problèmes de l’organisation judiciaire, et nous touchons, en parvenant à elle, au point central de ces études. Des bancs du jury, où le lecteur a bien voulu nous suivre, nous avons déjà noté en passant quelques traits de la physionomie du juge ; aujourd’hui, approchant de la haute estrade où ce personnage est assis, nous allons l’étudier plus complètement, scruter son origine, définir sa fonction. D’où vient-il ? quel est-il ? et que devrait-il être ?


II

De tous temps, l’importance de la fonction du président a été reconnue. Les législateurs peuvent construire le code des assises ; lui chaque jour en façonne les mœurs. De son action personnelle permanente, dépend le succès ou l’inutilité de toute réforme. Nous n’hésitons pas à penser que, si l’institution du jury n’a pas porté jusqu’à ce jour les fruits qu’on en pouvait attendre, cela tient pour beaucoup à notre conception fausse et insuffisamment élevée de la fonction du président. Nous l’avons démontré, on marche en ce pays à la suppression du jury criminel, à son abrogation par désuétude ; si cette institution doit vivre ou revivre, c’est à condition qu’on rende à son rôle normal le président, moteur principal de cette machine judiciaire.

Quel est ce rôle normal ? Quelle est la qualité qui, avant toute autre, est visiblement essentielle à ce président d’assises ?

Nous dirons ailleurs qu’il faudrait, suivant nos idées, que ce magistrat fût, par sa situation et sa valeur, par sa connaissance du droit pénal et des sciences qui vont de plus en plus s’y rattacher, un des hommes considérables du pays ; mais ce rêve fût-il demain réalisé, rien ne serait fait encore si le président de la Cour d’assises ne possédait ce qui constitue son essence même : la liberté totale, l’indépendance absolue. Or, prenons-y bien garde, cette qualité vitale n’est pas seulement nécessaire à ce président de notre première Cour d’assises de France, qui est un des grands justiciers de ce monde ; elle est l’âme du juge et du juge à tous les degrés. Si, dans une nation, la liberté du magistrat n’est point évidente, intégrale, cette nation peut bien avoir les agens les meilleurs, les meilleurs fonctionnaires, cette nation n’a point des juges.

Hume a pu dire « que les flottes de l’Angleterre, sa puissance, sa monarchie et ses deux Chambres n’avaient qu’un but, maintenir la liberté des quinze grands juges du banc du roi. »

Dans sa forme emphatique, l’idée est belle et juste, et l’on peut affirmer que la liberté civile et politique n’est fondée dans un peuple que le jour où il veut, de volonté opiniâtre et constante, ce qui garantit tout le reste : des magistrats indépendans.

Mais qu’est-ce donc qu’un juge libre ? C’est un juge qui tient la liberté, non pas seulement de son caractère et de sa vertu propre, mais de la loi, d’un ensemble de règles fixes qui organisent son recrutement et sa vie judiciaire de telle sorte qu’on ne puisse jamais le soupçonner d’être l’homme d’un parti, ou l’homme des ministres, ou l’homme du Parquet. Si cette conception primordiale de la fonction du juge se trouvait faussée, il n’y aurait point de réformes utiles. A tous les degrés, en effet, tant vaut le juge, tant vaut la juridiction, et le juge ne vaut que par sa liberté.

Qu’on songe, par exemple, à l’instruction préparatoire et aux mesures libérales par lesquelles on veut enfin l’améliorer. On rendra l’information moins mystérieuse ou bien publique ; on communiquera les procédures à l’accusé et à son défenseur ; on aura (peut-être avant la fin du siècle ! ) des expertises contradictoires… et on n’aura rien fait si le juge demeure ou paraît demeurer dans la main de l’accusateur. Qu’on place au contraire le juge aussi haut que possible, au-dessus des parties qui luttent dans l’enquête ; tout le reste sera aisé. Notre président d’assises devra donc avant tout être maintenu par la loi au-dessus de toute influence possible, au-dessus même du moindre soupçon de partialité. Voyons si on a su lui créer cette situation supérieure, voyons comment depuis un siècle on a organisé sa fonction.


III

Et d’abord, qui le nomme ?

En France, depuis la Révolution, on a essayé sur ce point de tous les systèmes, et en cette matière comme en bien d’autres, on s’est enfin fixé à la solution la moins libérale. Jetons en arrière un regard rapide.

Après la mort des Parlemens, dès que la Constituante eût invité à des vacances éternelles les propriétaires d’offices, on organisa le jury, et on songea naturellement à lui donner pour guide un élu du peuple. Les électeurs du département furent donc chargés de désigner le président du Tribunal criminel. Cet essai fut de courte durée. En 1804, quatre jours après la proclamation de l’Empire, Bonaparte, ouvrant au Conseil d’Etat la discussion sur le projet de Code de procédure pénale, pouvait s’écrier : « Il n’y a plus de justice criminelle en France. »

Il s’agissait d’en créer une. Et puisque, malgré les protestations de la Cour de cassation et de douze Cours d’appel, malgré les défiances de Napoléon, on allait garder le jury, il fallait s’occuper de désigner les présidons de cette juridiction criminelle. On fut d’accord, au Conseil d’Etat, pour déclarer qu’il était essentiel de relever et de fortifier cette fonction si haute. Au juge qu’on allait créer, il fallait « plus de dignité, plus de crédit, plus de liberté, en un mot, une constitution plus robuste. » On voulait un magistrat égal à sa haute fonction autant par sa capacité que par son indépendance. Bonaparte adopta d’abord cette idée si juste ; sa vue perçante découvrait du premier coup les solutions logiques, qui souvent se déformaient ensuite, se pliaient aux besoins de sa politique. Il entrevit donc la solution vraie et salutaire : au sommet de grands juges, et peu de juges ; des hommes haut placés, n’ayant rien à espérer ni à craindre, et rendant la justice, loin des compétitions publiques ou privées. Il faudrait, dit-il un jour, investir les juges présidant les assises « d’un grand caractère national qui leur donne beaucoup de dignité. » Et il se ralliait à l’idée d’instituer des « préteurs » destinés à présider les assises dans toute la France, et choisis, soit parmi les membres de la Cour de cassation, soit parmi les conseillers d’Etat.

Treilhard, et avec lui des hommes éminens, voulaient à ce tournant de notre histoire judiciaire la constitution d’une telle magistrature ; mais un parti puissant, celui des Portalis et des Bigot-Préameneu, désirait au contraire un retour aux habitudes de l’ancien régime, aux compagnies nombreuses et oisives, distraites et aiguillonnées par les soins de l’avancement et par le goût des récompenses, devenant le contre de ces rassemblemens d’officiers de justice, qui absorbaient une si grande part de la vie et de l’activité nationales.

Peu à peu, et notamment en ce qui touche la fonction et le choix du président des assises, Bonaparte passa du camp de Treilhard au camp de ses contradicteurs. On allait arriver, par de curieuses gradations, de la conception de quelques grands juges ayant un caractère national, à l’idée d’un président fonctionnaire, extrait de compagnies nombreuses, désigné par l’exécutif ; et on allait arriver même à le désigner, non pas pour occuper son poste d’une façon permanente, mais bien pour y passer un trimestre, ou pour la durée d’une session, et peut-être en vue de telle affaire déjà prête et instruite, à lui personnellement réservée.

C’est entre 1804 et 1810 que l’on peut observer le début de cette évolution. Elle se fit en plusieurs étapes. Au début de l’Empire, on rêvait d’un « préteur » ; ensuite on parut s’arrêter à un système plus modeste, mais encore libéral, et qui consistait à faire nommer le président d’assises par la Cour d’appel. L’Empereur et ses conseillers voulaient à ce moment animer d’un souffle de vie et de liberté les compagnies nouvelles, leur laisser une assez grande initiative. Ces idées, sitôt abandonnées, ont encore leur reflet dans certains textes, qui subsistent dans nos codes, intacts et délaissés.

Mais, dès 1808, des intentions moins libérales succèdent à ces vues. Cambacérès déclare « qu’il serait nécessaire de régler le mode d’après lequel la Cour impériale nommera le président des assises ; qu’un scrutin secret serait peut-être une opération trop longue ; qu’au surplus, on peut renvoyer ce point à la loi organique. » On allait aviser à faire un fonctionnaire du juge criminel. Lors de la discussion de la loi du 20 avril 1810 sur l’organisation judiciaire, on éleva des objections sans nombre contre le choix des présidens d’assises laissé à la disposition des Cours ; c’était, dit M. de Noailles, « livrer ce choix à l’intrigue. » Combien il serait plus sage de le remettre au premier président ! Cela fut convenu, mais on fit observer que le premier président pourrait bien faire aussi des désignations dangereuses et pour y remédier on décida qu’extraordinairement le ministre de la justice pourrait nommer les présidens d’assises.

