La Coupe en forêt/Chapitre 5

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 387-390).
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V


Le disque clair du soleil qui perçait à travers le brouillard blanc lacté se levait déjà assez haut. L’horizon gris violacé s’élargissait peu à peu, mais néanmoins, bien que beaucoup plus loin, il se limitait par les murs blancs, décevants du brouillard.

Devant nous, au delà de la forêt coupée, s’ouvrait une plaine assez grande. Sur la plaine, de tous côtés, se répandait, par-ci par-là, la fumée des bûchers, tantôt noire, tantôt blanche, lactée, tantôt lilas, et les couches blanches du brouillard se soulevaient en figures étranges. Devant, au loin, des groupes de Tatars à cheval se montraient de temps en temps, et l’on entendait, à de grands intervalles, les coups de feu des carabiniers et des canons.

« Ce n’était pas encore un combat mais un amusement, » comme disait le bon capitaine Khlopov.

Le commandant de la neuvième compagnie de chasseurs, qui formait notre couverture, s’approcha des canons, et en désignant trois Tatars à cheval qui passaient en ce moment à la lisière du bois, à une distance de nous de six cents sagènes, il me demanda, avec cet amour qu’ont en général les officiers d’infanterie pour le feu d’artillerie, la permission de leur envoyer un boulet ou un obus.

— Voyez-vous — fit-il avec son sourire bon et persuasif, en tendant sa main au-dessus de mon épaule — voyez-vous où sont ces deux grands arbres, il y en a un devant, sur un cheval blanc, et en tcherkeska noire, et derrière lui il y en a deux autres. Ne peut-on les… s’il vous plaît ?

— En voilà encore trois qui passent à la lisière, — ajouta Antonov qui avait d’excellents yeux, en s’approchant de nous et en cachant derrière son dos la pipe qu’il fumait en ce moment. — Et celui qui est devant a sorti son fusil de l’étui, on le voit très bien, Votre Seigneurie…

— Tiens, il a tiré, mes frères ! voilà la fumée qui blanchit — dit Velentchouk qui se trouvait dans un groupe de soldats un peu derrière nous.

— Le vaurien vise probablement dans notre ligne — remarqua un autre.

— Regardez combien sont sortis du bois ; ils examinent sans doute le terrain, ils veulent choisir cet endroit, ils veulent mettre ici le canon — ajouta un troisième. — Si on envoyait un obus dans le tas, voilà, ils barboteraient…

— Et comment penses-tu, mon cher homme, les obus arriveraient jusque-là ? — demanda Tchikine.

— Il n’y a pas plus de cinq cents à cinq cent vingt sagènes — dit avec calme et comme se parlant à lui-même Maximov, bien qu’on vît que lui comme les autres, avait une forte envie de tirer. — Si on tire le canon quarante-cinq, alors on peut tomber juste au milieu.

— Savez-vous ? Si maintenant vous visez dans ce tas, vous toucherez assurément quelqu’un. Voilà, maintenant qu’ils se sont groupés, je vous prie au plus vite de tirer — continuait à m’exhorter le chef de la compagnie.

— Ordonnez-vous de pointer la pièce ? — me demanda tout à coup Antonov, d’une voix basse, entrecoupée, avec un air de sombre colère.

J’avoue que moi-même, je le désirais beaucoup ; je donnai l’ordre de pointer le deuxième canon. À peine avais-je parlé que déjà là fusée de l’obus était placée, l’obus introduit, et Antonov serré contre l’affût, apposant à la culasse ses deux gros doigts, commandait déjà le canon à droite et à gauche.

— Un peu à gauche !… Légèrement à droite… Encore, encore un peu… Comme ça… C’est bien — fit-il fièrement en s’éloignant du canon.

L’officier d’infanterie, moi, Maximov, apposâmes un regard sur la mire, et chacun donna un avis différent.

— Je jure que le coup portera trop loin — remarqua Velentchouck en claquant de la langue, bien qu’il n’avait vu que par-dessus l’épaule d’Antonov, et par conséquent n’eût aucun motif de supposer cela. — Je jure, par Dieu, qu’il portera trop loin et tombera juste dans cet arbre, mes frères.

— Feu ! — commandai-je.

Les servants s’écartèrent. Antonov s’éloigna en côté pour voir le vol de l’obus. Le tuyau s’enflamma, le bronze résonna. Au même moment nous fûmes enveloppés de la fumée de la poudre et dans le terrible grondement du coup se distinguait un son métallique, qui, suivant l’obus, s’éloignait avec la rapidité de la foudre et s’élargissait au loin, parmi le silence général.

Un peu derrière le groupe, sur les chevaux se montrait la fumée blanche. Les Tatars se dispersèrent de divers côtés, et le bruit de l’éclat parvint jusqu’à nous.

— Voilà, c’est bon ! Oh ! oh ! comme ils ont sauté ! Ah ! ces diables n’aiment pas cela ! Encouragements et moqueries circulaient dans les rangs des soldats d’artillerie et d’infanterie.

— Si l’on avait lancé un peu plus bas, il serait tombé dans le centre même — remarqua Velentchouk. — J’ai dit qu’il tomberait sur l’arbre même, ça y est. Il a pris à droite.