La formule du texte qui nous régit encore était enfin trouvée. Il résulte pourtant de cette loi du 20 avril 1810, « que le droit de nomination appartient ordinairement au premier président et extraordinairement au ministre. » Mais il était certain que de zélés commentateurs auraient vite fait de retourner la proposition, et il fut bientôt admis sans conteste que le premier président ne nommait les présidens d’assises que comme suppléant le ministre de la justice. Cela revient à dire que le choix appartient au ministre éclairé par ses procureurs généraux.

Ainsi, dans ce pays, s’achèvent et se concluent souvent par des mesures autoritaires les discussions les plus brillantes et les plus libérales. Et il est à la fois triste et intéressant d’observer avec quelle ardeur les gouvernemens successifs, quel que soit le principe au nom duquel ils se sont substitués au précédent, observent fidèlement les mesures de cette sorte. Le gouvernement impérial, au témoignage de plusieurs contemporains dignes de foi, fit rarement usage du droit de nommer les présidens d’assises. La Restauration, au contraire, obéissant à cette funeste tendance qui, dans les temps troublés, pousse les gouvernemens à s’emparer du pouvoir judiciaire comme d’une arme de guerre à leur usage, adopta pour règle constante ce qui jusque-là n’avait été qu’une faculté.

A la fin de ce régime, les premiers présidens n’étaient même plus consultés, et « le gouvernement montra dans ses choix une telle prédilection pour certaines opinions, que l’on parut craindre que la politique et la justice ne vinssent à contracter une dangereuse alliance. »

L’alliance était faite et devait être durable. Vainement, à l’aurore de la monarchie de Juillet, le parti libéral fit-il un valeureux effort pour la dénouer. Un député, discutant le mode de nomination du président d’assises, s’écria : « C’est là une des mille preuves de la volonté du gouvernement impérial de tenir dans sa dépendance tous les pouvoirs de l’Etat. » Il y eut un long débat. Si la Charte confère au roi le droit de nommer les juges, dit un orateur, « elle ne lui donne pas celui de les désigner pour prononcer sur un fait consommé ou sur une cause particulière ; autrement elle autoriserait la création de commissions judiciaires, contre lesquelles la nation a constamment protesté, parce que, du naufrage général de ses droits, elle a du moins sauvé cette règle tutélaire, cette maxime protectrice : que nul, en France, ne doit recevoir ses juges que de l’indication de la loi. » Rien n’y fit. Quand les gouvernemens ont reçu de leurs prédécesseurs un legs si séduisant et si commode en apparence, ils ne s’en dessaisissent pas aisément.

Aussi le texte de 1810 resta en vigueur, et l’interprétation qu’il avait reçue sous le premier Empire fut consacrée par de nombreux monumens de jurisprudence. Quelques criminalistes protestèrent en vain, l’œuvre de l’Empire et de la Restauration subsista, la loi qu’ils avaient créée nous régit encore.

Nous savons donc par qui est désigné le président d’assises : le Parquet l’apprécie, le ministre le nomme. Voyons à présent dans quel corps il est choisi.


IV

Il y a, nous l’avons dit, soixante-douze magistrats qui peuvent être appelés à diriger le jury criminel de la Seine. C’est un nombre élevé qui se décompose ainsi : le premier président, les neuf présidens de la Cour d’appel, soixante-deux conseillers.

Le premier président a une situation personnelle et privilégiée par rapport à la présidence d’assises ; il peut, quand il lui plaît et de sa propre autorité, s’attribuer cette haute fonction. Mais il y a bien longtemps, du moins à notre connaissance, que le premier président s’est abstenu d’user de cette prérogative.

Viennent ensuite les présidens de Chambre. Ils se consacrent aux affaires civiles qui, nous le verrons bientôt, ont « le pas » sur toute affaire criminelle, en vertu d’un préjugé aussi antique que peu justifié. Ils ne président pas la Cour d’assises.

Restent les conseillers ; c’est parmi eux qu’on désigne le président.

Les circulaires recommandent de le choisir parmi les conseillers attachés aux Chambres civiles. Mais même quand ils sont momentanément attachés à un service criminel, les conseillers sont tous, ou presque tous, des « civilistes », c’est-à-dire des magistrats dont la besogne quotidienne, depuis de longues années, consiste à statuer sur des procès civils, à juger des affaires de testament, ou de divorce, ou d’hypothèque, à s’exercer avec finesse sur des questions techniques, comme les incidens d’une belle saisie. Plus le conseiller choisi est un homme distingué, plus il est, par sa carrière passée et présente, étranger au droit criminel ; plus il est, par sa carrière future, destiné à franchir promptement, comme une étape quasi pénitentiaire, la présidence de la première Cour criminelle de son pays. Ceci ne saurait être nié. On peut parvenir au poste de conseiller à Paris par différentes voies ; certains de ces magistrats auront été quelque temps juges d’instruction, d’autres auront pu diriger un Parquet (ce sont là des hypothèses favorables au point de vue de leur connaissance de la procédure pénale), mais même s’ils ont traversé ces situations, ils n’auront pu songer à y approfondir les problèmes du droit criminel ; ils auront sans cesse aspiré aux services civils, où un magistral fait ses preuves, prépare son avancement. Pour les substituts à la Seine, les services correctionnels sont en général la corvée imposée aux derniers venus : on leur préfère les services civils, même aux audiences qu’on dit « muettes » parce que les affaires y sont tellement minimes que le magistrat du ministère public n’y peut vraiment rien dire, et ne figure là que pour obéir à d’anciennes exigences de symétrie légale. Le rêve est la première Chambre civile, où les grands avocats plaident les grands procès.

A la Cour d’appel il en est de même ; le substitut, l’avocat général traverse avec impatience la Chambre des appels de police correctionnelle et l’inévitable année d’assises : il parvient rapidement et avec joie aux Chambres civiles ; là il assiste encore à des procès souvent minimes ; mais la dignité du genre ne souffre pas de l’exiguïté des causes. Et ce sentiment de la « dignité du genre » est poussé si loin que, dans le civil, même on distinguo des degrés : il n’est pas très noble, par exemple, d’avoir à siéger dans une Chambre de « divorces » ou d’ « accidens » où les questions confinent à la matière des délits ; mais on sera heureux d’avoir à s’exercer indéfiniment sur des problèmes de procédure, sur des incidens compliqués, dont la discussion prête aux raffinemens de la logique la plus subtile.

Cette opinion des gens de loi sur la prééminence du civil peut revendiquer un partisan illustre. Napoléon, en effet, disait au Conseil d’Etat : « Il est naturel que les juges criminels soient moins considérés que les juges civils : la science du droit civil, supposant des connaissances très étendues, concilie plus d’estime à ceux qui la possèdent que la science très restreinte du droit criminel. Les fonctions de juge civil imposent aussi davantage aux avocats ; car, comme ce sont les causes civiles qui font leur fortune, il est certain qu’ils auront toujours plus de ménagement et de respect pour les tribunaux qui jugent ces sortes d’affaires. »

La « science très restreinte du droit criminel » ! Une telle phrase a pu être prononcée en 1808, même par un puissant esprit, et elle ne correspond que trop à l’état de la science pénale au commencement du siècle, tel qu’il est révélé par le Code qui nous régit encore ; mais, si toutes les recherches philosophiques et scientifiques de ce siècle ne sont pas une vaine fumée, les bornes du droit criminel ont aujourd’hui étrangement reculé. Des questions que Bonaparte ne soupçonnait pas s’y sont dressées, et il semble que des magistrats éminens pourraient utilement employer leur vie à étudier les problèmes moraux et sociaux que cette science soulève.

Mais nous sommes restés si étrangement stationnaires en ce siècle au point de vue des institutions judiciaires, que l’opinion exprimée par Napoléon règle encore les habitudes des gens de loi d’aujourd’hui. On dédaigne les problèmes du droit pénal, et ce ne sont point des criminalistes, mais des civilistes qui président notre Cour d’assises.

Sont-ils aptes à remplir cette tâche ?

Si l’on en croit Garofalo, les juges civils sont moins aptes que tous autres fonctionnaires du gouvernement au travail du juge criminel :

« Accoutumés par le genre de leurs études à faire abstraction de l’homme, ils ne s’occupent que des formules. Car le droit est complètement indifférent à tout ce qui regarde le physique et le moral des individus ; la bonté ou la méchanceté d’un créancier ne saurait avoir la moindre influence sur la validité de sa créance. Ce caractère strictement juridique est très éloigné de la science pénale, qui a pour but de lutter contre une infirmité sociale, le délit. Les points de contact sont rares entre les deux branches, qui sont pour nous deux sciences tout à fait différentes. Pourquoi donc se servirait-on des mêmes fonctionnaires dans deux services publics essentiellement étrangers l’un à l’autre ? Le membre d’un tribunal civil, appelé à juger en matière pénale, garde toutes ses habitudes ; ce n’est pas l’individu qui attire son attention ; c’est la définition légale du fait qui le préoccupe… L’opération qu’il exécute pour infliger la peine est presque mécanique. C’est de l’arithmétique qu’il se sert. Il dénombre les circonstances, les additionne ou les soustrait les unes des autres, et applique au résultat le tarif qu’il trouve tout prêt… Enfin, le juge oublie facilement que la peine qu’il infligera doit, avant tout, servir à quelque chose ; qu’on atteint l’utilité par des moyens divers selon les individus et que, partant, c’est précisément l’examen des individus qui doit déterminer l’espèce et la mesure de la peine. »

Mais on ne songe guère à ces raffinemens, et à la façon dont on juge les affaires correctionnelles, c’est-à-dire les neuf dixièmes des affaires criminelles, on voit bien que notre justice on est restée aux vues de Napoléon. « Allez à l’audience correctionnelle, dit M. Tarde, ni l’avocat ni le juge ne remarquent les graves problèmes posés par ces malheureux et ne croient utile d’interroger à fond leur passé, de consulter à leur sujet parfois un bon médecin légiste, un vieux gardien de prison, de faire une enquête. » Cela demanderait « trop de temps et de frais. »

S’il « s’agissait d’une haie ou d’un chemin sans valeur que deux plaideurs se disputent, on ordonnerait un transport sur les lieux, un plan des lieux colorié serait dressé par un géomètre, rien ne serait trop coûteux… Mais il ne s’agit que des plus noires obscurités de l’âme à éclaircir… Pourtant, un siècle qui se dit savant se doit à lui-même, ce me semble, de juger savamment des délits dont il est si prodigue. »

Le magistrat civil ne sera donc pas apte à les juger savamment. Mais, nous dira-t-on sans doute, n’y a-t-il pas imprudence à tenter d’introduire dans le Droit, dans la pratique, des élémens de science bien nouveaux et bien incertains ? Garofalo, dont nous citions l’opinion tout à l’heure, n’est-il pas un des maîtres de cette présomptueuse école italienne, l’école d’anthropologie criminelle, dont les affirmations téméraires ont effrayé tous les esprits sérieux ?

Nous sommes loin, à coup sûr, de nous ranger au nombre des adeptes de l’école italienne. Elle a eu le tort très grave d’annoncer comme acquises des découvertes à peine entrevues ou rêvées, de tenter de construire un Institut Pasteur avant d’avoir trouvé le remède à la rage. Cependant nous croyons qu’après avoir trop attendu d’elle, on la dédaigne trop aujourd’hui ; il faut lui reconnaître l’honneur d’avoir pressenti, par-delà le droit pénal classique, vraiment trop rudimentaire, un horizon plus étendu, une science nouvelle à fonder sur des bases plus larges que celles qui soutiennent le Code de 1810.

Quelles que soient d’ailleurs les opinions sur cette école controversée, il faut reconnaître que l’idée de constituer deux magistratures distinctes ne lui est nullement spéciale.

Après la Révolution, cette séparation était un fait consommé ; il y avait une magistrature criminelle et une magistrature civile, et la question de savoir si on les réunirait donna lieu, au Conseil d’Etat de l’Empire, aux discussions les plus passionnées.

Chose remarquable à observer ! Partisans et adversaires de la mesure discutée étaient d’accord sur un point : ils reconnaissaient que tôt ou tard le jury viendrait à disparaître si les deux magistratures étaient confondues. — « On est unanime, disait Treilhard, sur l’impossibilité de conserver le jury, si la justice criminelle et la justice civile sont réunies. » Les uns disaient que les jurés souffriraient trop du contraste qu’ils étaient appelés à faire avec des juges instruits et expérimentés ; les clairvoyans montraient qu’une magistrature reconstituée en compagnies nombreuses tendrait invinciblement à l’élimination du jury.

Il ne semble pas que cette éventualité et cette prédiction effrayassent beaucoup l’Empereur, car il finit par se prononcer pour la réunion des deux justices. Fidèle à son idée de la suprématie du civil sur le criminel, il voulut cette réunion, dit-il, « pour former de grands corps, forts de la considération que donne la science civile. »

On peut trouver fâcheux les effets que cette réunion a produits. Si depuis cent ans un corps de magistrats attentifs, expérimentés, avait consacré tous ses instans à l’étude des problèmes du droit criminel, peut-être cette science aurait-elle marché avec le siècle. On n’aurait pas résolu les questions insolubles, mais on aurait trouvé des solutions d’une meilleure justice relative, et le droit criminel ne serait pas, comme il l’est aujourd’hui, une branche presque abandonnée de notre science judiciaire. Les choses ont suivi un autre cours, et on nous demandera sans doute si nous sommes aujourd’hui partisan de la séparation des deux justices.

Bien que sur cette question, comme sur toutes les autres, nous prétendions réserver nos conclusions à la dernière partie de ces études, il nous faut sur ce point prévenir tout malentendu. Nous ne croyons pas, à l’heure qu’il est, les esprits préparés à cette séparation radicale. Mais nul ne peut refuser de convenir avec nous qu’il est désirable de former dans la magistrature quelques criminalistes ouverts aux idées modernes, renseignés à la fois sur la science pénale et sur l’effort des sciences voisines, en un mot de mieux préparer à leur tâche les magistrats chargés de présider la Cour d’assises. Peut-être à cette intention faudrait-il, à un certain moment de la carrière, spécialiser quelques-uns d’entre eux, les attacher pour un temps plus long à des services criminels. Nous préciserons nos vues sur ce point ; aujourd’hui bornons-nous à constater que notre Cour d’assises est présidée par un magistrat désigné par le Parquet, et choisi parmi des civilistes. Maintenant que son origine nous est connue, examinons-le dans sa fonction.


V

L’acte le plus caractéristique de la fonction du président, telle qu’elle est actuellement comprise, c’est à coup sûr l’interrogatoire. Nous avons déjà eu l’occasion de montrer que cet examen de l’accusé par le président, qui ne semble point prévu par la loi, a le plus souvent des dimensions et des allures qui ne nous paraissent pas d’accord avec la dignité de la fonction du juge. Nous avons opposé à ce sujet, aux allures militantes de notre président d’assises, la réserve stricte observée par le juge britannique, et nous n’avons point échappé sans doute aux accusations d’anglomanie. Les Anglais eux-mêmes, a-t-on pu dire, et parmi eux Stephen, un de leurs grands juristes, ont souvent protesté contre la morne attitude de leur juge soliveau, lié dans le silence, empêché de poser aucune question à l’accusé, sorte de Bouddha bâillonné… Nos voisins en effet ont pu pousser un peu loin l’application d’un principe salutaire, et nous dirons nettement en quoi nous trouvons leur système excessif. Mais, entre un arbitre silencieux, poussant jusqu’au scrupule la recherche d’une impartialité absolue, et un président qui, pendant de longues heure, se fait, par un interrogatoire passionné, l’auxiliaire de l’accusation, nous n’hésiterons jamais à préférer le premier.

Ceux d’ailleurs qui sont sans enthousiasme pour un exemple venu d’Angleterre peuvent se rassurer. Ce principe si élevé de l’impartialité du juge, manifestée par une extrême réserve à l’audience, ne fut pas inventé dans le Royaume-Uni. Les Anglais l’ont, sans doute, compris et appliqué mieux qu’aucun autre peuple, mais c’est chez nos propres ancêtres, et en pays latin qu’il faut chercher son origine. Il avait, il y a vingt siècles, reçu du droit romain sa formule définitive.

Que le lecteur qui nous a suivi dans la salle d’Old Bailey veuille bien évoquer avec nous l’image d’un lieu plus célèbre, où il a peut-être promené ses pas. Qu’il revoie au pied du Capitole l’antique pavé de marbre de la basilique Julienne. La trace des piliers qui supportaient les voûtes de ce palais de justice de l’ancienne Rome est encore visible. Sur les piédestaux vides et sur les fûts brisés, redressons la forêt des statues, la forêt des colonnes, et pénétrons avec la foule sous cet illustre toit où quatre tribunaux rendaient la justice romaine. Voici une cour criminelle : j’aperçois des jurés, un accusateur et un accusé, au-dessus d’eux un juge. La procédure se déroule, telle dans ses moindres détails que je ne sais vraiment si je suis au Forum ou bien à Londres encore. Pourtant cet avocat qui plaide, n’est-ce pas Cicéron ? Ce magistrat, ce judex quæstionum qui est, fort exactement, un président d’assises, c’est peut-être Octave, le père d’Auguste. Va-t-il interroger, presser de questions l’accusé ? Va-t-il descendre dans l’arène, prendre parti pour l’accusateur ? Non, c’est aussi un témoin muet, comme le juge de la reine ; il entend, il médite, il s’apprête à statuer, il est au-dessus de la lutte, il se borne à maintenir l’ordre, à assurer « l’exécution des lois et des usages. » Voilà en plein Forum, sous la pourpre romaine, le modèle de juge que les Anglais ont eu la force et la constance d’implanter dans leur île.

Quand nos aïeux immédiats, à nous Gaulois dont les éloquens ancêtres eurent tant de succès d’avocats dans la basilique Julienne ; quand Mirabeau, Brissot, quand les futurs constituais, pris d’enthousiasme pour la magistrature et le jury anglais faisaient, vers 1780, le pèlerinage d’Old Bailey, c’était donc le voyage de Rome qu’ils effectuaient en traversant la Manche. Mais sans aller aussi loin, ils auraient pu trouver dans nos vieux auteurs français cette antique notion du juge que le droit romain avait consacrée, et qui semble, aujourd’hui encore, si difficile à fixer dans notre pays. Qu’on lise cette vaillante page que l’éloquent magistrat Ayrault écrivait au XVIe siècle :

« Je dy que ce qu’il avoit de plus beau en l’Instruction criminelle des Anciens, estoit que l’action d’interroger les Parties, despendoit d’eux mesmes ou de leurs Advocatz, non pas des Iuges. Que c’estoit l’accusateur qui interrogeoit l’accusé : et l’accusé l’accusateur. Des tesmoings à samblable. Si cela est véritable, c’est bien avoir changé de formalité, veu que la nostre est si contraire, que si autre que le juge avoit interrogé l’accusé, et s’il l’avoit faict en présence de la Partie : tout seroit perdu. Le povre Iuge auroit immédiatement un veniat ! Cependant interroger l’accusé, c’est « plustost advocacer que juger » ; car, l’interrogatoire, pour estre bon, se doibt faire captieusement et subtilement ; y venir tantost de droict fil, tantost en biaisant ; maintenant en cholère, maintenant doulcement : qui sont toutes questions d’adversaire, ou de sophiste, non de juge ou de magistrat. La ruse, en celuy-là, c’est prudence, c’est gentillesse. Mais au Iuge : que peut-elle estre, qu’animosité ou passion ? Certes, selon que l’interrogatoire est urgent, ou mol, il attire à soy des responces qui nuysent ou qui profitent, qui referment la playe, ou qui l’entament… C’est pourquoy beaucoup d’anciens ont estimé que le Iuge ne devoit rien apporter de son cru, que l’attention, l’audience, et puis en fin son iugement. Et de faict la charge est assez onéreuse et subjecte à assez de hargnes, sans luy adiouster une function que les Parties mesmes peuvent mieux faire. Informer, interroger, ouyr, examiner, chercher la vérité en toutes sortes, par ruses, finesses, dextéritez ou autrement, sont choses qui gisent en faict, en sollicitation, argumentation et diligence : conséquemment propres aux parties. Mettez-vous le Iuge à ces opérations et actions ?… c’est le faire descendre au barreau et en l’oyant quereller, disputer et contester avecque les accusez, l’exposer luy-mesme au babil, ou à la calumnie de tout le peuple… c’est tout ainsi que qui eust tiré le Sénateur Romain du lieu où il estoit séant au Théâtre, et l’eust posé avecque les comédiens sur l’eschaffaut. »

Le lieutenant criminel Ayrault n’était pas cependant un magistrat sentimental ou faible ; il était redouté autant que respecté, et on lui avait donné, dans sa ville d’Angers, le surnom de « Pierre qui ne rit pas. » Mais il avait du rôle du magistrat une conception très haute, qu’il n’avait sûrement pas puisée en Angleterre, et qui inspirait cette vigoureuse critique des erremens de la magistrature de son temps.

Celle de notre temps mérite-t-elle les mêmes critiques ? Pour en juger, voyons notre président à l’œuvre.

Ce juge est un homme consciencieux et laborieux. Il a, bien avant l’audience, lu, relu et compulsé la procédure écrite ; il a pris des notes, il a fait le plan de son interrogatoire, peut-être même a-t-il poussé le zèle jusqu’à le composer en entier. A l’audience, il à ses notes sous les yeux, le dossier à portée de sa main. L’interrogatoire commence, et trop souvent le colloque va devenir un duel.

D’abord, les questions ont une forme nettement interrogative, mesurée, prudente. Le président évite de parler en son propre nom : « L’accusation, dit-il, vous reprochera… » Le futur est l’indice de la réserve, de l’impartialité, car, enfin, quand le président ouvre la bouche, l’accusation n’a encore rien dit, n’a produit aucun témoignage, mais elle dira, elle prouvera… et il faut tout de suite que l’accusé réponde, découvre sa pensée, qu’il développe son système.

Son système ! J’ai dit le grand mot, le mot dédaigneux qui maintenant, si l’accusé s’échauffe, se rencontrera atout bout de phrase sur les lèvres du président : « Oui, j’entends bien, votre système consiste à soutenir que… » ou bien : « Je vous en avertis, votre système semblera peut-être inacceptable à MM. les jurés. » A ce moment, les formules changent, le ton s’échauffe et s’élève. A cette formule « l’accusation vous reprochera peut-être », le président a substitué cette autre plus brève : « L’accusation affirme, elle soutient et elle prouve… » Et bientôt, de l’accusation on n’a cure. Le président parle en son nom ; fiévreusement il compulse ses notes, — le dossier passe, de la petite table qui se trouve à portée de la main, sur son bureau même, — il prend les pièces aux endroits soulignés, il les regarde, il les invoque (oh ! sans les lire, bien entendu), et les jurés voient par bribes et fragmens se dérouler devant leurs yeux, à un point de vue accusateur, les événemens révélés par l’instruction écrite qu’ils ne doivent pas connaître. « Vous niez cela, accusé, mais une autopsie a prouvé le contraire. » Quelle autopsie ? L’avocat proteste. Peu importe, la semence est jetée, elle germera dans l’esprit, du jury. Aux questions pressantes et sévères succèdent les affirmations : « Vous avez dit, vous avez fait telles choses. — Mais, s’écrie l’avocat, M. le président ne fait allusion qu’aux dépositions défavorables à l’accusé ! » Rien n’y fait désormais, l’interrogatoire conserve son allure. Lorsque l’accusé « peut s’asseoir », il paraît confondu ; son « système » est réduit en poussière, l’accusation est établie, la défense est réfutée, le verdict pourrait être rendu. Telle est au moins l’opinion du président lui-même qui, de la meilleure foi du monde, est convaincu d’avoir fait son devoir s’il a formé l’opinion du jury avant l’apparition du premier témoin.

Est-ce vraiment là son devoir, et s’il manquait à interroger l’accusé de cette manière « le povre juge aurait-il son veniat ? ». Cela était vrai sans doute au temps d’Ayrault, et après lui encore, sous le régime de l’Ordonnance de 1670. On sait qu’alors, jusqu’à la Révolution, tout reposait sur l’interrogatoire (quelque peu aggravé, nous en convenons, par la torture). Le but était d’arracher par tous les moyens l’aveu de son crime à l’accusé. La loi actuelle, du moins en ce qui touche à la procédure orale et publique, repose heureusement sur des principes tout différens. Qu’on parcoure les travaux préparatoires, les discussions et les rapports qui ont précédé le Code de 1808, aussi bien que ce Code lui-même ; on n’y trouvera rien qui permette de croire que dans la pensée de l’Empereur ou de ceux qui ont fait la loi avec lui, le président d’assises ait reçu la mission de se constituer au seuil de l’audience, par un interrogatoire prolongé, le précurseur et l’auxiliaire du ministère public.

Cependant, comme les vieilles habitudes inquisitoriales devaient survivre bien longtemps à l’abrogation de l’Ordonnance de Colbert, très vite, dès 1820, un certain interrogatoire du président d’assises s’installa à côté de la loi dans la pratique judiciaire. À cette époque des arrêts commencèrent à dire que le pouvoir discrétionnaire du président lui confère le droit d’interroger l’accusé au moment qui lui plaît et « dans la forme qu’il juge nécessaire à la manifestation de la vérité. »

Dès lors, si l’interrogatoire n’atteint pas encore les proportions qu’il a prises aujourd’hui, c’est que le président, jusqu’en 1881, possède, avec le résumé, l’occasion d’un suprême et dramatique réquisitoire. Le résumé, morceau oratoire prononcé après la clôture des débats, met en œuvre toute la verve et tout le talent du président. La tendance nettement accusatoire est si visible dans ce résumé, qu’il fait naître des critiques de plus en plus acerbes et, semble-t-il, fort justifiées. La « suppression du résumé » devient bientôt un des articles du programme libéral.

Avec un singulier manque de clairvoyance on semble croire qu’il suffira de supprimer le résumé pour rendre le président à son véritable rôle. De ce magistrat lui-même, de son recrutement, de ses relations de dépendance ou de voisinage avec le ministère public, on n’a cure. On s’attaque à l’effet, au résultat sans songer le moins du monde à rechercher ses causes. Sus au résumé ! Sa déroute fera régner l’impartialité à la Cour d’assises ! Enfin le résumé est aboli en 1881. Dès le lendemain, l’interrogatoire sort de l’ombre, abandonne les proportions discrètes qu’il avait gardées jusque-là, et, tandis qu’avant 1881 le résumé se plaçait à la fin de l’audience, il change simplement de nom et de place, et s’installe an début de la procédure. La source qu’on empêche de jaillir à une place se crée vite une issue à quelques mètres de là. On possède à présent un résumé avant la lettre.

Ainsi, la mesure prise pour réprimer sous une de ses formes la tendance accusatoire du président n’a eu aucun bon résultat. L’origine et la nomination de ce magistrat, les habitudes et les traditions du milieu où il s’est développé, ses relations constantes et familières avec le ministère public, tout aboutit nécessairement à le rendre favorable à l’accusation. Et si demain, après quelque incident, on arrivait à supprimer expressément, après le résumé, l’interrogatoire même, le président parviendrait malgré tout à exprimer le réquisitoire qui est dans sa pensée à son insu, et peut-être malgré sa volonté. Si l’on veut remédier à cet état de choses, qu’on ne recoure plus aux lois de circonstance, aux mesures superficielles qui déplacent le mal sans arrêter son cours. C’est sur le juge qu’il faut agir, pour l’élever, pour l’affranchir, pour le fixer dans son rôle d’arbitre. Que l’on creuse un fossé profond entre le président et l’accusateur, qui depuis longtemps semble gêner son indépendance.

Nous nous efforcerons d’indiquer dans nos conclusions les mesures qui nous semblent nécessaires à cet effet ; mais disons ici que, quand le juge sera bien fixé dans son rôle véritable, nous serons d’avis de lui laisser, dans le cercle de sa fonction, la puissance la plus étendue. Qu’il conserve intact ce « pouvoir discrétionnaire » qui lui permet à certains momens de s’affranchir des règles ordinaires dans l’intérêt du droit et de la vérité, et qu’il ne reste pas comme le juge anglais figé dans le silence. Spectateur de la lutte qui se déroule au-dessous de lui, qu’il ait le droit d’intervenir avec sagesse, de demander des éclaircissemens à l’accusé lui-même, mais au cours du débat, par des questions discrètes, et non parmi les artifices d’un interrogatoire savamment calculé.

D’ailleurs, le juge dont nous parlons, n’étant plus accusateur, ne saurait produire rien de semblable à l’interrogatoire actuel. Pénétré de cette vérité : qu’il est aussi utile à la société de disculper l’innocent que de punir le coupable, il tiendrait strictement la balance entre l’accusateur et l’accusé, inférieurs à lui-même et égaux à ses yeux. Son influence sur le jury deviendrait considérable, pour le plus grand intérêt de la justice et de la défense sociale, et au lieu d’être une arène vulgaire, la Cour d’assises, devenue un lieu d’études et de réflexion, ouvrirait aux penseurs un horizon qui s’entrevoit à peine. Nous appelons de tous nos vœux un tel juge, de haute compétence et de haute indépendance, juge qui dans des temps troublés, point fixe au milieu des luttes des partis, serait le meilleur garant de paix ; grand juge national que Bonaparte avait entrevu, mais qu’il n’a pas su créer.


VI

Mais notre président n’est pas seul sur l’estrade ; deux assesseurs, et à Paris deux conseillers comme lui, siègent à ses côtés. Certains auteurs déplorent même que ces assesseurs ne soient plus au nombre de quatre, suivant l’usage établi jusqu’à la fin de la Restauration.

Les pouvoirs du président et de ses deux collègues ne sont pas aisés à délimiter. Ces trois magistrats forment en réalité deux tribunaux distincts, d’attributions profondément différentes. Le président d’assises seul a un pouvoir, une juridiction toute personnelle ; le président et les deux juges réunis forment une autre juridiction qui, par exemple, statuera sur l’opposition faite à des mesures prises par le président seul ! Le mécanisme est fort savant ; est-il indispensable autant qu’ingénieux, et ne pourrait-on pas, à notre Cour d’assises, faire l’essai du juge unique ? Je sais que ce seul mot de juge unique effraie beaucoup de bons esprits, et il suffit pour soulever des protestations très ardentes de citer la phrase de Bentham : « Combien faut-il de juges dans une cour de justice ? Dans le système d’une entière publicité, un seul suffit : voilà ma réponse ; mais je vais plus loin, un seul est toujours préférable à plusieurs. »

C’est l’opinion contraire qui a prévalu en France. Notre Montesquieu a tranché la question un peu vite dans une phrase dictatoriale, appuyée, il est vrai, d’un exemple historique. Voici la phrase : « Un tel magistrat (le juge unique) ne peut avoir lieu que dans le gouvernement despotique. » Quant à l’exemple, il est tiré de Rome, comme on pense, et de l’histoire du décemvir Appius. Il paraît que ce décemvir, qui était un juge d’étrange sorte, et plutôt un tyran qu’un conseiller de Cour, n’aurait pu maltraiter l’infortunée fille de Virginius, si sur le tribunal où il rendit l’affreux arrêt, il avait eu à ses côtés deux ou quatre assesseurs… La chose n’est pas très certaine, et, pour servir sa thèse, Montesquieu eût mieux fait de nous montrer, dans quelques cas heureusement choisis, les soixante magistrats de la Grand’Chambre du Parlement de Paris, prévenant par l’effort de leur sagesse collective, et, comme on dit, par « le concours de leurs lumières » quelque très noir forfait légal. Mais de tels exemples étaient sans doute difficiles à trouver.

Nous n’avons pas à examiner à fond ici la question du juge unique ; il y a, en thèse générale, de sérieux argumens pour et contre. Nous dirons cependant que dans toute assemblée, de trois ou de vingt magistrats, il y a souvent un juge unique, inconnu et voilé, maître anonyme qui dicte la sentence sans en avoir toute la responsabilité, et qui est ainsi plus dangereux que ne serait le véritable juge unique. Si Appius avait eu des assesseurs, ceux-ci, on peut le craindre, auraient opiné du bonnet et trouvé de grands torts à la fille de Virginius ; mais du nombre des magistrats la sentence aurait pu tirer quelque apparence d’autorité morale, et le peuple aurait peut-être hésité à se retirer sur le Mont-Sacré, ce qui eût été fâcheux pour l’avenir de la République.

L’idée du juge unique, il faut le reconnaître, semble en ce moment en France faire certains progrès. Chacun admet avec faveur l’idée de l’extension des pouvoirs du juge de paix, à la condition (c’est toujours là qu’il faut en revenir) que ce juge unique soit digne par ses qualités morales et professionnelles de la compétence qu’il a et de celle qu’on lui prépare. De plus, nous voyons à Paris, depuis nombre d’années, que la juridiction du référé, c’est-à-dire du président du Tribunal de la Seine statuant seul dans une foule de cas importans, prend une grande extension et soulève fort peu de critiques.

Mais, nous le répétons, nous ne prenons pas, en thèse générale, parti sur cette grave question. Disons seulement que sur le point. spécial qui nous occupe, quand il s’agit d’un juge statuant en audience publique à côté d’un jury, les esprits les plus réfractaires à la thèse du juge unique reconnaissent que les inconvéniens redoutés ne peuvent se produire en ce cas. Le rôle des assesseurs est d’ailleurs dans la pratique réduit à rien ou presque rien, et il est vraiment fâcheux que des magistrats de haute valeur soient ainsi condamnés à de longues pertes de temps.

Toutes ces choses ont été dites dans la discussion qui, en 1831, aboutit à réduire de quatre à deux le nombre des assesseurs du président d’assises. Dans ce débat ces magistrats furent un peu malmenés par MM. Guizot, de Rémusat, Philippe Dupin et bien d’autres. Le commissaire du gouvernement, qui était un homme fort distingué, M. Renouard, les traita d’ « habitude historique. » M. de Broglie, à la Chambre des pairs, déclara que « les fonctions d’assesseur passaient pour une sinécure accidentelle… » Cependant quelques députés ne manquèrent pas de prétendre que « le nombre des magistrats rehausse la dignité de l’audience, » et un de ces derniers, M. Isambert, déclara « qu’il avait vu le juge unique à Old Bailey à Londres, et que ce manque de solennité l’avait beaucoup blessé ! » On ajouta que « pour résister à l’influence du ministère public » quatre magistrats valaient bien mieux que deux. Mais le nombre en cela ne fait rien à l’affaire, chacun le comprit bien, et les quatre assesseurs furent réduits à deux.

Nous verrions sans regret qu’on fît un pas de plus, et que sans nul souci des symétries décoratives, on laissât notre juge seul sur son estrade, dans son entier pouvoir, dans sa visible et entière responsabilité.

Ce juge libre, éclairé et puissant, aura à maintenir dans de sages limites le duel oratoire auquel nous allons maintenant assister.


VII

Tout semble avoir été dit quand ce duel oratoire commence. Après le long interrogatoire du président, les témoins à charge et à décharge, les experts ont été entendus, questionnés par l’accusation et la défense. Durant de longues heures il semble que chacun ait produit tous ses argumens… et cependant à ce moment un frisson d’attention parcourt l’auditoire : c’est maintenant que la bataille va s’engager !

Et nos anciens procéduriers, pleins de l’ivresse du duel commençant, s’écrient en voyant le ministère public se lever pour prendre la parole : « En voicy un maintenant qui joue des mains en bataille rangée ! »

C’est donc toujours la preuve antique, le duel judiciaire. Il s’agit d’art, de guerre et de triomphe. Qui sera le plus fort ou le plus éloquent ? Hier ces guerriers portaient la hallebarde, aujourd’hui ils ont pour arme la parole, mais ces deux systèmes diffèrent bien peu si on regarde la distance qui les sépare d’une recherche logique et rationnelle de la vérité.

Et qui sait, dans l’avenir lointain des âges, si l’histoire ne confondra pas dans les descriptions d’une époque primitive et quasi barbare les deux périodes du combat de justice : le combat par le verbe et le combat par l’épée. Et pas plus qu’autrefois ce combat n’est égal. Voici qu’un adversaire a du talent et que l’autre en manque ! C’est alors tout comme jadis quand un vilain appelait un gentilhomme au duel de justice : le seigneur combattait à cheval, couvert de son armure, le vilain à pied, armé d’un bâton. Et comment le haut et puissant seigneur de l’éloquence ne triompherait-il pas devant les jurés ?

En vain irait-on jusqu’à répéter à ceux-ci les recommandations pressantes et peu courtoises que sir Richard Phillips adressait aux jurés londoniens : « Les jurés, disait-il, ne doivent pas se laisser séduire par l’éloquence et l’art oratoire des défenseurs… ils auront soin de se prémunir contre les préjugés et la perversité des juges et des avocats. »

Mais combien de temps ces jurés, dont l’attention est déjà fatiguée, surmenée par un long débat, pourront-ils résister aux artifices de l’éloquence ? Comment déjoueront-ils les « finesses, cavillations et détours » par lesquels on va essayer d’atténuer la vérité ? Comment reconnaîtront-ils ces tout petits mensonges dont Cicéron conseillait d’arroser les faits de la cause : causam mendaciuncalis adsperyere ? Que deviendront-ils surtout, si un orateur puissant retrouve le secret de ces péroraisons de Lachaud que Gambetta a su décrire dans une phrase si caractéristique : « Il ressaisit, dans une brassée herculéenne, tous les élémens de l’accusation, il les broie, il les mélange, il les choque, il les heurte, il les brise, et les pousse d’un coup d’éloquence dans le rêve et dans la fumée ! »

Pauvres jurés ! ils sont, eux aussi, dans la fumée et dans le rêve, et le talent des orateurs est leur bien cruel ennemi. Il faut songer cependant, quand on serait tenté de critiquer trop amèrement ce duel peu rationnel, au progrès immense que représente, malgré tout, ce système, si on le compare au temps si voisin où l’accusé n’avait point de défenseur, où la justice criminelle était rendue en secret. Il faut songer aussi que l’ère du débat scientifique, tel que Ferri a tenté de le peindre dans ses Nuovi orizzonti, est encore dans les brumes de l’avenir le plus lointain. Voici le tableau de cette audience idéale.

Lors du jugement rationnel :

« Plus de rivalités à qui sera le plus rusé, plus de logomachie, plus de jugemens arrachés par la force des affections, au lieu d’être déterminés par un raisonnement droit et calme ; plus de ces artifices de procédure qui font dépendre la déclaration d’innocence de l’habileté d’un avocassier… et qui diminuent la confiance du peuple dans l’administration judiciaire… ; mais une discussion scientifique sur les symptômes présentés par le délinquant, sur les circonstances qui ont précédé, accompagné ou suivi le fait, et sur leur signification anthropologique. »

Cette ère scientifique est, il faut le reconnaître, bien loin encore de s’ouvrir ; et comme nous ne voulons pas ici poursuivre des chimères, réclamer des réformes qui ne seront mûres qu’après de longues années, nous acceptons le principe du duel oratoire, comme un mal qu’il faudra subir encore longtemps. Nous ne réclamons aujourd’hui qu’une chose : l’égalité des combattans, « l’agression et la défense marchant d’un pié et d’une mesure », maintenues dans la loyauté et la sagesse par un énergique et impartial juge du camp.


VIII

Et d’abord, avant toute remarque, il nous faut deux réformes auxquelles suffiront l’architecte et le costumier. Pourquoi l’avocat général est-il assis sur cette estrade et à côté des juges sur un fauteuil pareil aux leurs ? Pourquoi, si la Cour entre ou sort, entre-t-il ou sort-il avec elle et par la même porte ? Pourquoi tous ces signes visibles d’une inégalité choquante entre l’accusation et la défense, inégalité que le Code d’instruction criminelle a malheureusement établie, mais que des pratiques mauvaises n’ont fait qu’accentuer ? Les ancêtres parlementaires des magistrats actuels du ministère public ne siégeaient pas à la Grande Chambre près des juges, ils se tenaient non sur l’estrade, mais sur le parquet de la salle, au rang des membres du barreau qu’ils tenaient à honneur de traiter en confrères. Le parquet, le barreau, c’est la poursuite, c’est la défense, c’est la lutte : le juge est au-dessus. Ainsi, que l’architecte renouvelle son plan et que, sur le parquet de notre Cour d’assises, l’avocat général se tienne désormais en face ou aux côtés de l’avocat son frère.

Et aussi que le costumier réserve la pourpre et l’hermine au président, au juge.

Puis, au bas de l’estrade, privé de son fauteuil, déchu de quelques pouces et revêtu d’insignes plus modestes, regardons l’avocat général. Est-il diminué ?

Il aurait tort de le croire, et, s’il comprend son rôle, il se sent au contraire mis à l’aise par les mesures qui rétablissent l’équilibre : il est en meilleure posture pour parler à ces jurés, qui s’inquiétaient de sa puissance sur le juge, il se sentira plus libre, mieux pourvu d’autorité morale dans l’accomplissement de sa tâche.

Mais quelle est cette tâche ? Qu’est-ce que le ministère public dont il est le représentant ?

On le sait, c’est un corps de magistrats amovibles destinés à assurer l’exécution des lois. Si la loi est violée, si un crime vient à se commettre, au moment où il s’agit d’en déférer l’auteur aux tribunaux, deux systèmes sont en présence :

Dans l’un, le citoyen lésé agit lui-même, prend en main sa propre cause, et conduit l’agresseur devant les juges. C’est le système accusatoire ; celui de Rome et des Anglais.

Dans l’autre, le citoyen s’en remet du soin de la poursuite au ministère public. C’est le système admis en France où. suivant le mot de Montesquieu, « la partie publique veille pour les citoyens, elle agit et ils sont tranquilles. »

Bien que les Anglais aient un tempérament de forte initiative individuelle, qui s’accorde avec le système accusatoire, ils sentent depuis quelques années le besoin de créer un ministère public. Bien que les Français aient au contraire le goût de se mettre en tutelle et d’être « tranquilles » pendant que « la partie publique veille », ils sentiront tôt ou tard que l’excellente institution du ministère public a pris dans ce pays un développement exagéré. De sorte qu’à vrai dire les Anglais n’ont pas assez de ministère public, tandis que nous en avons un peu trop.

En Angleterre, le mouvement qui se dessine on faveur de l’institution du ministère public a conduit à la création assez récente d’un fonctionnaire qui, sous le nom de director of public prosecutions, est chargé d’exercer des poursuites dans un certain nombre de cas. Cet agent intervient dans les affaires criminelles importantes ou difficiles, ou lorsque des circonstances spéciales empêchent un citoyen d’assumer le rôle d’accusateur. Le nombre de ces interventions est jusqu’ici extrêmement restreint. Quand ce public prosecutor aura étendu son action à la plupart des crimes et délits, le ministère public sera fondé en Angleterre et nos voisins feront bien de ne pas songer à donner un plus large développement à cette institution.

J’imagine d’ailleurs que le public prosecutor, s’il a des rêves ambitieux, ne se voit pas encore régentant l’instruction, distribuant les dossiers aux juges de Bow-Street ou des autres tribunaux de police, siégeant à Old Bailey à côté du grand juge, le nommant par surcroît pour chaque session, et couvrant le pays d’une armée de substituts qui, après avoir exercé les poursuites, deviendraient avocats dans toutes les affaires et devant toutes les juridictions, au civil comme au criminel.

Les Anglais n’accepteraient jamais une institution qui, ainsi étendue, pourrait devenir une puissante ventouse, chargée d’absorber au profit de l’Etat le pouvoir judiciaire. En France, les plus grands admirateurs de notre institution nationale du ministère public, ceux qui sentent le plus vivement ses bienfaits, sont cependant amenés à craindre que des empiétemens successifs ne l’aient quelquefois conduit à sortir de ses limites normales, et à porter ses pas sur le terrain du juge. Il n’est pas inutile à ce sujet de répéter ce qu’a pu écrire il y a quelques années M. Guillot, dans ses Principes du Nouveau code d’Instruction criminelle :

« La première condition d’une bonne organisation de l’instruction criminelle, c’est que le ministère public, étroitement renfermé dans son rôle, ait les moyens légaux de soutenir les intérêts de la société, sans avoir le pouvoir de diriger lui-même les investigations du juge, de le tenir sous sa dépendance. »

Cela est vrai à notre audience, autant que dans le cabinet du juge d’instruction. Il ne faut pas, à la Cour d’assises, que « la partie publique » puisse être soupçonnée de tenir en aucune façon le juge sous sa dépendance. A confondre les attributions de ces deux magistrats, à développer leur influence réciproque, on ne peut aboutir qu’à les affaiblir tous les deux.

Regardons maintenant la carrière antérieure du représentant du ministère public.

Comme le juge, il vient du civil, et s’apprête à y retourner. Comme lui, il subit le service de la Cour d’assises comme une épreuve passagère. Et cependant cette préférence du civil est moins explicable de la part de l’avocat général que de la part du président. Au civil, en effet, dans la plupart des affaires, il n’est pas très utile de faire entendre la voix du porte-parole de la Société. Au criminel, au contraire, il est fort important que l’accusation soit soutenue. Et c’est cependant au civil que le Parquet réserve ses troupes les plus fraîches, ses forces les plus vives. L’avocat général sera déchargé du service des assises après une seule année.

Or, n’est-ce pas précisément après une année que l’expérience acquise pourrait porter ses fruits ?

J’imagine qu’un avocat général parvenant à cette fonction difficile qui consiste à prendre la parole au nom de la société dans les procès criminels de Paris, est bien forcé d’abord de subir le milieu, de s’abandonner aux courans et aux traditions qui le saisissent dès son entrée dans cette audience. Il ne dégage point en un seul jour sa personnalité et sa volonté propre. Le voilà dévoué à la lutte oratoire ; il s’abandonne à elle, il s’émeut, il s’indigne, donne trop au spectacle, et, comme il est un homme, si pure et élevée que soit sa conception de son rôle, il cède au goût ambiant, il est gagné par la fièvre des grands jours. Enfin, dans cette immense salle, où si souvent les choses ne sont prises et vues que du petit côté, il participe comme il peut, et d’abord à tâtons, à l’œuvre mal réglée de la justice criminelle.

Mais peu à peu il regarde ; il observe ; au contact des misères et des douleurs humaines son point de vue s’élève et s’agrandit. Il sait bien que l’œuvre de justice n’est pas une œuvre de colère et de vengeance, et il cherche ardemment, étant homme de cœur, la ligne exacte qu’il doit suivre, les limites dans lesquelles il doit maintenir son œuvre et sa parole pour faire quelque bien. Et peu à peu ses yeux s’ouvrent sur toutes les lacunes, sur les défauts immenses de ce Code pénal, ce tarif démodé dont les brutalités ou les lacunes le mettent souvent en si fausse position. Son horizon s’élargit, il aperçoit plus de problèmes et les comprend mieux, il cherche et il travaille, et il constate enfin que tout est à créer dans ces régions presque inconnues de la pathologie sociale, sur les graves questions du crime et de la récidive, du classement des délinquans, des systèmes pénitentiaires, et sur ces problèmes de la médecine légale si souvent mal posés, mal compris, résolus au hasard.

Lui n’a point la mission d’opérer les réformes ; mais, dans la pratique et le détail quotidien de la direction des affaires, quels heureux coups de barre il saurait donner maintenant ! Il est entré à la Cour d’assises comme l’on entre dans une lice, pour lutter contre le barreau, et maintenant l’expérience l’a rendu digne d’être dans toute affaire le conseil éclairé du jury… Mais l’année est finie ; il part, il est parti ! Parti aussi le président d’assises, et la juridiction est une sorte de couloir que le magistrat du parquet, connue celui du siège, ne fait que traverser en courant.

Mais pendant qu’il y est, quelle est son attitude ? Il joue un rôle actif, il a la charge de la preuve : comment va-t-il la fournir aux jurés ?


IX

Le public souvent s’imagine que le représentant du ministère public est contraint par la fonction et l’uniforme à accuser quand même. Rien n’est assurément plus contraire à la réalité. Que l’avocat général soit éloquent ou non, cela est secondaire, mais il ne doit jamais oublier qu’il n’est point dans le monde de parole plus libre que la sienne, qu’il doit avant tout s’exprimer en homme sincère et courageux.

Cependant, dans une discussion qui eut lieu au Conseil d’Etat en 1804 sur la nature des fonctions des procureurs généraux, l’Empereur ne voulut point d’abord admettre qu’un simple membre du Parquet, nommé par le Grand Juge, pût conclure autrement que selon les vœux de ce Grand Juge. Vainement Regnault de Saint-Jean-d’Angély expliqua-t-il que le procureur général « doit être le défenseur de la justice et non de l’opinion du ministre. » Napoléon, très renseigné, comme on le sait, sur les traditions monarchiques et désireux d’en renouer le fil, répliqua que « dans les lits de justice où le roi était présent, le procureur général devait conclure conformément aux ordres du roi. » La raison n’était pas bonne, et il se trouvait là, pour rectifier le maître, un certain prince architrésorier de l’empire qui était plus ferré que quiconque sur les lits de justice et les us et coutumes des anciens Parlemens. Ce fut Lebrun, cet ancien secrétaire du chancelier Maupeou, devenu duc de Plaisance, qui renseigna l’Empereur : « Les procureurs généraux, dit-il, concluaient conformément aux ordres du roi lorsqu’il s’agissait de l’enregistrement d’une loi ; dans toutes les affaires particulières, ils concluaient conformément à leur opinion personnelle. » Lebrun avait raison, et depuis son oracle nul n’a songé à contester à un avocat général le droit de conclure à sa guise et, si la preuve du crime n’est pas faite, de solliciter un acquittement.

Mais, quelle que soit la thèse qu’il soutient, la tâche importante, la réelle fonction du ministère public à la Cour d’assises ne se borne pas, à notre avis, au réquisitoire. Suivant les règles même tracées par le législateur, l’avocat général ne doit pas faire consister toute son intervention au débat dans ce discours apprêté qui fait partie du duel oratoire. Il doit, dès le début de l’audience, jouer le rôle actif de demandeur.

Or, nous avons convié le lecteur à suivre près de nous une cause célèbre ; pendant une journée, et deux journées peut-être, il a vu à l’audience tous les rôles et tous les personnages accaparés par le président ; c’est à peine s’il a pu distinguer à côté de la Cour un magistrat muet et immobile : c’était l’avocat général.

Souvent à Londres on voit l’accusation représentée par deux membres du barreau. Le plus important des deux, qui est souvent un Queen’s counsel, c’est-à-dire un avocat parvenu aux dignités de son ordre, « ouvre le cas », il expose l’affaire. Son confrère plus jeune se charge des interrogatoires.

A l’audience de notre Cour d’assises, ne semble-t-il pas que l’accusation est aussi représentée par deux personnages ? L’un d’eux, le président lui-même, « ouvre le cas », il expose l’affaire, ensuite il interroge l’accusé, les témoins, et pendant cette première partie de l’audience, à coup sûr la plus importante, l’avocat général n’intervient guère. Qui dirait, à le voir, qu’il a la charge de la preuve ? Il se tait, il écoute ; il peut intervenir, mais il est de bon goût qu’il n’intervienne pas ; cela est périlleux. Chose singulière, il a précisément l’attitude du juge anglais pendant le débat. Mais à peine le dernier témoin a-t-il été entendu que l’avocat général se dresse, et remplit son office décoratif de second accusateur dans un discours d’apparat.

Telle n’est point la procédure que le Code avait instituée. L’avocat général doit la preuve au jury, c’est lui qui en a la charge. Dès l’ouverture de l’audience, c’est lui qui doit commencer le débat. Il expose le sujet de l’accusation, puis il présente ses témoins, il les questionne, il fait sa preuve comme il peut ; et quand l’enquête est close, l’accusateur, doit avoir rempli une partie importante de sa mission.

En Allemagne, quand le ministère public et le défenseur s’accordent pour demander à interroger eux-mêmes les témoins et experts, le président leur en laisse le soin. Ce système présente de sérieux avantages, puisqu’il laisse le président à son rôle, et puisqu’en même temps il éclaircit et abrège par avance, au grand profit des jurés, les développemens futurs du duel oratoire. Mais ce système, on le sait, n’est pas usité chez nous ; l’accusateur est resté à peu près silencieux pendant l’enquête orale, il se lève maintenant pour prononcer son réquisitoire.

Il va soutenir la thèse qu’il a librement choisie ; mais pour soutenir cette thèse tous les argumens lui seront-ils permis ? Ou sera-t-il, comme l’avocat de l’accusation en Angleterre, enfermé dans de telles limites qu’il ne puisse, par exemple, se livrer à aucune incursion dans le passé de l’accusé ? Qu’il ne puisse même, avant le verdict, faire aucune allusion à une condamnation antérieure que cet accusé aurait subie ?

L’avocat général est chez nous entièrement libre, il peut tout dire, il n’est presque point pour lui de barrière officielle et légale. La loi française donne même à sa parole plus d’immunités et de privilèges que n’en possède la parole du défenseur. Mais, par une réaction naturelle (qui a sa source précisément dans les avantages accordés à l’accusation et dans leurs signes visibles), le jury est en général plus sévère pour la parole du ministère public que pour celle de l’avocat.

Que l’avocat général se garde donc d’user sans modération de ses privilèges ! Pour les réduire à néant le jury possède toujours un moyen souverain, qui est son « droit de réponse » aux réquisitoires qui ne lui plaisent pas : l’acquittement.

L’avocat général qui aurait usé jusqu’au bout des droits qui lui sont conférés obtiendrait donc un résultat certain : celui de rendre plus sympathiques et plus séduisantes les paroles de pitié et de miséricorde que le défenseur va maintenant faire entendre.


X

On sait que Bonaparte aimait peu le barreau. « Les avocats, disait-il, sont sans doute sans importance par rapport au gouvernement, mais ils en ont beaucoup par rapport aux jurés, car ils séduisent, par des discours captieux, ces hommes peu accoutumés à démêler un sophisme. » Il faut, ajoutait-il, que « chaque juge puisse demander la répression de l’avocat qui en impose ou qui s’oublie. »

De tels sentimens inspirèrent un certain article 311 du Code d’instruction criminelle, qui chaque jour encore, au début de l’audience, donne lieu à la Cour d’assises à un manège singulier. Le défenseur se soulève à demi sur son banc, et, inclinant la tête, il reçoit du président, ainsi qu’une bénédiction balbutiée à voix basse et rapide, l’avertissement « de ne rien dire contre sa conscience ou contre le respect dû aux lois, de s’exprimer avec décence et modération. »

C’est un étrange avis, car autant il est nécessaire que le juge ait l’autorité suffisante pour réprimer tout écart de parole, autant il est fâcheux qu’une injonction comme celle de l’article 311 paraisse, dès l’abord, rompre l’égalité entre l’accusation et la défense et traiter celle-ci en suspecte.

D’ailleurs tout avocat habile, loin de se plaindre de ces petits mauvais procédés du Code, sait y trouver un bénéfice sûr. Sous l’injonction du président, il se penche, abattu, et comme une victime condamnée par avance… les jurés le vengeront bien !

Laissons donc cette mise en scène. Il faut que la défense soit libre, voilà le principe qui domine tout. Dans ce domaine de la procédure pénale, nous n’avons pas fait assez de conquêtes, certes, pour ne pas tenir à garder celle-là. La liberté de la défense doit être sauvegardée avec un soin d’autant plus jaloux, que, lorsque l’avocat se levé pour prendre la parole, un immense effort, on le sait déjà, a été fait contre l’accusé, et à cet effort a parfois concouru, avec celui qui accuse, celui-là même qui devra juger.

L’avocat, il est vrai, a pu intervenir, et entrer dans la lutte avant la plaidoirie. Même il a eu grand tort s’il ne l’a point fait, car pour lui, comme pour l’avocat général, le vrai moment du combat est à l’heure des témoignages plutôt qu’à l’heure du discours d’apparat. C’est au moment où la preuve est produite que l’objection doit se dresser.

Lachaud, qui fut un homme de l’esprit le plus fin en même temps qu’un grand orateur, savait cela mieux que personne. Il prenait au débat la part la plus active, questionnant les témoins, luttant avec l’expert, déployant dans cette escrime les ressources de l’esprit le plus ingénieux, et finissant par tout diriger… jusqu’à l’acquittement inclus. Il connaissait mille ruses pour parvenir au moment de l’enquête à conquérir la sympathie des jurés, pour rompre au bon moment leur attention précaire ! Puis, s’était-il mal engagé, comme cela peut arriver au tacticien le plus habile ? un témoin faisait-il à une de ses questions une réponse écrasante ? Lachaud, qu’on regardait, prenait l’air radieux, cet air content et ingénu de l’homme simple et bon qui a obtenu ce qu’il désire… et l’effet était dissipé.

Nous comptons fermement que ces belles manœuvres de notre suranné combat judiciaire feront, quelque jour, place à des recherches moins fantaisistes, à des analyses sincères, mais ce jour-là plus que jamais c’est à l’heure de l’enquête orale que chacun devra faire un effort décisif. Voilà les preuves, c’est-à-dire les témoignages ; s’il y a des doutes scientifiques, voilà l’expert, voilà la pièce à conviction. C’est bien à ce moment, par d’utiles remarques et d’utiles questions que tout peut s’éclaircir. Le ton est naturel et chaque voix est calme ; le président, bien loin d’instruire à charge, s’applique à faire ressortir les argumens sérieux et les objections de chacun, il fait préciser l’expertise. C’est ce colloque utile et grave qui est destiné selon nous à devenir la partie la plus importante du débat judiciaire, à refouler tous ces mots inutiles de la fausse éloquence, du discours apprêté.

En attendant, à l’audience où nous sommes, l’avocat est debout, il a pris la parole.

Tandis qu’il plaide, le juge a le devoir de protéger la liberté de sa parole, et en cette matière il est juste de dire « qu’il faut en quelque sorte excuser jusqu’à l’abus du droit pour ne pas paraître l’opprimer. » Cet orateur est long… Qu’on se garde de l’interrompre ! il n’abrégerait guère et semblerait persécuté ! Faudrait-il cependant rétablir la clepsydre et limiter le temps des plaidoiries ? Je doute que les magistrats de la Grèce et de Rome aient gagné grand’chose à ce procédé, qui devait allumer de terribles querelles entre les juges et le barreau ! Cicéron se plaint amèrement qu’un certain jour, on ne lui ait accordé qu’une demi-heure à peine. Aujourd’hui le président d’assises écoute avec déférence, même si ce n’est pas Cicéron qui plaide ; il supporte les allocutions les plus étendues, les plus chargées peut-être de ces citations inutiles dont Henri Heine, ce railleur sans respect, comparait l’effet dans le discours à celui des « raisins piqués dans le baba. »

Tout est long à la Cour d’assises et tout est surchargé de solennelles redites. Après les longueurs infinies de l’acte d’accusation, de l’interrogatoire, de tant de cérémonies, l’avocat semble encore modéré s’il sait tant soit peu se borner. Le goût du développement oratoire est le produit naturel de la machine judiciaire telle qu’elle est actuellement organisée. Ainsi qu’un moulin produit de la farine, cet organisme produit de la rhétorique, et il faudrait le modifier dans son ensemble pour modifier ce produit. Ainsi notre avocat peut plaider longuement.

Mais a-t-il le droit de tout dire ?

On connaît le texte menaçant de l’article 311, mais un texte au Palais vaut bien peu par lui-même : il s’agit de l’interpréter. Nos voisins d’Angleterre, qui aiment pourtant la liberté, enferment l’avocat dans certaines limites. Leur principe (que nous indiquons seulement) est qu’il n’est point permis à l’orateur de troubler le jury et de chercher à « obtenir un verdict sans le secours de la preuve. » D’où il résulte que l’avocat, celui de la défense comme celui de l’accusation, « doit s’abstenir de rien avancer qui ne soit de nature à être confirmé par une preuve légale. »

Cette règle, on s’en aperçoit, diffère singulièrement des usages établis à notre Cour d’assises ! Qu’un avocat anglais s’avise de dire au jury qu’il est « omnipotent », qu’il est « juge des lois », qu’il lui appartient de « faire grâce », il encourra un sévère rappel à l’ordre. Chez nous la loi elle-même, dans un texte vague et sentimental que nous avons analysé, peut prêter à une équivoque. En recommandant aux jurés de juger uniquement d’après leur impression et leur intime conviction, elle semble permettre à l’avocat de les placer au-dessus de la loi, dans le domaine du caprice.

Puis surtout (c’est là le point central auquel il faut toujours revenir) comment un président qui a semblé pendant un long débat, se constituer auxiliaire du ministère public, aurait-il l’autorité nécessaire pour modérer la plaidoirie, pour la ramener au point du procès, pour user en un mot des pouvoirs étendus que la loi lui confère ? L’avocat peut tout se permettre si, même aux yeux du juge, sa plaidoirie a l’air d’une revanche de l’interrogatoire. L’excès de l’accusation a légitimé d’avance l’excès de la défense.

L’avocat dira donc, sans contrôle effectif, tout ce qu’il croira de nature à séduire le jury, et si, lorsqu’il parvient à la fin de sa péroraison, ses derniers mots sont couverts par un « tonnerre d’applaudissemens », si les jurés, oubliant le procès pour le spectacle, et entraînés par le public, participent eux-mêmes à l’enthousiasme ou au tumulte, gardons-nous d’accuser ces jurés, ou le public, ou l’avocat lui-même. Rapportons ces effets au milieu qui les détermine — c’est le milieu qu’il faut transformer. Mais par quels moyens pratiques ? N’avons-nous pas ici, après cet examen critique des principaux organes de la Cour d’assises, le devoir de conclure ?

Nous approchons en effet de cette dernière partie de notre tâche. Mais il convient, avant de l’aborder, d’examiner notre juridiction dans l’accomplissement d’une fonction très importante, et très différente de celle que nous venons de lui voir remplir. Pour avoir une idée complète de la Cour d’assises de la Seine, il faut la voir statuer sur un délit de presse.


JEAN CRUPPI.

  1. Voyez la Revue des 1er novembre 1895, 1er janvier 1896.